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ArribaAbajoLos moriscos en España



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ArribaAbajoL'évangélisation des morisques: les missions de Bartolomé de los Ángeles

Bernard Vincent



École des Hautes Études de Sciences Sociales de Paris

Le règne de Charles Quint a été pour les morisques l'époque du modus vivendi. Cette expression admise par l'ensemble des chercheurs signifie qu'à la suite des événements décisifs de 1525-1526 -conversion ou expulsion des mudejars de la Couronne d'Aragon, réunion de la Chapelle royale de Grenade dressant le catalogue des pratiques répréhensibles des morisques grenadins-, l'accent a été mis sur la négociation, la patience et la persuasion1. Dans ce cadre, tandis que les morisques bénéficient d'un temps de répit relatif, les autorités, la Monarchie et l'Eglise comptent sur l'efficacité de la catéchèse pour amener véritablement les minoritaires à la foi du Christ.

Dans cette perspective, on le sait, les campagnes d'évangélisation ont été multipliées. Il y en eut plusieurs vagues tout au long du règne de l'Empereur. Mais si la politique mise en œuvre en ce domaine est bien connue on ne peut en dire autant du contenu même des campagnes évangélisatrices, des méthodes employées, des obstacles affrontés, des raisons des éventuels succés ou échecs2. C'est pourquoi la lecture et l'analyse d'un document exceptionnel comme le procés du franciscain Bartolomé de los Ángeles, longtemps en mission à l'intérieur du royaume de Valence, peuvent être riches en enseignements.

Entre le 28 juillet 1544 et le 2 mars 1545, le prédicateur, ses collaborateurs, ses détracteurs furent inlassablement interrogés par Antonio Ramírez de Haro, évêque de Ségovie et commissaire pour «l'instruction et la réformation des nouveaux convertis des maures». Confiné au monastère franciscain Sainte Marie de Jésus de Valence, Bartolomé de los Ángeles s'échappa probablement début octobre 1544 et le procès fut poursuivi en son absence. L'affaire a dont fait grand bruit et a logiquement attiré l'attention

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des érudits du XIXe siècle. Florencio Janer a indéniablement eu le manuscrit entre les mains. Il en retranscrit fidèlement une partie, celle consacrée aux instructions données par l'empereur et le commissaire apostolique au franciscain et y ajoute deux extraits faisant allusion à la condamnation du religieux3. Manuel Danvila y Collado a eu une copie du document en sa possession, ce qui a permis à Pascual Boronat et Barrachina de l'utiliser pour en donner un résumé dans le tome I de «Los moriscos españoles y su expulsión». Ou plus exactement Boronat, qui fournit des éléments du premier interrogatoire de l'accusé, cité de manière très succincte trois témoins et transcrit un assez long passage de la sentence sans en indiquer la date4. Ce matériel est intéressant mais il induit souvent en erreur. Il n'est pas d'abord évident de relier l'apport de Janer, qui ne donne aucune référence documentaire, à celui de Boronat. Ils ont pourtant puisé à la même source directement ou indirectement.

Les historiens du XXe siècle ont ainsi hérité d'un dossier, passablement confus. Trois ont pourtant tenté de cerner la personnalité et l'œuvre de Bartolomé de los Ángeles. Le premier fut, en 1935, Adolfo Salva y Ballester, qui publia un dénombrement des lieux du royaume de Valence habités par des morisques à partir d'un cahier de visites effectuées par le franciscain en 1527-15285. Récemment Eliseo Vidal Beltrán a transcrit un autre cahier du même missionnaire, pour les années 1528 et 1529, riche en notations à caractère social et religieux6. Entre temps Tulio Halperin Donghi avait dans son ouvrage classique sur les morisques valenciens cherché à réunir les fils de la carrière de Fray Bartolomé7. Il est toutefois symptomatique que les ambiguïtés de l'information antérieure l'aient amené à commettre une erreur. Il affirme qu'en 1546 les morisques du sud du royaume de Valence observaient les fêtes traditionnelles de l'Islam et que Bartolomé de los Ángeles en avait été le témoin. L'erreur fut amplifiée par Eliseo Vidal pour qui le franciscain aurait repris ses activité missionnaires après sa condamnation. Il n'en est rien: l'épisode rapporté par Tulio Halperin Donghi date du printemps 1544 et nous perdons la trace du prédicateur dès l'automne de cette même année.

La redécouverte du manuscrit du procès de 1544-1545 permet de remettre les choses en place8. Constatons tout d'abord que le document est demeuré à l'endroit où il se trouvait il y a un siècle. Mais il est riche de 99 folios ce que ne laissent soupçonner ni les transcriptions de Janer ni les résumés de Boronat. En dehors des textes normatifs qui ont retenu l'attention de l'auteur de la Condición social de los moriscos et qui se trouvent

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aux folios 57 à 65, figurent les interrogatoires de 27 personnes. La première de toutes est Fray Bartolomé, considéré dans un premier temps comme un simple témoin et qui prête déclaration par deux fois les 20 et 21 juillet 154 4. Il est déféré ensuite devant ses juges pour répondre aux 17 questions de l'acte d'accusation le 30 juillet et subit un dernier questionnaire approfondi le 8 août. Quatre comparutions donc qui à elles seules constituent le quart du document. La deuxième personne interrogée est Mosen Alonso Sauco, recteur de la paroisse de Teresa, 60 ans, qui a accompagné en mission le franciscain pendant quatre mois et demi, de mars à juillet. Lui aussi fait l'objet d'une attention insistante puisque par trois fois, les 21, 23 et 25 juillet, il doit déposer.

Un autre témoin, Juan de Mallen el menor, 40 ans, né à Saragosse mais résidant à Valence depuis l'âge de 14 ans est venu deux fois devant les juges, le 29 juillet et le 19 septembre. La raison de cette double comparution tient aux liens «ansi se confederó la amistad hasta ahora» qu'il a noués avec le prévenu. Les deux hommes se sont connus en 1535 au retour de l'expédition de Tunis. Mallen est l'homme de confiance à qui le franciscain remet son argent. Or les questions d'argent ont eu, comme nous le verrons, une place essentielle tout au long du procès. Les vingt-quatre autres témoins ont été entendus une seule fois.

Le procès comprend quatre parties inégales. La première qui correspond à l'instruction (fols. 1 à 39) repose sur les deux premiers interrogatoires de Fray Bartolomé, les trois d'Alonso Sauco, le premier de Juan de Mallen et celui de Joan de Miranda, 18 ans, originaire du León et domestique du missionnaire au cours de ses pérégrinations. Le jeune homme est assailli de questions pendant quatre jours. Ce premier ensemble est complété par les dispositions de six témoins à charge, tous ecclésiastiques, trois recteurs de paroisse du royaume, celle de Gilete Benaguacil et Macastre et de trois prêtres dont les fonctions ne sont pas précisées mais qui semblent être des proches de l'évêque.

La deuxième partie (fols. 39 bis à 56 bis) est le double et long interrogatoire de Bartolomé de los Ángeles, désormais officiellement accusé. Suit un ensemble comprenant le rappel des textes définissant l'évangélisation des morisques, émanant de Charles Quint, du vice-roi de Valence et du commissaire Ramírez de Haro et datés du début de l'année 1543; les interrogations de 12 témoins, (fols. 65 bis à 87) Juan de Mallen pour la deuxième fois et onze nouveaux dont le carme Jeronimo Lorenzo, cible des propos acerbes de l'accusé. Avec eux figurent cinq recteurs de paroisses, deux autres prêtres et trois laiques ayant des charges, le baile de Parcent, l'alguacil de Benaguacil et le notaire de la ville de Valence responsable des affaires concernant les Morisques; la sentence enfin (fols. 87 bis à 89 bis). Curieusement en forme d'appendice prennent place les interrogatoires de sept autres recteurs (fois, 90 à 98) qui ne font que confirmer les dires de leurs prédécesseurs.

Qui est Bartolomé de los Ángeles? Homme de 58 à 60 ans au moment du procès, il est donc né vers 1485. Cet andalou est originaire d'Ubeda où semble-t-il résident

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encore des parents puisque Juan de Mallen y situe la présence d'une nièce du prédicateur. Il a appris la langue arabe ce qu'il ne cesse de rappeler pour bien affirmer sa supériorité sur les autres religieux ne s'exprimant qu'en langue romane. Bientôt il s'est partagé entre l'Andalousie, au point d'étre en 1534 commissaire des couvents franciscains de la province, et le royaume de Valence. Déjà en 1525 il participait à l'évangélisation des nouveaux-chrétiens de cette région. Bénéficiant de hautes protections -il laisse à entendre au cours des procés qu'il a ses entrées à la Cour de l'Empereur- il est de toutes les campagnes de mission en 1527, 1528 et 1529. Mais ses méthodes lui valent beaucoup d'inimitiés parmi les recteurs de paroisses et les seigneurs si bien qu'il échappe de justesse à un procés en 1529. Il est toutefois trés actif au cours des années suivantes. Divers témoins se souviennent de ses sermons à Villajoyosa en 1534, à Benaguacil, vers 1536, dans divers lieux en 1542 et plus encore en 1543. Et peut-être a-t-il participé à l'expédition de Tunis de 1535.

De ce parcours on retiendra que le franciscain est un bon connaisseur du monde musulman et plus particuliérement du milieu morisque. Rien d'étonnant à ce qu'on lui ait confié des responsabilités importantes et continues en matière de catéchèse. De surcroît il est resté longtemps bien en Cour et sans doute son entregent lui a été si utile qu'il lui a permis d'échapper à un premier procès. Ce qui nous amène à nous interroger sur les raisons profondes de celui qui lui est intenté en 1544-1545.

Les attendus de la condamnation sont en apparence tout à fait clairs. Ils sont organisés en huit points qui correspondent à quatre griefs principaux dont trois sont bien explicités; être entouré pour accomplir sa mission d'une personne inapte et dangereuse; s'être rendu coupable de prévarications en exigeant des populations des services (nourriture, logement) qui auraient dû être assurées par la dotation reçue au départ de la mission; n'avoir pas respecté les dispositions de la commission et avoir au contraire pris des initiatives intempestives. Dans ce dernier cadre lui sont précisément reprochés la concession de permis de retour des morisques partis à Alger, la création de charges d'alguaciles, l'incitation à la rédemption à d'infidèles captifs, la poursuite de la mission hors des délais prévus et en des lieux non évoqués par les instructions. Le dernier grief est formulé de maniére vague. Il s'agit des «murmuraciones tan perjudiciales... contra personas de mucha calidad y discordias y zizañas que revolvía y revolvió aun entre los predicadores de este santo exercicio como entre los Rectores de les iglesias de los nuevos convertidos en grand escandalo de muchas personas9». Le décalage entre l'énonciation concrète de faits dans la presque totalité de la sentence et le flou final sur les bruits sources de discorde, ne laisse pas d'étonner. Pourquoi tout à coup ce langage emprunté?

La confrontation entre ces attendus et les dix-sept questions de l'acte d'accusation nous réserve d'autres surprises10. Après deux interrogations ayant traits à l'identité du

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franciscain, il est demandé à celui-ci de s'expliquer sur les trois points de la constitution de l'équipe missionnaire, des prévarications et du non-respect de la commission. Cet ensemble fait l'objet de neuf questions. Suivent trois autres parmi les plus détaillées et les plus insistantes qui s'attachent aux «murmuraciones». Enfin trois dernières touchent aux mariages consanguins que des morisques auraient contracté grâce à des dispenses. Ce dernier aspect est totalement passé sous silence dans la condamnation. Qui plus est, Bartolomé de los Ángeles eut à répondre une deuxième fois aux dix-sept questions sauf aux trois premières et à deux des trois dernières relatives aux mariages consanguins. Il semble que rapidement cet ultime domaine ait été négligé soit que les réponses de l'accusé et les témoignages n'aient pas apporté d'élément tangible soit au contraire que les faits évoqués aient été trop compromettants pour des tierces personnes.

Le procès intenté à Fray Bartolomé de los Ángeles a porté finalement sur les formes, sur la conduite singulière de la mission, sur le respect ou le non-respect des clauses de la délégation et pas du tout sur les pratiques des populations évangélisées et le contenu de la prédication destinée à les modifier. L'oubli de l'existence de nombreux mariages consanguins est révélateur. Dans ces conditions l'essentiel de ce qui est reproché au franciscain est, au-delà d'une conception très personnelle de sa tâche, son ambition et ses propos au vitriol mettant en cause de nombreux personnages éminents.

Le portrait qui est dressé de l'accusé est celui d'un mégalomane sûr de lui et irascible. Le carme fray Jeronimo Lorenzo prieur du couvent d'Onda rapporte au cours de sa déposition le sentiment, très hostile à Bartolomé, du duc de Ségorbe, l'un des seigneurs les plus importants du royaume de Valence. Le duc aurait défini le missionnaire comme un être dévoré par son souci de devenir évêque «no predica otra cosa, mitra llégate a mí11». Il ajoute que les témoins se moquaient de ce religieux qui se faisait précéder en toutes circonstances par un alguacil tenant très haut les insignes de l'autorité. Le prêtre de Macastre, Joan Llana le dépeint comme un individu ne supportant pas la présence d'autres prédicateurs. Un autre prêtre, Pedro Martínez de Arriata se montre particulièrement dur envers Bartolomé qu'il qualifie d'«hombre mordaz y perjudicial» dont le savoir serait bien limité12. Il est certain que l'accusé avait un caractére emporté. Lors de son deuxième interrogatoire alors qu'on lui demande de s'exprimer sur les termes de sa commission il éclate et aurait dit selon le greffier «quels remerciements me donnez-vous pour ce que j'ai réalisé et que vous ne puissiez accomplir en votre vie entière (buenas gracias me dais por lo que he hecho y vos no pudiérades hagar en toda vuestra vida13)». On le rappelle naturellement à l'ordre.



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Cet échange tendu rend bien compte à la fois de la tonalité et de la tournure du procès. A en lire l'ensemble tout porte à croire que la condamnation de Bartolomé de los Ángeles est acquise d'avance. Parmi les assesseurs de l'évêque de Ségovie figure Vicente Sora, un prêtre qui avant d'être nommé comme tel le 28 juillet 1544 allait déposé à charge le 25 juillet. Tout au long de l'interrogatoire, Vicente Sora intervient de manière virulente. Parmi les autres témoins défilent d'autres personnages comme Pedro de Mendoza et Pedro Martínez de Arriata l'un et l'autre appartenant a l'évêché de Calahorra dont Pedro Ramírez de Haro a été le pasteur. Martínez de Arriata, nous l'avons vu, est très violent au cours de son témoignage tandis que Mendoza est présenté comme «un familier de l'évêque». Les indices sont donc nombreux d'un acharnement visant à faire tomber le franciscain.

Or que lui reproche-t-on au bout du compte? Tout d'abord de s'être fait assister au cours de la mission de 1544 par un certain Séraphin morisque originaire d'Aragon (tagarino) et habitant d'Oliva. La présence de ce dernier selon les témoignages concordants de Fray Bartolomé, du prêtre Alonso Sauco et du domestique Joan de Miranda, était due au péril d'une entreprise conduite sur des chemins peu sûrs et à proximité de la côte où les descentes de corsaires étaient fréquentes. La participation d'un morisque à l'équipe parut indispensable. Séraphin, déjà connu du franciscain obtint l'autorisation de son seigneur, le comte d'Oliva, avant de rejoindre la mission. Selon Fray Bartolomé «el tagarino (entendía) en acompañarle y en traer la gente a la iglesia y en guardarlos por los caminos que eran malos y peligrosos y en dezir a los nuevos convertidos quien venia a predicarles y declararles las mercedes que su majestad les hacia14». Il est probable que l'appel à un morisque de confiance était pratique courante chez les missionnaires. Ainsi il est fait allusion à un prêtre qui tout en connaissant la langue arabe se fait accompagner par Luis, morisque qui à l'occasion prêchait.

Il n'en va pas autrement des permis et charges que le missionnaire a accordés. A en croire Fray Bartolomé il aurait donné trois sauf-conduits, chacun concernant trois, quatre ou cinq personnes afin qu'elles puissent se rendre auprès de l'évêque de Ségovie. Les concessions auraient profité à des jeunes gens qui auraient été emmené en Afrique du Nord par leurs parents et qui de retour souhaiteraient recevoir l'absolution. Alonso Sauco et Joan de Miranda confirment une nouvelle fois cette version. Leurs divergences ne touchent qu'au nombre d'autorisations concédées. Sauco évoque l'existence de bénéficiaires à Jalón, Alcalá, Parcent, Ondara, Orcheta, Villalonga, Chovarín et le val de Guadalest et donne les noms de trois d'entre eux15. Il tend à démontrer que les initiatives du franciscain ont été en cette matière limitées et que le vrai danger vient de tous les renégats qui sans être identifiés se déplacent dans tous le royaume. Selon lui ils seraient plus de trente qui proviendraient d'Alger. Quant aux charges d'alguacil, elles auraient été fort rares: un seul cas concernant le village d'Albalat est avoué. Naturellement

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les témoins à charge, sans donner plus d'exemples laissent entendre que Fray Bartolomé a outrepassé ses droits et a monnayé ses faveurs. Mosen Velasco, recteur de Gilete en vient ainsi à prêter des propos lapidaires à l'accusé: accordant l'unique «vara» d'alguacil dont il est question dans le document, le franciscain aurait déclaré que «el señor obispo de Segovia ni el vicario general no tenían que entender en ella porque el papa y el emperador la havían encomendado a él como a persona que tenía más arte y experiencia en semejantes negocios16».

L'accusation portant sur les exactions financières semble plus que toute autre relever du procès d'intention. Elle améne Fray Bartolomé à rendre compte dans les détails de l'emploi de l'argent reçu. Pedro Ramirez de Haro lui a versé en quatre fois 98 ducats qui ont permis d'acheter un âne (20 ducats), à rémunérer un homme venu d'Úbeda pour aider le prédicateur au cours de l'une de ses campagnes, à aider par de petits dons diverses personnes (son neveu Beltrán; un morisque répondant au prénom de Luis) et à assurer l'ordinaire de son équipe. Celle-ci a reçu dans de nombreux villages visités des denrées, pain, œufs, vin, mais ses membres affirment avoir catégoriquement refusé poulets ou agneaux. Les échanges autour de ces questions laissent à penser que si Fray Bartolomé et ses compagnons ont vécu sur l'habitant, ils n'ont fait que participer à une pratique commune sans se laisser aller à des exigences particulières. Les méthodes du franciscain semblent être des plus ordinaires. Etre accompagné par un morisque était phénomène courant et par exemple un prêtre Mosen Lombart allait de village en village escorté par Luis Joan, morisque qui instruisait ses anciens correligionnaires17. De même distribuer des licences ou recevoir des avantages en nature devait en principe peu émouvoir. Mais bien entendu tous ces faits menus pouvaient soit être considérés comme indispensables à une campagne d'évangélisation réussie soit comme des manifestations intempestives d'une politique laxiste et personnelle. C'est cette deuxième interprétation qui est systématiquement privilégiée par l'accusation. Circonstance aggravante, l'accompagnateur morisque de Fray Bartolomé serait en contact avec Alger où se trouvent une ou deux de ses filles et serait père, selon l'unique témoignage du recteur de Finestrat. Antonio de Lorca, de l'assassin de deux orfèvres18. Dés lors l'homme qui suit les pas du franciscain est l'objet de suspicions qui rejaillissent sur le prédicateur.

Ainsi par touches successives un portrait peu flatteur de Fray Bartolomé est dressé. Il est cupide, arriviste, arrogant, irrespectueux. Les dépositions d'Alonso Sauco et du jeune Joan Miranda qui à aucun moment ne démentent les propos de l'accusé n'ont aucune utilité. En revanche sont retenues des affirmations aussi fragiles que celle du recteur de Benaguacil «dixo que ha oydo dezir aunque no lo sabe de cierto que el dicho padre fray bartolomé los años pasados hazia composiciones de dineros con

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muchas personas en materia de casamientos y matrimonios...» ou celle de Mosen Velasco, recteur de Gilete à propos des mêmes dispenses de mariages entre proches parents «no sabe otra cosa mas de que un morisco que cree que es de vezelga le dixo que en la valle de uxo... havia dado dispensasion para que se casasen dos primos hermanos fuele preguntado si sabe el nombre deste nuevo convertido que le dixo lo de la dispensación dixo que no pero que le conosce de vista...» Au total beaucoup de faits ténus dont la preuve est rarement apportée19.

Fray Bartolomé qui assurément n'avait pas sa langue dans sa poche ne cesse de multiplier les critiques. Il s'en prend d'abord aux recteurs des paroisses dont il stigmatise le comportement. Beaucoup ne résident pas, ont souvent des concubin es parfois morisques. A ses yeux une visite générale du diocése est indispensable20. Les seigneurs n'échappent pas à ces reproches et pas davantage les autres missionnaires. Parmi ceux-ci deux personnalités sont plus particuliérement évoquées: Fray Juan Micó et le capiscol de Gandia. Derrière cette ultime appellation il faut voir Bernardo Pérez de Chinchón, l'auteur de l'Antialcorán. Quant à Juan Micó, il était l'un des membres les plus éminents de l'ordre dominicain qui avait été prieur du couvent de Valence et provincial d'Aragon. En 1539 lors du chapitre de Calatayud il avait été chargé de la catéchése en milieu morisque. Or fray Bartolomé n'hésite pas à dire que son action et celle de Pérez de Chinchón ne servent à rien (hacen ningún provecho) parce qui'l ne connaissent pas la langue arabe21.

Les autorités civiles ne sont pas épargnées. Le franciscain aurait affirmé devant témoins que le duc de Calabria, vice-roi de Valence et son épouse la reine Germaine de Foix auraient participé au trafic d'armes en direction d'Alger. Le propos complaisamment rapporté par Pedro de Vizcarra est ratifié par l'accusé lors de son troisiéme et principal interrogatoire. Il dit tenir son information du recteur de Finistrat qui point par point l'expose lors de sa comparution.

Les critiques de Fray Bartolomé ne pouvaient laisser indifférents Antonio Ramírez de Haro, qui et c'est là mon hypothése, fut chargé de le réduire au silence. Les deux hommes avaient longtemps entretenu les meilleurs relations. A en croire les témoins, le franciscain se serait vanté d'avoir par son entregent facilité l'accesion du commissaire à la tête de l'évêché de Ségovie22. Fanfaronnade imprudente tout comme celle selon laquelle Fray Bartolomé aurait prétendu avoir plus de pouvoir que l'évêque. Ramírez de Haro a probablement gagné le camp des détracteurs du franciscain. Il a seulement pris la précaution de vérifier que le crédit de l'accusé à la Cour n'était pas suffisant pour faire échouer le procès. C'est pourquoi on interroge avec insistance le jeune domestique sur les lettres écrites et reçues par son maître au cours de la derniére mission

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(fue preguntado si sabe que el dicho padre fray bartholomé de los angeles aya escrito algunas cartas a su majestad)23.

Ce personnage encombrant qui se répand en paroles venimeuses à l'encontre de tous doit être mis hors d'état de nuire. Il a précisément commis toute une série d'irrégularités qui auraient pu passer pour des peccadilles mais qui cette fois sont mises en épingle. Et surtout il s'est montré peu empressé d'obéir aux ordres qui lui avaient été donnés par Antonio Ramírez de Haro, se permettant d'allonger le temps de sa mission. Bravant le commissaire, il s'en est fait un ennemi. Son style, sa maniére au sens où on entendait ces mots au XVIe siècle ont provoqué sa chute.

Aucune attention n'a été portée à son diagnostic pourtant sévére et inquiétant. Alonso Sauco affirme avoir baptisé plus de 1300 musulmans24. Çà et là les missionnaires ont été au contact de populations non baptisées. Les enfants circoncis sont très nombreux dans la vallée de Carcen, à Ontanel, Benaguacil, Ribarroja, Carlet etc... Le ramadan est une coutume généralisée25. Il existe une mosquée à Algar. Personne ne vient contredire le témoignage de Fray Bartolomé et d'Alonso Sauco26. Au cours des procés on apprend que très rares sont les morisques qui assistent à la messe. Et personne ne cherche à changer la situation. Les seigneurs prônent l'immobilisme pour main tenir leurs rentes, ainsi un vassal de l'amiral d'Aragon déconseille à Fray Bartolomé de se rendre sur les terres de son maître. Dans le cas contraire il suffit de l'arrivée de trois fustes barbaresques et tous les morisques s'embarqueront «quedara sin hacienda el almirante y el emperador quedara sin un muy leal vasallo27». Les recteurs sont souvent absents de leurs cures, ici encore les accusations de Fray Bartolomé sont fondées, Pedro Muñoz, recteur de Cirat avoue avoir abandonné sa paroisse depuis deux mois, Joan Perpinian, recteur de Martincherva est hors de son village «deux à trois mois» par an, Jaime Oso, recteur de Parcent a passé six mois dans la demeure de son seigneur... à Valence28.

Jaime Oso donne une explication au non-accomplissement du devoir. «Aucun vieux chrétien n'osait demeurer sur place ni dans les villages voisins par peur des musulmans». Le thème de la terre dangereuse est récurrent dans le procés. Les chemins ne sont pas sûrs. Les liens entre morisques et barbaresques sont intenses et permanents. Les tagarins qui viennent s'embarquer pour l'Afrique du Nord sont trés nombreux29. Ils sont accueillis dans les villages valenciens - Benaguacil est nommé - avant de partir. Tous les témoins soulignent que les effets de l'échec de l'expédition caroline d'Alger en 1541 et la mise à sac de Villajoyosa en 1543 ont rendu les morisques plus

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audacieux et plus arrogants. Au cours de sa première déposition Fray Bartolomé affirme qu'à cette époque «los nuevos convertidos tuvieron por cierto que los turcos fueran señores deste reyno y que dezian que bien aventurado sería el christiano que tuviese un amigo morisco».

A la fin de l'année 1544 la situation était un peu moins tendue mais les vieux chrétiens restaient sur leurs gardes. Dans ces conditions l'évangélisation des morisques est en question. Le zèle manifesté par Fray Bartolomé de los Ángeles, les critiques qu'ils adressent aux uns et aux autres irritent et mettent en cause la politique des autorités. A Pedro de Mendoza prêtre du diocèse de Calahorra est demandé s'il sait que Antonio Ramírez de Haro a demandé à Fray Bartolomé de revenir Valence. Et ce sur l'intervention du duc de Calabria vice-roi, parce que ce temps n'était pas favorable à la prédication («aquel tiempo no era abto para entender en la dicha predicación»)30. L'entreprise du religieux qui semait la discorde était dès lors condamnée. Il était urgent de ne rien faire, tous vice-roi, seigneurs, prêtres en convenaient. C'est un procès politique qui fut fait au franciscain. Fray Bartolomé de los Ángeles disparut à jamais, sans doute au fond d'un couvent de son ordre.



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