Au debut de
l'année 1886550
paraît à Madrid un livre de petit format551
ayant pour titre El Patio Andaluz et pour sous-titre
Cuadros de costumbres552.
Son auteur, Salvador Rueda, qui a vingt-neuf ans, a acquis une
notoriété certaine dans le monde des Lettres de la
capitale pour ses recueils de poèmes. En effet, en 1883, il
a publié respectivement à Madrid Noventa
Estrofas dont le préfacier n'est autre que Don Gaspar
Núñez de Arce, l'une des gloires de la poésie
espagnole de
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cette époque, et Cuadros de Andalucía, puis
en 1885 il a fait paraître Poema Nacional. Costumbres
populares. Né à Benaque, petit village de la
province de Málaga, le 2 dècembre 1857553,
dans un milieu de très modestes paysans, Salvador Rueda est
vite entré dans la vie active; tour à tour il a
été enfant de choeur, ouvrier menuisier,
garçon boulanger et cultivateur554.
A l'en croire, ces longues années de jeunesse qu'il passa au
contact de la nature -andalouse de surcroît- furent
décisives quant à son inspiration créatrice,
quant au développement de sa sensibilité:
«Elevé aux mamelles des champs, des mers et des
montagnes, et le front, plein de silentes profonds et germinateurs,
penché sur le savoir naturel pendant les dix-huit
premières années de ma vie, j'ai sculpté et
cliché en mes entrailles spirituelles, grosses de secrets,
tout le vaste trésor d'archétypes de la Grande
Créatrice», confesse-t-il en 1913 dans la Nota del
autor qui sert de prologue à Cantando por ambos
mundos555.
Toutefois, eu
égard à cette déclaration ainsi qu'à
une carente certaine à hauteur de son instruction initiale,
il ne faudrait point accréditer la thèse d'un
créateur ex
nihilo ainsi qu'il ressort des écrits de son
biographe ou de quelque historien de la
littérature556.
En effet, le jeune Rueda bénéficia des leçons
d'un curé, nommé Robles, «qui venait, dit-il,
de Benajerafe me donner des leçons dans mon village
entouré de hautes montagnes»557.
Ainsi, il reçut un enseignement portant sur la langue et la
civilisation latines ainsi que sur les grands
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poètes espagnols des XVI ème et XVII ème
siècles. Lorsqu'en compagnie de ses parents il s'installe
à Málaga aux alentours de 1870558,
il continue à exercer divers métiers tels que celui
de gantier ou celui de manoeuvre sur les quais du port de cette
ville559
jusqu'au moment ou remarqué par le rédacteur en chef
du Mediodía de Málaga pour les compositions
poétiques qu'il y publie sous un pseudonyme, il se voit
offrir l'accès à la rédaction de ce journal.
Dès lors il va collaborer à divers
périodiques, tels que l'hebdomadaire Málaga,
la revue Andalucía ou encore le quotidien El
Correo de Andalucía et nombre des poèmes qu'il
insère -de façon éparse- dans cette presse
seront regroupés dans son premier livre, Renglones
Cortos, qui paraît à Málaga en
1880560.
La réputation qu'il s'est taillée au sein des
sphères intellectuelles malaguènes s'étend
au-delà à tel point qu'un des poètes les plus
prestigieux de l'Espagne d'alors, Gaspar Núñez de
Arce, le fait engager comme journaliste à La Gaceta de
Madrid où, d'ailleurs, il ne restera que peu de temps.
A Madrid, il deviendra très rapidement rédacteur en
chef d'un quotidien de grande diffusion, El
Globo561,
tout en poursuivant une carrière dans l'administration qu'il
avait commencée en 1882 et c'est ainsi qu'en 1886 il occupe
un emploi temporaire de commis aux écritures prés le
Départemment de statistiques du Ministère de
l'Expansion562
lorsqu'il publie El Patio Andaluz qu'il dédie
à ses «compagnons» de la rédaction de
El Globo. Poète très largement autodidacte
qui a engrangé en peu de temps une vaste
culture563,
Salvador Rueda annonce déjà, en 1886, face à
la poésie officielle, consacrée, rhétorique,
académique, pédante parfois, des deux grands
poétes despotes et politiciens que sont Ramón de
Campoamor564
et Gaspar Núñez de Arce565,
una réaction au monde des plus personnelles, une
sensibilité nouvelle. Il faut dire cependant que,
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––––––––
quoique isolé en tant que créateur, il peut
apparaître comme un élément constitutif d'un
vaste mouvement poétique qui est à l'origine d'un
renouveau remarquable promu en partie par la lecture des textes de
Heine, et auquel participent notamment Augusto Ferrán avec
La Soledad (1861), Gustavo Adolfo Bécquer et ses
Rimas (1862), Joaquín Bartrina et Algo
(1874), Eusebio Blanco et ses Soledades (1877), Manuel
Reina et Cromos y Acuarelas ( 1878) et enfin
Rosalía de Castro avec En las orillas del Sar
(1884). Tous ces poètes ont remporté un tel
succès que leurs oeuvres ont connu plusieurs
rééditions et il n'est pas interdit de penser
qu'elles ne sont pas passées inaperçues aux yeux de
Salvador Rueda.
El Patio
Andaluz regroupe quatorze tableautins dont le titre de la
plupart -à lui seul programmatique- inscrit d'emblée
le thème évoqué dans une tradition
littéraire, celle de la littérature dite
costumbrista, parmi les réprésentants de
laquelle il faut citer en tout premier lieu le malaguène -un
autre!- Serafín Estébanez
Calderón566
qui connaît la célébrité avec ses
Escenas Andaluzas qu'il publie en 1847 et la
madrilène Ramón de Mesonero Romanos567
très connu pour Las Escenas Matritenses qui
apparaissent entre 1843 et 1862. L'oeuvre de Salvador Rueda, par la
peinture qu'elle offre de certaines facettes de l'Andalousie, va se
situer dans semblable courant et ne va qu'amplifier une
thématique qu'il avait déjà bien
ébauchée avec ses publications
précédentes. Il y a donc chez ce dernier une
volonté d'ancrage dans un monde qui lui est très
familier et dont il semble se promettre d'en faire, avec chacun de
ses livres, un inventaire. A la différence des
précédents, ce livre est écrit en prose que
nous n'aurons aucune peine, cependant, à qualifier de
poétique.
L'Andaluosie
qu'appréhende Salvador Rueda et qu'il fait entrer dans la
littérature, est -on pourrait s'en douter- toute d'essence
rurale, villageoise même; c'est, par conséquence, une
Andalousie traditionnelle, archaïque en un certain sens,
populaire, une Andalousie qu'il prise plus que tout et qui pour lui
reflète, sans conteste, l'âme du peuple auquel il
appartient.
Il ressort tout
d'abord que la vie de ce peuple s'organise selon un rituel
imposé par le groupe. Ce dernier, qui est toujours
désigné sous
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les vocables de coro -choeur- ou círculo
-cercle-, prime sur l'individu dans toutes les phases marquantes de
l'existence humaine: la naissance, les amours, la mort. Le
baptême du nouveau rejeton de la féconde Micaela, dont
les couches présentes ont été moins
laborieuses qu'à l'ordinaire, pour suivre une ancienne
coutume, devra faire grand bruit. Il n'y aura pas à dix
lieues à la ronde une personne qui ne manque d'assiter
à la fête à laquelle chaque jeune beauté
se rendra en galante compagnie pour y baller; y participeront
également tous ceux qui désireront s'humecter le
gosier d'une gorgée d'eau de vie ou chatouiller leur palais
avec un tendre et délicat
mostachón568.
Autant la présence de la communauté est requise pour
célébrer -au moyen de pratiques archétypales-
la venue du nouvel être, pour l'acceuillir en son sein et
ainsi assurer sa prope continuité, autant elle est
nécessaire pour accompagner, entourer le
trépassé lors des derniers moments de sa
présence dans le monde des vivants, manifestant ainsi sa
présence enveloppante tout au long du transit sur terre de
chacun de ses membres: «Tous viennent le voir, tous viennent
lui parler, comme si le malheureux devait les entendre... Quelle
tristesse se manifeste sur le visage de ceux qui arrivent pour
assister à la veillée funébre! Aprés
avoir présenté leurs condoléances à la
famille du défunt, ils sortent de la chambre mortuaire et
vont s'assoeoir en formant un cercle dans la vaste cuisine, la
fameuse cuisine rustique avec sa kyrielle de chaudrons sur la
cheminée, sa batterie d'assiettes bigarrées, ses nids
d'hirondelles et sa ronde de chaises autour de la
pièce»569.
Quant aux relations amoureuses, elles se doivent d'observer un code
émanant également du groupe: la flamme que
désire déclarer -à la faveur de la nuit- le
soupirant éperdu à sa belle sera exprimée au
moyen de la copla570,
une composition poétique chantée de quatre vers, qui
sans le choeur des musiciens perdrait de beaucoup
d'expressivité. Aussi le rituel de la déclaration
d'amour a-t-il pour point de départ la taverne du village
«au sol de terre battue, aux murs décrépis et
au plafond noirci par la fumée»571,
où «pendant que l'on accorde les instruments de
musique, un personnage, placé au milieu du
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cercle formé par les jeunes gens qui sont assis en rond
près de la cheminée, remplit sans arrêt
d'eau-de-vie un verre qu'il tient à la main et qu'il fait
passer dans celles de ses compagnons»572.
A partir de ce lieu stratégique (!) la parranda,
dont les objectifs auront été minutieusement choisis
au préalable, pourra pleinement réaliser sa mission.
Composée de «quinze jeunes gens» parmi lesquels
se trouvent un guitariste, un mandoliniste, un cymbalier et un
chanteur573,
la voici en position devant la symbolique reja, cette
grille de fenêtre derriére laquelle «une jeune
fille repose sur un lit de félicité en attendant que
la douce vo ix de l'homme qu'elle aime vienne lui chanter sa flamme
et lui rendre hommage»574
et «où la lune vient déverser son onde
d'argent»575.
C'est alors que le chanteur -qui est l'amoureux- entonne une
copla dans laquelle il indique que «si celle qui
l'écoute en ce moment ne l'aime pas, il va éprouver
une si profonde tristesse que seule la mort pourra l'effacer avec
ses baisers»576;
cette grande détresse que le verbe à lui seul ne
suffit pas à révéler, a recours aux cordes de
la mandolines pour «dire quelle sorte de peine est celle qui
les fait éclater en de si profonds soupirs et en des
sanglots si passionnés»577.
Tant que cet amour, momentanément non payé de retour,
est exclusif, tout est pour le mieux dans ce monde des absolus;
toutefois il arrive qu'une belle reçoive
simultanément les aveux d'amour de deux prétendants
appartenant à la même parranda.
Aussitôt les rivaux s'affrontent au couteau, chacun
étant animé par le désir
véhément de supprimer l'autre et done de pouvoir seul
prétendre aux faveurs de la belle: «Les lames d'acier
bruni des couteaux s'agitant d ans leurs mains brillent comme deux
éclairs; les voici, tout d'un coup, qui se dissimulent, puis
qui réapparaissent en faisant jaillir des étincelles;
les voilà qui se touchent tout en se donnant un rude baiser
qui fait fuser des bluettes des aciers; enfin, caressées
entiérement par la lumière, elles resplendissent
comme deux rayons»578.
Fort heureusement, il n'y aura
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pas de mort -cette fois-ci- car le groupe, soucieux de sauvegarder
son entité, réussira au prix de grands efforts
à maîtriser les deux adversaires.
Ce groupe
maintient, consolide et redynamise son unité lors de moments
de l'année qui revêtent un caractère
sacré. Ainsi la nuit de Noël, la Noche-Buena,
est par excellence l'événement qui réalise la
soudure de la communanté le plus largement possible:
«Séville et Malaga et Cordoue, comme le reste de
l'Andalousie, et comme le reste de l'Espagne,
pénètrent dans la Noche-Buena avec leur tintamarre de
mortiers, le fracas cadencé de leurs zambombas et
le bruit de leurs cent mille tambourins dont le vacarme, uni
à celui des villanelles joyeuses, à celui des
chansons populaires et au concert des mandolines, forme cet
étrange ensemble, vague et poétique, qui à la
veille de Noël caractérise la belle nation
espagnole»579...
«Dans toutes les églises, commes dans la
cathédrale, les gens se fondent et se coudoient en un
fourmillement incessant, car cette nuit l'on voit confondus la
plèbe et l'aristocratie, la dame et la fille du peuple
pleine de grâce, le jeune homme au chapeau sur le sourcil et
le petit maître, sanglé dans son costume, qui porte
des bésicles superflues»580.
Le temps sacré ponctue ainsi chaque année qui
s'écoule; il entraîne inéluctablement un regain
de Vie. Il est á souligner à ce propos que le groupe
inscrit chacun des actes relevant d'une période
sacrée du calendrier dans un sempiternel duel Vie/Mort
renvoyant à une symbologie qui, à chaque fois, peut
être appréhendée à plusieurs
degrés. L'abattage du cochon qui se situe à
l'approche de l'hiver donne lieu à tout un
cérémonial -quasiment nocturne- qui s'achève
aux feux de l'aurore, auquel participe toute une famille. Les
enfants se voient confier par leur père la tâche
d'aller appeler amis et parents pour l'assister dans toutes les
phases de l'acte qui s'achèvera par la mort de l'animal. Et
ces derniers, en raison du concours qu'ils ont prêté,
se verront conviés à s'asseoir autour de la table
familiale pour «savourer le célèbre
déjeuner dit de la asadura»581.
Au cours de ce cérémonial chacun tient un rôle
d'acteur, voire de spectateur, et la bonne humeur, en pareille
occasion, est de mise: «Le découpeur a enfin
terminé sa tâche et le choeur des gens qui regardent a
suivi des yeux les opérations dans leurs moindres
détails, non sans manquer de saupoudrer, tout au
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long de celles-ci, la conversation de jeux de mots opportuns,
d'heureux traits d'esprit et de grimaces pleines de grâce et
d'espiègleries»582.
La Vie se doit de triompher et surtout lors de passages de cycle
à cycle: ainsi durant la nuit de Noël qui marque la fin
d'une boucle et ouvre une boucle prochaine, il s'impose de faire
grande et bonne chère583,
la perpétuation de la Vie -à tous les niveaux qu'on
l'envisage- paraissant par là-même garantie. Il se
produit manifestement en la circonstance ce qu'il convient
d'appeler une modalité orgiastique, quelque peu
atténuée il est vrai: lorsque la famille qui vit dans
un logis bien pauvre584,
termine les préparatifs du repas de réveillon,
«apparaît sur le seuil de la porte le reste de
celle-ci, composé d'oncles et de tantes, de neveux et de
nièces, de frères et de soeurs, de beaux
frères et de belles soeurs, et de tous les autres
descendants de l'aîeul, celui-ci avec une assiette de
confiture, celui-là avec une corbeille de fruits, tel autre
avec une énorme louche qui menace de priver de manger toute
l'assemblée, tel autre enfin porte sur l'épaule une
outre à vin boursouflée qu'il tend au
grand-père après avoir salué tout le monde. Ce
dernier, à son tour, la fait passer à la mère
de ses petits-enfants, la mère de ceux-ci à son
époux, celui-ci à sa bolle-soeur et cette
dernière enfin la penche au dessus d'un énorme verre
qu'une fois à demi-plein elle remet aux autres descendants,
non sans manquer de limiter les gorgées ni non plus
d'arracher le verre des mains de celui qui reste trop de temps la
tête en arrière»585.
Cette
société dont nous avons pu saisir quelques aspects
«structuraux» est intégrée par toute une
série de personnages issus, comme il faut s'y attendre, des
couches populaires et hautement représentatives d'une
Andalousie qui perdure à travers les âges. Ce sont
notamment «le célèbre vendeur de fleurs qui
vante publiquement sa marchandise au moyen d'un chant
mélodieux; la joyeuse cigarière plus
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––––––––
habile à palabrer que dans l'art de rouler des cigares; le
maquignon à la face parcheminée, aux favoris en fer
de hache et au plastron de chemise brodé»586,
le père Serapio, propiétaire d'un oliverie, couvert
«du cou aux genoux» d'un «tablier de cuir
lustré attaché à la taille par deux rubans,
au-dessus duquel apparaissent deux noires jambes de pantalon de
peau corroyée qui tombent sur de solides chaussures aux
semelles cloutées et aux talons très
bas»587,
Bastian, le gitan «au pantalon à pattes
d'éléphant», à la «veste garnie de
franges», portant une «ceinture de
tissu»588,
dans la forge duquel le fer qui sort des flammes en rougeoyant se
voit très vite marteler «l'échine» pour
donner naissance à la «silhouette haute sur pattes de
l'hoyau qui enfoncé en terre appellera les germes à
la vie»589.
Ce sont également des personnages, très mobiles de
par leurs activités, qui contribuent, en raison de cenes-ci,
à resserrer les liens de la communanté des villages
andalous: le montreur de marionnettes qui est évoqué
comme «un individu moitié sorcière,
moitié démon» qui surtout par ses tours
d'escamotage stupéfie les villageois pour qui son
habilité et sa dextérité ne sont qu'
«enchantement ou magie»590
et le racommodeur de faïence qui «est en
perpétuel voyage», tel «un nouveau Juif errant
condamné à recoller et assembler de la vaisselle en
terre»591.
En effet l'un et l'autre pour peu qu'on y
réfléchisse, concourent à soutenir une
conscience collective qui s'alimente et d'imaginaire et de
quotidien. Enfin, pour conclure cette typologie andalouse, il est
nécessaire de mentionner la gent féminine parmi
laquelle nous distinguerons cette Rosario qui «entre les
jeunes filles du village se signale par la grâce de son
minois et sa brune carnation veloutée, charmes qui
rehaussent sa superbe touffe de cheveux, relevée et
regroupée derrière sa tête en un joli chignon
finement natté, sous lequel pointent deux petites oreilles
perçées par deux boucles d'argent qui, lorsque marche
la jeune fille, frissonnent en lançant des particules de
reflets»592.
Il va sans dire que pittoresque et observati on
pénétrante agissent en commun
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––––––––
pour renvoyer de ce peuple un côté très
attachant, mais n'est-ce pas cela que souhaitait Rueda?
Le tableau de
l'Andalousie ne serait pas achevé si l'on ne faisait pas
mention de l'un de ses aspects les plus expressifs qui participe du
domaine artistique: nous nous référons à la
musique. Exécutée par un certain nombre d'instruments
que l'on a déjá mentionnés, elle est, à
n'en pas douter, une des composantes essentielles du génie
andalou. Lors d'un baptême elle va faire danser les convives:
«On accorda immédiatement les instruments et
dès que le joueur eut opéré un pincé
sur la guitare, résonnèrent simutanément les
cymbales, les violons et les guitares, cependant que tout de suite
se fit remarquer le claquement des castagnettes dont jouait une
jolie jeune fille qu'attendait son cavalier pour ouvrir le bal...
Le couple fut enfin au milieu des invités et les coups
cadencés des cymbales donnérent le signal du
fandango»593
-«le fandango classique de mon pays, souligne le narrateur
dans un élan nationaliste et très certainement
même régionaliste, qui vaut plus, ajoute-t-il, que
toutes les autres farandoles et les rigodons importés de
l'étranger»594.
La musique accompagne également le chant et quoi de plus
naturel que d'évoquer le tablao flamenco
constitué de sept personnes: «Ouvre la marche une
rombière grimée de blanc de céruse, laquelle
mixture enterre une bonne partie de son grand âge. Il lui
incombe la partie des tangos... La seconde personne que l'on
prendrait pour une enfant est une femme par son âge; elle
chante les malagueñas et parmi celles qui composent
son répertoire il en est une qu'elle interprète avec
un tel rayonnement de fraîcheur qu'il semble que sa voix
n'est qu'un fil de cristal». Viennent ensuite «un jeune
homme qui chante les seguidillas gitanes», puis la
«déesse flamenca» enveloppée en un
châle de Manille, «qui doit être malaguène
ou sévillane car toute sa personne déborde de
grâce»; elle est suivie par deux joueurs de guitare
précédant, enfin, «le roi des chanteurs
d'Espagne qui dévoile au public sa stature trapue, son teint
hâlé, ses boucles de cheveux sur les oreilles et son
plastron brodé»595.
On ne pourrait point clore -même brièvement- ce
domaine sans faire allusion aux chansons populaires qui se
révèlent être de véritables
créations poétiques. Un seul exemple permettra de les
apprécier:
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––––––––
Concha, tout en brodant derrière la cancela, du patio, chantonne
interminablement cette copla:
Résolument
partisan d'alimenter ses textes de matériaux ressortissant
au folklore encore bien vivace dans une Andalousie essentiellement
rurale et qui a dû forger la culture de sa prime jeunesse,
Salvador Rueda dispose donc d'une source d'inspiration vaste qu'il
choisit pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il veut faire
oeuvre de rappporteur fidèle de ce qu'il transmet à
son lecteur, et qu'il veut faire partager à ce dernier son
expérience de témoin occulaire: «c'est bien
certain qu'aujourd'hui, dit-il, je ris aux anges de plaisir
puisqu'il s'agit de rien moins que de dépeindre une
fête gitane. Et je vous assure que cette fête nous
n'allons pas la tirer de notre tête, mais que, bien au
contraire, nous l'avons vue de nos yeux plus d'une fois se
détacher du fond ténébreux de la forge. Et
c'est seulement parce que nous avons cru bien observer ses
détails et apprécier son ensemble que nous devons en
rendre compte. En effet ce qui est bien perçu et ce qui est
bien su est ce qui est le plus en mesure de pouvoir être
exprimé»597.
Il est chez lui, par conséquent, une volonté
d'authentification de l'acte par l'écriture, une
volonté de vérisme qui est déjà
très certainement inscrite dans une recherche de l'essence
de l'Andalousie. Une seconde raison qui vient en quelque sorte en
complémentarité de la première réside
dans le fait que l'écrivain prône, d'une certaine
manière, le particularisme de son pays; souvenons-nous de ce
qu'il déclare à propos du fandango598.
Aussi peut-on légitimement s'interroger à ce propos
s'il n'y a pas là quelque rémanence romantique qui
n'aurait rien de surprenant dans ce dernier quart du XIXº
siècle en Espagne.
Evoquer cependant
Salvador Rueda dans cette seule optique serait occulter un aspect
non moindre de son oeuvre qui le fait précisément se
démarquer du courant costumbrista rappelé
précédemment. En effet par une approche du monde que
sous-tend vine sensibilité
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––––––––
fortement développée, l'auteur réussit
à donner une impulsion nouvelle au tableau de moeurs et par
certains côtés atteint á l'originalité.
L'univers de Rueda
se caractérise par une animation totale: tout y est
doté de vie, à commencer, bien évidemment, par
ce qui généralement est classé parmi ce que
l'on désigne comme inanimé. L'inanimé prend
vie, se dynamise et bien souvent s'anthropomorphise; en outre, il
n'est sujet à aucune exclusive de la part de
l'écrivain. Aussi le lecteur est-il confronté
à un surcroît de vie, nettement empreint d'optimisme.
Lors de la veillée de réveillon la charmante jeune
fille qui a pêtri la pâte «laisse tomber dans
l'huile de tendres cerceaux en forme de beignets, qui poussent un
cri aigu en touchant le liquide, et gagnent à la nage les
bords du (récipient) où endurant sur ceux-ci le
chatouillement écumeux de l'huile, ils vont prendre la
cóuleur de l'or»599
et bientôt «le vin rit à gorge
déployée en culbutant dans les coupes
resplendissantes»600
tandis que dehors «les saules qui tombent de sommeil
dodelinent de la tête»601.
Par un petit matin de novembre, «entre les feuilles
jaunâtres de la treille, commence à se dandiner la
lumière qui trébuche sur la
rosée»602;
lorsqu'il fait nuit naire, «au loin on entend le ruisseau qui
rit aux éclats en coupant à travers le sable, tel une
tresse de cristal. L'air siffle dans les grilles des
fenêtres, prenant part à l'orgie de parfums
qu'à minuit célèbrent les
fleurs»603.
Ces quelques exemples suffisent largement à montrer combien
l'imaginaire de Rueda repose en partie sur la sensorialité
qui renvoie de l'univers une vaste série de
référents humains, tous empruntés à un
registre sensible, assurément. L'exaltation de chaque
élément cosmique, si minime, si humble soit-il, est
une constante de l'oeuvre; à travers le prisme de l'auteur
son environnement immédiat acquiert un véritable
statut poétique. Au moyen de la comparaison, de la
métaphore, de la synesthésie, le monde dont on a
souligné le grand souffle de vie qui l'animait, se
métamorphose, et gagne en beautés, en richesses.
Métaux précieux, pierres précieuses
foisonnent; l'or domine très nettement: «la
lumière qui se balance sur le tissu» que l'on a
tendu
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––––––––
au-dessus du patio, «pave le sol de paillettes
d'or»604;
le canari «secoue ses ailes d'or
pâle»605.
L'argent, quoique moins mentionné, abonde puisque chaque
nuit la lune «déverse son onde
d'argent»606
sur les grilles de fenêtres. Quant aux gouttes de sang du
porc que l'on vient d'abattre, qui rompent le silence en tombant
dans une assiette, les voici transformées en
«brillants grains de collier en corail»607.
Les matériaux purs, tel que le cristal, entrent dans la
composition de cet univers: la seguidilla que lance Concha la gitane à
l'adresse de Camilo pour lui prouver son amour semble être
proférée par «un tube de
cristal»608.
Le monde se stylise; la forme que prennent les êtres et les
objets ressortit à la simplicité pour conjuguer
pureté et efficacité graphiques et
géométriques: le platane du patio «s'ouvre en
arcs opulents»609;
les pois sons de couleurs «qui nagent dans la vasque de la
fontaine» apparaissent «comme de légères
gondoles de feu»610
et l'eau de cette dernière «dégringole de ses
bords en joyeux rosaires de gouttes»611.
Ainsi som mes-nous en présence d'un monde à
l'élaboration duquel concourent esthésie et
esthétique, un monde qui, pour une large part, se place sous
le signe de la lumière, dont on ne saurait détacher
à la fois la vie et la joie; et l'on peut avancer, sans
vouloir systématiser excessivement, que El Patio
Andaluz repose amplemeut, mais non totalement, sur ce tripode:
il est significatif à ce propos qu'un seul de ses tableaux
évoque la mort -en tant que phénomène naturel
et done irrémédiable- et qu'hormis la demeure du
défunt la totalité de l'univers lorsque le jour se
lève est à l'unisson de ce que nous avons
énoncé: «Tout est en joie avec la
lumière nouvelle en dehors de la demeure [du mort] et tout
s'agite sous l'impulsion de la vie»612.
De fait chaque récit s'organise, presque toujours, autour
d'un axe lumieux -soleil, lune, lampe à huile, chandelle,
etc...- qui éclaire le monde et en révèle
toute la beauté et toute la vie. Elément
structurant
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––––––––
du récit, actant, la lumière, qui l'emporte sur
l'ombre en maintes occasions, nous renverra à ce que nous
avancions à propos du com portement du groupe.
Ainsi que nous
l'indiquions antérieurement, El Patio Andaluz a
pour sous-titre Tableau de moeurs; or Rueda, dès la
première ligne de son recueil précise qu'il est chez
lui une intention de peindre -au sens propre du terme chaque
scène613.
Le vocable tableau prend dès lors sa signification
première, intimement liée à la notion de
composition picturale qui nécessairement s'opèrera de
concert avec la lumière. La surface du tableau s'organisera
en un premier temps au moyen de linéaments fortement
structurés qui ne laisseront rien au hasard, puis recevra
ensuite la couleur -par le truchement de la lumière- qui
rehaussera la plastique du sujet choisi: «Nous allons, avec
la permission du lecteur, étendre la toile sur le chevalet,
où apparaîtront petit à petit des traits
informes de charbon et des profils d'objets et de personnages;
ensuite les lignes acquerront de la vigueur, les détails
iront se multipliant et une fois terminé le dessin, sur la
toile tombera la couleur qui se répandra dans toutes les
directions, accusant ici un relief, là un énergique
contour, p lus loin un habit éclatant... et la
lumière, enfin, viendra tomber sur la toile faisant
ressortir tous ses défauts puisque tout n'est pas que
beauté»614.
Ce désir qui habite l'artiste de révéler en
toute lumière les formes des êtres et des choses va
l'amener à réaliser toute une étude sur
celle-ci et son impact sur le monde. Le crépuscule, moment
propice ô combien, est évoqué ainsi:
«Quelques bandes de feu s'étendent tout au long du
couchant, et la couleur bleue du ciel se transforme en violet, en
rouge ou e n indigo, selon que la lumière avec plus ou moins
d'intensité décompose ses rayons dans
l'air»615.
En empruntant tant ses couleurs au spectre lumineux le coloriste
indique à quel point sa sensibilité est
impressionnée par toute radiation et le poète
ressentira un tel ravissement devant ce dernier qu'il ira
jusqu'à en décrire son infime partie que seul peut
percevoir son oeil (!): sous la bâche du patio «un rayon de soleil, teint en
bleu, agite ses millions d'atomes lumineux en une sarabande
enragée, et tandis que l'un deux, la mine fière et
plein d'allant, entre dans l'échelle de la lumière,
un autre s'eteint sur le
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bord; celui-là tourbillonne, celui-là plus loin monte
lentement et posément et cet autre encore joue des coudes...
et tous se soulèvent au moindre souffle d'air qui ne pouvait
résister à la tentation de scandaliser les
molécules»616.
Cette lumière toutefois, quoique très présente
sous différents aspects, peut en un tout premier temps voir
son intensité diminuer à la suite du positionnement
d'un obstacle qui entrave l'efficacité de son rayonnement
-la bâche du patio, par exemple- et alors l'ombre va venir
jouer avec une luminosité réduite et créer un
clair-obscur qui effacera les formes tranchées des objets et
fera basculer tout un espace dans l'incertain dont l'attrait ne
sera pas dérisoire pour autant: «... le tableau perd
en lumière ce qu'il gagne en flou et en fraîcheur; les
tons ardents s'eteignent; les contours des êtres sombrent
dans la fantaisie; il se forme une sorte de crépuscule
autour des plantes»617.
Avec l'apparition de l'ombre un nouveau monde -poétique-
surgit, nourri de fantasque et de mystérieux et quand la
lumière agonise «en ayant de brusques battement
d'ailes, tels ceux de l'oiseau prisonnier dans les mains d'un
enfant»618
et plonge l'environnement dans l'obscurité totale, la mort
du monde ne survient pas. Une vie -bien que très peu
évoquée dans le livre- se manifeste à travers
certains êtres nocturnes qui entretiennent des rapports avec
la mort, avec l'au-delà, des êtres qui
inquiètent assurément mais qui, de par leur
présence dans le texte, exercent un pouvoir d'attraction sur
le narrateur: «... dans le foyer, où ne règne
plus que l'ombre, le chat montre sur la cendre ses ronds yeux
d'émeraude, lumineux et fantastiques... et la chouette
chuinte au-dessus des tombes»619.
Dans le noir le plus total il est une lumière dont la source
est à rechercher à l'intérieur de cet
être de la nuit, de cet être qui se fond dans la nuit;
pour paradoxal que ce soit, l'obscurité recèle et
produit sa prope source lumineuse. N'est-ce pas là le
constat de l'un des aspects du mystère qui est
afférent à cette face sombre du monde et qui demande
à être décrypté? Il est certain que pour
Rueda tout n'est pas donné et que le mystère du monde
est à rechercher dans ses facettes qui ne sont pas
exposées à la lumière et qui semblent
préserver jalousement leur secret: «Cette feuille sur
laquelle glisse une goutte d'eau, montre nettes et vigoureuses ses
infinies vertèbres et ramifications qui, partant de
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son centre, s'enlacent, se déroutent et s'égarent sur
ses bords; sur son revers l'on ne perçoit aucune
ramification car il est recouvert d'un léger velours qui
voile le secret d'une si mystérieuse
anatomie»620.
Selon que la lumière ou l'ombre agissent -plus ou moins- sur
la toile, le monde, à travers une gamme chromatique
étendue et significative renvoie ses diverses
réalités -révélées ou
secrétes- et il est bien evident que les rapports que lui
fait entretenir l'auteur avec la peinture sont à l'origine
d'une lecture symbolique de lui-même. S'il est peinture, le
monde est également musique; il génère sa
propre musique, de nature symphonique, eu égard à la
récurrence qui est immanente à toute sourde
génératrice de musique. Ainsi cette dernière
émane-t-elle de «cet énorme verrou
rouillé qui exécute une symphonie de grincements
chaque fois qu'il se ferme»621
ou encore du silence qui aprés avoir été
interrompu «fait entendre de nouveau sa grandiose symphonie
de rumeurs monotones et presque imperceptibles... qui imitent le
galop éloigné des chevaux ou qui produisent une
sourde vibration dont les ondulations semblent entraîner un
tambourinement fatigué de gouttes d'eau, un
mystérieux bruit de pendules et des palpitations
prolongées d'une mer en flux et en
reflux»622.
Une réalité musicale apparait qui dévoile une
autre dimension de l'univers; une autre identité se fait
jour qui enrichit la perception et appréhende tout un
réseau de sons distincts et spécifiques savamment
orchestrés.
Cet univers que le
poète, l'artiste, apprécie en ses dimensions
chromatiques et musicales constitutives d'une
«personnalité» très dense et complexe qui
est loin d'être percée à jour, le fascine
à tel point qu'il ira jusqu'à en explorer la
combinaison élémentaire. Des éléments
des origines se dégage, tout d'abord, une pusissance
indomptable, irréductible, rapportant le commencement du
monde à un mythe qui repose sur le principe de la force, de
la violence, sur le rapport sympathie/antipathie
élementaire. En corrélation étroite avec tel
principe, se trouvent le mouvement incessant et partant la vie
intense. L'eau originelle est évoquée au moyen d'une
mer «dont on perçoit au loin la rauque respiration,
qui travaille de ses forces herculéennes à franchir
les limites qui la contiennent»623.
Il y a tout
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lieu de penser que la référence mythologique -par
l'intermédiaire de l'adjectivation de la force de cet
élément- est symptomatique: tout en le dimensionnant
dans un registre que seule l'imagination peut concevoir, elle le
greffe directement sur le mythe, mieux, sur l'archétype
mythique de la force. Quant aux efforts incommensurables que
déploie cette eau originelle, ils pourraient
également nous ramener au début du monde, au moment
où il s'opère la séparation de la terre des
eaux, moment où l'eau perd un espace dont elle aurait,
depuis lors, la nostalgie et qu'elle ne cesserait de s'efforcer de
réconquérir. L'air est présenté dans
toute sa vigueur et son déchaînement;
incontestablement il fait montre de ses origines titanesques et sa
turbulence tempêtueuse nous renvoie au mythe de ces
divinités reteneues dans les profondes cavernes des
îles éoliennes: «Le fluide invisible
traîne en une bruissante logorrhée des tourbillons
fous de feuilles de vigne sèches; il siffle avec stridence
dans les genêts en proie à l'horripilation; il ahane
parmi les troncs des peupliers; il ronfle dans les trous des amas
pierreux tout en faisant tressaillir les roches; il gronde et
retentit dans les lointaines
cordillères...»624.
Cet élément dont la furie semble être
l'apanage, se révèle dans toute son essence -la
tempête qui, comme le dit si bien Bachelard, «est la
forte première, la voix première»625.
Véritable détenteur de la colère cosmique, de
la «colère pure»626,
il ne cesse d'actualiser également le dynamisme d'un
mouvement primordial et qui est en perpétuel devenir. Il va
de soi que son impalpabilité en rehausse à la fois la
puissance et la mobilité en ce sens qu'il est
dépourvu de toute structure formelle susceptible d'entraver
ses actes. Le feu qui va naître dans le brasero demande un rituel qui
renoue, à l'évidence, avec une pratique sacrée
des premiers temps, au cours duquel il sera érigé au
moyen d'éclats de bois un fragile château dont les
fondations ont été creusées dans des cendres
et qui est entouré de morceaux de charbons; à peine
la mèche que l'on a placée à la base du bois
est-elle enflammée que «le récipient en
feu» est transporté sur le seuil de la porte de la
maison pour que le vent permette à cet élément
de s'épanouir: «Très vite une spirale de
fumée gravit les éclats de bois et oblique sous
l'action d'un coup de vent...; arrive ensuite une autre rafale qui
souffle sur la flamme, déjà guillerette et
transportée de joie, qui, imitant un léger
ronflement
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de forge, frappe les éclats de bois, fait crépiter
les charbons, darde sa langue rougeâtre au sommet du
château, et se répand par les fentes, laissant
éclater sa férocité et sa liesse. Le petit
incendie prend corps peu à peu et acquiert de la vigueur;
tout nimbé de brillantes étincelles, le château
commence à s'écrouler; il désagrège
d'un côté en projetant une spirale de
flammèches; il laisse choir une partie de ses
créneaux dans un fracas assourdi; il lâche pan
après pan ses murs fragiles et finit par ne plus montrer que
ses fondations sur lesquelles flottent quelques flammes subtiles,
telles des lis bleus»627.
Le mythe de la puissance ignée -même si le cadre dans
lequel elle se manifeste est, certes, réduit mais non pas
moins hautement significatif- s'exprime dans toute sa splendeur et
son ambivalence: élément doté d'une
vitalité -d'une virilité?- ravageuse, destructrice,
le feu ne cesse de captiver par ses pulsions, sa poussée
irrépressible, sa pétulance, sa beauté et sous
un certain aspect par son côté dionysiaque. Sa
représentation phallique présente ne fait que
conforter l'idée du feu en tant que support imaginaire du
désir -du désir essentiel- et de l'assouvissement de
ce dernier628.
Quant à la terre, enfin, elle ne manque pas de symboliser la
fécondité ainsi que la
régénération; toutefois, le poète va
s'attacher à mettre en évidence la substance
nutritive qu'elle sécrète et les prodigieux effets
génésiques qu'induit cette dernière.
«Cousu à la terre par le fil de
l'attention»629,
il perçoit au-dessous de la surface du sol «un
énorme et effroyable tapage»630
qui est mis en oeuvre par «ces jus de végétaux
appelés sèves, lesquelles se mettant en branle,
s'appliquaient à cogner l'intérieur des troncs, comme
si elles frappaient à des palais inhabités...: on
eût dit qu'en ces troncs, il ne se trouvait personne qui
fût chargé d'ouvrir les écorces et de livrer
passage à cette bande d'excitées»631.
Au milieu de semblable confusion et pour calmer la
mélée se
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fait entendre la puissante voix de Sa Majesté le dieu Jus
qui lance ordres et injonctions. Fluide vital, liqueur
séminale, cette émanation de la terre se
singularisera par son énergétisme bouillonnant; en
tant que principe de la vie, ce jus est érigé en
souverain, ce qui, à l'évidence, le place dans
l'imaginaire de Rueda au faîte de la puissance
vitale.
Ecrivain
très attaché à la terre ainsi qu'au peuple
d'Andalousie, Salvador Rueda a voulu, avec son livre, nous en
révéler des aspects essentiels, c'est-à dire
ceux qui à ses yeux sont portéúrs -chacun
à sa manière- des fragments de l'identité de
cette province d'Espagne. Il a cultivé,
simultanément, le verbe -avec bonheur-, croyons-nous-
grâce à une sensibilité que l'on peut qualifier
très justement de moderne. En effet son attraction pour la
lumière, la peinture et la couleur, les formes pures et
stylisées, les matières précieuses, la
musique, et leur rapport au monde d'une part, son imaginaire
élémentaire d'autre part, représentent
déjà en 1886 une «avancée»
certaine en direction de ce que l'on appellera plus tard le
modernisme et c'est fort judicieusement qu'à ce
propos González Blanco considère Rueda comme
«lien de transition pour la poésie
nouvelle»632.
Il était
done opportun, nous semble-t-il, de remettre en lumière, un
siècle plus tard, l'auteur et cette oeuvre qui sont
tombés -injustement- dans l'oubli depuis plusieurs lustres,
en égard au renouveau -poétique- qu'ils
véhiculaient. Précisons toutefois que El Patio
Andaluz, lors de sa parution, n'avait pas manqué
d'attirer l'attention du talentueux critique de la fin du
XIVe siécle, Leopoldo Alas, Clarín, qui,
avec beaucoup de clairvoyance soulignait que Rueda «a fait
avec de l'encre qu'il a répandue sur le papier, ce que Dieu
fit, Lui saura comment, avec des rayons de soleil et des jus de la
terre»633.
Enfin, nous ase
désirerions point conclure sans nous référer
à ce que déclarait avec sagacité Juan
José Soiza Reilly sur l'écrivain: «Salvador
Rueda est né à Málaga. Dans un village
entouré de montagnes élevées. A Benaque...
Durant toute son enfance, il a bu, là-haut, trop de soleil.
C'est pour cette raison qu'il vit en une atavique ivresse de ciel.
Plaise à Dieu qu'aucun médecin ne soigne son
énivrement céleste»634.