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Caprice et bohème littéraire

(Communication au colloque international «Le Caprice et l'Espagne», le vendredi 07 avril à Pau)

Xavier Escudero





Je pars du rapprochement entre caprice, «esperpento» et bohème littéraire. Le caprice dans sa forme littéraire se révèle clairement à travers l'«esperpento» valle-inclanesque en tant que figure rhétorique et langage de la déformation grotesque, de la distorsion1. Il se définit à travers lui comme une vision fantaisiste, de «monstrueux vraisemblable» pour reprendre l'expression de Charles Baudelaire. Il se présente à nous comme un genre dérangeant, une forme audacieuse et impose une révolution esthétique.


Luces de bohemia ou l'association littéraire de la bohème au caprice

Luces de bohemia s'avèrent être le point de départ lumineux du rapprochement entre caprice et bohème littéraire. Dans Luces de bohemia de Valle-Inclán, premier «esperpento» du genre, paru dans la revue España du 31 juillet au 23 octobre 1920, puis sous forme de livre en 1924, nous trouvons associé le nom du maître des caprices espagnols à «esperpento». Dans l'œuvre, Max Estrella parcourt un Madrid sous tension, des terroristes anarchistes, des luttes ouvrières, un Madrid «absurdo, brillante y hambriento» il se retrouve, notamment, en prison avec un ouvrier catalan et anarchiste, «El Preso». Max incarne également le drame de l'artiste bohème, bafoué, méprisé: il est la figure bohème torturée («Yo soy el dolor de un mal sueño» affirme-t-il à la scène 6). Max Estrella, le poète aveugle et fou, est la littérarisation d'un des plus grands représentants de la bohème hispanique, à savoir Alejandro Sawa. Alejandro Sawa (né à Séville en 1862 et mort à Madrid en 1909) était l'un des auteurs les plus représentatifs de la bohème littéraire fin-de-siècle autant madrilène que parisienne. Il était connu et reconnu en tant que tel. Sa vie a souvent été littérarisée, mais il se prêtait lui-même aisément à la création de sa propre légende par son attitude, ses phrases, sa «pose» artistique ainsi que l'avaient observé ses contemporains.

Et c'est lui, donc, Estrella/Sawa, qui clame la parenté entre le caprice, la bohème et l'«esperpento» à la scène XII: «El esperpentismo lo ha inventado Goya». C'est à ce moment-là que Max Estrella et Don Latino de Hispalis, son acolyte dans l'œuvre, se renvoient réciproquement une image déformée (cette technique découle de l'observation del Callejón del Gato à Madrid où étaient exposés des miroirs déformants): le premier compare Don Latino à un bœuf («Como te has convertido en buey»), présente l'Espagne comme une déformation grotesque de la civilisation européenne et invite Don Latino de Hispalis à déformer l'expression dans le miroir que forme le fond d'un verre (d'alcool); le second applique immédiatement cette esthétique de la déformation grotesque au rictus de Max («No tuerzas la boca»). Nous retrouvons dans Luces de bohemia à la scène 9 l'explication de la technique de l'«esperpento» dans la didascalie qui ouvre la scène:

El Café tiene piano y violín. Las sombras y la música flotan en el vaho de humo, y en el lívido temblor de los arcos voltaicos. Los espejos multiplicadores están llenos de un interés folletinesco. En su fondo, con una geometría absurda, extravaga el Café. El compás canalla de la música, las luces en el fondo de los espejos, el vaho de humo penetrado del temblor de los arcos voltaicos cifran su diversidad en una sola expresión. Entran extraños, y son de repente transfigurados en aquel triple ritmo2.



Ainsi, l'effet cumulé de la fumée, de la musique et des lumières reflétées dans les miroirs d'un café madrilène provoque cette vision déformée. Finalement, l'«esperpento» est la nouvelle formule esthétique qui rend le mieux compte de l'ambiance et de l'attitude bohèmes.

C'est donc par l'intermédiaire de la figure d'Alejandro Sawa, légende vivante devenue personnage de littérature et figure incarnée du Caprice3, c'est-à-dire à travers le personnage Max Estrella (chez qui Valle-Inclán dépose sa formule esthétique délirante de l'«esperpento») que se rejoignent le caprice, autre forme de distorsion, miroir déformant et la bohème littéraire, à la fois art de vivre marginal, fantaisiste et art d'écrire décalé. L'«esperpento» porte, de façon réfléchie et/ou rétrospective, l'héritage esthétique du caprice goyesque appliqué au phénomène fin-de-siècle de la bohème littéraire moderniste espagnole.

Luces de bohemia marque le croisement esthétique existant entre le Goya satirique des Caprices et des Disparates, la bohème littéraire et l'«esperpento», figure de la déformation.




La bohème littéraire: un Caprice vivant

«[P]arce qu'il introduit la fantaisie et la liberté au milieu de normes contraignantes, il [le Caprice] est potentiellement facteur de subversion, source de critiques» déclare Pascale Peyraga. Le Caprice, en effet, c'est s'écarter de la norme pour dénoncer, révéler la conduite déraisonnée et irrationnelle de l'homme et de la société, tous deux viciés. Le Caprice revient à confronter une crise personnelle à une crise externe, socio-historique et culturelle.

Plus qu'un langage, le caprice est la réponse personnelle à un drame, à un conflit, à une crise et la bohème en tant que révélation du statut social de l'artiste, s'inscrit dans une telle attitude de provocation, de révolte et de liberté, erre entre caprice (révolte) et «disparate» (extravagance, folie, absurdité). Le Caprice devient la projection anticipée de cette attitude fin-de-siècle.

La bohème, en tant que passage ou crise, est généralement associée à la jeunesse, à son insouciance, à sa fougue rebelle, où se regroupent, pêle-mêle, artistes en tout genre, peintres, musiciens, écrivains, poètes de petite ou grande envergure, journalistes, mais aussi hommes politiques, étudiants, etc., tous attirés par cet ars vivendi renvoyant l'image de leur précarité, tous indécis quant à la voie à suivre.

Mode de vie capricieux, errant, hors norme, contre le canon et la culture officielle, la bohème a toujours revendiqué son indépendance face à la société bourgeoise et marchande en choisissant le goût de la provocation, l'excentricité, la recherche effrénée et absolue de la libération de l'artiste et de l'individu. Art de vivre marginal qui devient art d'écrire, la bohème, quoique originellement perçue comme une passerelle vers la renommée, finit par imposer une ligne de conduite et de pensée, toujours à la frontière du sublime et du grotesque, alimentant un dialogue intime et personnel avec l'art. Accepter la bohème, c'est porter le masque de l'ironie, c'est se déguiser ou se travestir pour mieux observer cet écart entre les aspirations artistiques ou littéraires, les idéaux de Vérité, de Beauté, de Justice et la société marchande et bourgeoise qui est en train de se construire. De plus, pour le bohème, se mettre à l'écart volontairement de la société bienséante et bien-pensante, se marginaliser, est le gage de sa liberté morale et idéologique, et, surtout, de sa sincérité. Se dévoyer, c'est se légitimer en tant que bohème (et le bohème espagnol des années 1890 s'inscrit pleinement dans cette démarche ou ce code moral). Dans ses confessions, De mi museo, publiées en 1909, Prudencio Iglesias Hermida (1884-1919) se réfère à sa sincérité de bohème, inséparable, pour lui, de son attitude rebelle:

[...]; son, por lo contrario, mis rebeldías las de un buen muchacho que, en su sinceridad, se revuelve contra algunos códigos instituidos4.



Ce goût de la provocation, ce choix de la marginalité vont aussi de pair, chez le bohème, avec une certaine attirance pour l'esprit populaire, voire carrément vulgaire. Si, politiquement5, le bohème s'est engagé auprès des laissés-pour-compte, il participe également et intensément à la vie pullulante des quartiers populaires, aimant vivre dans l'agitation nocturne des bars, cafés, cabarets, se complaisant dans la crasse et la médiocrité ou adoptant des attitudes d'artistes maudits ou débauchés:

Estos escritores se sienten y actúan como verdaderos proletarios intelectuales, se solidarizan con los marginados de la sociedad, a la vez que adquieren un carácter de malditos6.



Malgré leur goût du vulgaire ou, du moins, leur sympathie pour l'esprit populaire, et comme si l'être bohème n'était, en fin de compte, qu'un tissu de contradictions7, de paradoxes, ces poètes des rues, ces «oiseaux nocturnes» («aves nocturnas», selon Valle-Inclán) cultivent un certain aristocratisme intellectuel, indissociable chez eux de cette «honradez» dont parle Joaquín Dicenta (1863-1917), lorsqu'il se réfère à Rafael Delorme (1864-1897), l'un des bohèmes les plus engagés politiquement et collaborateur de la revue Germinal:

Pero si la honradez se cifra en no prostituir el alma, en no vender la inteligencia, [...] hay que convenir en que Rafael Delorme es uno de los hombres más honrados8...



Et Emilio Carrere de renchérir:

La bohemia es una forma espiritual de aristocracia, de protesta contra la ramplonería instituida. Es un anhelo ideal de un arte más alto, de una vida mejor9.



Cet aristocratisme se manifeste aussi chez le bohème par ce goût des choses belles et délicates, en véritable esthète de l'art qu'il est: le bohème exècre la laideur et aspire à la Beauté.

Goût de la vulgarité et des vices, «dérèglement des sens» et aspiration vers un monde idéal de Beauté font du bohème espagnol un être profondément ambivalent, instable, agité voire double. Cette ambivalence, un peu à la façon symboliste, pourrait ressembler à de la désorientation morale, d'autant plus que le bohème lui-même confesse à plusieurs reprises cette «faiblesse». Le bohème est incapable de se poser, victime d'une volonté bien trop fluctuante et si souvent décriée par les bohèmes eux-mêmes; c'est aussi la révélation que le bohème est un être qui -parce que la bohème est passage, transition- se cherche une identité. Le bohème est incapable de se mettre à travailler avec constance trahissant, par là, son côté paresseux que Pío Baroja condamnait avec vigueur, lui, l'anti-bohème par antonomase: «holgazanería» est synonyme de «bohemia». D'ailleurs, le glissement phonétique et sémantique entre «bohemia» et «golfemia» s'opère très facilement dans l'esprit des contemporains des bohèmes. Fantaisie, originalité, extravagance, provocation, subversion, crise accompagnent la définition de la bohème littéraire fin-de-siècle, placée sous l'égide du Caprice. La bohème est pour moi une longue définition du Caprice, est un Caprice vivant.

Enfin, au-delà du rapprochement effectué entre caprice, «esperpento» et art de vivre bohème, il nous importe désormais de nous intéresser à la révélation du concept de caprice dans la littérature bohème proprement dite. Nous sommes partis d'un rapprochement entre ces deux formules à partir de l'œuvre qui signe pour nous la mort littéraire ou la transfiguration du personnage bohème, passant d'une réalité mythifiée à un mythe littéraire: Luces de bohemia. Cependant, avant Valle-Inclán, d'autres auteurs avaient pressenti cette analogie ou cette correspondance entre bohème et Caprice.

Afin d'apprécier le croisement entre Caprice et bohème littéraire, je souhaiterais parler du protagoniste du roman Troteras y danzaderas (1913) de Ramón Pérez de Ayala, à savoir le poète dramatique moderniste, Teófilo Pajares, et plus exactement du sonnet dont il est l'auteur et que récite l'un des personnages, Verónica. La bohème, en tant qu'art de vivre, devient une mode et tombe dans une caricature et le sonnet -forme redécouverte par le modernisme- en est la parfaite illustration, à tel point que Teófilo Pajares s'amuse à donner comme nom d'auteur «cualquiera», alors qu'il s'agit de lui-même10. Ce poème traduit le rapport entre la figure misérable du poète bohème et le caprice goyesque. Dans ce sonnet, le bohème moderniste se décrit comme un poète ensorcelé par les roses luxurieuses et la lune spectrale («Soy poeta embrujado por rosas lujuriosas / y por el maleficio de la luna espectral»); sa chair de poète a été façonnée dans le creuset des sept péchés capitaux («Mi carne ha macerado con manos fabulosas / uno por uno cada pecado capital»). Affublé de ses guenilles de bohème qui font rire le stupide bourgeois («En el burgués estulto, mis guedejas undosas / de bohemio suscitan una risa banal»), le poète couve un idéal («mas él no advierte, bajo mi mugre, las gloriosas / armas del caballero ungido de ideal»). Ses hardes le magnifient («Son mi magnificencia y fasto principescos») mais le rapprochent inéluctablement des gens du bas peuple madrilène -dont les «manolas» qui font l'objet d'une adoration- et des caprices goyesques («adoro las manolas y los sueños goyescos»). Il porte l'héritage d'une Espagne lointaine qui triomphe à travers lui («toda la España añeja triunfa a través de mí»). Ivre de lune, la nuit, le bohème partage sa couche avec les princesses de la bohème murguerienne («Con ajenjo de luna mi corazón se embriaga, / y en mi yacija, porque la carne satisfaga, / sus magnolias me ofrenda la princesa Mimí»)11. Dans le sonnet de Teófilo Pajares, le bohème se décrit comme un être en haillons, obéissant ainsi au stéréotype qui veut que bohème rime avec misère et avoue sa communion avec les «manolas» et les rêves goyesques (les Caprices représentent des figures du bas peuple madrilène, «majas desnudas»)12. Teófilo Pajares est l'image décadente du bohème traité sur le mode de la satire, annonçant l'autre figure bohème satirisée, Max Estrella. Pérez de Ayala reprend des thèmes répandus de la poésie moderniste qu'ont maniés les auteurs bohèmes. Nous pensons à Francisco Villaespesa (1877-1936), mais surtout à Emilio Carrere. La poésie est l'une des voies d'expression artistique les plus maniées par les auteurs bohèmes. Ce qui retient notre attention est le vers de ce sonnet quelconque placé dans le roman dans un but satirique: «adoro las manolas y los sueños goyescos». La bohème ne fait que confirmer sa configuration goyesque, son rapprochement avec la thématique et l'esthétique des Caprices. Les personnages de la bohème dessinés par Pérez de Ayala dans son roman, Troteras y danzaderas, ressemblent, en outre, à des pantins articulés qui font irruption, tel le journaliste Raniero Mazorral, double romanesque de Ramiro de Maeztu, se détachant sur une toile de fond précaire.

Si héritage d'un quelconque élan capricieux il y a, nous devrions peut-être le trouver dans les vers de ces auteurs bohèmes, figures déformées, masquées par la culture officielle, rois du faux-fuyant, de la truculence, cultivant la différence vestimentaire et l'ironie.




Les écrits bohèmes espagnols ou l'adaptation littéraire de l'esthétique du Caprice

Nombre des adeptes de ce mode de vie ont fait de leur bohème un art d'écrire: c'est ainsi que nous pouvons voir à travers les écrits bohèmes espagnols l'adaptation littéraire de l'esthétique du Caprice.

L'un des bohèmes fin-de-siècle, Emilio Carrere, s'est fait le chantre de la «vida del arroyo», c'est-à-dire la vie de bohème. Plus connu pour l'adaptation cinématographique de l'un de ses romans, La torre de los siete jorobados, par Edgar Neville en 1944 ou pour son roman El encanto de la bohemia (1910) que pour ses recueils de contes ou de poésie, Emilio Carrere est né à Madrid en 1881 et meurt en 1947. Il met souvent en scène les rues de la capitale dans des fictions fantastiques telles que La casa de la cruz. Il est aussi l'auteur de chroniques évoquant les thèmes ou reprenant l'esthétique des Caprices, tels que «Perfil burlesco»13, à propos de la figure absurde du poète bohème Pedro Barrantes ou «Las viejas»14, sur les vieilles dames qui fréquentent les cafés et qui couvent encore, sous leurs parures absurdes («ataviadas con absurdos perifollos»), le mystère d'une grâce vétuste («vetusta doncellez»). Mais ce qui retient surtout notre attention ici est qu'il a pu capter, à un moment donné, ce transfert esthétique entre peinture (goyesque) et littérature, cultivant cette esthétique de la laideur et de la déformation, chères à l'«esperpento» et aux Caprices. De nombreuses images peuplant ses poèmes ou certaines descriptions de scènes dans ses contes relèvent de la truculence «esperpentique» avant l'heure et nous poussent à croire en cette parenté. Bien que nous n'ayons pas trouvé de témoignage direct de l'auteur sur l'application de la technique du Caprice à son écriture, il convient de signaler que ses contemporains avaient souligné une certaine empreinte goyesque dans sa façon d'écrire, de battre le style ainsi que l'avait suggéré le poète et journaliste Alfonso Camín (1890-1982), lorsqu'il s'était entretenu avec lui en 1923:

La obra de Carrere es como una larga sombra suspensa, a trechos mezclada de luz. El es esa larga sombra que tiembla suspendida en sí misma. [...] El autor de «La familia de Carlos IV» dejó en Carrere el único heredero directo, [...]15.



Carrere ne s'est pas intéressé aux raffinements modernistes; il s'est plutôt laissé séduire par la «Musa del arroyo», titre qu'il donne à l'un de ses poèmes les plus connus, par les voyous, le bas peuple -même si, toujours en suivant Alfonso Camín, «Carrere no es una sombra nocturna de la baja bohemia»16-. Et il est certain qu'en parcourant ses recueils de poésie ou les passages de certains contes, l'ombre du maître des Caprices n'est effectivement pas très loin, son écriture répondant à l'élan esthétique des caprices goyesques. Ainsi que le laisse transparaître le sonnet de Teófilo Pajares cité tout à l'heure, le poète défend la vie bohème et vénère les rêves goyesques. Dans «La pipa», «Oración de la bohemia», «Nocturno de verano», «Pantomima» et «Maleficio»17, Carrere célèbre la lune ensorcelée et spectrale («la luna embrujada», «el hechizo lunario») et se demande même quelle sorcière, surgissant des ténèbres, a empoisonné sa vie de poète. Tout comme Goya dénonce les vices ou, pour employer une terminologie chrétienne -même si Dieu est absent des œuvres du peintre aragonais-, les sept péchés capitaux, Carrere, notre poète bohème madrilène, est attiré par le doux péché capital de la chair luxurieuse dans «Divagación pintoresca», «Canción de juventud» et «Maleficio»18: «Mi alma sedienta de placeres / siente el encanto de pecar» («Canción de juventud»). La figure du bohème révélée dans le sonnet de Teófilo Pajares comme «un caballero ungido de ideal» apparaît de même chez Carrere comme un pauvre funambule de l'Idéal dans «La capa de la bohemia». La figure du bohème, maintes fois accompagnée de celle du voyou et de la prostituée (dans «Elogio de las rameras»19), hante sa prose et sa poésie. Ainsi que l'affirmait José María de Cossío dans le prologue à la Antología des œuvres de Carrere de 1949, «es inevitable decir que Carrere hizo de la bohemia, una bohemia literaria y convencional, no tan sólo un tema poético, sino todo un estilo vital» (page 11). Il le dévisage de façon goyesque ou esperpentique avant l'heure dans ses contes, «novelas cortas» ou «leyendas». Le bohème est ridiculisé, déformé car apparenté à un polichinelle, à un pantin, à une poupée20: Sindulfo del Arco, du conte La calavera de Atahualpa [Aventuras increíbles de Sindulfo del Arco], publié en 1918-1919, est un type de bohème excentrique, loufoque. Dans ce même conte, le café de la Lucerna, refuge nocturne, est perçu comme le théâtre déformant des forfaits bohèmes et de leurs réjouissances artistiques. Tirant la figure du bohème vers une déformation «esperpentique», Carrere animalise, en comparant leurs réactions verbales à des cris ou à des rugissements, le comportement du groupe bohème à l'arrivée d'une famille bourgeoise qui a osé franchir le pas du repaire, de cette folle «ménagerie»:

Largos y sonoros rebuznos, gemidos lastimeros de can, rítmico croar de ranas, vagidos de león, ulular de tigres famélicos... Todo en una sombra espesa de cripta funeraria21.



El coro de fieras estalló de repente, y de todos los divanes comenzaron a brotar, como a un conjuro, rostros extraños, cabezas con largas melenas, pipas humeantes. Todos los yacentes se erguían con rapidez. [...] La familia burguesa huyó despavorida22.



Le café de la Lucerna, oasis merveilleux au milieu du tourbillon madrilène, est une cage à oiseaux où toutes sortes de folies brillent avec intensité, où l'on cultive la haine du bourgeois et du chapeau melon. Du moins, Carrere les associe-t-il à des êtres étranges, mi-hommes, mi-animaux, tapis dans la pénombre des cafés transformés en de véritables cryptes funéraires où s'agitent des squelettes pensants, dévastés par la mort de leurs illusions, chassés du paradis de la gloire, riant de leur misère, pâles caricatures d'eux-mêmes.

Il nous importe maintenant d'aller chercher le rapprochement esthétique entre littérature bohème et caprice dans l'œuvre d'un auteur controversé, Antonio Hoyos y Vinent (1885-1940)23, animé dans sa prose du jeu violent du clair-obscur goyesque. Ainsi, Sangre sobre el barro, recueil de nouvelles décadentes des années 1920, plonge ses racines dans les scènes ensanglantées, ténébreuses et hallucinantes des Caprices et des Peintures Noires. Les «novelas cortas» composant le recueil intitulé Sangre sobre el barro, sortes de caprices narratifs, sont justement définies par l'auteur lui-même de paysages pathologiques, qualificatif cher aux naturalistes, sur la Castille et l'Andalousie:

No sé qué rara, qué misteriosa, qué absurda conexión he establecido sin querer, instintivamente, entre los paisajes y los estados espirituales, que no son aquí sino secreciones de los estados patológicos. Igual que en los sueños surge a veces un paisaje que no es sino el reflejo de la realidad en nuestro deformado -cóncavo o convexo- espejo sensorial, así, en la vida, se dan misteriosas concomitancias entre fondos y estados de ánimo, cuando todo estribe quizás en que aquéllos contribuyan a deformar éstos24.



Amiel, connu pour son long journal intime, a écrit que n'importe quel paysage est un état d'âme, c'est-à-dire que, pour nous, et selon ce qu'écrit Hoyos y Vinent, la description du paysage est soumise à une tension entre la raison et la passion, entre l'intériorité et l'extériorité, donnant sens à la définition du caprice comme état d'esprit de l'artiste et comme genre. Proche esthétiquement et thématiquement du caprice goyesque, nous comprenons que le caprice et les paysages du bohème Hoyos y Vinent procèdent d'une vision pathologique: Goya à 46 ans devient sourd, ce qui le confine dans l'isolement; Hoyos y Vinent devient sourd à l'âge de treize ans à cause d'un rhume mal soigné, ce qui lui fera dire à José María Carretero, qui publie son entretien dans La Esfera du 5 février 1916, que la surdité lui avait permis de développer chez lui son sens de la concentration et de l'observation, «y nos lleva a vivir una vida infinitamente más intensa». Et nous comprenons davantage les raisons pathologiques de ce rapprochement esthétique qui a fait de Hoyos y Vinent, de cet aristocrate bohème décadent, le pendant littéraire du Goya des Caprices, des Disparates et des Peintures Noires. Nous y retrouvons en effet la quintessence du Caprice dans le choix de l'exploration de l'inconscient de l'homme dans sa folie, dans ses vices et dans cette vision noire du paysage castillan:

Los paisajes españoles tenebrosos, alucinantes, febriles y ensangrentados de Antonio de Hoyos, tienen, sin duda, su raíz en Goya. [...]. En Antonio de Hoyos, este elemento turbador [la enfermedad], oliendo a hospital y a manicomio, se une al claro oscuro [sic] violento de la técnica de Goya25.



Dans ses scènes, se révèlent toute la noirceur et l'ambiguïté de l'homme dans ses désirs, qu'ils soient sexuels, sociaux, dans sa férocité, ses faiblesses et ses frustrations. Tel le Goya des Caprices, Hoyos y Vinent introduit l'homme vicieux et dégradant dans l'Espagne la plus reculée, la plus rurale, celle des vendanges par exemple. Et nous pensons à l'un de ses contes, «Castilla. La Argolla». La description de cinq fouleurs («pisadores»), aux bras de chemise retroussés, la poitrine à l'air, le pantalon en velours remonté jusqu'aux genoux, les mains croisées derrière le dos, la tête baissée, les pieds nus pressant les raisins frais, ces cinq hommes rustres font penser à l'auteur à cinq barbares ou suppliciés du temps de l'Inquisition:

Cinco bárbaros, [...], seguíanse en interminable procesión, que daba, a veces, en el claroobscuro [sic] del recinto, la idea de un suplicio inquisitorial26.



De même, toujours dans ce même conte, nous voyons apparaître la figure d'une vieille marquise âgée de 78 ans qui possède une grâce fanée, encore vierge, à la fois avare et généreuse:

La marquesa tenía, pese a sus setenta y ocho años, y tal vez por eso mismo, la gracia marchita, un poco ridícula y afectada de una damisela en un retrato del año 60. Los bandós ondulados, el gesto dengoso, el traje hueco y rígido, las joyas pesadas, [...]27.



Cette figure nous rappelle le tableau de Goya de la vieille à la flèche dans les cheveux, se contemplant dans un miroir au dos duquel est inscrit: «¿Qué tal?», tableau où souffle la déformation satirique du Caprice.

Les vieilles femmes sont souvent rapprochées de l'esthétique de la sorcière: dans le conte «Castilla. La Argolla», la tante Ruperta est une vieille sorcière, au visage de chouette, à la démarche d'un oiseau plumé, sale, gloutonne, à la peau grasse et, pour compléter sa mise goyesque, «con suavidades de tercería»28. On ne peut que reconnaître à travers elle les figures féminines de la «alcahueta», de la «celestina» si présentes dans les Caprices (nous pensons aux planches 15, «Bellos consejos», et 16, «Dios la perdone: y era su madre»). Ruperta vient remplacer dans le conte La Cayetana, une vielle femme mesurée, et à son contact la belle et sereine matrone bourgeoise Micaela se transforme en un être vil, sale, négligé, passant du statut de «señora» à celui de «mujer mala», à la vie désordonnée, «sin norma ni pauta», commente le narrateur. Le rapprochement entre notre auteur et la forme générique du Caprice s'impose, effectivement, par cet intérêt pour les passions humaines et les déformations qu'elles engendrent, autant physiques que mentales, participant à l'instauration d'une atmosphère particulière présente dans les Caprices et se répandant aussi dans la prose de Hoyos y Vinent au moment où le motif de l'Eros est puissant. L'un des sous-chapitres du conte «Castilla-La Argolla» fait appel aux thèmes des Caprices: lorsqu'il intitule «Los abismos: La muerte y el deseo», nous voyons se dessiner devant nous le caprice mettant en scène l'union d'Eros et de Thanatos, «El amor y la muerte» (planche 10). C'est d'ailleurs dans cette partie que se manifeste le désir animal du «jayán» ou géant Carmelo, l'un des fouleurs de raisin, pour Micaela, la femme du vieux propriétaire Don Genaro, paralytique: «Micaela pensó que eran ojos de lobo o de demonio». L'horreur que lui inspirent le souffle et l'odeur de mâle fauve se mêle à du désir érotique. Entouré d'un clair-obscur inquiétant, et sous le regard froid et immobile du paralytique, le colosse essaie de la posséder:

En la semipenumbra, en el silencio absoluto de la casa, era una lucha sorda y desesperada, en que las rudas manos del bárbaro maceraban las carnes débiles de la mujer, y la arrancaban gemidos de dolor29.



Plus loin, nous verrons Micaela désirer la mort de son mari handicapé, que le narrateur décrit comme un fantôme d'outre-tombe, une poupée en bois, une horreur hallucinante, immobile et moribonde:

Tieso como un muñeco de madera, don Genaro guardaba en sí mismo un horror alucinante de fantoche de ultratumba. Delgadísimo, más que de carne y hueso parecía hecho de palos cruzados; [...]. En fin; los ojos inmóviles, sin cejas ni pestañas, aumentaban el espanto alucinante30.



La femme, l'éternel féminin, thème des Caprices, est, à l'instar de l'homme, possédée par les passions et se rapproche souvent de la sorcière. Elle est une image dégradante. Il en est de même pour María de las Angustias du conte «El caso clínico». Fille du docteur Rodrigo Vázquez, directeur d'un asile de fous, «El Reposo», elle est courtisée par le fils spirituel de son père, le docteur Arturo Jornás, aux nobles sentiments, qu'elle repousse, car elle sent germer en elle des désirs inavouables -«la atracción atroz de aquel abismo» commente le narrateur- qui la pousseront, d'abord, à parcourir la nuit les rues de la ville, à la rencontre des gens des bas-fonds, prostituées, voyous:

En unas ruinas, unos golfos medio desnudos, comidos de miseria, se calentaban en una hoguera. Eran los tipos clásicos, de achatada y ancha nariz, salientes pómulos y gruesos labios, que mostraban en las muecas canallas los dientes negros de tabaco, de mercurio y de porquería, mientras los ojos de ratón se achicaban de modo inverosímil31.



Puis, à participer à de véritables «aquelarres» organisés par les fous eux-mêmes de l'asile, ses amis, au cours desquels elle se prostitue. La scène que nous allons citer est d'une noirceur fiévreuse, terrifiante, cauchemardesque, c'est une véritable plongée dans l'abîme de la déchéance humaine, à laquelle les Caprices, les Désastres de la Guerre et les Peintures Noires de Goya nous avaient déjà habitué:

Como una ramera, salía ahora todas las noches a prostituirse por los caminos. Eran unas horas de lujuria, de brutalidad y de miseria; unas horas en que se hundía en el fango, en que vivía en la más inmunda abyección, en que su cuerpo sufría todas las torturas físicas, y su alma llegaba al límite de las degradaciones. Poseída, brutalizada, despreciada y maltratada por los jayanes, pasaba de mano en mano, temblando de frío y de deseo, un deseo sin fondo, como el tonel de las Danaides. Cuanto más ahondaba en las horripilantes voluptuosidades, mayor era el abismo en que caía. Y en el trágico espanto de la noche, exaltábase en horas de fiebre, de alucinación y de pesadilla32.



Pour conclure, nous dirons que Francisco de Goya y Lucientes a saisi la formule esthétique qui convenait le mieux aux mœurs décadentes de l'art fin-de-siècle, révélant la liberté effrénée et absolue de l'artiste. Le Caprice est un langage universel qui s'accorde à la perception bohème de la position de l'artiste dans la société à cheval entre le XIXe et le XXe siècle: s'obscurcir, adopter des poses maudites, vivre de façon noctambule pour percevoir de façon intimement aiguë les défauts, les troubles, les anomalies d'une société marchande et bourgeoise opposée aux aspirations de beauté, d'art et de vérité, aux idéaux désuets et romantiques des bohèmes unis dans la misère. Caprice, «esperpento» et bohème: trois concepts imbriqués, révélateurs de trois visions libres, originales et détachées de la réalité, trois façons de s'y confronter. Les Caprices, nés de la crise, entre drame personnel (surdité et isolement) et désastre historique (la fin de l'ancien régime en Espagne et la guerre d'invasion napoléonienne), deviennent un espace cathartique de création, un défouloir ou encore l'annonce d'un renouveau, donc un passage par la douleur et la misère, à l'instar de la bohème, période de crise littéraire. Les Caprices sont l'expression de la décadence d'un individu, d'une société, d'une époque. La Bohème, état de crise, s'inscrit dans le grand mouvement fin-de-siècle, de la décadence d'un siècle, mais aussi dans un renouveau, car elle est aspiration vers un état plus mûr de création, passage obligé et initiatique, «stage de la vie artistique», écrira Henry Murger dans ses Scènes de la vie de bohème de 185133 mais s'imposant aussi comme un art de vivre puis un art d'écrire dans les Lettres espagnoles. La bohème est un caprice éveillé, réel et culturel. Les auteurs qui tentaient de la définir trouvent par l'intermédiaire de Valle-Inclán une formule stylistique et littéraire des plus proches avec l'esthétique des Caprices goyesques: l'«esperpento», figure tragi-comique, qui oscille entre la clarté, l'amusement clownesque, annoncé aussi par les poèmes d'Emilio Carrere et la noirceur grave et inquiétante des scènes peintes par Hoyos y Vinent.

A n'en pas douter, le rêve de l'écrivain bohème produit des paysages monstrueux, mais vraisemblables.







 
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