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ArribaAbajoA propos des traces et des images de Charles Quint en Tunisie

Abdelhakim Gafsi Slama



Instituto Nacional de Patrimonio. Túnez

Au XVIe siècle, l'Ifrikiya fut l'enjeu du duel627 hispano-ottoman pour la domination de la Méditerranée devenue un espace conflictuel. L'antagonisme entre l'Islam et le christianisme fit de la prise de Tunis un des principaux objectifs tracés par les Espagnols et les Turco-ottomans. La prise de Tunis par Charles Quint (1516-1556) en 1535 et sa reprise par l'amiral turco-ottoman Sinan Pacha en 1574 relancèrent le cycle de sa dépendance. Cette reconquête ou «fath» mit fin à l'occupation espagnole et à la dynastie hafside (1228-1543) et intégra le pays dans l'empire.

En même temps la course barbaresque et la contre-course chrétienne s'installaient au coeur de la Méditerranée. L'épreuve «al Mihna628» suscitée par la prise de Tunis s'accompagne de plusieurs réactions. De longs passages sont en effet consacrés par les chroniqueurs et historiens modernes tunisiens à cette reconquête et aux événements survenus pendant et après le départ des Espagnols. Malheureusement nous n'avons que peu d'informations contemporaines de cette «tragédie». Le travail de l'imagination populaire autour de ce grand événement ne se manifesta pas.


Les raisons de l'intervention hispano-ottomane

Les chroniqueurs ainsi que les historiens modernes se sont intéressés aux raisons de cette intervention étrangère. Le désordre dans le pays particulièrement au cours du règne de Moulay Hassen (1525-1543) ainsi que la revendication du trône par son frère

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Rasid et l'injustice avaient motivé des révoltes et par conséquent l'intervention de Khereddine Paša, le pacha d'Alger au service des Turco-ottomans, le «capitán general de la mar», et le fameux «corsaire629» Ce dernier s'empara successivement de la Goulette et de Tunis les 16 et 19 août 1534 et chassa le sultan hafside Moulay Hassen appelé Muleáses dans les chroniques espagnoles630. Ce souverain lança un cri de détresse et fit appel à Charles Quint. Irrité par ce coup de main le roi d'Espagne accueilla avec empressement cette initiative qui servit de prétexte pour intervenir, rétablir le prince détrôné et occuper la Goulette et Tunis. En vérité et selon les différents historiens tunisiens, l'intervention faisait partie de la stratégie espagnole dictée par le testament d'Isabelle La Catholique imposant la continuation de la guerre contre les musulmans d'Afrique du Nord pour «la sauvegarde de la sainte foi catholique631». Cette stratégie reposait sur «une politique préventive destinée à se prémunir contre les musulmans d'Espagne, à protéger la navigation en Méditerranée contre l'action des corsaires», à freiner l'expansion turco-ottomane, mettre fin au «peligro islámico» et empêcher la Berbérie de passer sous le joug des Turco-ottomans632.

Les «corsaires» barbaresques au service de ces derniers semaient la terreur en Méditerranée et les Espagnols voyaient en eux l'incarnation du diable. Nous pouvons lire à ce propos dans une romance espagnole de l'époque «tú eres el rey del mal» en s'adressant à Khereddine633.

D'un autre côté, au XVI siècle, l'Islam s'identifiait pratiquement aux Turcs et le mot «turc» devenait synonyme de musulman634. Par conséquent, les Turcs étaient à la fois «un fléau envoyé par Dieu pour châtier les chrétiens635» et «une punition envoyée par le ciel636» alors que «les barbaresques étaient les bêtes de l'apocalypse637».



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En tout cas, le désordre dans le pays, la faiblesse du royaume hafside, l'esprit d'expansion de ces «deux blocs politico-religieux638» étaient les raisons essentielles. Parmi ces raisons «la religion ou le catalyseur essentiel dans cette lutte639» et les convictions religieuses oû «chacun voyait une glorification suprême dans le combat par la foi640» occupent une place de choix dans l'analyse historique moderne.




Le pillage de Tunis par Charles Quint

La «Jornada de Túnez»641 fut entreprise par une armada de 400 voiles transportant 30.000 hommes et réunissant Espagnols, Portugais, Italiens, Allemands, Albanais, Chevaliers de l'ordre de Malte et de Saint Jean de Jerusalem642. Ce corps expéditionnaire dont Charles Quint en personne avait le commandement débarqua le 15 juin près de la Goulette qui fut occupée le 14 juillet 1535. Tunis fut prise le 20 juillet presque une année après avoir été saccagée par les troupes de Khereddine643.

D'après les différents récits, sources, chroniques et historiens «le pillage aurait été autorisé pendant trois jours, mais le butin fut peu important, et les troupes frustrées auraient de ce fait assouvi leur vengeance en massacrant une partie des habitants sans égard pour le sexe ni l'âge644».

D'après l'historien tunisien Abdulwahab, Tunis comptait à cette date 180.000 âmes. Le tiers a été fait prisonnier; le tiers s'enfuit dans les parages de Zaghouan et le reste fut massacré645. Les odeurs des cadavres décomposés par la chaleur incommodèrent le roi qui fut obligé de quitter Tunis le 27 juillet pour séjourner à Radès646.

Parallèlement à «ce carnage», «cette tuerie odieuse», «ces rapines et orgues», «ce massacre647», les mosquées furent démolies et les bibliothèques incendiées648. La profanation de la Grande Mosquée Zitouna et le viol de la sépulture du marabout Sidi

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Mahrez patron de la ville de Tunis furent évoqués avec forte émotion par les différents chroniqueurs et historiens649 et fut même interprété comme un acte «barbare650».

Le chroniqueur Paolo Giovio qui avait accompagné le corps expéditionnaire décrit le désespoir de Moulay Hassen devant les livres arabes piétinés par les troupes espagnoles651.

Malgré cette catastrophe vécue par les habitants de la ville de Tunis, le souverain hafside fut obligé de signer le 6 août 1535 un traité qualifié par les historiens de déshonorant et de mauvaise augure652 imposant un protectorat espagnol sur le pays653.

Il faut signaler à ce propos que les notions politique et juridique de conquête et de reconquête furent largement évoqués aussi bien par les chroniqueurs que les historiens. Mais c'est le terme «occupation espagnole» qui fut largement utilisé654, par contre c'est le concept «fath» qui fut le plus souvent employé pour désigner la reconquête turco-ottomane655. Cette reconquête est-elle une colonisation656? Les Turco-ottomans sont ils des conquérants ou des libérateurs657?

Ces deux réalités furent longuement discutées par les chroniqueurs et les historiens parfois avec passion et restent jusqu'à présent une préoccupation importante dans l'historiographie non seulement tunisienne mais aussi occidentale.




Traces et souvenirs de l'expédition de Charles Quint

L'expédition de Charles Quint entreprise en 1535 laissa plusieurs traces matérielles encore vivantes ou disparues et des souvenirs gravés dans les mémoires.

L'ilôt de Chikly ou «la isla de Santiago» qu'on peut contempler encore des berges du lac de Tunis, avait servi comme base aux troupes de Charles Quint658. Jusqu'à nos jours la route qui longe le lac vers la ville de Radès conserve le nom de Saint Jacques.



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D'après Alfonso de La Serna, ancien ambassadeur d'Espagne en Tunisie, les forts de Hammamet, Bizerte et Djerba portent encore les noms de forts espagnols659 hérités probablement de l'expédition contre l'Ifrikiya.

On peut aussi signaler le fort de la Goulette enlevé par les troupes impériales le 14 juillet 1535. Elevé à l'extrémité opposée de l'ancien canal, ce fort fut édifié en employant les blocs relevés sur le site de Carthage660.

L'atlas archéologique de la Tunisie signale les restes d'une grosse tour située du côté de Sidi Thabet et appelée tour espagnole661.

En outre, les chroniques arabes parlent souvent du «bastiùn» qui est une déformation du mot espagnol «bastión» en se référant à la «Nova Arx» édifiée après l'expédition662.

En tout cas, ces différentes forteresses étaient des témoins de la présence espagnole en Tunisie. D'ailleurs elles ont gardé comme l'affirme le professeur Mikel de Epalza une certaine impression mythique «La imagen mítica de los Españoles constructores de fortalezas en provecho de los Turcos y Magrebíes663»,

D'autres monuments tunisiens ont vu le passage de l'armée espanole. C'est le cas du palais la «Ibidilliya» situé à la Marsa et saccagé lors de l'expédition664.

Ajoutons aussi la zaouia (mausolée) de Sidi Qacim Zillidji665 qui abrite encore la tombe de l'avant-dernier souverain hafside connu sous le nom de Hmida, fils de Moulay Hassen666.

Notons aussi que le musée national du Bardo conserve une pièce de monnaie frappée par Moulay Hassen667 et une inscription gravée sur une plaque de marbre commémorant la réedification de la Goulette par Charles Quint. Au même musée sont exposées des gravures illustrant la campagne de Tunis668.

Bien entendu cette campagne laissa plusieurs autres traces. Fayolle évoque une médaille commémorative669 alors que La Serna signale «una famosa bandeja con aguamanil en plata670» conservée au Musée de Louvre. Levigne reproduit une illustration du prince Moulay Hassen671 et Deswarte-Rosa cite la devise sculptée vers 1531 et conservée

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au palais de l'Alambra où figure la Tunisie672. Signalons à ce propos la décoration impériale créee à Radès et se rapportant à cette expédition673.

Il s'avère donc que l'iconographie espagnole est très riche, alors que la Tunisie n'a produit aucune oeuvre. Malheureusement l'illustration turco-ottomane ne porte que sur la reconquête en 1574674. L'iconographie reste donc une forme éfficace de propagande tendant à affirmer la gloire de Charles Quint et le mépris de ses adversaires turcs.

D'autres témoins révèlent la richesse de ces traces et souvenirs. En effet, plusieurs sites tunisiens gardent encore des souvenirs du passage de Charles Quint. C'est à Ghar el Melh (Porto Farina) en effet que la flotte espagnole passa la nuit avant de mettre le cap sur la Goulette675.

Après deux semaines de la prise de la Goulette, les chroniques nous révèlent que l'armée espagnole livra une grande bataille aux Turcs et aux Maures dans la plaine de l'Ariana dont l'enceinte fut détruite676. C'est à partir de cette localité que l'armée espagnole investissait Tunis en pénétrant par le faubourg de Bab Souika le 27 juillet 1535677.

Signalons aussi d'autres toponymes portant encore l'empreinte de cette histoire mouvementée. Jusqu'à nos jours, Tunis porte le nom de «Bab el Falla» (porte de la déroute ou puerta de la huida) qui rappelle la fuite des habitants de Tunis après sa prise678 vers Djebel Ressas et Djebel Zaghouan679. A propos de la Goulette La Serna évoque «un muelle que se llamaba de Carlos V680». D'après Pellegrin, Tunis gardait le nom de place de l'empereur ou plateau de Charles Quint situé au nord-ouest de la Kasbah et qui avait servi de lieu de stationnement de l'armée681.

D'après le voyageur Dunant qui visita la Tunisie en 1856, «cette immense et colossale forteresse [la Kasbah] renferme encore des premiers rois de Tunis, des constructions de Charles Quint et des armures qui ont été conquises sur les Espagnols682».

Comme nous l'avons signalé précédemment, la Grande Mosquée Zitouna, fut souillée par l'armée espagnole. Lors de la prise de Mahdia en 1539, la Grande Mosquée fut transformée en église683.



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Outre ces indications, les renseignements dont nous disposons nous révèlent que c'est à Radès que Charles Quint créa l'ordre militaire de la croix de Tunis et décerna plusieurs colliers de cette distinction684. Rappelons que cette localité a servi de refuge à l'empereur incommodé par les odeurs dégagés par les cadavres suite au massacre des habitants de Tunis685. De plus, le cap de Carthage ainsi que toute la côté de la Marsa furent rasés sur ordre de Charles Quint686.




Pourquoi donc cet acharnement de Charles Quint?

Les souvenirs des malheurs subis par les chrétiens restent vivants. En effet, c'est le 25 mai 1535, jour anniversaire de la prise de Byzance par les Turco-ottomans que Charles Quint s'embarquait de Barcelone pour entreprendre l'expédition de Tunis687.

En outre, dès le débarquement du roi d'Espagne à Carthage, les souvenirs de Saint Louis et des anciens croisés morts sur le sol de cette ville en 1270 s'étaient imposés688. Cette expédition fut interprétée aussi comme une nouvelle guerre punique où Charles Quint tenait le rôle de Scipion l'Africain et Barberousse celui de Hannibal689. En même temps, l'empereur fut désigné comme un nouvel Hercule690.

En tout cas, ces souvenirs pleins d'images idéalisés et de contrastes rattachent l'aventure impériale au passé romain de l'Ifrikiya et aux malheurs vécus par Saint Louis et les croisés. Ces images encore vivantes servaient à mettre en valeur l'oeuvre entreprise par le roi d'Espagne dans le but de faire renaître la gloire de Rome, enflammer le sentiment religieux et réimplanter la religion chrétienne et l'Eglise latine. Charles Quint ne faisait-il pas figure de «défenseur des valeurs de l'Occident691».

Parmi les autres souvenirs évoqués par cette expédition figure le mouvement colonial. En effet, Rousseau dans la préface de son livre intitulé «Anuales tunisiennes» définit le cadre historique de son ouvrage qui se situe entre l'expédition de Charles Quint et la prise d'Alger en 1830692. Celle-ci fut interprétée comme «un autre avatar des descentes ibériques ou une réedition de la campagne d'Egypte693». Il est bien évident que cette expédition est source d'images très fertiles en Occident. Comment se présente-telle en Tunisie?





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L'expédition dans les oeuvres littéraires

L'expédition de Tunis fut longtemps fêtée comme une victoire éclatante, fut saluée par enthousiasme aussi bien en Espagne que dans toute l'Europe et elle connut surtout une grand retentissement littéraire694. Par contre les oeuvres littéraires arabes en général et tunisiennes en particulier restent tiroides et presque muettes. Les écrits l'affleurent à peine. Pourtant les sources historiques modernes nous indiquent que cette expédition laissa de profondes traces et blessures ressenties encore plusieurs siècles après et les souvenirs de la cruauté des Espagnols sont restés longtemps vivaces dans les mémoires collectives695.

Ce sujet brûlant qui a ébranlé la conscience collective populaire d'après les chroniques tunisiennes n'a pas suscité l'enthousiasme dans les oeuvres littéraires.

Nous n'avons pas relevé, en effet, des écrits destinés à chatouiller la sensibilité des croyants, ameuter les habitants, exacerber les passions, stimuler le courage à relever le défi, inciter aux sacrifices, galvaniser les énergies, glorifier le rôle joué par Khereddine Barberousse dans la résistance.

Nous n'avons pas aussi relevé des écrits appelant à la guerre sainte pour combattre l'ennemi ou proclamer la déchéance du sultan hafside allié des Espagnols.

Ce désastre collectif perçu comme un deuil collectif selon les chroniqueurs n'est pas pleuré par les poètes et n'a pas exalté leur imagination. Heureusement le poète tunisien Abu l-Fath Abdessalam696 exilé à Damas nous laissa quelques vers émouvants décrivant cet événement douloureux dans une atmosphère mélancolique et grave. Il évoque avec une grande tristesse les malheurs de Tunis et sa nostalgie du pays natal et exprime les tourments causés par ce désastre, ses peines, son immense désolation, son désespoir, la grande douleur qui l'accable à la suite de la perte cruelle de Tunis.

Par son imagination ardente, il arrive donc à brosser un tableau à la fois captivant, saisissant et attendrissant et nous révèle un témoin vivant de cette littérature. Mais il faut remarquer que cette poésie imite les grandes élégies des poètes andalous déplorant la chute des dernières villes musulmanes d'Espagne entre les mains des chrétiens pendant la reconquête697. Ces vers n'atteignent pas aussi la perfection de l'abondante littérature écrite après la prise de Jerusalem par les croisés698.



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Les autres oeuvres littéraires consultées se contentent le plus souvent d'implorer le Tout Puissant de venir en aide aux musulmans et de remercier les Turco-ottomans et en particulier le calife en tant que combattants les «Infidèles» et fervents défenseurs de l'Islam.

Il faut remarquer à ce propos que ces auteurs de ces oeuvres emploient plusieurs épithètes virulentes quand ils parlent de Charles Quint ou d'autres souverains chrétiens. Parmi ces épithètes figurent «l'ennemi de Dieu», «l'incroyant», «le maudit» et surtout le «tyran» ou oppresseur «at-tagiya699». Ces souverains sont donc diabolisés et leurs images reflètent des figures noircies et ternies.

«Barg al-lil700» est un roman inspiré par l'arrivée de Khereddine à Tunis, la prise de cette ville par les Turco-ottomans (18 août 1534) et surtout l'expédition de Charles Quint en 1535.




«Al Fath al Munir» de Sidi Arfa Šabbí701

La prise de Tunis par Charles Quint donna l'occasion à Sidi Arfa, le chef de la confrérie «chabbia» établie à Kairouan de rallier autour de lui le mouvement de résistance contre le souverain hafside Moulay Hassen et de créer un Etat religieux et «national», selon le professeur Ali Chabbi702. Son objectif n'était pas seulement de combattre «le traître» mais de le détrôner, de mettre fin par conséquent à la dynastie hafside mais aussi de chasser les Espagnols et les Turco-ottomans. D'après Sidi Arfa, les Turco-ottomans sont des étrangers, des envahisseurs comme les Espagnols et n'ont aucun droit légitime de représenter l'Islam et de guider les musulmans. Il est donc obligatoire de les combattre au même titre que les Espagnols et de mener la guerre sainte contre eux. C'est pour cette raison que son ouvrage idéologique de référence et de propagande politico-religieuse s'intitule «al Fatb al Munir» ou la reconquête éclairée. Sa vision négative à la fois des souverains espagnols et turco-ottomans induit une appréciation très dépréciée et dévalorisée. Cette oeuvre «militante», malgré son engagement en faveur de cette confrérie religieuse reste un témoin éloquent de cette littérature, mais ne peut en aucun cas suppléer au silence et à l'indifférence de la production littéraire à cette époque. Elle ne peut par conséquent atteindre le degré de maturité et de vivacité de la littérature tunisienne produite à la suite de la chute de Kairouan aux mains des Hilaliens703.





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L'expédition dans les chroniques

Il faut signaler tout d'abord que nous n'avons relevé aucune réaction des chroniques contemporaines de l'expédition due, comme l'a bien soulignée, Abdesselem à la faiblesse des institutions culturelles et de l'activité intellectuelle au début du XVIIe siècle. Al qaššaš (mort en 1621-22) et Qasim‘Azzum (mort en 1600) en tant que témoins oculaires contemporains ne se sont pas montrés très curieux et rapportent en effet des allusions d'un faible secours704. Par contre c'est Ibn Abi Dinar mort aprés 1681 qui rappelle certaines péripéties de la prise de Tunis et laisse quelques témoignages. D'après ce chroniqueur, les Espagnols «An nasara» dirigés par le tyran «at-tàgiya», «l'ennemi de Dieu», entreprend avec la complicité du sultan Moulay Hassen le sac et le pillage de la ville de Tunis.

Les atrocités, les massacres commis par l'armée de Charles Quint, les souffrances endurées par la population, son sort lamentable, son exode, l'acharnement des bédouins pour capturer les Tunisois fugitifs et les livrer à la troupe impériale contre une rançon, le désordre, la confusion, le désespoir, l'émotion populaire provoquée par ce désastre, la ruine de la ville, l'abandon des souks et surtout la profanation de la Grande Mosquée de la Zitouna et de sa bibliothèque sont les éléments essentiels du tableau attendrissant laissé par ce chroniqueur. Ces actes ont fait l'objet d'une forte compassion chez cet auteur.

D'après cette source, Tunis a perdu le tiers de sa population705. Ce chroniqueur a certainement exagéré le nombre des victimes musulmanes mais le départ forcé de Charles Quint à Radès donne une certaine idée de l'ampleur du nombre des morts.

Mais c'est la reconquête ottomane ou «Fath» réalisée en 1574 qui retient le plus son attention. Cette reconquête relève du miracle, de l'exploit prodigieux. En inspirant les sentiments et en stimulant l'imagination, le récit devient parfois irréel et atteint le stade non seulement de la légende mais aussi de la mythologie.

Cette victoire répond à «une vision historico-théologique musulmane traditionnelle706» selon laquelle deux mondes s'opposent: «Dar el Islam» ou le monde de la foi et des fidèles et «Dar al Harb» ou le monde des «infidèles» et de la guerre. Les autres chroniqueurs comme l'andalous as-Sarraÿ mort en 1737707, Juÿa mort en 1754708 et Ibi Abi Diaf mort en 1874709 décrivent leurs impressions et l'immense douleur éprouvée à la suite de la prise de Tunis par Charles Quint. Ils évoquent en outre les calamités qui s'abattent sur ses habitante et leur humiliation, démontrent l'impuissance de l'homme

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face au destin implacable et développent leur stupeur devant l'ampleur du désastre. Ils reprennent par conséquent la tradition courante et les affirmations avancées par Ibn Abi Dinar sans remettre en question ses contenus. Ils s'ingénient par ailleurs à prouver que la reconquête ottomane est bénéfique car elle a mis fin à l'épreuve vécue par le pays. La prise du pouvoir par les Turco-ottomans est légitime car elle a permis l'intégration de la Régence dans la communauté musulmane «al umma al islamiyya». Les nouveaux arrivants sont donc à la fois des sauveurs, des libérateurs mais surtout les restaurateurs de l'ordre originel et providentiel. Sinan Pacha n'était-il pas «le héros et le rédempteur710» qui est venu secourir ses frères menacés par les chrétiens?

Cette analyse particulière effectuée par ces auteurs reflètent évidemment une conception «subjective» de l'évolution historique du pays.

Il faut signaler par ailleurs que ces auteurs se sont montrés agressifs à l'égard de l'empereur «at-Tagya» ou le tyran et l'oppresseur. Il est par conséquent «l'étranger, l'intrus, l'infidèle, l'incroyant, l'ennemi maudit». Les chrétiens sont les «idolâtres et les polythéistes». Ces épithètes sont accompagnées le plus souvent de souhaits comme «Dieu nous préserve contre les tentations». Ces appellations font partie des épithètes virulentes et agressives employées par les chroniqueurs musulmans.

Ibn Abi Diaf réserve une place à part à Moulay Hassen. Ce dernier fut traité avec peu d'égard. Il est considéré en effet comme un alié, un complice du pouvoir chrétien et un vassal de l'Espagne. Ayant abandonné les règles fondamentales imposées au souverain musulman au cours des épreuves comme la foi, le courage, la patience, la résignation, la soumission à la volonté divine, n'ayant pas honoré ses engagements en tant que prince musulman et ayant failli à ses devoirs religieux en particulier la protection de la communauté musulmane sous sa souveraineté, et surtout en pactisant avec les ennemis de l'Islam et en livrant le pays à Charles Quint, Moulay Hassen est un souverain illégitime. Rejeté par sa communauté, accusé de trahison il mérite d'être détrôné par les Turco-ottomans. Sa dynastie est par conséquent condamnée et remise en question.

Ce sont par conséquent les Turco-ottomans qui méritent la confiance à cause de leur comportement face aux envahisseurs chrétiens. Pour lui, les nouveaux arrivants sont les ennemis du mal, les adversaires du parti du diable, les défenseurs du bien, les bienfaiteurs du pays, les auteurs de la renaissance, mais surtout les instruments de la volonté divine711.




Les auteurs modernes et le duel hispano-ottoman

L'appréciation des événements portant sur le duel hispano-ottoman occupe une place importante dans l'historiographie tunisienne. Pour avoir une idée sur les différentes analyses relatives à cette question, nous allons choisir quelques unes.



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Le professeur de français à la faculté des lettres de Sfax, Yamoussi observe que «la rencontre entre l'Islam et le christianisme a été toujours conflictuelle» et fait remarquer que «cette rivalité provenant de l'opposition séculaire entre l'Occident et l'Orient découlent des conceptions et des pratiques différentes712».

T. Guiga, l'auteur du livre sur Dargouth s'emploie à démontrer que «les rêves espagnols de conquête, de mainmise et de christianisation du Maghreb deviennent plus virulents avec l'accession de Charles Quint au trône». Il affirme que l'imperialisme et l'expansion se sont faits avec l'appui de la papauté et vont de pair avec ce mouvement de christianisation. Pour lui ce christianisme est militant et agressif; il est encouragé par «la résurgence de l'esprit de croisade et les exactions de l'inquisition».

Il apprécie par ailleurs le rôle joué par Sidi Arfa et ses adeptes. Il explique que les Ghazi ou les combattants ottomans de la foi ont pu entretenir la volonté de lutte dans le peuple et ont résisté à ce mouvement. Sidi Arfa et les Ghazi sont les artisans du «sursaut national et religieux et les auteurs de l'exaltation de la foi musulmane». Par contre Moulay Hassen est le modèle du défaitisme, de la trahison, et de l'intrigue contre les intérêts religieux de la communauté musulmane713.

Quant à Témimi, Directeur de la fondation Témimi pour la recherche scientifique et l'information et grand spécialiste tunisien des rapports hispano-ottomans, il affirme que le duel hispano-ottoman demeure par dessus tout un combat entre deux religions714 et fait remarquer que «c'est par ou pour la religion que l'on se bat715».

Il fait ressortir aussi que cette lutte contre l'Islam obéit à une doctrine et à un esprit religieux. Il soutient que cet esprit religieux est fanatique716 et intolérant et qualifie l'antagonisme entre les deux empires de «guerre de l'intolérance». Il fait ressortir que la menace espagnole est une croisade et n'obéit pas à des considérations économiques ou autres. Il observe que l'esprit de suprématie et de domination régissent la politique espagnole en Méditerranée.

Il fait remarquer que l'alliance européenne et chrétienne ainsi que l'union des souverains européens visent à préserver le patrimoine culturel et religieux latin-européen et à rétablir l'Eglise717.



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La conséquence de cette politique menée par l'Espagne est négative sur le sort du Maghreb718. Il évoque largement le problème de la reconquête ottomane qu'il qualifie de «Fath» et s'attache à démontrer que cette reconquête n'est pas une colonisation719.

Par contre d'autres analyses vont plus loin dans leurs attaques virulentes et acerbes contre la politique de d'Espagne en Afrique du Nord et ne reculent pas devant des expressions et des images parfois choquantes et injurieuses. Ils s'emprennent violemment en effet à la conquête de Tunis par Charles Quint. Les deux arabisants Ben Salem et al Metoui évoquent dans leur livre sur l'homme de lettre tunisien Ali Ghrab, mort en 1770, la conquête espagnole. Ils démontrent que cette conquête est une occupation imposée à la Tunisie par la force, l'oppression, la terreur et la persécution720.

A propos de la tragédie vécue par Grenade, Sghaïer, professeur à la Faculté de théologie de Tunis condamne la politique espagnole menée contre les moriscos en Espagne et fait remarquer que cette politique obéit à des considérations religieuses oû «les attaques contre les musulmans prennent la forme de croisades aveugles et rancunières menées par des âmes malades assoiffées de sang721».

Mais c'est le mufti de la Régence de Tunis qui livre le fond de sa pensée et de ses sentiments dans un rapport rédigé avant 1895 et portant sur l'état de la Grande Mosquée de la Zitouna. Les troupes espagnoles ayant participé au pillage et à la profanation de cette mosquée sont qualifiés «d'animaux féroces722».

Evidemment ces analyses obéissent à des conditionnements religieux et idéologiques reflétant un patrimoine culturel et mental et dénotent par conséquent une certaine vision partisane et un engagement. L'appréciation revalorisante ou dévalorisante, l'évaluation de sympathie ou d'aversion, intéressent à la fois les Espagnols et les Turco-ottomans. Par conséquent les clivages entre les deux mondes chrétien et musulman se creusent davantage après la prise de Tunis par Charles Quint.





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