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ArribaAbajo L’envers du tableau

Joan Jordà


En ce temps-là, nous peignions dans les cuisines, on y vivait, on y dormait aussi. On ne savait rien ou presque de l’histoire de l’art. Pas de revues, pas de livres. Il aurait fallu pouvoir voyager, visiter les musées, mais aucune possibilité de se déplacer. Parfois un vieux vélo qu’il fallait économiser pour aller au travail, sur les chantiers, les ateliers. Ils étaient toujours loin. Le soir, le jardin potager, toujours loin avec le vent contraire, la pluie encore plus contraire à cause des vêtements tout de suite trempés et qu’il fallait garder faute de pouvoir se changer. Un seul tricot pour passer tout l’hiver.

Nous sortions tout juste de la tourmente des deux guerres.

Nous nous en étions sortis avec étonnement et beaucoup d’histoires à raconter. Les adultes les évoquaient avec exaltation et polémique dans les cuisines un soir chez les uns, un dimanche chez les autres.

Pour comprendre la peinture de ces artistes il suffit de tourner le tableau. C’est là, c’est de ce côté où se joue le drame, où se trouvent la poésie et la noblesse de ces hommes.

C’est en manipulant les toiles de la plupart de ces peintres que la précarité de notre exil m’est revenue en mémoire et j’avoue avoir été bouleversé par l’envers du décor. La plupart de ces toiles sont tendues sur des châssis «maison», fabriqués de bric et de broc après les heures de durs travaux.

En ce temps-là, nous étions matériellement de vrais pauvres, mais riches de tant de choses vécues qui, au lieu de tuer en nous la naïveté n’avaient fait qu’exacerber l’aspiration à une existence calme et harmonieuse. Peut-être y aurait-il là une explication à la production essentiellement de paysages chez ces peintres, par un besoin de retrouver la nature apaisante et consolatrice, une peinture «d’air libre» après les années de chaotiques, d’enfer et d’enfermement. Longtemps nous avons été des parias privés de calme et de luxe. Quant à la volupté, nous l’avons puisée dans la rage de survivre, dans les rêves déraisonnables, dans l’exaltation de la fraternité et aussi, pourquoi pas, dans l’ascèse imposée par le dénuement et la fidélité envers une éthique qui ne devait pas compter sur Dieu.

L’athée aussi cherche son mysticisme.