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ArribaAbajoCharles Quint aux yeux des Ottomans

Alain Servantie



Österreichisches Staatsarchiv -Haus, Hof und Staatsarchiv, Vienne


L'information et les informateurs

Les historiens et chroniqueurs turcs de Soliman le Magnifique-Kemalpaşazade, Celalzade, Solakzade, Rüstem pacha, Lûtfi Pacha, Peçevi, le Ghazawat773 -nous donnent un compte-rendu factuel des relations entre l'empire ottoman et ses voisins, un récit des conflits et accessoirement des négociations. Il n'y a pas d'analyse approfondie des rapports de force, comme le font les bayles vénitiens ou un Postel, ni d'ébauche de réflexion politique comparable à celles d'un Machiavel ou d'un Bodin.

L'enseignement officiel ottoman est tourné vers les langues classiques des civilisations musulmanes (arabe et persan), la religion et les aspects juridiques dérivés de la religion774. On passe beaucoup de temps à l'analyse des signes astraux, des rêves et à la computation sur les lettres775, et l'on ne s'intéresse guère aux sciences naturelles et positives, à

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l'exception de la médecine. Le développement de l'imprimerie, que certaines communautés hébraïques vont pourtant utiliser à Istanbul dès 1528 et qui sert d'instrument de propagande autant à Paris qu'à Anvers, passe inaperçu776. Il semble qu'il n'y ait pas de crainte d'une certaine avance technologique occidentale: l'intérêt pour les nouveaux objets mécaniques et en particulier les horloges paraît lié à un certain goût du luxe et aux applications pratiques envisagées notamment dans le domaine de l'astronomie et du calcul du temps des prières, important pour les musulmans. En octobre 1535, à Esztergom, le premier drogman, Yunus bey, suggère à l'envoyé de Ferdinand, le comte Nogarole, qu'après le retour à Istanbul de Soliman de la campagne d'Irak, Ferdinand y envoie des ambassadeurs «con qualche presente ma non de oro ne argento perche lui he ha assai mai de qualche gentileza o qualche cosa nova ben lavorata», signifiant par là quelques produits de l'artisanat mécanique allemand777. En novembre 1545, le premier vizir Rüstem pacha suggère à l'ambassadeur de Charles Quint et Ferdinand, Gérard Veltwyck: «Retournez vite et apportez-moi des horloges, afin que tout se fasse bien». En 1546, Veltwyck observe que le fugitif Roggendorf offre à Yunus bey une horloge d'une valeur de cent florins, et l'envoyé de Ferdinand, Justin de Argento, en 1548, accompagne la confirmation de la paix de 1547, de quatre horloges et d'un habile maître horloger778.

Berkes note avec justesse que le sentiment de supériorité des Ottomans vis à vis des kâfir (des «infidèles»), dûs aux succès militaires, mais aussi à la conviction que la dernière religion révélée est la meilleure; d'ailleurs les succès militaires, la «peur des Turcs» font encore croire une supériorité d'organisation notamment en matière d'armée de métier analysée par un Busbecq dans les années 1555-1565779. Dans deux domaines

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toutefois, les Turcs doivent faire appel à des experts occidentaux pour maintenir leur supériorité: l'artillerie et la navigation. «La pluspart [des] bombardiers icy sont Ponentins ou Occidentaus, asçavoir François, Italiens, Espagnols, Allemans, Hongres regniés, & Chrestiens», note Postel, alors que le frère ragusain Pomazanic, en 1530, observe que les «maistres d'artillerie allemans qui ont esté emmenés» lors du siège de Vienne sont mis à forger de «nouvelles pièses qui getteront boulletz de fer du poix de deus livres chacun780». Toutefois certains développements nouveaux de l'artillerie, tels les pistolets de cavalerie, ne sont pas immédiatement adoptées en Turquie, malgré les efforts de Rüstem Pacha ou les suggestions d'un homme de frontière tel le Bosniaque Hasan-el-Kafi781.

Dans le domaine maritime, le développement de la cartographie des côtes notamment par Piri Reis, s'appuie sur des portulans pris sur les galions espagnols et des cartes vénitiennes782. Le grand vizir Lutfi pacha s'est attaché à renforcer la flotte impériale en étendant les arsenaux783. L'ambassadeur français Rincon en 1540 lui offre «un mappemonde fait en sphère, fort beau et riche, fait exprès à Venise, avec un libre contenant l'interprétation d'icelluy instrument, ayant coûté, tant ledit mappemonde que ledit libre 90 écus». Pour Soliman, l'important est de trouver un bon amiral, des marins aguerris, un équipement su même niveau que les Occidentaux. Comme amiral, il prendra en 1534 Barberousse dont la connaissance de la Méditerranée et la finesse sont relevées par l'ambassadeur imperial Schepper, et Barberousse restera en poste jusqu'à sa mort en 1546, assurant par la bataille de Preveze la domination ottomane sur la Méditerranée occidentale; de marins, il va manquer et les razzias sur les côtes européennes visent à augmenter la chiourme; quant à l'équipement, il doit faire appel aux Vénitiens. Dans la lutte contre l'expansion portugaise dans l'Océan Indien et le contrôle du commerce des épices, les Vénitiens, dont les intérêts coïncident avec ceux des Turcs, apportent une assistance technique à la construction de flottes capables de navigation océane, par le biais de Zuan Francesco Justinian, envoyé par le Sénat à Constantinople en 1530. Justinian avait exercé au Portugal et en Inde où il était resté neuf ans, «et a fait ici des cartes de navigation du voyage de Calicut et s'est offert d'y conduire une flotte pour avoir armé de grosses galères pour les Turcs et devoir en armer autant dans l'année en cours784». Quand il vient se plaindre au bayle

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Piero Zen en mars 1532 qu'il a des scrupules de bon chrétien, qu'on ne le laisse pas tranquille, que sans lui rien ne va à l'Arsenal, qu'on veut l'emmener en expédition, l'ambassadeur de la République l'engage à prendre son mal en patience: «Iddio sia quello che illumini l'anima vostro. Siamo in pace con questo Signor, desideramo ogni suo ben. Come sapete, sete venetiano et noble, et per le virtù vostre tenite bon nome; pensate quello che dirano li emuli vostri et gli amici785».

La plupart des pachas, recrutés par le devşirme, sont originaires des Balkans et parlent l'esclavon (le serbo-croate) ou le grec, quelquefois l'italien: Ibrahim pacha, originaire de Parga en territoire vénitien, Barberousse, né à Mitylène d'un père albanais et qui parlait espagnol, comme «les propres serviteurs plus confidentz dudit Turcq et gens dudit Barberossa786», qui gardent des contacts avec leurs parents restés du côté des puissances chrétiennes tels Marso de Polo, beau-frère de Murat ağa en 1543787, Donato de Salvi, ami d'un frère de la femme de Soliman pacha et d'un secrétaire de Barberousse, Ferhat ağa; un religieux, frère de Soliman pacha, un Fabricio Valares, un Ortiz qui informe de l'arrivée de Morisques de Grenade à Istanbul pendant l'été 1542788, «turc de religion» quelquefois comme Mustafa, Assain (Hasan?) pacha -frère d'Ascanio Belisario enlevé à Lipari et devenu capitaine des janissaires, envoyé à Alger et négociant avec son frère à Modon un échange de prisonniers789. Le vizir (Kara) Ahmed pacha, en 1545, dit à Veltwyck «estre filz de chrestien, et qu'il avoit pitié du dommaige des povres chrestiens790».

Les drogmans ou interprètes du divan, tels Yunus bey, de Corfou ou Modon selon les sources, émanaient aussi du devşirme, mais un Alvise Gritti, polyglotte verni à l'université de Padoue, doute de leur niveau de connaissance des langues et retraduit en turc une lettre de Charles Quint «du tout aultrement que n'avoit faict [Yunus bey] l'interprète, lequel il disoit n'entendre ny le turcq ny l'italien791».

On reproche aux juifs marranes ou «nouveaux chrétiens», émigres à Anvers vers 1512, financiers qui s'étaient assurés du monopole du commerce des épices portugaises

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vers l'Europe du Nord, d'être restés en contact, via Venise, avec leurs coreligionnaires réfugiés à Salonique au cours de procès retentissants en 1532. En 18 juillet 1538, Marie de Hongrie commettait Guillaume van Lare à arrêter les «nouveaulx chrétiens [qui] se seroient secrètement absentez du royaulme de Portugal et arrivez en la ville d'Anvers, à intencion de fainctement et par dissimulacion eulx transporter et aller résider en Salonicque et ailleurs sous l'obéyssance du Turcq, où les juyfs tiennent leur demeure, pour appostazer de la saincte foy catholicque, enfraindant par ce tel saulf conduit qu'ilz pourroient alléguer avoir obtenu de Sa Majesté792». La conviction que les «nouveaux chrétiens» et les juifs constituent une deuxième colonne informant Barberousse conduit peu à peu à leur expulsion des terres de l'empereur, notamment du royaume de Naples, particulièrement de Manfredonia, dès 1533793.

Des aventuriers rechignent à sauter le pas du changement de religion, mais se mettent au service des Ottomans dans l'espoir de gains. Le cas le plus intéressant est celui d'Alvise Gritti, fils d'Andrea Gritti, marchand de grain et diplomate, bayle de Venise qui avait négocié la paix entre Venise et la Porte en 1503, tâtant de la prison des Sept Tours, doge de 1523 à 1538, et d'une femme grecque d'Istanbul turque affirment d'autres; à son retour à Venise, Andrea Gritti avait ramené l'enfant, et l'avait fait étudier à Venise et à Padoue. De retour à Istanbul, se faisant appeler «Beyoglu, c'est-à-dire fils du seigneur», Alvise Gritti s'est, selon Jove, montré «entremetteur & heureux conducteur... expert en toutes choses de gentilesse, pouvoyt tant par sa bonne grace, qu'il menoyt facilement [Ibrahim]; qui commandoit manifestement au naturel de Soliman par quelque secrette constellation; jusques à tel poinct qu'il vouloyt, luy estant familier par domestique entretien & par hantise fort privée. Aussi avoyt il esté né & nourri à Constantinople, & pourtant expert en la langue turquesque jusques à une admirable faconde. Mais outre tout cela, ses nobles mœurs, la magnificence de son appareil domestique, & sa singulière dextérité en toutes choses, et principalement à cognoistre & estimer justement la pierrerie, comme il en nourrissoyt des Maistres en sa maison, le rendoyent merveilleusement favorisé, que Solyman luymesme fut mené par [Ibrahim], pour cause de recréation, jusques à des jardins qu'il avoyt

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à Péra, fort bien accoustrez à la mode d'Italie, èsquels durant que le Grand Seigneur prenoyt son ébat794, par plaisans propos pratiqua si bien la faveur de plus estroite amitié de luy, qu'en après il fut constitué sur les péages & gabelles à son grand proffit», jouant sur sa double identité pour prétendre aux chrétiens qu'il défendait leur situation dans l'empire ottoman, servant d'intermédiaire entre le Pape ou Ferdinand et le prétendant de Hongrie Jean Zapolya, cherchant à gagner sur tous les tableaux, raflant des évêchés, des seigneuries et des bénéfices financiers. Il travaille à conforter les intérêts vénitiens à Constantinople, informant la république des mouvements turcs et vice-versa, directement informé par Venise, passe les nouvelles à Ibrahim pacha sur les évènements européens795.

D'autres aventuriers, comme Isidore de Codroipo, Troilo Pignatello, Christophe de Roggendorf, ont moins de succès. Le bossu frioulan Isidoro de Codroipo, «grand et notable trahistre, lequel au commenchement s'avoit appellé ambassadeur de l'Empereur», arrive en janvier 1533 à Constantinople, indiquant sur une carte de l'Italie les ports et passages et le chemin à prendre pour l'occuper, demandant 4.000 Janissaires, «pour exercer son art de traître», mais est finalement rejeté par Ibrahim pacha et arrêté en Autriche à son retour mais relâché à cause de ses liens avec Alvise Gritti796. Le napolitain Troilo Pignatello, vieillard à la longue barbe blanche, dont le frère, Andrea, chevalier de Malte, avait été décapité sur ordre du vice-roi de Naples, arrivé le 26 novembre 1533 à Istanbul avec sept serviteurs, en 1533-37, a «offerto cose grande al gran

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turco», cherché à convaincre Soliman d'attaquer le royaume de Naples et suivi les expéditions turques sur les côtes des Pouilles797. Christophe de Roggendorf, fils du défenseur de Vienne, brouillé avec la reine Marie de Hongrie qui avait pris le parti de son épouse dans une querelle familiale, arrive à Constantinople le 27 septembre 1546 «avec l'air de porter toutes les affaires de la chrétienté sur les épaules», proposant au grand vizir Rüstem pacha de l'aider à prendre Vienne en un mois; le grand vizir lui octroie une pension de cent aspres par jour mais l'exhorte, sur suggestion de Soliman, à se faire musulman et lui conseille de ne pis se montrer trop dispendieux. Toutefois Roggendorf s'obstine à ne pas se convertir, cherche à s'enfuir, est rattrappé, jeté au Château des Sept Tours d'où il ne sera délivré que par l'intervention de l'ambassadeur de France. Par la suite, Rüstem recommande aux ambassadeurs de Ferdinand que si Roggendorf tombe entre les mains de l'empereur ou de son frère, de ne pas lui ôter la vie, mais seulement lui couper les mains et les oreilles798. On fait moins confiance aux aventuriers qu'aux envoyés officiels. 799

Les Turcs n'auront pas d'ambassade permanente dans les pays tiers avant le XVIIIe siècle. Bien qu'ils aient disposé de quelques informateurs dans les pays chrétiens, ils ne mettront pas apparemment en place un réseau d'espions, sachant le turc, le grec et l'esclavon, «per investigare e per essere ben avisato continouamente di tutti i motivi di Solimano», comme les Vénitiens, l'ordre de St Jean l'Hospitalier800 ou «trabajando por servicio de V. M. Cesárea para no padecer algún daño del turco», «para entender sus movimientos» comme ceux déployés par le marquis de la Tripalda, depuis le royaume de Naples ou Diego de Mendoza depuis Venise801.



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Quelques espions sont toutefois mentionnés: ainsi frère Louis de Lesina (Hvar), supposé envoyé par le patriarche de Constantinople ou par Alvise Gritti auprès de Charles Quint en janvier 1531 à Cologne pour l'informer et l'avertir sur la situation en Turquie, en réalité plutôt pour espionner au nom des Turcs, ce dont le soupçonnent l'empereur et Ferdinand: «Le religieulx venu de Constantinople estoit party avant la réception de voz lettres; et ne sçayt quel chemin il aura tenu. Si repasse devers vous ou se pouvoit retrouver, seroit bien de s'enquérir et informer plus avant de luy et en tous advenemens le détenir pour ceste saison, affin que -s'il est tel, comme l'on le deszifre- qui n'eust le moyen de retourner rappourter nouvelles802». En octobre 1534, le frère Ludovico Martinengo se suicide à Vienne après avoir été arrêté pour espionnage en faveur des Turcs803. En juin 1536, un juif nouveau converti, Astrume Elia, est arrêté et torturé à Naples comme espion d'Ibrahim pacha et des Turcs, se libère de ses chaînes dans son cachot en invoquant une intervention de Vierge Marie à laquelle ses gardiens espagnols ne croient pas; il sera retrouvé mort noyé804.

Les Turcs devront donc compter sur les informations fournies par Raguse et Venise. La petite république de Raguse, vassale de l'empire ottoman, moyennant un tribut annuel de 12.500 ducats, joue un rôle clé de transit et d'information entre les ports de l'empire ottoman (Istanbul, Alexandrie, Beyrouth) et les ports italiens ou autrichiens de Fiume et Ancône, concurrençant les Vénitiens; le Vénitien Razzi écrivait en 1533: «I Ragusei sono soliti di far conoscere come al Papa e agli altri principi italiani i movimenti del Turco, così al Sultano tutto ciò che possono sapere intorno alle mosse delle potenze italiane805». En mai 1533, Ibrahim pacha reçoit avis des Ragusains des préparations de mouvements de troupes impériales pour venir en aide à Coron806. Début 1547, Frère Georges Martinuzzi, régent de Transylvanie, et la cité de Raguse font parvenir aux

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pachas des nouvelles fraîches si favorables aux succès de l'Empereur devenu, écrit Veltwyck, «le maître de l'Allemagne807», que le chargé français se croit obligé de les contredire: «ces Seigneurs eurent lettres de Frère Georges qui nous furent secrètement monstrées, par lesquelles il leur faisoit entendre le succez de ses affaires d'Allemagne, si fort à l'avantage de l'Empereur qu'il ne craint point de dire que les Protestans avoient esté contraints pour l'extrémité où il les avoit réduits, de se soumettre à luy, & demander pardon de leurs fautes; ce qui leur fut accordé, aux conditions qu'ils eussent à remettre toutes les forteresses entre ses mains, & à se résoudre sur-ce, leur donnoit terme de vingt-quatre heures, lequel passé ils seroient hors de tout espoir d'estre jamais receus de luy à aucun mercy, & un nombre de semblables mensonges; comme dire que le Roy d'Angleterre & la plupart des autres Potentats de la Chrestienté aidoient ledit Empereur de toutes leurs forces; ce que nous avons rabatu de sorte, & fait si clairement voir estre par luy frauduleusement controuvée, pensant par tel moyen estonner ces Seigneurs, & les induire à l'accord avec ledit Empereur, qu'ils se sont résolus de n'y adjouster aucune foy...808».

Venise est le plus grand centre d'information sur la Méditerranée et l'Europe et d'espionnage les Vénitiens promettent aux Turcs de les informer sur les agissements de Charles Quint; tant qu'Ibrahim se plaint au bayle Zen, les 12 et 20 mai 1533, que les Vénitiens, malgré leurs protestations d'amitié envers le sultan, ont donné des informations erronées sur les mouvements de la flotte de l'empereur dans leurs ports, peut-être même lui fournissant à Doria des informations et un appui logistique lui promettent de s'emparer de Coron et ajoute que «la Signoria è sufficiente a dar conto fino di pesci dil mar non che di armate che Spagna prepara in li soi portino809». Ibrahim lui dit: «Orator, vui sapete che la fede nostra è grande contra quela vostra illustrissima Signoria et vossamo che li scriviate che'l desiderio dil Signor è di voler esser fidelmente avisato de li andamenti di

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quelo re di Spagna, perchè sentimo che'l fa armata et molte nove se sentono che accendono el sangue di questo Signore a ruinar il mondo810». Le 17 mai 1533, Ibrahim pacha rajoute: «Voi più de ogni altro intendete le cose et conoscete quanto real et fedelmente il Signor va con la Signoria, senti deversi avesi, et dicè, "che havete dil bailo, so che quela Signoria mi ama et fedelmente il Signor va con la Signoria, et che li era sta risposto venetiani avisano strettamente et da loro non harete particular avisi ma quelli che altramente non li pol far danno". El Signor si risente, di questo sente dispiacer, voleva mandar per vui. Tutti è moto. Vosamo ne avisessi le cose seguite et quel si sente di armate, o barze o galìe, non perchè stimamo, ma quando uno dorme sentendo un strepito si risente come timido; noi stemo oculati811».

Les Turcs se fieront moins aux informations fournies par les envoyés français, polonais ou hongrois. En 1545, Jean de Montluc rendre de Constantinople à Paris par Vienne, prétextant qu'il voulait informer les Turcs des nouvelles fortifications autrichiennes, information qu'il ne semble pas avoir transmise. En ce qui concerne tant les Vénitiens que les Français, la conclusion d'actes comme la paix de Cambrai (pais des Dames de 1529812), la Ligue de Bologne (1529), la Ligue de 1538, la paix de Crépy (1544), donne l'impression aux Turcs que les désirs d'alliance de leurs partenaires ne sont que des velléités purement opportunistes et qu'ils tiennent double langage, restant dans le fond de leur politique des puissances chrétiennes. Vénitiens et Français doivent dépenser des trésors de persuasion diplomatique pour expliquer la nature contrainte, opportuniste et factice de leurs accords avec l'empereur.




Le prétendant à la monarchie universelle


ArribaAbajoLa curiosité

Ainsi que nous l'avons dit, l'information générale sur les pays occidentaux est limitée; l'abondance des questions aux visiteurs dénote le niveau limité des connaissances. La nature des questions des pachas aux visiteurs reflète leurs centres d'intérêt: en octobre 1530, Ibrahim accable Nicolas Jurišic, et Joseph von Lamberg, envoyés de Ferdinand à Istanbul, de questions sur les lieux de séjours de Charles Quint et de Ferdinand, sur les habitudes des princes, l'état de leurs affaires, etc.813. En 1533, Ibrahim demande à Schepper: «où réside ordinairement l'empereur Charles? Je respondois qu'il

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est accoustumé soy tenir en divers lieux, si comme en Séville, Granate, Tolède, Sarragoce, Valledolid et aultre part. Il demanda sy aulcunes d'icelles villes estoit plus grande ou plus belle que Paris? Je respondois que non. Quelle terre (réplica-t-il) est meilleure, la France ou l'Hispaigne? Je respondois que France, selon mon advis, estoit plus belle814. Il dict qu'il avoit entendu qu'en France y avoit jusques à quarante rivières navigables et en Hispaigne bien peu, et me demanda pourquoy l'Hispaigne n'estoit tant cultivée comme la France? Je respondois que c'estoit à raison des grandes chaleurs, faulte d'eaue, et parce que le roy Ferdinande en avoit enchassé les Juifs et Mores, lesquelz estiont bons labouriers, ensemble au moyen du grand courage des Hispanols, lesquelz ne sont addonnez aux labeurs champestres, ains vivent du tout librement815». En 1534, pendant le repas précédant une audience, Ayas pacha interroge de Schepper sur les pays qu'il a visités, «sur les affaires d'Allemagne, sur le nombre et la grandeur des forteresses, sur ce qu'était le royaume de Bohème, et savoir si Prague était fortifiée, et si un fleuve pouvait être dérivé»; et quand il demande si le royaume de Grenade avait des ports de mer, Schepper, faisant allusion à l'ignorance du pacha ne peut s'empêcher de penser que Barberousse, s'il avait été présent, aurait pu dire bien d'autres choses sur Grenade. Rüstem pacha interroge longuement Lasky sur le renforcement des fortifications de Vienne816; en 1546, Roggendorf l'informe que l'on vise à rendre la ville imprenable817. En 1547, Rüstem pacha, alors manifestement moins préoccupé des questions militaires, parle longuement à Veltwyck des chasses à la grue de Soliman, et le questionne sur les chasses de l'empereur Charles818.


Le guerrier

Après la défaite de François Premier à Pavie, puis la prise de Rome en 1527, les appels des Français, des Vénitiens, des princes protestants allemands, du prétendant Zapolya, voire même du Pape à contrer l'Empereur, donnent une image dominatrice d'un empereur qui aspire à la domination mondiale, à la monarchie universelle, alors que les réalités sont autres: que les ambassades envoyées par Ferdinand, ou Charles Quint, fausses et fallacieuses, ne servent qu'à chercher à temporiser et gagner du temps, pour leur permettre de lever une armée et de poursuivre leur politique de conquête819.



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Les Turcs vont voir Charles à travers l'affaire de Hongrie, où il apparaît comme le protecteur, le maître, le manipulateur derrière Ferdinand. L'historien turc Kemalpaşazade expliquant que la conquête de la Hongrie résulte de la parole donnée par le sultan au «bey de France» pour «l'affranchir de la suprématie du bey d'Espagne... Pour bien comprendre ce que nous disons, il faut savoir que le roi du pays des Allemands, contre la tyrannie duquel réclament tous les infidèles, exerce une prépondérance incontestable sur tous les chefs ses voisins. Grâce à sa puissance et à sa force, il fait peser sur eux un joug honteux. Régnant sur des provinces célèbres par leur richesse et leur fertilité, il commande à une armée belliqueuse dont les moindres soldats sont d'excellents combattants. D'une haute taille comme les platanes et les pins, ces hommes à figure farouche ne respirent que la guerre, soit sur terre, soit sur mer. Ces misérables sont toujours prêts à fondre sur les musulmans et menacent de souiller de leurs pieds maudits la demeure du salut du pays de Roum820». Les envoyés de Ferdinand auprès de Soliman, en 1532, Nogarole et Lamberg, apprennent que Rincon, l'ambassadeur français a ainsi exposé la situation: «l'empereur des cristiens havoyt prins [François Ier] aultre foys a traïson et de nuyt, et après que l'havoyt tenu en prision, il changy a ses enfans lesquelles enfans luy ha failly rechapter a grand quantité de argent et que le dist empereur estoit ung tiran et ne demandoit aultre chose que de prendre et usurper les biens d'aultruy dont il en estoyt tant hay qu'il ne havoit homme qui bien le voulsist/ pourtant que le dit roy estoit délibéré de s'en vangier et povoir qu'il scet que ce invictissime empereur des Turq ha juste cause de ne laisser point [permettre] que son frère le roy des Romains, qui cherche tousjours de luy hoster le roaulme de Ungrie est toujours aydé du dit empereurs, pourtant luy hat il voulsu faire entendre sa dist voulonté de luy fere la guerre luy priant et conseillant qu'il y venist aussy, car c'estoyt le tamps de chatier touts les maulx que le dit empereur ha fait et que de tout cela que luy gaigneroit de l'aultre costé qu'il le vouloit congnoistre du dit Turq et le soucorir là où qu'il pourroit avecq sa personne et roaulme Le Turq luy respondit qu'il ne refusoit point la bonne amistié qu'il desiroit havoir avecq luy, mès quant au soucours qu'il luy promettoit qu'il havoyt bon espoir en qu'il non havoit point mestre, car sa puissance suffisoit contre tout le monde et que pourtant estoit il mis en chemin pour veoir s'il trouvera résistence et là seroit la voulonté de Dieu821». Ibrahim pacha dit au bayle vénitien,

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à propos de Charles Quint: «Questo signor disgraciato che merita esser maledeto da tutte le gente et da li profeti staria ben sconfito, et tutti li christiani doveriano riprenderlo; et disse sarta bon che tutti intendessero tanta ruina. Vene poi sopra Coron dicendo che pensalo far come tuor hozi una pecora dimane una vaca, hor vedo una grandissima ruina solo per la causa che deisdera un fidel aviso de la Signoria per haver le parole sue verissime. Questi li hanno mandati orator con sommesse parole, et da l'altro canto si vanno preparando a la guera822». Ibrahim répète en 1533 à l'ambassadeur de Schepper: «Cependant est advenu que le roy de France a esté prins, et lors la mère du roy mesme rescrivoit en grand Empereur en ceste sorte: "Le roy de France, mon filz, est prins de Charles, roy d'Hispaigne; j'espérois que libéralement il l'eust relaxé, mais il ne l'a faict, ains le traicte injustement, parquoy nous prenons nostre refuge vers vous, grand Empereur, affin que vueillez monstrer votre libéralité et rachapter mon filz". Dont le grand empereur esmeu et courrouché à l'empereur Charles, se résolut de, en tout évent, luy mener guerre, et considérant de quel costé et comment ce se pourroit plus commodieusement faire, se veint représenter devant sa mémoire l'indignité perpétrée par ceulx d'Hongrie contre ses ambassadeurs, mesme que Louys, roy d'Hongrie, avoit espousé la sœur de l'empereur Charles; par quoy il conduict illecq son armée, contre laquelle s'est pareillement mis en campaigne le roy Louys, lequel fut desconfeit, et le royaulme d'Hongrie acquis par les Turcqs. Lequel royaulme a (dict-il) par moy esté osté des mains des Hongrois823».

Et en 1534, Soliman explique clairement à Schepper qu'une paix avec l'empereur ne serait faite qu'à condition que «Charles restitue au roi de France toutes les terres qu'il occupe de lui et lui rende tout l'argent qu'il lui a pris. Après no us traiterons de la paix avec lui, mais pas avant, parce qu'il a fait une grande violence au roi de France, mon frère». Par terres occupées, Soliman entend le Milanais. Comme Schepper nie toute occupation, Soliman s'étonne; «Est-ce que Charles n'a pas détenu le roi de France en prison? et qu'il ne l'a relâché qu'après avoir reçu ses fils en otages et une grande somme d'argent?» Et puis il s'est retourné vers les pachas: «Comment se peut-il que tous les ambassadeurs qui sont venus ici ont toujours dit que l'empereur Charles détient beaucoup de terres qui appartiennent au roi des Français?824»

Les Turcs s'inquiètent de l'alliance entre Charles, les Portugais et les Iraniens, qui permettrait d'encercler l'empire et surtout de l'assistance technique militaire qui en résulte, et conduit aux diverses expéditions contre les Portugais dans l'Océan Indien825. On sait que les messagers envoyés par l'ambassadeur Jean de Balbi venu au nom de Charles Quint auprès du Chah fin 1529 sont interceptés, que le consul vénitien à Alep,

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Andrea Morosini, chez qui Balbi était resté et qui servait de boîte aux lettres, a été condamné à l'écartèlement et l'empalement826. Ayas pacha dit à Schepper, en 1533, «que ledt Sophy ou le roy de Perse, avoit grand nombre de Janitzaires, harquebusiers et d'artillerie champestre, sans y comprendre aulcuns aultres harquebusiers que le roy de Portugalle luy avoit envoyé, de manière que, selon les appareils, on attendoit une cruelle guerre». Jérôme Lasky, envoyé de Ferdinand en 1540, mentionne la visite d'ambassadeurs persans à Charles Quint, lors d'une discussion avec les pachas en novembre 1540827: «Et j'ai dit que j'avais eu une grande dispute, à la cour de notre empereur, avec des ambassadeurs persans, qui plaçaient l'origine de leur roi et son courage au-dessus de l'empereur turc. Lutfi pacha a demandé si ces envoyés y avaient été il y a longtemps. J'ai répondu que l'un était venu l'année antérieure, et l'autre cinq mois auparavant. Lutfi pacha a demandé: "Peux-tu nous dire la raison pour laquelle ils sont venus?" La question laisse supposer que les Turcs n'avaient pas connaissance de ces ambassades, mais s'en inquiétaient. La discussion montre une certaine naïveté de Lasky, à laquelle échappe Veltwyck en 1547. Rüstem pacha laissant percer la crainte que l'Empereur n'ait quelque intelligence avec le Sophy, évoque alors les informations de Lasky et des Français devant ce dernier ambassadeur, qui dénie toute alliance; Rüstem alors a commencé à discourir sur Thamasp Chah, dont on venait de recevoir «nove ch'el era in campagna conc 80.000 cavalli et 3.000 archibuseri a cavallo [...] disse ch'el detto Lasky voleva far paura al Turchi, con dir che l'Imperator haveva mandato maistri da far archibusi al Sophy, laqual cosa diceva lui che non era necessaria, perchè vi era un paese vicino, dove se ne facevan tanti come in christianità828».

Après dix ans de promesses non tenues, surtout après l'échec de l'expédition de Barberousse en Provence, la confiance à l'égard de l'information fournie par les Français a faibli: «leur ancien crédit estoit perdu par l'armée de mer que leur en presta le Turcq, et au moyen des accuses de Barberousse, et les deffenses faictes par luy, esquelles entre faictes se sont descouvers maintz beaulx tours, et comme les Turcs disent, trahisons et laschetez, lesquelles ne cessoient de reproucher aux Françoys après la paix faicte, de non avoir sceu employer une si bonne armée et se deffendre», écrit Veltwyck en 1545829auquel le vizir Ahmet pacha confie que, lors des futures négociations, «à la première fois, le Turc ne pourroit abandonner ne refuser les François mais quant nous retournerons, trouvrions

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la grace et le crédit tant comme les François et que nous deussions prendre le chemin de milieu/ ne donner pas tout ce que l'on demande/ ne refuser le tout830».

Mohacs a été la dernière bataille rangée menée par les Turcs en Europe. Au cours des campagnes successives, l'armée de Soliman s'épuise en longues marches interrompues par les pluies torrentielles qui réduisent la durée des sièges (Vienne en 1529, Güns en 1532) avant de retourner quasiment bredouille. La guerrilla menée par les troupes de Ferdinand exacerbe l'irritation des Turcs, qui accusent l'empereur de fuir par couardise la bataille, de refuser de rencontrer virilement Soliman; l'empereur se cache, malade, dévirilisé... Après le siège de Güns, selon Peçevi, Soliman envoie à Charles la lettre suivante: «Depuis bien longtemps, tu n'arrêtes pas de faire prétention de virilité; mais l'on ne peut en trouver ni la réputation ni les signes ni chez toi, ni chez ton frère; les prétentions du pouvoir et de virilité vous sont interdites. Est-ce que tu ne rougis pas devant tes soldats ou même devant ta femme? Peut-être que ta femme a du courage, mais pas toi. Si tu es un homme, viens le montrer sur le champ de bataille; quelle qu'en soit l'issue, viens-y; viens et partageons entre nous l'empire de Vienne. Le plus humble infidèle peut être tranquille; sinon ayant à faire face à un lion sur le champ de bataille, n'estime pas viril de s'emparer de proies par ruse comme un renard. Si cette fois encore tu n'oses pas venir en découdre sur le champ de bataille, va prendre un rouet comme les filles, ne prétend pas ceindre la couronne d'empereur ni même que tu es un homme!831» Il s'agit évidemment de propagande destinée à l'opinion interne turque. Kemalpaşazade se contente de noter que le roi (Charles) «choisit le parti de la prudente, fut assez bien avisé pour ne pas se réunir sur le champ de bataille aux autres chefs infidèles, et se contenta d'envoyer à sa place son frère avec quelques contingents. Pour lui, il resta au milieu de ses terres, caché et se tenant sur la réserve: il se serait bien gardé de prendre part à une guerre dont l'issue ne pouvait qu'être désastreuse; il savait qu'au jour du combat, dans le tumulte de la mêlée, les impies ne pourraient jamais tenir tête aux héros de l'islam832».

Rüstem pacha, en 1545, fait observer à Veltwyck que les chrétiens ont l'avantage de faire la guerre près de leurs bases arrières, alors que les Turcs «s'esmeuvent par les peines et travaulx que endurent leur camps devant que arriver aux frontières, estant les limites longtains de Constantinople, parquoy sont contraintes d'emploier la pluspart de l'esté en aller et venir, Et quant à l'iver ilz ne peullent demourer sur la limite a cause des vivres et pastures, sans lesquelz n'est possible de nourrir grant nombre de chevaulx. [Rüstem pacha] m'a dist que les guerres des chrestiens ne sont que passe temps puis que se font à la maison avec toutes commodités, mais que le Turc fait si grant chemin devant que peust trouver l'ennemy d'ung coustel et de l'autre, que tousjours quant il est de retour à Constantinople

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laisse la tierce part de son camp tant de gens que des chevaulx ou malades ou mort, et reprent gens fresches pour tirer en aultre part833».

Ibrahim accuse Charles de «tours de larron», et de renard attaques de guerrilla contre Zapolya, attaque contre Coron, prise de Tunis, et Castelnuovo, tentative contre Alger... Les reculs sont minimisés: Coron est qualifiée de castelluccio, Tunis et Alger n'appartiennent pas à l'empereur mais sont domaines propres de Barberousse. Les tactiques de Charles Quint, estime l'auteur du Ghazawât, relèvent de la guerre secrète: «Cependant le roi d'Espagne préparait en secret son armement, et l'on ignorait contre qui il allait le diriger. C'est une loi générale parmi les infidèles que, lorsque l'un de leurs souverains fait une expédition maritime, il ne confie son secret à personne. Celui-là même qui est chargé de la conduite de la flotte ne connaît sa mission que trois jours après son départ, lorsqu'il ouvre le pli qui contient les instructions qu'on lui a remises...834». Et quand Charles-Quint fait proposer secrètement à Barberousse de tourner casaque et négocier sur le Maghreb contre un échange de flottes, le second évoque la suggestion de tractation au divan, et le grand vizir Lûtfi pacha aurait suggéré de le payer de mots835.

Dans deux rapports conservés dans les archives ottomanes, le çavuş Hidayet, venu en mission à Vienne, en 1544, pour discuter de l'application d'articles de trêve, donne une analyse la politique flagorneuse menée par l'empereur vis-à-vis des Ottomans. Il note que le besoin de paix est général et que les fonds manquent du côté des Habsbourgb836.






Le prestige: titulature

Le couronnement de Charles Quint par le Pape à Bologne, le 25 février 1530, suscite railleries et inquiétude en Turquie, en particulier du chancelier historien Celalzade837. Aussitôt après Ibrahim ironise auprès de ambassadeurs Jurisic et Lamberg: «l'empire

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est dans le sabre et non dans la couronne [...] quant à la paix, elle sera impossible tant que Ferdinand n'aura pas renoncé à la couronne de Hongrie et rendu ce qu'il possède encore; tant que Charles n'aura pas quitté l'Allemagne pour se retirer dans la péninsule, et laissé Jean [Zapolya] en paisible possession du trône qui lui a été donné838». La couronne est considérée comme un symbole à la limite du fétiche, particulier aux chrétiens, à la valeur réelle sans rapport avec la valeur symbolique telle la couronne de Saint Etienne dont la simplicité et l'absence de joyaux déçoit Soliman839: «Dans la langue de ces peuples, le mot couronne [kurune] désigne un diadème qu'avaient coutume de se placer la tête les souverains, qui n'ayant point d'égaux parmi les princes chrétiens, se distinguaient entre tous par le nombre de leurs partisans et la multitude de leurs vassaux. Le chef qui, s'étant paré de cet insigne, était monté au faîte de la puissance, prenait le titre de césar [çesar], c'est-à-dire roi des rois, sultan des sultans. Ces deux prérogatives étaient insignes étaient le privilège des beys d'Allemagne; eux seuls, à l'exclusion des autres princes, jouissaient des distinctions et des honneurs qui y étaient attachés. A l'époque dont nous parlons, il y avait déjà longtemps que le chef des Allemands n'existait plus et que l'automne de la mort avait fané le parterre de sa vie. Comme il n'avait point laissé d'héritier direct de sa souveraineté, son empire s'était dissous, et le glaive dégaîné de sa puissance était rentré dans le fourreau. Le bey d'Espagne et celui de France, dont les Etats étaient limitrophes de ceux de l'Empire, avaient fait tous leurs efforts pour réunir cette riche succession aux province qu'ils possédaient déjà; chacun aspirait à se poser la couronne sur la tête et prétendait au titre de césar. Après plusieurs années de luttes et de rencontres sur le champ de bataille, le bey d'Espagne l'avait emporté sur son rival, grâce à l'appui que lui avait prêté l'odieux chef des Hongrois maudits. Avec ce secours, il avait brisé sous les coups de son épée meurtrière l'armée du bey de France, avait envahi ses terres avec des torrents de cavalerie, et s'était emparé de la plupart de ses villes et de ses places fortes; puis après avoir rompu le bras de la vigueur et démoli le rempart de la puissance de ce bey, il l'avait forcé à s'enfuir lui-même au milieu des débris de sa fortune et de son repos, et à aller se réfugier derrière les hautes murailles d'une citadelle où il était étroitement resserré840».

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Mais, Ibrahim cherche à faire imiter par Soliman la pompe de Charles Quint -avec la pompe de la circoncision des chehzade en 1530, puis, en 1532, un casque vénitien de plus de 100.000 ducats, en forme de tiare pontificale couvert de plumes de caméléon indien, et les cavalcades de Soliman lors du départ ou des retours de campagnes répondant au couronnement de Bologne, la parade d'entrée à Belgrade aux joyeuses entrées impériales841.

Auprès de Jurisic et Lamberg, Ibrahim ne qualifie Charles que roi ou seigneur d'Espagne [Karlo, Ispanya kralt ou beyi], et n'appelle Ferdinand que «Fernanduş», considéré comme le lieutenant de Charles en Allemagne. Les historiens turcs ne se privent pas d'insultes: «roi stupide» [şapşal kral] pour Peçevi, «le bâtard qui revendique le titre d'empereur», «Karlo, roi d'Espagne, frère du stupide [şaşkin] Ferdinand», «le seigneur de la province d'Autriche, roi imbécile du nom de Ferdinand», «Carlo, roi d'Espagne, ce païen têtu» pour l'historien Solakzade, et plus tard encore chez; Evliya Çelebi: «Ferdinand le divaguant».

Les liens entre les deux frères ne semblent pas bien compris, ni les pouvoirs exacts de l'empereur. En tout cas, il semble que l'on sente bien en 1545 à Istanbul que nulle paix ferme ne peut se faire avec Ferdinand sans qu'elle soit ratifiée par l'empereur842. L'insistance turque à n'appeler Charles Quint que roi des Espagnes et non Empereur -marquant un refus de reconnaissance de l'empereur par le Padichah, selon une tradition toute byzantine843, reflétant la prétention de l'empereur de Constantinople à être l'unique héritier de Rome -«Porque el principal titulo de Emperador dezia que el tenia, como successor de Constantino, y Señor de la Imperial ciudad de Constantinopla844»-, marquant aussi peut-être un conflit d'égal à égal dans la domination du monde, est peut-être une des raisons qui poussent l'empereur d'Occident à ne pas vouloir apparaître en tant que tel dans la négociation de Schepper. C'est dans ce sens que Soliman tient à apparaître comme frère de l'empereur, son égal, quand Ferdinand est considéré comme son fils, du niveau du grand vizir.

Lors de la remise des lettres de Charles à Ibrahim, rapporte Schepper: «Après luy ay déclairé le désir qu'avoit le roy Ferdinande, affin qu'il luy fust adsistant pour impétrer le royaulme d'Hongrie, mesmes que l'empereur Charles avoit pour cest effect, et en faveur de son frère, escrit au grand Empereur des Turcqz. Tandis que je disoye ce que dessus, nous estions tousjours debout, il me demanda lesdtes lettres que je luy donnois, lesquelles veues en ma main, il se leva, disant: cestuy-cy est ung grand seigneur, et pour ce le debvons nous

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honorer, parlant de l'empereur Charles; et preint lesdtes lettres, les baisa et applicqua à son front à la coustume des Turcqz, et les mist de costé avec grande révérence, de sorte que je m'esmerveillois grandement de ce qu'il portoit tant d'honneur à l'empereur Charles, et durant le temps qu'on parloit de l'empereur Charles, il demeura tousjours debout, disant que la raison vouloit que ce ainsy se feit, et qu'il sçavoit aussy que c'estoit de civilité845». Ce geste reflète toute l'ambiguïté de l'attitude turque vis-à-vis de l'empereur: c'est un jeu diplomatique montrant que l'on est prêt à lui donner du respect et à le reconnaître au-dessus des autres rois, pourvu qu'il accepte de négocier et de reconnaître aussi Soliman.

La titulature des lettres officielles donne lieu à contestation qui reflète l'importance donnée au protocole, aux termes: les Turcs ne reconnaissent pas les revendications du roi d'Espagne aux trônes de Jérusalem et d'Athènes, hérités du roi de Naples, suscitant les railleries d'Ibrahim et la colère de Soliman. Dans sa lettre à Soliman apportée par Schepper en 1533, l'empereur se fait intituler comme suit: «Charles Ve de ce nom par la grace de Dieu empereur des Romains tousiours auguste, roy de la Germanie, Hispaigne, Castille, Léon, Arragon, des deux Siciles, Hiérusalem, Hungrie, Dalmatie, Croatie, Granade, Tollède, Valence, Galice, Maillorque, Sibille846, Sardigne, Cordua, Corsica, Murcia, Algarby847, Gibraltar, Canaries, Indes, et terre ferme, mer océane, Archiducq d'Austhrice, ducq de Brabant, Stirie, Carinte, Carniole, Limbourg, Gheldre, Athines, Wittemberghes848, comte de Flandre, Habsbourg, Tirol, Barchelone, Arthois et Bourgne palatin de Hesnault, Hollande, Zélande, Ferret849, Namur, Rossillon, Cerdagne et Zutphaine, lantgrave d'Elsace, marquis de Bourgne, Oristain, Hotiain850 et du saint -Empire de Rome, prince de Suèbe, Cathalane, et Biscaye, Seigr de Frize, Marche, Slavonie, Wealines, Salines, Tripoli et Malines851». Ibrahim

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à Schepper, sur quoy: «ces lettres (dict-il) ne sont escrites par un modeste et sage prince; pour autant qu'avec une merveilleuse oultrecuidance il nommeroit ses tiltres, mesmes ceulx qui ne luy appartenoyent: pourquoy présume il, en mespris de mon seigneur, de se dire roy de Hiérusalem et non pas luy? et se tournant vers moy d'ung farouche visaige: Dictes moy (dict-il) veult-il oster à mon seigneur les terres qui sont siennes, et en luy escrivant, le mespriser, en s'attribuant ce qu 'il sçait appartenir à cestuy auquel il escrit? Je respondois qu'on estoit accoustumé d'escrire en teste sorte en la chancelerie, en tant que ledt tiltre demeuroit encoires aux crestiens, pour ce que anciennement ilz avoyent possédé Hiérusalem, et que partant ledict tiltre n'avoit esté adjousté en mespris du grand Empereur; mais que j'estimois que, conformément à la coustume et au stil d'escrire, les secrétaires avoyent inserré ledict tiltre; et néantmoings quelque chose que ce fust, qu'il n'avoit commission de respondre à semblables demandes, trop bien que ces lettres estoyent envoyées de l'empereur Charles à la requeste du roy Ferdinande, son frère, pour la promotion d'iceluy vers le grand César. Sur quoy, il vauldroit mieux (dict Aloysio Grity) qu'elles ne fussent esté envoyées, et principallement en telle forme; mais nous ne luy avons rien respondu. Au moyen de quoy ledict Imbrahim en continuant son propos: J'ay bien entendu (dict-il) comment plusieurs grands princes, entre les crestiens accoustrez en pauvres gens, sont accoustumez venir pour visiter la ville de Hiérusalem, sy l'empereur Charles ayant esté en ladicte ville de Hiérusalem, pense, au moyen de telle visitation, estre roy de Hiérusalem, je deffendray bien d'icy en avant nul chrestien, ny luy ny aultre, vienne audt lieu; d'aultre costé, la place d'Athènes, que maintenant on appelle Sechine852, est un petit chasteau à moy appartenant. Pourquoy usurpe il ce qui est mien? Sy mon seigneur en ses lettres spécifioit toutes les provinces qui sont siennes, il n'y auroit jamais fin; et toutefois il n'usurperoit celles des aultres, selon que faict Charles; et répéta de rechief qu'il n'appartenoit à un prince d'escrire de telle sorte, et ce avecq ung merveilleus desdain; et après: Je ne croy (dict-il) que ces lettres viennent de l'empereur Charles, ou qu'il sçache quelque chose desdictes lettres. En oultre il faict esdictes lettres Ferdinande égal, voires supérieur à mon maistre le grand Empereur. Il est bien vray qu'il a raison de l'aymer davantaige; mais il ne devoit en respect de luy mespriser mon seigneur, lequel a plusieurs sanzaches assez plus puissantz que Ferdinande... Après, a de rechief faict mention du roy de France, disant qu'il avait usé d'une modestie trop plus grande et vrayement royale, pour ce qu'ès lettres que puis naguerres et durant la conqueste d'Hongrie, il avait envoyées à son seigneur, le grand Empereur, il n'avoit usé d'aultre subscription que de la subséquente: François, roy de France; au moyen de quoy le grand Empereur, pour d'avantaige l'honnorer, afin aussy de ne se monstrer inférieur en noblesse et générosité, n'avoit pas mis son nom en ses lettres, ains luy avait simplement rescrit comme à un sien cher frère853».

Une lettre du 17 janvier 1538 de Marie de Hongrie au grand conseil de Malines ordonne d'ajouter aux titres de l'Empereur ceux de duc de Gueldre et comte de

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Zutphen, les mêmes plus Groningue854. Lors de la deuxième ambassade de Schepper en 1534, sur suggestion de ses conseillers, l'Empereur accepte de laisser tomber ses prétentions, ne s'agissant que de lettres informelles: «Si l'on devra mectre aux lectres que l'on escripra tous les tiltres de l'Empereur, comment il est accoustumé, ou si souffira de mectre le tiltre de l'Empereur avec etc., puisque ledict en démonstra sentement, et que ces choses sont peu neccessaires en simples lectres, mesmes et de nulle importante, ou conséquence en l'endroit dudict Turcq855. Il semble qu'il sera mieulx que les lectres se escripvent sans sérimonie de tiltres».

De son côté, Soliman rajoute des titres dans ses titulatures: «Padichah et Sultan de la mer Méditerranée, de la mer Noire, de Roumélie et d'Anatolie, du pays de Roum, de Caramanie, d'Erzurum, du Diyar Békir, du Kurdistan et du Luristan, des Perses, de Zülkadriye, d'Egypte, Damas, Alep, Jérusalem, et d'autres pays arabes, de Bagdad, Bassorah, Aden, des pays du Yemen, des pays des Tartares et de la steppe Kiptchak, du trône de Buda et des lieux qui lui appartiennent856».

Le tutoiement dans les textes turcs, marque la supériorité de Soliman sur les autres princes857.

En 1534, alors que la perte d'influence d'Ibrahim commence à se faire sentir, Soliman considère qu'il est le seul à pouvoir traiter directement des relations avec Charles avec les envoyés prétendus du seul Ferdinand, notamment l'ambassadeur de Schepper qui se réfère à Alvise Gritti: «L'empereur des Turcs a levé la tête et presque en colère a interjeté: "Qu'est-ce que tu dis de Beyoğlu?" Corneille a répondu que s'il l'avait trouvé, il aurait négocié la trêve avec lui. L'empereur des Turcs a répliqué en élevant la voix: "Beyoğlu? Beyoğlu? Il n'a reçu aucun pouvoir de moi pour négocier de telles affaires, à part celles qui concernent Ferdinand et le royaume de Hongrie, et non pas sur les affaires de Charles pour lesquelles il convient de venir ici à ma Porte! Tu as bien fait de venir ici". Et il avait dit cela sur un ton très indigné. Corneille a répondu qu'il croyait que ledit Beyoğlu avait tous pouvoirs de Sa hauteur pour négocier sur la paix avec l'Empereur Charles et tous les princes chrétiens et qu'il en avait la commission. L'empereur des Turcs a répliqué: "Non, non, ces affaires doivent être traitées à ma Porte858!"».

La paix favoriserait le partage du monde -d'où la moquerie sur le partage du monde rêvé apparemment entre le Chah d'Iran et Charles. Mehmet pacha dit à Veltwyck en 1545: «Vous avez mangé le pain avec nous, et voulons vous confier quant vous viendrez

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à la frontière vous verrez si nous avons tort de demander ce que demandons. Ne prenez pas en mauvaise part si avons usé quelque fois de termes et parolles que n'est coustume d'user et pardonnez nous et veullez tousjours estre bon médiateur et homme de paix, car vous avez ung grand maistre et la Chrestienté a vaillantz hommes et souldartz et beaucoup de camps, mais vous ne me nyrez que le camp du Turc mon seigneur ne soit tousjours plus prest que le vostre. J'espère que nous serons amys et que nous pourrons visiter l'ung l'autre859».
Les divisions du monde chrétien et l'incapacité de l'empereur à l'unifier

Les différentes ambassades des pays européens cherchant l'appui ottoman contre Charles Quint donnent aux Turcs la perception d'une division de plus en plus profonde entre Chrétiens sur laquelle ils peuvent jouer pour assurer leur domination dans les Balkans. Mais leur politique semble plus réactive que proactive. A l'exception peut-être de la mission de Yunus à Venise en 1538 qui arrive trop tard pour empêcher la Seigneurie de se joindre à la Ligue qui va conduire à la bataille de Preveze, on ne voit guère de missions visant activement à promouvoir leur politique. Les responsables turcs doutent de la capacité des Chrétiens à s'entendre: la paix entre Charles et le pape ne pouvait pas être aussi sincère que le prétendait les ambassadeurs Jurisi? et Lamberg, puisque les troupes impériales avaient pillé Rome et tenu le pape prisonnier, et que le roi de France et le pape avaient imploré le secours du Sultan. Soliman à Ibrahim Pacha sur les divisions entre Charles et François: «Regarde ung peu comme Dieu chastie ce mauldit chiens cristien. Car il les hostet l'entendement et le fais lever l'ung contre l'aultre dont vous en serés l'exemple davant les sieulx de cestuy ycy qui prochasse tel affaire contre son propre beau-frère. Allons dont ardiment car il est temps de le chastié pour ce que Dieu nous envoyat la occasion860».

Ibrahim à Zen: «nui sapemo che Franza ne Anglia non li darano favor, et con la illustrissima Signoria siamo amici, et manco lei se impazerà che se cum forze vorà lei defender, con le sue et dil Papa, nui sapemo quante le sono che non pole tenir una armata tre mexi par la povertà sua, mi rincresce certo, perchè serai causa de una grande ruina861». Ibrahim pacha dit à Zen au sujet de l'empereur: «Ambassador, ti voio dir una cosa: Spagna la va lusengando Franza et Anglia con le so false parole, perchè Spagnoli sono tutti pieni die catività, perché i voria destruzer Barbarossa nostro bilarbey in quele parte, e sa che Franza ne è come nostro fratelo, dubita essa Spagna che Franza non dagi favor a Barbarossa, però voria removerla, et per questo va in Spagna dicendo saria ben che Franza e Anglia fusseno ben avisati non favorir Barbarossa862».

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Ibrahim, faisant allusion au sac de Rome et aux mauvaises relations entre le Pape et l'empereur863, le 10 juin 1533, alors que Zen l'informe des derniers mouvements en Europe: «Penso el Papa no vol ben a Cesare, et andando abocarse con Franza, potria meter pace tra Franza et Spagna, ma è sta tratà la sorela de Spagna da putana dal re d'Ingaltera, come se potrà far ste cose?» Con altre parole, ut in litteris, concludendo li dispiace questo abocamento. El disse: «La Signoria fece mal a dare danari a Spagna quando i feno la paxe. Li dissi, li fo si pochi, che l'imperator non li senti864». Les Turcs doutent de la capacité de l'empereur à contrôler réellement la situation; Ibrahim note qu'il lui est impossible d'obtenir la convocation d'un concile et de se faire obéir du pape, impossible de concilier les protestants, incapable de recouvrir la Bourgogne, impuissant à mener à bien ses désirs de Croisade, ainsi qu'il le dit à Schepper en 1533:
«Cependant, l'empereur Charles estoit ès Italies, et menassoit de nous mener guerre, et oultre ce d'appaiser la faction luthérienne, et la constraindre aux anciènes cérémonies. Il est venu ès Allemaignes, où touchant les Luthériens, il n'a rien faict. Toutesfois, il n'appartient (dict-il) à ung Empereur de commencer quelque chose et point l'achever, ou dire quelque chose et poinct le faire. Il promeit aussy (dict-il) de faire tenir ung concil, et néantmoings, il ne l'a point faict, mais nous aultres ne sommes pas telz. Et proféra plusieurs aultres propos fascheux, touchant ce que dessus, réitérant souvent l'impuissance et la promesse non gardée avecq notre grand regret et crèvecœur... Et après retombant sur le propos qu'auparavant il avoit souvent entamé, touchant ce que l'empereur Charles avoit promis d'induire le Pape à la célébration d'un concil, et qu'il ne l'avoit sceu accomplir. Je les contraindray bien (dict-il) de faire un concile, voires présentement sy je le vouloye, et les chrestiens ne s'excuseroyent sur les gouttes, maulx de testes et autres choses frivoles, pour ne venir. Le mesme Charles, aussy lorsqu'il sera en paix avecq nous, sera vrayement Empereur, et nous ferons bien que le roy de France, Angleterre, le Pape et les aultres le recognoissent pour Empereur, dont aussy vous pouvez (dict-il) estre bien certains: nous avons icy lettres et promesses des plus grands princes de la crestienté, mesmes de plusieurs de ceulx qui sont prés l'empereur Charles, lesquelz ont promis au grand Empereur leurs chasteaux, villes, victuailles, et toutes aultres choses nécessaires, toutes les fois qu'il vouldroit envoyer illecq son armée: toutz lesquelles feront, ce que leur commanderons, et signamment les Luthériens: sy je vouloye (dict-il) je pourrois présentement mettre d'un costé Luther et d'aultre le Pape, et les contraindre touts deux à la célébration du concil; et s'eschauffant davantaige, dictes (dict-il en me regardant) à l'empereur Charles que je suis esté et suis cestuy qu'a empesché le progrez du concil; mais lorsqu'il aura paix avecque nous, il pourra constraindre les Crestiens, et à ce et à aultres

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choses; et tenoit lesdicts propos en grand colère. Nous luy respondions qu'espérions que comme il avoit détourbé le progrès du concil, que semblablement il seroit quelque jour autheur et cause pour le faire célébrer. Sur quoy, quand nous aurons (dict-il) paix ensemble, lors pourront estre les marchandises transportées deçà et delà; lors pourront les hommes s'assembler et traicter ensemble, et lors sera Charles vrayement Empereur. Pensez-vous (dict-il) que despuis qu'il a obtenu la couronne, il a establi ses affaires? Non, certes; mais, au contraire, il s'est assemblé plus d'ennemis. Estimez-vous que le Pape luy soit loyal? Non, certes, car quand il s'en souvient comment il at esté prins de luy et indingnement traicté, voires tellement qu'il n'eust peu estre pis traicté de nous, il n'est possible qu'il l'ayme. J'ay une pierre qui at esté sur la couronne d'icelluy, laquelle j'ay acheptée soixante mille ducats, ensemble plusieurs aultres pierres qui ont esté siennes... Et tombant de rechef sur ce que tant de fois il avoit déclairé: Sy nous avons (dict-il) la paix, l'empereur Charles demeurera bien Empereur: il est vray (dict-il) qu'il est puissant seigneur entre les Crestiens, mais touts ne luy obéissent: je vous monstreray bien plusieurs lettres à nous envoyées de ceux mesmes quy sont près luy et d'aultres princes; mais il ne seroit en luy d'en monstrer aulcunes d'ung de nous ou de quelque sanzache...».


Et Gritti, premier informateur des Turcs, de donner son avis à Schepper: «Il respondoit estre véritable que l'empereur Charles estoit puissant, mais que chascun ne lui portoit obéissance, comme pouvoit apparoir par l'Allemaigne et l'obstination des Luthériens; au contraire que personne n'avoit jamais esté semblable à l'empereur des Turcqs, ny tant obéy comme luy... oultre que cest Empereur estoit très riche, pour ce qu'il sçavoit que dedans quatre mois il pourroit s'il vouloit assembler jusques à dix millions de ducats, sans en ce comprendre le grand trésor qu'il at chez luy; davantaige, que la puissance d'icelluy estoit inestimable... que l'obéissance y est sy grande, que sy maintenant le Turcq envoyoit un sien cuisinier pour occire Imbrahim Bassa, que sans faulte il l'occiroit... que jamais il n'avoit eu en la crestienté tant de discordes et de dissentions; que le Pape, après le partement de l'empereur Charles d'Italie, avoit consenty au divorce du roy d'Angleterre; que le mesme Pape estoit courrouché de ce que l'empereur Charles n'avoit voulu créer son nepveu roy de la Toscane; que les Vénetiens, le ducq de Ferrare et aultres avoyent esté cause que l'Empereur n'avoit accordé ce que dessus au Pape; que le roy de France et le Pape estoyent d'accord; que ledt roy vouloit avoir Genua, etc.».

«Corneille a répondu que [...] il venait avec un pouvoir de l'empereur Charles pour traiter de quelque abstinence de guerre que Sa Hauteur souhaite, et ceci n'a d'autre cause si ce n'est qu'entre-temps Charles puisse induire le souverain pontife et les autres rois et potentats à être compris dans la paix en négociation. Alors l'empereur des Turcs a répliqué: "Ceux que tu viens de nommer, sont-ils des sujets et des serviteurs de Charles ou non?" Corneille a répondu que tous n'étaient pas ses serviteurs, mais bien certains étaient ses sujets, d'autres cependant sont ses amis. Quant au souverain chrétien, il est le chef spirituel de la chrétienté, tout comme l'empereur Charles en est le chef

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séculier. L'empereur des Turcs a interrompu le discours: "Comment Charles pourrait-il commander à tous ceux-là s'il n'est même pas capable de se faire obéir de ses soldats qui étaient à Coron865?"».




Conclusión

Le roi d'Espagne, aussi souverain de Naples et de la Sicile, n'a pas présenté grand intérêt pour la Turquie -sauf l'ambassade protocolaire d'information de Garcia de Loaysa en 1519- jusqu'à ce que la défense de Vienne, le couronnement de Boulogne, les efforts de rassembler les princes allemands pour reprendre la Hongrie et la prise de Coron en 1532, apparaissent comme une menace au pouvoir ottoman dans les Balkans. Selon une hypothèse avancée par Gülru Necipoğlu866, la période jusqu'à la mort d'Ibrahim pacha est une période ouverte, où Istanbul accueille des artistes, des aventuriers de toute l'Europe, de toutes religions. Gritti, un chrétien, joue un rôle clé. Après Preveze, et la paix de Venise, et surtout l'échec d'Alger, la crainte du danger s'estompe, l'empereur ne paraît plus en mesure de menacer les Ottomans. Lors de la négociation de Veltwyck, les discussions portent essentiellement sur la conclusion de l'affaire de Hongrie; il n' y a plus d'intérêt pour négocier directement une paix générale avec l'empereur. Les dirigeants ottomans semblent avoir peine à se dépêtrer dans la complexité des relations politiques en Europe où les couches idéologiques superposées ne reflètent pas la réalité mouvante des relations de pouvoir, au moment où la Renaissance et la Réforme, avec la montée des Etats nations, entraînent un affaiblissement des pouvoirs traditionnels -Eglise et Empire. Cela conduit à un aspect réactif de la politique ottomane: jouer sur la division des chrétiens.





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