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«D. Benito, mythe ou réalité?»


René Andioc





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Les brèves lignes qui vont suivre n'ont qu'un bien mince rapport avec les activités ordinaires de l'hispaniste -au sens le plus riche du terme en l'occurrence- à qui le présent volume est dédié. Tout au plus rencontrera-t-on, au détour d'une phrase, un journaliste exerçant ses talents dans le Madrid des années 1780 dont le patronyme révèle, par sa virile rugosité, des origines voisines de celles de l'«homenajeado» (pour peu qu'on veuille bien prononcer le nom de ce dernier autrement qu'en fonction d'une phonétique castillane, ou, pis encore, parisienne, ou bien, comme c'est le plus souvent le cas, délicatement métissée). Mais voici que, «burla burlando», comme eût dit qui l'on sait, ce que j'ose à peine qualifier de préambule touche à son terme. Venons-en donc au personnage auquel se réfère le titre de cette modeste contribution.

Dans son étude désormais classique sur la presse espagnole du XVIIIe siècle1, Paul J. Guinard consacre plus d'une page à une publication périodique éphémère, mais non sans intérêt, le Duende de Madrid, dont les sept numéros -et non six: Menéndez y Pelayo les avait bien comptés- s'échelonnent de l'automne 1787 à l'été 1788 selon les déductions, au demeurant parfaitement convaincantes, de l'auteur, ces numéros n'étant pas eux-mêmes datés. Le Duende de Madrid, un de ces «spectateurs» manqués, ajoute Guinard, s'acquit une certaine réputation en son temps, et sa disparition prématurée «semble imputable à une certaine audace plus qu'à la médiocrité et au manque d'audience». Son principal   -184-   rédacteur avait nom Pedro Pablo Trullench (ou Trullenc: on trouve les deux orthographes, sans que la prononciation en soit affectée...), et il était le collaborateur de Joaquín Ezquerra au Memorial Literario, ce qui semble expliquer pour une bonne part, selon Guinard, les éloges que ce dernier journal consacra aux deux premiers numéros du périodique en décembre 1787.

Une première, puis une seconde requête de Trullenc2 nous apprennent que, travaillant en association avec un «Literato de la Nación» dont le nom n'est pas précisé et qui va se changer en «otros Literatos», il considère les «Discursos» du Duende de Madrid comme une sorte de «preparación a las demás obras proyectadas», à savoir, des ouvrages beaucoup plus volumineux que lui-même et/ou son confrère ne sont pas3 encore en mesure de publier en raison de leur piètre situation financière. Trullenc était, selon, le rapport du «Juez de Imprentas» Fernando de Velasco adressé au ministre Floridablanca (6 mai 1788)4, un «portero de la Cámara, sin haber seguido carrera literaria»; quant à son compère, ou plutôt son confrère et mieux encore son collaborateur, ce «compañero que insinúa en su memorial, es un Religioso clérigo menor de genio bastante dísculo» (sic); l'auteur d'une lettre dépourvue de signature croit pouvoir affirmer que celui-ci n'était autre que le «P. Montengón, de los Cayetanos»5, c'est à dire, selon les Guías del Estado eclesiástico, du temps, un «clérigo regular de N.ª S.ª del Favor (vulgo de S. Cayetano, de PP. Teatinos)», dont aucune mention n'est faite dans la monumentale Bibliografía de autores españoles del siglo XVIII, d'Aguilar Piñal, ce qui interdirait de le confondre avec Pedro Montengón, si l'on ne savait déjà celui-ci depuis longtemps exilé avec la Compagnie de Jésus, et de   -185-   surcroît marié en cette même année 1788 en Italie. Le supérieur dudit religieux a d'ailleurs demandé au censeur, est-il encore précisé, de ne pas l'autoriser à publier le journal, car c'est en fait lui qui en est le véritable rédacteur; le permis fut d'abord refusé, mais, ajoute Velasco, «posteriormente haviéndome instado [Trullenc] con importunación sobre el propio asunto, le respondí al ynterlocutor que acudiese al Consejo y no volviese a molestarme en su razón».

Le fait est, en tout cas, que sept numéros, avec des fortunes diverses, furent publiés durant la période que nous avons, avec l'aide de Guinard, approximativement évaluée: les deux premiers en 1787, les autres en 1788; on peut cependant remarquer que le numéro IV, longtemps retenu par la censure car le précédent6 s'était risqué à disserter sur les «exenciones que los Religiosos logran de la jurisdicción episcopal», fait référence au mois de janvier particulièrement rigoureux7 ainsi qu'aux «Nacimientos» traditionnels en cette période: il n'est donc pas impossible que le troisième ait été publié peu avant la fin de l'année 1787, mais aussi avant que le Memorial Literario de décembre, qui fait le compte-rendu des deux premiers, n'en ait pris connaissance; quoi qu'il en soit, le 29 mai 1788, Antonio Torres, «Presvº de la Congregn» des «Misioneros del Salvador» achevait de censurer les numéros V et VI8, ce qui signifie qu'à cette date le septième et dernier n'était pas encore prêt pour l'impression; mais, significativement, le censeur s'en prend uniquement au troisième, pour conclure que le Duende de Madrid «no solam. no deve publicarse, sino que deve reprehenderse a su Autor»; le 14 juin, il était conseillé à Trullenc de traiter des thèmes moins «sugetos a graves inconvenientes» que la discipline ecclésiastique9; enfin, le 25 mai 1789, les Oratoriens Antonio Quadrado et Antonio Torres, celui-ci déjà cité, regrettaient encore que le tome II critiquât l'entrée en religion sous la contrainte plus ou moins douce des parents, et que le troisième -toujours lui- fût distribué par un individu qui était «un   -186-   inocente y el objeto de burla y risa del pueblo»10 alors que le texte, traitant de la décadence des ordres monastiques, avait été de surcroît censément rédigé par une «junta de duendes» -nous allons y venir!-; cet écrit «temerario, capcioso y propio de un espíritu livertino» n'ayant pas l'agrément des bons Pères, ce qui devait arriver arriva: l'édit du 6 mars 1791, écrit Guinard, vint mettre un terme à l'entreprise de Trullenc «y consortes»11.

Comme il vient d'être dit, le journal avait en effet pour rédacteurs des «duendes cristianos católicos» (mais nul n'était tenu de le croire, à commencer, nous dit-on, par les mânes de Feijoo...), lesquels préféraient se donner le nom de génies, «es a saber [...] talentos y discernimientos sobresalientes de los hombres»12, et leur programme comportait un certain nombre de thèmes communs aux réformateurs éclairés13 qu'ils n'eurent d'ailleurs pas le loisir de traiter dans leur totalité: critique de la vie sociale, familiale, religieuse, de l'enseignement, de l'oisiveté, du luxe, de la coutume d'habiller les statues de saints, du souci des apparences chez les hidalgos, de l'exploitation des fermiers par les propriétaires terriens, de la pauvreté des artisans et du mépris dont ils font généralement l'objet (ce sera le sujet du numéro V), de la littérature aussi (le tome VI fait entendre sa voix dans la polémique de 1788 à propos du théâtre)14, de la «decantada injuria contra los Castellanos de que éstos son naturalmente olgazanes y perezosos», etc. Et comme il se devait, ces «duendes» du Duende de Madrid envoient un des leurs pour engager un innocent qui croit en eux, D. Benito, comme distributeur de leur prose journalistique.

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Mais plus que sur le contenu proprement dit du Duende de Madrid, je voudrais m'attarder quelque peu sur ce dernier personnage lié au périodique et que Guinard, non sans quelque paradoxe, qualifie à la fois de mythique, comme il le fait également, et à juste titre, pour les deux interlocuteurs des contemporaines Conversaciones de Perico y Marica (1788), et d'«apparemment très populaire alors à Madrid»; la publication avait pour titre complet: El Duende de Madrid, discursos periódicos que se repartirán al público por mano de D. Benito; on comprend mal à priori pourquoi les éditeurs auraient donné cette dernière précision s'il s'était agi d'un individu purement imaginaire. II y avait déjà des crieurs de journaux: c'étaient les «gaceteros» et «gaceteras», lesquels, si l'on en croit la gravure de Juan de la Cruz -frère du grand «sainetista»- affectée du numéro 2 dans sa Colección de Trajes de España, publiée de 1777 à 1788, vendaient, outre la Gazeta de Madrid, le Kalendario manual y Guía de Forasteros, du moins à ce qu'il semble15, des «Cartillas» et le Catón, deux ouvrages pédagogiques de grande diffusion16, la traduction française du titre de l'estampe qualifiant le tout «de Gasette, et d'Almanaks»; la crieuse de Juan de la Cruz, assise les yeux mi-clos (en tout cas, celui des deux qu'on voit), la tête légèrement détournée et un gros bâton à la main, semble être en outre une aveugle, à moins que ce détail ne soit seulement destiné à rappeler que les veuves d'aveugles -voyantes ou non- pouvaient légalement se substituer à leur mari dans les divers «puestos» qu'ils avaient occupés dans la capitale en vertu de leur appartenance à la Confrérie qui conservait encore tant bien que mal en 1777 le monopole de la distribution des ouvrages précédemment cités17.

Il n'est donc pas exclu qu'un individu autre qu'un crieur de journaux, et non concerné par le privilège accordé à la Confrérie des aveugles,   -188-   ait pu louer ses services ou être sollicité par nos journalistes pour assurer la diffusion du Duende de Madrid. Les documents relatifs à cette publication, y compris les officiels, semblent en effet impliquer la réalité du personnage de D. Benito: le Memorial Literario précise que cet «hombre rudo y de pocas palabras», cet «inocente», est fort bien «conocido en Madrid por su ridículo carácter»18; deux «calificadores» du Saint Office, on l'a dit, le définissent dans leur rapport du 25 mai 1789 comme un «insensato y el objeto de burla y de risa del pueblo» et regrettent que des numéros touchant à la religion soient distribués par lui. Peut-être s'agissait-il simplement d'un «cordelero», c'est à dire, un «mozo de cordel» ou «esportillero», puisque c'est ainsi que les gens le qualifient, bien que ce soit par moquerie, nous dit-il dans le premier numéro -car Trullenc en fait aussi l'auteur des introductions à ses «Discursos»- ou bien encore un «Demandadero, Recadero o Repartidor»19, activité à laquelle le condamne le «duende», est-il écrit dans le journal, pour l'avoir appelé «señor figura» puis invité à se livrer chez lui à des tâches ménagères, comme le voulait d'ailleurs une tradition attestée par les spécialistes de démonologie (il est fait référence aux Pères Arcos et Delrío) et dont, parmi bien d'autres, Feijoo et le Goya des Caprichos se sont faits l'écho; l'esprit follet riposte encore en qualifiant notre homme de «Senador de Cafres, fantasma de las calles y entrada de saynete», ainsi que de «figurón de tapiz»20. Le «duende» et sa prétendue équipe de journalistes, la «Junta duendina», ont choisi D. Benito, disent-ils selon ce dernier, parce que, «como el más paseante de Madrid», il sera mieux que quiconque en mesure de distribuer leurs feuillets critiques21. Enfin, notre homme évoque, sans nous éclairer autant que nous l'aurions souhaité, «el honroso albergue y regalada cama que [le] prepara la magnificencia de aquella Excelentíssima casa cuyos timbres son tan notorios»22. Mais il est vrai que l'affaire se complique   -189-   dans la mesure où D. Benito ne se borne pas à distribuer le journal: les rédacteurs -les vrais- vont également en faire, on l'a dit, le prétendu auteur des «introducciones satírico-jocosas» qui précèdent les divers «Discursos», ce qui, remarquons-le, est en parfaite contradiction avec la rudesse et la piètre éloquence dont fait preuve, nous affirme-t-on, l'intéressé, mais non pas avec sa réputation de personnage cocasse. Certes, il existait bien une tradition -l'étude de Noël Salomon sur les noms donnés aux paysans de théâtre le met en évidence- qui affectait certains prénoms d'une qualité ou d'un travers particuliers, et «Benito», parmi d'autres, était tout naturellement associé à la naïveté ou à la niaiserie23(pour le Memorial Literario il est un «inocente»; quant au «bendito» espagnol, ainsi que le «benêt» français, dont l'étymologie est la même que celle du prénom, ils sont sémantiquement très proches l'un de l'autre); le personnage de l'innocent raisonnable, selon l'expression de Guinard, sans aller jusqu'à celui du «cuerdo loco», n'était plus alors une nouveauté; de sorte qu'il n'est pas exclu que «Benito» ait été simplement un sobriquet donné à notre amuseur malgré lui, et d'autant plus plaisant qu'il était précédé d'un «Don» (voyez le «Don Turuleque» de Quevedo, ou, pratiquement à l'époque du Duende de Madrid, la «donemanía» critiquée par Cadalso dans une de ses Cartas Marruecas ou par d'autres encore).

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Mais écoutons à présent les propos que tient notre personnage24, par journaliste interposé, dans son introduction au «Discurso», ou tome, premier:

Señor público [...] hasta ahora ha juzgado Vm. que yo soy algún autómato o un ente extraordinario sin más señas de vitalidad que el mero movimiento, y si no fuese así, ¿como era dable que en la equidad con que Vm. califica a todos los individuos que le componen cupiese un total olvido de mi figura, de mi vestir, y de la economía de mis acciones. [...] ¿Es posible, Don Benito (me preguntaba yo a mis solas), que hagas tantos papeles y representes tan varias figuras en las calles de Madrid y que no hayas logrado ser asunto de alguno de tantos primorosos dibujantes y abridores como hay en su recinto? Garrido25 arreando a su borrico, Romero y Costillares con los trofeos de su estoque a los talones26, se miran en sus retratos a cada paso y en cada esquina, y yo aún no he merecido ser igual siquiera a un Mambrú27,a un Glovo28 o a un Elefante en el abanico más estreho (sic) de quantos han andado entre las manos y narices de las majas de esta Corte.29

Aunque creo firmísimamente que desde ahora se me ha de resarcir este agravio pintándome, retratándome y aun esculpiéndome en alguna figura de barro cocido con mi vestido a la heroica, sortija y medallones y como una especie aparte en la colección de trages.



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Or, cet autoportrait fut précisément reproduit, c'est à dire en l'occurrence dessiné, puis gravé, sous le numéro 75, par Juan de la Cruz parmi les dernières estampes de sa Colección de Trajes de España30,entre la fin de l'année 1787 et l'année 1788, étant donné que sur la gravure suivante, portant le numéro 76 et appartenant elle aussi au septième cahier, qui clôt la collection, figure cette dernière date, et que d'autre part, le premier numéro du Duende de Madrid fut publié durant l'automne 1787, et en tout cas avant décembre, selon Guinard. La légende habituelle s'est ici transformée en une «quarteta», on dirait aujourd'hui une «redondilla abrazada», intitulée, en majuscules, El Autor a D. Benito, et que voici:


Ay va tu Retrato, Amigo,
Si de él mi falta depende,
Por que no quiero que el Duende
Esté enfadado conmigo.



Il s'agit donc bien d'une réponse à D. Benito, et plus précisément aux auteurs du Duende de Madrid à travers celui dont ces derniers ont fait à la fois leur introducteur fictif et leur distributeur réel. Les portraits -si l'on peut dire- des deux «toreros» fameux Pedro Romero et Joaquín Rodríguez Costillares correspondent respectivement aux gravures 27 et 28 du troisième cahier, dont plusieurs sont datées de 1778; et il faut bien admettre que l'estampe constituant avec deux autres le maigre Quaderno de Trages de Theatro, du même artiste, et représentant l'acteur Miguel Garrido en Trage de Gitano prêt à tondre son baudet et chantant la «seguidilla»:


La Carona le jago
       a este Borrico;
lo que no esquilo, sólo
       es el jocico31,



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est également antérieure à celle de D. Benito, puisque celui-ci l'évoque avec envie dans son prologue; le portrait de Garrido est la première des trois gravures actuellement connues, mais non datées, du susdit Quaderno, et son auteur y précise que le cahier «servirá de suplemento a los [trajes] de España y se irá interpolando con todas las de la obra», ce qui n'en facilite évidemment pas la datation. Par contre, D. Benito ne mentionne pas la troisième de ces gravures qui immortalise le «gracioso» (ou plutôt l'ex-«gracioso» devenu «barba») Josef Espejo, travesti en aveugle dans le «sainete» El careo de los majos (1766), de Ramón de la Cruz, que le frère de l'artiste avait encore fait jouer le 1er septembre 1777 au théâtre du Príncipe, et le 19 novembre 1778 à celui de la Cruz; il doit s'agir d'un simple oubli puisque cette troisième figure est mentionnée avec les deux autres par la Gazeta du 16 mars 1787, soit avant la parution du premier numéro du Duende de Madrid, dans lequel, on l'a dit, D. Benito expose sa revendication.

On remarquera également que dans la mesure où il entend publier une collection de vêtements régionaux -Bozal32estime qu'il s'agit en fait plutôt de types que de vêtements, d'ailleurs de mauvaise facture selon Manuel Monfort, alors directeur de l'Imprimerie Royale-, les têtes de la majeure partie de ses personnages, y compris celles des individus issus de divers croisements ethniques, ne se différencient guère les unes des autres, alors que dans le portrait de Romero et Costillares, Garrido ou Espejo, le dessinateur et le graveur ont essayé d'individualiser les physionomies, de sorte que D. Benito a raison de prédire que si sa requête est entendue par l'artiste, il constituera «como una especie aparte en la colección de trajes».

Examinons de plus près l'estampe de Juan de la Cruz: notre personnage porte effectivement un «vestido a la heroica», terme assez peu précis, certes, mais qui se refère en tout cas à une mode vestimentaire nettement antérieure à l'époque du Duende de Madrid: contrairement à ses contemporains, dont le chef s'ornait d'un «peluquín» ou simplement de son «pelo propio» (rappelons-nous la terminologie utilisée dans les ordonnances relatives aux «capas y sombreros» avant et après l'émeute contre Esquilache), D. Benito arbore la «peluca», plus imposante, et qui restait encore l'un des attributs des «golillas» et des magistrats. Il porte   -193-   en outre le «bas roulé», c'est à dire que, tranchant avec l'usage d'alors, la culotte ne descend pas jusque sous le genou, mais celui-ci, au contraire est recouvert par l'extrémité supérieure du bas (je veux dire: de la «media»), roulée pour assurer le maintien de cet élément vestimentaire, comme au temps de la Régence et de Louis XV33; on appelait cela des «medias a la virulé» (de: «bas roulé»), comme l'attestent notamment Moratín le Jeune et Comella, celui-ci à propos d'un militaire retraité dans El café o el violeto universal en 1792; mais curieusement, cet accoutrement est, dans le Duende de Madrid, non pas celui de D. Benito, mais celui que porte le véritable (si l'on peut dire...) «duende», la deuxième fois qu'il apparaît à notre crieur de journaux; ces «medias con barulé bordado», ces «zapatos de hocico de lechón» à bout carré et dont la pièce du cou de pied est assez haute (c'est encore ici le modèle du graveur qui les porte et non, comme dans le journal, son «duende»), ainsi que d'autres détails, oubliés ou omis par l'artiste, font dire à D. Benito que c'était ainsi que s'habillait son «abuelo en principio de siglo»34; lors de sa première apparition35, le minuscule («chiquito,») génie portait une autre «extraordinaria vestimenta [...], un sombrerito abarquillado y puntiagudo, capita corta y hueca, gregüesco de follaje y una linterna en la mano»; c'est ainsi, dans cette tenue et cette attitude (et de profil), qu'on peut le voir sur l'énorme «medallón» de D. Benito (le graveur n'en a reproduit qu'un alors que son modèle affirme en posséder plusieurs); la gravure que je publie en appendice, légèrement réduite, ne facilitera peut-être pas la tâche du lecteur, du «spectateur» plus précisément, mais il lui suffira de se reporter à l'édition de Valeriano Bozal, qui respecte le format original et reproduit la collection enluminée. Cruz a donc opéré un certain amalgame entre l'accoutrement décrit par le D. Benito du Duende de Madrid et celui du «duende» qui vient le visiter à plusieurs reprises. Notre homme est en outre coiffé d'un   -194-   tricorne à plumes; les parements de ses poignets, larges et hauts («vueltas de a vara», disait Comella; rappelons-nous le vieillard à-demi momifié qui joue à toréer dans le Capricho 77 de Goya portant la légende: «Unos a otros», certains personnages provinciaux ou villageois endimanchés de la Procesión de aldea ou du carton La boda, de 1791-1792) ne sont alors plus à la mode, mais s'il porte bien la «corbata», la longue veste («chupa») et la casaque par-dessus, il a de plus recouvert l'ensemble d'une très longue cape bleue doublée de rouge dont les trois collets en gradins rappellent ceux de la contemporaine redingote à la lévite -qui était cependant cintrée à la taille- et sur laquelle il arbore une énorme croix jaune faisant pendant à celle qui pose une tache rouge sur sa poitrine avec le noeud de rubans où est accrochée la médaille; or, de ces croix, qui font immédiatement songer à un ordre de chevalerie, la seconde s'apparente à celle de l'ordre de Montesa, de gueules depuis 1400, selon l'Encyclopédie Espasa, mais aussi, d'après la même source, par sa forme sinon par sa couleur à celle de S. Julián del Pereiro, futur ordre d'Alcántara dont la croix, on le sait, est d'un dessin nettement plus complexe; l'autre ne ressemble au premier abord à celle d'aucun d'eux; les breloques, par contre, alors courantes tant en France qu'en Espagne, s'ornent d'une amulette en forme de «higa», pour chasser le mauvais oeil, et de deux grelots au côté droit, d'une clé, de castagnettes et d'un dernier objet non identifié (un peigne?) au côté gauche. Il est donc permis de se demander si la tenue ouvertement vieillotte du personnage ne veut pas également paraître hétéroclite, et partant, doublement plaisante; sans doute cette particularité est-elle implicitement suggérée au graveur, dont les moyens d'expression sont évidemment plus limités, par les «tan varias figuras» adoptées, selon ses propres dires, par D. Benito dans les rues de la capitale; d'ailleurs, le D. Benito journaliste se dit lui-même effaré de voir que son esprit follet «cada vez muda de figura y vestido, que no parece sino que me remeda»36.

Ajoutons que sur la gravure, D. Benito porte à son auriculaire gauche la bague qu'il s'attribuait dans le journal; quant à son attitude: un léger sourire aux lèvres, la main droite sur le coeur partiellement glissée dans la «chupa», le tricorne levé, la tête et l'échine légèrement penchées en avant et les genoux inégalement fléchis, c'est celle du salut,   -195-   de la révérence, et elle est directement inspirée de la phrase du pseudo D. Benito: «Es verdad que mi eloqüencia es algo balbuciente y tengo que suplirla con ciertas inclinaciones de cabeza y algunas cortesías»37. Peut-être même l'apparente gaucherie des différents gestes de la révérence est-elle destinée à accroître l'aspect divertissant du personnage.

Voilà donc qui fut, à moins que le Duende de Madrid (ou bien tout simplement le «duende»...) ne m'ait abusé, ce D. Benito éphémère, immortalisé cependant et à la demande de son double littéraire, par Juan de la Cruz, à la fois réel et imaginaire, et qui eut d'ailleurs une descendance immédiate, les Diálogos de D. Benito, dont le rédacteur anonyme publia six numéros, ou peut-être davantage, de l'automne 1788 à 178938.





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