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ArribaAbajo Sur l’oeuvre de Dumarsais

Alain Niderst


Université de Rouen


La biographie de Dumarsais est encore mal connue. L’éloge de d’Alembert, complété par les travaux de Tamisier519 et de Werner Krauss520, demeure la meilleure source dont nous disposions. César Chesneau, sieur Du Marsais, eut la vie besogneuse des lettrés, que de grands seigneurs condescendaient à occuper à instruire leurs enfants, prés de Law, puis du marquis de Bauffremont. Dans sa vieillesse, il tint une pension au faubourg Saint-Victor, dans laquelle il éduquait, selon sa méthode, un certain nombre de jeunes gens, et il obtint la protection du comte de Lauragais. Cette vie obscure et difficile était fréquente chez les beaux esprits et les polygraphes du siècle. Elle l’amena à méditer et à renouveler l’étude de la grammaire. Mais il fut aussi un philosophe.

Dès sa jeunesse, il semble avoir éprouvé une grande admiration pour Fontenelle, dont il voulut défendre l’Histoire des Oracles contre la critique du Père Baltus. Voltaire le loua fréquemment   —350→   et chaleureusement; il le rangea «dans la foule de ces philosophes obscurs dont Paris est plein, qui jugent sainement de tout»521 et il vit en lui le symbole du sage misérable, que persécutent les riches et les puissants522. Dès le XVIIIº siècle, on attribua à Dumarsais plusieurs écrits clandestins, où la religion chrétienne était cruellement déchirée, et même sa grammaire parut impie à Jean-Georges Le Franc de Pompignan, l’évêque du Puy523. Voltaire, qui rapporte ironiquement cette accusation, ne laisse pas, malgré lui, de la consolider; il souligne, en effet, l’unité de toute l’oeuvre de Dumarsais, qui «n’était, dit-il, bon grammairien, que parce qu’il avoit dans l’esprit une dialectique très profonde et très nette»524.

Sans prétendre ici à une analyse exhaustive de cette personnalité et de cette pensée, nous voudrions résoudre, ou tenter de résoudre, quelques problèmes précis: d’abord identifier exactement, si c’est possible, les ouvrages clandestins que Dumarsais a composés, ébaucher ensuite une chronologie assez rigoureuse de ces écrits; et essayer enfin de déceler l’unité de cette «dialectique»: comment chez cet homme la philosophie et la grammaire se sont complétées et même intimement fondues.

L’édition de 1797 des Oeuvres de Dumarsais fut faite avec soin. Les tomes VI et VII contenaient quatre essais philosophiques: De la Raison, le Philosophe, l’Essai sur les Préjugés et l’Analyse de la Religion Chrétienne.

Sur le Philosophe il n’est plus de doute depuis la savante édition de Dieckmann525. Naigeon, Voltaire, Dégerando dans son Eloge de Dumarsais526, se sont, en efett, accordés pour attribuer cet ouvrage à celui qu’on appelait «le La Fontaine des philosophes». Il n’est aucun argument bien convaincant, comme le montre   —351→   Dieckmann, qui nous permette de donner cet écrit à Diderot, et ce n’est assurément pas son style.

L’abbé Nonnote, dans son Dictionnaire philosophique de la Religion, affirme formellement, et à phusieurs reprises et sans aucune hésitation527, que l’Analyse de la Religion chrétienne est de Dumarsais. Voltaire ne dit rien d’autre, même s’il semble parfois confondre cet ouvrage avec l’Examen de la Religion528.

A partir de ces deux traités, nous pouvons définir les caractéristiques des ouvrages philosophiques de Dumarsais, et cette description nous aidera à examiner les autres essais qui lui furent attribués.

Or, le Philosophe et l’Analyse de la Religion frappent d’abbord par leur allure didactique, voire scolaire, qui peut s’expliquer par la formation et la profession de Dumarsais, et peut-être aussi par les intention qui présidèrent à la rédaction de ces essais. Ainsi les emprunts aux écrivains anciens et modernes sont assez nombreux: Saint Augustin, Térence, Horace, Velleius Paterculus, La Rochefoucauld, dans le Philosophe, où se discerne aussi une transparente allusion à Malebranche. Dans l’Analyse, sont cités, à côté d’Origène, tous les commentateurs modernes du Nouveau et de l’Ancien Testament: Grotius, Hautteville, Abadie, le P. Simon, le P. Calmet; et Van Dale et Fontenelle sont loués au passage pour l’Histoire des Oracles. Le même souci didactique doit expliquer que l’Analyse se clôt, comme un cours ou plutôt une thèse, par une Réponse aux Objections. La philosophie qui domine, si nous pouvons aussi grossièrement la définir, se caractérise avant tout par un esprit critique acéré, qui se nourrit et s’autorise sans doute de l’exemple de Fontanelle: l’Ancien Testament n’est «qu’un tissu de faits, qui choque toutes les lumières de ma raison»529; le Nouveau Testament est plein d’absurdités.   —352→   «Eloignons donc pour jamais un respect servile qui nous feroit adorer cet assemblage de ridicules suppositions»530. C’est donc à la raison de juger et d’épurer toutes les croyances. Cette maxime, qui est pratiquée dans l’Analyse, est longuement développée dans le Philosophe. C’est la fameuse formule: «La raison est à l’égard du philosophe ce que la grâce est à l’égard du chrétien»531. Mais dans ce traité la raison est définie: elle forme ses principes «sur une infinité d’observations particulières»; l’empirisme est la seule méthode féconde; il faut avoir «de l’estime pour la science des faits». Enfin, le dévouement à la société complète, comme on sait, cet «esprit de réflexion et de justesse». Ajoutons que, ni dans l’un ni dans l’autre de ces essais, la critique de la religion n’anéantit l’idée même de Dieu. Ce sont seulement les dogmes chrétiens qui sont en cause.

Empirisme critique, humanisme, morale sociale, tels sont les grands principes de cette philosophie, dont la présentation, répétons-le, est assez rigide et didactique. Cette définition peutelle nous aider à examiner les autres textes qu’on a parfois attribués à notre auteur?

Le traité De la Raison est de Dumarsais, s’il faut en croire les éditeurs de 1797 et Naigeon, qui l’affirme dans son Recueil philosophique de 1770. D’ailleurs, cet essai a une forme aussi scolaire que le Philosophe ou l’Analyse; les arguments y son même numérotés, et on y trouve un exposé systématique des grands principes et de la méthode de Dumarsais: «La raison peut se définir par une faculté de notre âme par laquelle nous découvrons la certitude des choses obscures ou douteuses en les comparant avec des choses qui nous sont évidemment connues532 [...] C’est à la raison de juger si les idées que la révélation nous donne de la divinité, sont conformes aux idées réelles ou probables...»533.

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L’Essai sur les Préjugés pose un probléme plus complexe. L’épître dédicatoire est signée D.M., ce qui semble signifier Dumarsais et est adressée à M.D.L., en qui nous pourrions reconnaître M. de Lauragais. Cette «Lettre de l’Auteur» est datée du 7 mars 1750, et il semble bien qu’à cette époque le jeune comte de Lauragais ait fréquenté l’école du faubourg Saint-Victor, que tenait le grammairien534. On y trouve d’ailleurs cet aveu que seul Dumarsais pouvait proférer: «Vous avez paru désirer, mon cher ami, que je donnasse plus d’étendue à ma dissertation du Philosophe»535. Malgré ces indices qui ont emporté la conviction des éditeurs de 1797, bien des lecteurs ont hésité. L’abbé Bergier, dans son Examen du Matérialisme de 1771, dit simplement que cet essai est «atribué à Dumarsais»536, mais montre que d’Holbach s’en est amplement inspiré dans le Système de la Nature. Peut-être est-ce pour cette raison que Naigeon, dans une note de l’Encyclopédie méthodique de 1791, attribua cet ouvrage au traducteur des Lettres à Serena et à l’auteur de la Contagion sacrée, c’est-à-dire à d’Holbach537. Il fut suivit par Barbier dans le Dictionnaire des ouvrages anonymes, par J. Lough, dans l’Essai de bibliographie critique des publications du baron d’Holbach538 et par Dieckmann dans son édition du Philosophe. Tous ne voulurent voir dans l’épître dédicatoire qu’une «supercherie littéraire». Mais, malgré le nombre et le poids de ces autorités, il est permis d’hésiter, comme l’a montré Pierre Nouville539, car tous ces critiques ou bibliographes s’appuient sur le seul, et d’ailleurs assez timide et presque équivoque, témoignage de Naigeon; Lough   —354→   cite inexactement le texte de l’abbé Bergier, que nous avons mentionné, et il s’appuie, de façon un peu téméraire, sur cette phrase de d’Holbach: «On parle encore d’un Essai sur les préjugés dont on dit beaucoup de bien». Mais cet éloge n’est pas un aveu de paternité: puisque d’Holbach s’est évidemment inspiré de cet écrit dans son Système de la Nature, il est tout à fait normal qu’il le loue, même s’il n’en est pas l’auteur.

Le texte même, peut-il nous instruire devantage? On y trouve bien des passages empruntés, souvent presque littéralement, au Philosophe: «C’est l’esprit d’observation, c’est l’amour de la vérité, c’est l’affection du genre humain [...] en un mot, c’est l’humanité qui caractérise le sage...»540; l’esprit philosophique est «l’esprit d’expérience et d’analyse»541; «la sagesse n’est rien si elle ne conduit au bonheur»542; «les grands et le peuple sont dans toutes les nation les derniers qui s’éclairent...»543. La présentation est presque aussi scolaire que celle des autres traités: Sénèque, Cicéron, Saint Augustin, César, Horace, Quintilien, Juvénal, Tacite, parmi les anciens, le président de Thou, Nicole, Grotius, Pufendorf, parmi les modernes, sont cités. L’influence de Fontenelle, que nous avons décelée chez Dumarsais, transparaît ici: c’est avec les mêmes accents, c’est presque dans les mêmes termes, que dans la Digression sur les Anciens & les Modernes, qu’est condamnée la véneration de l’antiquité. La philosophie semble bien celle de Dumarsais: «Ce que nous appelons la raison n’est que la vérité découverte par l’expérience, méditée par la réflexion et appliquée à la conduite de notre vie»544; «Le philosophe est [...] un homme qui connoissant le prix de la sagesse pour son bonheur et pour celui des autres, travaille à chercher la vérité»545. Cette raison affranchie et rigoureuse doit donc porter hardiment ses lumières   —355→   sur toutes les croyances populaires: «Nos religions, nos gouvernements, nos lois, nos coutumes, nos opinions, datent communément des temps d’ignorance et de barbarie»546. Et ici, ce n’est pas seulement la religion chrétienne, comme dans l’Analyse, qui est critiquée ou réfutée; c’est la monarchie traditionnelle avec ses «princes élevés dans la mollesse, dans l’ignorance de leurs véritables intérêts et contens de jouir d’une gloire frivole547 [...] les dangers du despotisme, les fureurs des conquêtes, les folies de la guerre»548. Mais plus encore peut-être que l’aveuglement et l’égoïsme des rois, que les guerres ruineuses et les lois injustes, nous devons regretter la vénalité des charges, cet usage absurde, qui étouffe les hommes de mérite et promeut des incapables. Or, Voltaire, en 1764, bien avant la première édition de l’Essai sur les Préjugés, écrit: «Feu M. Dumarsais assuroit que le plus grand des abus étoit la vénalité des charges. C’est un grand malheur pour l’Etat, disoit-il, qu’un homme de mérite, sans fortune, ne puisse parvenir à rien. Que de talents enterrés et que de sots en place!»549. D’autre part, l’auteur de cet essai se propose, comme l’écrit Frédéric II dans la réfutation qu’il en fit550, d’édifier la religion naturelle sur la ruine de toutes les superstitions. C’est ainsi qu’il oppose «les deux religions» qui existent dans «la société civile»551. Quelle que soit son agressivité, déjà visible d’ailleurs dans le Philosophe, envers la superstition et la dévotion, il n’affirme jamais que, Dieu n’existe pas. Cette attitude est bien éloignée de l’athéisme éclatant du baron d’Holbach. Ajoutons que le style, bien que soutenu, est moins orné, moins fleuri, moins fréquemment métaphorique, que celui du Système de la Nature.

Ainsi, en dépit de l’autorité de Naigeon, nous sommes amenés à rendre cet ouvrage à Dumarsais. C’est sa méthode et sa philosophie. Il existe, répétons-le, cette épître dédicatoire, qui doit   —356→   nous paraître une preuve formelle, si nous renonçons à la considérer, de façon un peu subtile et presque invaisemblable, comme une «supercherie littéraire».

L’Examen de la Religion doit être également de Dumarsais. Voltaire l’affirme sans hésiter, encore qu’il le confonde parfois, nous le savons, avec l’Analyse. D’ailleurs, ces deux écrits se ressemblent étrangement. C’est le même principe, «qu’il doit être permis à chacun d’examiner sa Religion»; il faut d’abord «faire un sacrifice de ses Préjugés. Presque tous les hommes soutiennent avec force, avec zèle, les choses pour lesquelles on leur a inspiré de la vénération et de l’attachement dès l’enfance»552. C’est la même méthode: critique de tous les dogmes à la lumière de la raison; retour, sinon à l’évidence empirique, du moins à l’évidence rationnelle. C’est le même didactisme, qui apparaît dans le plan et les citations. C’est le même culte pour Fontenelle, et surtout pour l’Histoire des Oracles, dont des pages entières sont recopiées; Bayle et Malebranche sont d’ailleurs mis également à contribution. La conclusion est celle du Philosophe ou de l’Essai sur les Préjugés: l’homme n’est pas fait pour être oisif»553; il faut «n’abuser de rien»554; nous devons vivre pour la société et condammer l’inégalité qui y règne: «il n’est pas juste que ces choses soient accumulées entre les mains des uns avec superfluité, pendant que les autres manquent de ce qui leur est nécessaire à la vie»555. Cette éthique n’est ni chrétienne ni matérialiste: Dieu existe: «la beauté, l’ordre, l’harmonie du monde»556 le prouvent évidemment; l’auteur de l’univers est reconnu pour «un être infini: la sagesse, la bonté, la puissance, la justice, en un mot toutes les perfections sont rassemblées dans un être infini»557. Il faut l’aimer sans attendre aucune récompense ni aucun châtiment   —357→   dans l’au-delà, car «la mort est nécessaire pour l’ordre de la nature [...] ce qui est bien sûr, c’est que nous ne sommes point changés en tisons d’enfer»558.

Les éditeurs de 1797 ont oublié, nous ne savons pourquoi, l’Essai sur la Chronologie, qui fut attribué, dès le XVIIIe siècle, à Dumarsais. Ce traité est visiblement destiné à réfuter le matérialisme de Mirabaud; il contient, en effect, une allusion explicite aux Sentiments des Anciens sur le Monde, et il fut publié dans un recueil anonyme avec Le Monde, son origine et son antiquité, et De l’âme et de son immortalité; or, ces trois ècrits sont certainement de Mirabaud. L’auteur affirme hautement son intention: «imaginer que [le monde] est éternel et qu’il n’ait point eu de commencement, c’est le comble de l’extravagance»559. Ce déisme obstiné est apparemment inutile, qui tient à maintenir l’idée d’un créateur tout en le dépouillant de toute intervention dans le destin de l’humanité, et concilie cette croyance avec l’affirmation de la mortalité de l’âme, est exactement le déisme de Fontenelle. Dumarsais n’a cessé de développer et d’approfondir les principes de la dissertation De l’existence de Dieu et du Traité de la liberté.

Il nous semble que trois manuscrits clandestins doivent encore lui revenir. L’Ame matérielle, que nous avons publiée en 1971: l’allure extrêmement scolaire de cet essai, les innombrables citations qui y sont cousues ensemble et le composent, la méthode analytique et critique qui y règne, le déisme qui y est affirmé, les allusions très importantes, comme dans l’Examen de la Religion, à Bayle et à Malebranche, l’évidente influence de Fontenelle, tout nous ramène à Dumarsais. Bien des thèses qui y sont soutenues se retrouvent dans l’Examen: «Le plaisir et la douleur sont les caractères naturels et incontestables du bien et du mal [...] nos sens ne sont donc point corrumpus: ils ne nous trompent point [...] toutes les passions sont bonnes en elles-mesmes [...] Dieu nous a rendus capables de toutes les choses sensibles pour la conservation de la société et de notre être...»560.

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Les mêmes arguments nous paraissent s’appliquer au Traité des Oracles et au Traité des Miracles, qui semblent d’ailleurs ne former qu’un seul ouvrage, puisqu’ils se suivent et sont presque fondus ensemble dans les recueils de la Bibliothèque Mazarine et qu’on y trouve la même paraphrase de Fontenelle561.

Nous oserions donc dresser la liste suivante d’ouvrages clandestins qui nous paraissent avoir été écrits par Dumarsais: De la Raison, le Philosophe, l’Essai sur les Préjugés, l’Analyse de la Religion Chrétienne, l’Ame matérielle, Des Miracles, Des Oracles, et l’Essai sur la Chronologie.

Voice les dates que nous proposons. Le Philosophe fut publié en 1743 dans les Nouvelles libertés de penser, mais John Stephenson Spink donne une preuve formelle qu’il fut écrit en 1728562. Il nous est apparu que l’Ame matérielle avait été composée après 1724, puisqu’on y trouve des empunts à l’Histoire de la Philosophie Payenne de Lévesque de Burigny, publiée cette année-là, et sans doute avant 1734, car Voltaire a pu s’en inspirer dans sa Lettre sur Locke. Des Miracles et Des Oracles, si proches à tout point de vue de l’Ame matérielle, devraient, à notre avis, remonter à la même période. Mathias Knuzen, qui écrivit dans les dernières années du XVIIe siècle et fut traduit en français en 1711, y est d’ailleurs cité comme un écrivain «de nos jours»563, et nous n’avons décelé aucune source postérieure à cette date.

L’Examen de la Religion fut publié en 1745, mais nous en situarions volontiers la rédaction dans les années 1710-1720, ainsi que l’a pensé Ira O. Wade564. L’Analyse de la Religion Chrétienne serait, selon les éditeurs de Dumarsais, le fragment d’une grande analyse des quatre religions qui ont eu le plus de sectateurs. En tout cas, Ira O. Wade a démontré que cet essai avait pu   —359→   être écrit avant 1739, ou peut-être avant 1742565. Si l’on compare, en effet, cet ouvrage avec l’Examen, on constate un évident progrès. Ce sont les mêmes arguments, la même dialectique, mais assouplis et embellis, doués parfois d’une sorte de véhémence oratoire. Les sources ne sont plus utilisées littéralement, mais fondues dans un ensemble original. Du brouillon scolaire et disparate, nous passons à un discours unifié, toujours didactique certes, mais presque harmonieux et comme tendant à une sorte de beauté.

L’Essais sur les Préjugés aurait été entrepris en 1750, puisque nous avons décidé d’accepter l’authenticité de son épître dédicatoire. Bien que Frédéric II n’y ait trouvé qu’un «style ennuyeux» et une «déclamation monotone»566, on peut reconnaître la même évolution: l’ordre subsiste, mais assoupli; l’éloquence, parfois un peu ampoulée, vient remplacer la sécheresse didactique. Enfin, le professeur devient un écrivain. Nous assistons à la naissance d’un auteur, qui commence à comprendre l’importance de l’harmonie et à chercher, même maladroitement, la forme de beauté que son goût et celui de son siècle lui suggèrent. A ces changements de forme correspond un élargissement de la pensée: la bienfaisance sociale, qui était discrètement évoquée dans l’Examen de la Religion, devient une valeur essentielle, et tous les abus de la monarchie sont dénoncés.

Nous n’avons aucun élément qui nous permette de dater le traité De la Raison, où nous avons seulement relevé une allusion à Hobbes. Rien non plus sur l’Examen de la Chronologie: la référence à Mirabaud ne pourrait nous éclairer que si nous savions à quelle date commencèrent de circuler ses oeuvres manuscrites... Cependant, la sécheresse de ces deux essais nous inciterait de préférence à les rattacher à la période où nous avons situé l’Ame matérielle et le Philosophe.

En tout cas, nous avons deux groupes d’écrits. Les uns plus raides et plus négligés seraient antérieurs à 1730; les autres, plus ambitieux et parfois plus ornés, seraient postérieurs à 1740. Entre   —360→   les deux, un silence de dix ans. Mais cela correspond exactement à ce que nous savons des autres ouvrages de Dumarsais. Son Exposition d’une méthode raisonnée pour apprendre la langue latine date de 1722; sa traduction de l’Apendix du P. de Jouvency fut publiée en 1732; son Traité des Tropes en 1730. Vint ensuite un long silence, que devaient seulement rompre la lettre contre l’abbé Girard de 1747, puis les articles de l’Encylopédie.

C’est que Dumarsais n’était pas un écrivain professionnel. Il composa les Libertés de l’Eglise Gallicane pour obéir à M. de Maisons; tous ses traités de grammaire lui furent inspirés par son préceptorat chez le marquis de Bauffremont. Il redevint ensuite ce philosophe obscur qu’évoque Voltaire avec amitié et respect. Il fallut les sollicitations de Diderot pour l’arracher à cette retraite tranquille et peut-être misérable. Devons-nous en conclure que les mêmes motifs ont joué pour les écrits philosophiques? Il n’est pas impossible que Dumarsais ait destiné les premiers à l’instruction des princes de Bauffremont. Mais le deuxième groupe ne peut évidemment avoir aucun rapport avec l’Encylopédie. Il n’a pas dû non plus, si l’on en considère l’allure oratoire et les ornements, être rédigé pour les adolescents qui venaient écouter le pédagogue du faubourg Saint-Victor. Alors? Nous sommes réduits aux conjectures. Il semble que Dumarsais, dans les quinze dernières années de sa vie, imagina une somme de sa philosophie et relut et corrigea, à la lumière de ce nouveau dessein, les notes ou les cours rédigés dix ou quinze ans plus tôt. Son oeuvre semble se former par cercles concentriques. Le noyau initial est l’Histoire des Oracles, que Dumarsais admira, voulut défendre contre Baltus et ne cessa de reprendre, sous une forme ou l’autre dans toute son oeuvre. Vint ensuite la féconde, mais presque uniquement didactique, période du préceptorat. Ce n’est qu’à la troisième époque de sa carrière qu’il s’enhardit jusqu’à rêver une synthèse et découvrir un art d’écrire.

Mais, au fond, le point de départ n’est jamais oublié. La philosophie de Dumarsais n’est qu’un développement, une «explication» au sens étymologique de la pensée de Fontenelle: il n’est aucun principe à priori; la vérité est fille de l’expérience; presque   —361→   tous les systémes sont prématurés ou factices. Mais l’esprit d’analyse et d’observation peut conduire à quelques certitudes: Dieu existe, car le monde a forcément été créé et son ordre atteste une intelligence souveraine, mais tous les dogmes chrétiens sont faux. Il n’est pas d’âme immatérielle et éternelle; il n’est pas de liberté; notre pensée, comme notre corps et celui des animaux, est comprise dans un ordre naturel, où rien n’existe que pour notre conservation et celle de l’humanité. L’ordre social, débarrassé des tares qu’y ont introduites les prêtres et les rois, n’est qu’une suite de cet ordre naturel. L’homme a curieusement utilisé son intelligence à défaire cette harmonie voulue par Dieu et à la remplacer par un faux ordre, plein d’injustices et de souffrances. Mais notre siècle, heureusement éclairé par une méthode rigoureuse, semble se délivrer de ces vieilles erreurs et retrouver la vérité et le bonheur.

Quelque nuances se discernent dans ce système. La beauté de l’univers, hautement affirmée dans l’Examen de la Religion, semble mise en doute dans l’Ame matérielle: «nous avons toutes les peines à revenir de cette persuasion que rien n’est plus parfait que l’économie de l’univers, quoique cette seule proposition révolte le bon sens, pour peu qu’on y fasse réflexion»567. Mais cette idée n’est pas clairement développée. Plus nettement le philosophe paraît hésiter, quand il nous parle du peuple. Dans l’Analyse, il nous conseille de regarder la religion chrétienne «du même oeil que nous regardons tant d’autres impostures, qui ne sont tolérables que pour le peuple imbécile»568. N’est- ce pas l’aristocratisme des libertins? Dans l’Essai sur les Préjugés, le penseur est moins péremptoire: il rêve d’éclairer le peuple et de lui révéler la vérité, bien qu’il regrette son «inertie»569, mais il admet aussi qu’il peut être indispensable de le tromper, et Frédéric II ajustement relevé cette hésitation570. Mais ces apparentes contradictions ne nous   —362→   semblent pas mettre en cause la cohérence de tous ces livres: la première d’entre elles, nous l’avons vu, n’est pas nettement posée, elle se devine seulement; la seconde se retrouverait sans doute chez presque tous les penseurs du XVIIIe siècle, et la société de ce temps, et la condition du peuple, la rendaient presque inévitable.

Entre cette philosophie et la grammaire de Dumarsais, il n’est aucune rupture. L’auteur de l’Ame matérielle écrit: «les esprits animaux laissent des images des objets gravées sur les plis et replis du cerveau... les fibres du cerveau aiant une fois reçû certaines impressions par le cours des Esprits animaux et par l’action des objets, gardent assés longtemps quelque facilité, puisque l’on pense les mêmes choses, lorsque le cerveau reçoit les mêmes impressions [...]571 de mesme que les habitudes consistent dans la facilité que les esprits animaux ont acquise de passer par certains endroits de notre corps, de mesme la mémoire consiste dans les traces que les mesmes esprits ont imprimé dans la cerveau»572. On lit dans l’Exposition d’une méthode: «Dès les premières années de notre enfance, nous lions certaines idées à certaines impressions, l’habitude confirme cette liaison. Les esprits animaux prennent une route déterminée pour chaque idée particulière»573; et dans la Logique: «quand cette trace, ce pli, cette impression, est réveillée par le cours des esprits animaux ou du sang, nous rappellons l’idée première ou immédiate, et c’est ce que l’on appelle mémoire»574.

C’est ainsi que les enfants, en apprenant le latin, apprendront la bonne méthode qui conduit à la vertu: le but de cet enseignement est, en effet, de «former l’esprit en accoutumant les jeunes gens, sans qu’il s’en aperçoivent, à mettre de l’ordre dans leurs pensées, à sentir les rapports naturels des idées; à démêler les équivoques et à tout rapporter à de véritables principes; ce qui   —363→   donne dans la suite de la vie une justesse d’esprit...»575.

Application d’une philosophie empiriste et mécaniste, exercice de la raison, qui se délivre des préjugés, la grammaire de Dumarsais est toute métaphysique: son objet, comme écrit d’Alembert, est «la marche de l’esprit humain dans la génération de ses idées, et dans l’usage qu’il fait des mots pour transmettre ses pensées aux autres hommes»576. C’est-à-dire que la grammaire doit d’abord chercher «les principes immuables qui planent sur les conventions humaines...», et édifier «une méthode fondamentale qui n’est autre que le reflet de la logique universelle, et qui devient pour elles ce que le droit naturel est aux codes positifs des differents peuples»577. Et, comme les codes par rapport au droit naturel, les langues particulières ne sont qu’une dégradation et une décomposition de cette logique universelle, qui n’existe pas, mais transcende et explique tous les idiomes au fond desquels elle se devine. Cette fois, c’est l’optimisme et l’humanisme de l’auteur du Philosophe ou de l’Essai sur les Préjugés, que reparaît. La grammaire nous apprendra, par delà nos divisions, nos aveuglements et la funeste éducation que nous avons reçue, à nous retrouver tous, voire à nous confondre, dans le même ordre divin, et à adhérer collectivement aux mêmes vérités qui s’imposeront avec une lumineuse évidence.

Les Jésuites des Mémoires des Trévoux devinèrent l’impiété profonde de cette grammaire «fontenellienne», qui devait remplacer la grammaire cartésienne des Messieurs de Port-Royal. Dumarsais fut peut-être, comme l’a écrit d’Alembert, «destiné à être malheureux en tout»578. La cohérence, l’honnêteté et l’optimisme de ses écrits, son obstination pédagogique, inspirent la sympathie. Mais pauvre, abandonné des puissants et des riches, réduit souvent au silence, censuré par toute une societé qui refusa   —364→   de le laisser parler ou édulcora et réfuta ses écrits, il rest un émouvant symbole de cette persécution molle et tenace, qui, dans les Etats modernes, a remplacé le fanatisme et la violence d’autrefois579.