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Daniel Moyano : «Libro de navíos y borrascas» (1983)

Claude Cymerman



Daniel Moyano est né à Buenos Aires en 1930. Sa mère, née au Brésil, était de descendance italienne. Son père, né dans le nord de la province de Córdoba, avait des ancêtres riojanos et, en remontant plus loin dans la généalogie, extremeños. C'était un «immigré de l'intérieur», venu à Buenos Aires à la recherche de travail. Après le coup d'Etat du colonel Uriburu qui, en cette même année 1930, renverse le président élu, Hipólito Irigoyen, il perd son emploi et part s'installer avec sa famille dans la sierra de Córdoba, à La Falda. C'est là que le jeune Daniel passe son enfance, avant de se former, sur le plan musical et artistique, à Córdoba, où il arrive en 1947, à l'âge de dix-sept ans. En 1960, en quête d'une occupation motivante, poussé sans doute, aussi, par une inconsciente «recherche des racines», il part s'installer à La Rioja où il travaille comme journaliste, professeur de musique au Conservatoire de la Province et violoniste de l'Orchestre de Chambre de ce même Conservatoire. Il y reste jusqu'en 1976, date à laquelle la dictature militaire le jette en prison, avant de l'obliger à s'exiler en Espagne. Cette année 1976 marque, aux yeux de Daniel Moyano lui-même, la frontière entre deux exils, l'un, intérieur, avant le coup d'Etat militaire, l'autre, extérieur, après ce même coup d'Etat. Lors de son séjour riojano, il a publié, notamment : des recueils de contes, Artistas de variedades (1960), El rescate (1963), La lombriz (1964), El fuego interrumpido (1967), Mi música es para esta gente (1970), El monstruo (1972), El estuche del cocodrilo (1974); des romans, Una luz muy lejana (1966), El oscuro (Prix Primera Plana-Sudamericana, 1968), El trino del diablo (1974).

Depuis son arrivée en Espagne, sont parus: un recueil de contes, La espera y otros cuentos (1978) et deux romans, El vuelo del tigre (1981) et Libro de navíos y borrascas (1983). Il s'apprête à publier un roman, Tres golpes de timbal, et travaille sur le manuscrit d'un autre, sorte de suite à son Libro de navíos y borrascas, Libro de caminos y de reinos. Daniel Moyano, qui a acquis la nationalité espagnole, séjourne actuellement à Madrid.






Libro de navíos y borrascas ou la fondation

Libro de navíos y borrascas a la particularité de dérouler son action, dans sa quasi intégralité, sur un bateau. Cette particularité n'altère en rien sa caractéristique de roman de l'exil puisque ses principaux personnages, même s'ils n'ont pas abordé sur les rivages de leur pays d'accueil, sont des exilés qui se mêlent à d'autres expatriés et à des acteurs «normaux», et puisqu'ils sont confrontés d'emblée, sinon aux difficulté matérielles de la vie quotidienne, du moins aux premiers problèmes qui se posent aux nouveaux arrivants, les problèmes linguistiques, qu'il s'agisse de l'italien parlé par l'équipage, ou même de l'espagnol d'Espagne, pratiqué par certains, et auquel doit se colleter ...le romancier lui-même.

Sept cents conosureños libérés des geôles et de leurs geôliers militaires, embarqués sur le Cristóforo Colombo, coexistent pendant les quatorze jours que dure la traversée de Buenos Aires à Barcelone. Dans cette espèce de huis clos à sept cents, d'où émergent sept ou huit personnages caractérisés et la masse anonyme d'un trentaine de psychanalystes, les reliefs psychologiques de chacun s'accusent, les traumatismes s'exposent au grand jour, les problèmes particuliers ou collectifs s'affichent, cependant que le narrateur tourne vers le monde et la société un regard lucide, ironique et désabusé.

Le roman commence comme un «conte nordique», raconté au coin du feu, «dans une vieille bâtisse de pierre qui a servi de refuge à des pêcheurs», un jour de froid, de pluie et de grand vent, près de l'océan en furie. Du sommet de sa tour, un vieux gardien de phare, «aux yeux couleur de vieille peur», illumine une nuit dont il sait qu'elle peut signifier la disparition de nombreux pêcheurs. Le conte nordique en question est «l'histoire d'un voyage», «une grossière histoire réelle», relatée par le voyageur lui-même, qui n'est autre que le narrateur-auteur. «Il vient des mers du sud, où sont les baleines et les albatros, les naufrages et les grands cimetières marins». Cette histoire -prend-on soin d'ajouter- «est aussi une histoire de fantômes» (pp. 9-10). Cette introduction suggère, bien évidemment, un double niveau de lecture. Au niveau symbolique, le «voyageur des mers du sud» est l'écrivain lui-même, venu de l'autre hémisphère. Les «fantômes», les «pêcheurs disparus», sont les morts-vivants de la sale guerre livrée par la dictature. Les «baleines» et les «albatros» sont sans doute les militaires eux-mêmes, et notamment les servants de la marine et de l'aviation. Les «naufrages» représentent les milliers de morts, souvent sans sépulture, parfois même lâchés depuis un avion dans ce «grand cimetière» improvisé qu'est l'océan.

Le roman comporte quinze chapitres. Le premier, en forme de prologue, décrit l'arrestation du narrateur, le transport dans un fourgon cellulaire d'une trentaine d'expulsés et les conditions d'embarquement des sept cents passagers. Les chapitres II à XIV, qui englobent les péripéties de la traversée et déroulent leur histoire chronologiquement, sans exclure toutefois des retours sur le passé, sont coupés ici ou là par des réflexions, par des digressions, par des épisodes, des sketches, des flashes ou des contes interpolés, apparemment sans rapport direct avec la diégèse du roman, mais dont la philosophie, souvent en forme de parabole, permet d'éclairer tel fait, telle réaction ou tel point de vue du narrateur. Point de vue qui, d'ailleurs, peut se lire, soit en version directe, soit par le truchement de personnages qui apparaissent comme les porte-parole de l'auteur lui-même. On trouvera ainsi, pêle-mêle, une réflexion attendrie sur le violon abandonné malgré lui par le romancier, sous la pression des militaires venus l'arrêter, et sur son lointain possesseur hongrois, exilé dans le nord-ouest argentin; une histoire, en forme de conte, sur le luthier qui a taillé dans 1'arbre de son jardin la guitare sur laquelle joue un des passagers; une saynète de marionnettes relatant l'épisode fameux, dans l'histoire argentine, de la mort de Dorrego condamné par Lavalle, claire allusion à la mort des libertés décrétée par les militaires; un conte lyrique sur la rencontre entre une petite baie et un transatlantique qui se permet une fugace escapade; un autre conte, fantastique, ou tout au moins empli de fantasía, sur un phare destiné à guider les disparus dans la nuit de leur errance, et d'autres récits, lyriques, épiques, dramatiques, voire satiriques, souvent drôlatiques, liés de près ou de loin au thème de l'exil, des exilés et du bateau qui les transporte. Un chapitre situé vers le milieu du roman, «Diario de a bordo», occupe une place importante dans la mesure où, à côté de digressions plaisantes -le récit de la traversée, en 4L, par le narrateur et sa famille, des Salinas Grandes; l'anecdote du déménagement pittoresque de la famille de ce même narrateur; le cours d'un protagoniste sur les étoiles de notre galaxie- il éclaire d'un jour cru et cruel l'attachante personnalité d'une exilée, Sandra, torturée et violée par les militaires. Le quinzième et dernier chapitre relate l'arrivée au port de Barcelone et la dispersion des principaux protagonistes, chacun s'en allant rejoindre sa destination définitive. Cette structure très libre, voire hétérogène, qui mêle les genres et les tons en une aimable mosaïque, s'apparente au «journal de bord» -celui-là, précisément, que, dans la fiction de l'œuvre, le narrateur n'est pas parvenu à écrire. En même temps, cette construction est d'une rigoureuse symétrie, dans la mesure où le premier et le dernier chapitres, qui déroulent leur action à terre, enserrent un développement central situé sur le bateau, lequel fait dès lors, et doublement, figure d'île.

Dans le cadre de cette structure, le romancier semble avoir appliqué -sans systématisme, sans doute même inconsciemment- les différentes catégories structurales recensées et nomenclaturées par Mario Vargas Llosa. Ainsi le principe des «vases communicants» se retrouve dans la juxtaposition et l'imbrication, d'une part, de la description du port de Buenos Aires, où coexistent, par définition, la terre et l'eau, et, d'autre part, des leçons, restituées par le souvenir, de l'institutrice insistant, dans son cours de géographie, sur la nécessité de bien marquer par des couleurs différentes, marron et bleu, la frontière entre le continent et l'océan (p. 22)1. Le procédé des «boîtes chinoises» ou des «poupées russes» (la nationalité ne fait rien à l'affaire) est constamment utilisé dans les épisodes ou les contes interpolés dont nous avons déjà donné plusieurs exemples. Enfin, le «saut qualitatif» est l'essence même de la création littéraire, à substrat poétique, de Daniel Moyano dans la mesure où son protagoniste, Rolando, mêlant une «fiction réelle» (par exemple une adresse de femme donnée, dans la fiction du roman, par le cuisinier du bateau) aux constructions chimériques de son imagination enflammée, fait de cette femme sa femme, et même la mère d'un enfant dont tous les passagers du bateau célèbreront la naissance factice et imaginaire.

Moyano n'aime pas, n'admet pas la réalité objective. Il lui préfère, de loin, sa réalité, produit de son utopie ou de son imagination. «Pour prendre du plaisir à raconter, il faut pouvoir, nous dit-il, donner libre cours à sa fantaisie» (p. 258). Mais cette «fantaisie», qui prend appui sur les désirs et les fantasmes de l'auteur, peut parfois échapper au contrôle de sa volonté. Imagine-t-il, par exemple, un élégant voilier, naviguant sous le vent du Cristóforo Colombo,

Llevado por el deseo y la necesidad, lo vi crecer hasta ocupar todo el Cristóforo, borrándolo. Era como si yo también estuviese borrándome. Y cuando oí claramente gualdrapear las velas, tuve miedo de mi propia alucinación. No recuerdo si grité o me caí; el caso es que el miedo tuvo signos externos y otro pasajero se acercó a preguntarme si necesitaba ayuda.


(p. 61)                


Cette disponibilité imaginative est à affût, en permanence, d'un mot, d'un concept, d'une image, d'un son, d'un détail qui font office de passerelle ou de pont entre la réalité et la fiction et déclenchent aussitôt le processus poétique:

En el encierro uno desarrolla una técnica para imaginar mujeres. Pero siempre son borrosas y cambiantes, la de cada noche ha sido olvidada al dia siguiente. En cambio ahora había un puente real que la fijaba: el papelito.


(p. 58)                


La magie de l'imagination poétique fait la magie de la création, au point que, par un curieux renversement de nature, la tragique réalité de la dictature militaire est annulée, rejetée, niée jusqu'à en devenir irréelle, alors que la chimère, produit d'une construction mentale voulue, caressée, choyée, prend l'apparence de la réalité:

Viniendo de irrealidades, había que hacer nacer una realidad. Todo lo que nace es producto de una relación erótica.


(p. 59)                


Un double rapport erotique sous-tend le roman: celui que le narrateur entretient avec sa création mentale, Nieves, et celui que le romancier maintient avec sa création «physique», l'écriture. Ce mélange de réalité et d'irréalité, de potentialité et de fantaisie, est, d'ailleurs, un des axes et une des constantes de l'œuvre. Un des procédés les plus typiques -et les plus savoureux- de l'écriture moyanienne est justement le mélange des diverses structures relevées plus haut, la savante combinaison d'espaces, de moments, de plans, de discours, de mots, d'images, de rêves, de réalités, en un tout complexe, sinueux, luxuriant et hallucinatoire, en une mosaïque baroque, vivante et chatoyante. Il en va ainsi (pour ne prendre qu'un exemple) de l'anecdote du transport des expulsés dans le fourgon cellulaire qui les mène au port et où l'auteur mêle la description de la ville et les lamentations d'un prisonnier, le présent enduré et un passé idéalisé, l'évocation d'une femme et celle de la pebeta du tango Mi Buenos Aires querido, le récit et le discours indirect libre, etc. (pp. 14-15). Très souvent le récit, qui multiplie à plaisir les redites et les redondances -dont la répétition même vise à rendre le discours familier et à l'insérer dans la mémoire collective-, ne peut être compris que du lecteur qui retrouve l'allusion, la référence, le clin d'œil complice dans cette contiguïté insolite, génératrice de surprise et d'humour. Moyano prend même un malin plaisir à intervenir directement, en tant qu'auteur, dans le cours de l'histoire. Des phrases comme «Y ahora un descansito, ¿no? Como para hablar de otra cosa que nos distraiga y ayude a superar tensiones.» (p. 33), relâchent effectivement la tension et donnent au texte un tour parlé, vivant et éminemment personnel. Car l'auteur s'implique constamment dans son œuvre. Mieux, comme un magicien ou un démiurge, il fait, défait et refait le monde, humanisant les objets inanimés, les anthropomorphisant ou les zoomorphisant selon le cas, les dotant d'une vie propre, leur communiquant, par son attachement ou par son mépris, des vertus ou des défauts augmentés encore par le miroir grossissant de son écriture. Qu'on se reporte, par exemple, à l'émouvante description de son violon bien-aimé, le Gryga, que les militaires venus l'arrêter ne lui ont pas permis d'emporter et qui se meurt, vaincu par l'abandon et l'intempérie, suspendu à la treille sous laquelle son maître savait le bichonner (pp. 12-14). Le ton à la fois mélancolique et enjoué de la description, la tendresse de l'évocation, créent le miracle. L'objet vit d'une vie propre, quasiment humaine, attendrissante pour le lecteur lui-même. Et quand il n'a pas acquis son autonomie, il se revêt de toute l'humanité, souvent pitoyable, de son «maître», telle la petite valise du «Flaco», abandonnée sur le quai (p. 35). A l'inverse, les clefs des geôliers, «puissantes comme de grands animaux isolés, intouchables» (p. 18) provoquent notre effroi et notre répulsion.

Le style de Moyano -auquel nous ne nous intéresserons ici que dans son rapport au thème de l'exil- est un style polymorphe et mimétique, tout en modulations et en circonvolutions, participant alternativement de la sonate et de la symphonie, selon que son auteur veut donner intimité ou ampleur à son récit et à son message. Son apparente simplicité, sa fausse familiarité ne doivent pas tromper. Ici, rien n'est laissé au hasard, et le génie de l'écriture moyanienne tient justement à cet art difficile de simuler la facilité. Moyano sait capter et restituer ce qu'il peut y avoir en tout être, en toute chose, de particulier, de pittoresque, d'émouvant, d'humain même, dans la mesure où, nous l'avons vu, l'humanité dépasse l'homme pour atteindre ce qui lui est attaché. Ce style, qui emprunte souvent à la «causerie» et à l'art du conte, alternativement contenu et hardi, laconique et baroque, élégant et spirituel, grave et badin, paresseux et alerte, poétique et plein d'humour, parodique à l'occasion, célinien même, parfois, par la puissance évocatrice et la sécheresse lapidaire du trait, participe la plupart du temps de la tendresse nostalgique et de l'émotion pudique de son auteur. A plusieurs reprises, celui-ci, soit qu'il rapporte une triste turpitude des militaires, soit qu'il dénonce les tortures et les «disparitions» qui sont la honte de cette armée de la dictature, pourrait clamer son indignation ou vilipender le terrorisme d'Etat. Il sait pourtant mettre une sourdine à ses sentiments blessés, se limitant à des effets d'humour ou de dérision, voire d'aimable ironie. Prenons le cas, par exemple, de ces militaires, ou gendarmes, qui encadrent les sept cents expulsés sur les quais de Buenos Aires. De ces brutes sinistres, il fait des êtres pitoyables ou grotesques, capables, le cas échéant, de sentiment et de pitié. Dans un premier temps, il les compare génériquement à ses premiers soldats de plomb, ce qui, par l'effet conjugué de la miniaturisation, de la lourdeur et de la réification, laisse peu de place à la respectabilité et à l'autorité de la fonction. D'autant qu'ils n'ont, ni le privilège d'être enveloppés dans du coton (comme les petits soldats alignés dans leur carton à chaussures), ni la gloire d'une mutilation! (p. 19). Ce procédé de minoration et de dérision, qui rejoint en apparence l'humour froid de Voltaire brocardant dans Candide les soldats d'élite du roi des Bulgares, est une des façons, chez Moyano, de refuser l'odieux et le tragique pour leur substituer le burlesque et le grotesque, tout aussi efficaces, mais moins poignants, moins traumatisants. Dans un deuxième temps, par un procédé s'apparentant à un travelling cinématographique, il focalisera sa description -et l'attention du lecteur- sur un soldat, «le dernier de la file qui empêchait les curieux d'approcher des expulsés». Ce soldat est rien de moins qu'un ancien camarade d'école du narrateur!

La cara de hombre malo que le habían puesto el tiempo y el oficio no llegaba a tapar los ojos mansos del companero de banco de Rodríguez. Detrás de una cara de aguas perturbadas estaba la otra, agua tranquila de la acequia en la noche regando los olivos. Me acerqué sin miedo, después de todo él era mi infancia. Rolando, ¿no? Con la mano que no sostenía el fusil me dio un golpecito cariñoso. Delicias infantiles. La mano del fusil tenía cuarenta años; la del golpecito, diez. Un soldado mitad de carne, mitad de plomo. Golpecito de su mano libre para disimular una caricia. Las caricias existen pese a todo.


(pp. 22-23)                


Ainsi, il n'est pas de brute qui ne s'attendrisse, pas de militaire qui ne soit capable d'humanité. Moyano veut faire confiance, malgré tout, à l'homme qui se cache derrière la mécanique de la terreur. Il projette sur autrui sa tendresse, et ses personnages, même ceux qui soutiennent un cause indéfendable, sont marqués au sceau de sa générosité. L'amour et la fraternité que recommande ailleurs le montreur de marionnettes ne sont pas, du reste, de son seul fait et, dans le roman, les cas de solidarité abondent, comme celle dont fait preuve le riojanito venu tout exprès de sa province natale pour porter un paquet de yerba au protagoniste et lui assurer qu'il taillera sa vigne, ou celle de nombreux passagers vis-à-vis de Contardi, dont le fils a tragiquement disparu. L'exil, qui soude les hommes et scelle les amitiés, sait aussi faire oublier les rancœurs: Bidoglio et le Gordito qui étaient brouillés depuis des lustres deviennent ainsi les meilleurs amis du monde!

Cette bienveillance moyanienne, qui se récrée et se prolonge dans un véritable bonheur d'écriture, prend appui sur une langue solide, flexible, riche, luxuriante. On est surpris, à ce sujet, d'apprendre que l'écrivain a éprouvé dans le passé -et continue à éprouver- des doutes sur son aptitude à bien écrire2. Rarement, pourtant, la langue aura été aussi sûre de ses effets, rarement le signifiant aura collé d'aussi près au signifié, appliquant à la lettre le précepte, d'ailleurs rappelé par Moyano lui-même, de Juan Ramon Jiménez: «Que mi palabra sea la cosa misma». Qu'on observe, par exemple, le soin -non exempt d'humour- avec lequel le titiritero pèse le pour et le contre dans le choix des mots faro et farol, l'importance attachée à l'adéquation, au pouvoir évocateur et à la sonorité musicale du terme retenu:

El faro suena un poco seco, a fofo, es una palabra que se acaba ahí no más, no se corresponde con el objeto que tiene que designar, con algo que tiene que hacer llegar la luz tan lejos. Es como si la luz se tuviese que quedar siempre dentro del faro. En cambio farol, fíjese usted, a pesar de su aparente humildad en cuanto objeto, suena mucho mejor como palabra, la prolonga, le da posibilidades de hacer durar un poco más la o, y de quedar vibrando en la ele todavía, y todo el tiempo que uno quiera, como una gran arcada de violín3.


(p. 227)                


On remarquera que ce qui domine dans cette réflexion, en dehors de l'exigence et de la pertinence linguistiques, c'est une préoccupation artistique, et même doublement artistique, puisqu'elle joue sur deux plans, celui de la vision et de la peinture, celui, aussi et surtout, de l'écoute et de la musique. Moyano, on le sait, a fait des études poussées dans le domaine des arts plastiques et de la musique, il a été musicien et professeur de musique. Cela se retrouve dans sa création littéraire, et on peut le croire quand il nous dit que, pour lui, «c'est la musique qui compte, avant même que les mots» (p. 11). Innombrables sont les passages, dans l'œuvre ou dans les «confessions» de Moyano, où l'écrivain rappelle avec insistance les rapports de la langue et de la musique4. Pour lui, une langue doit être parlée et écoutée avant que d'être écrite, et il ne nous étonnerait pas qu'il exigeât, comme Flaubert, de faire passer les mots, avant de les écrire, par l'épreuve du gueuloir. Le texte, dans tous les cas, doit s'astreindre à des sortes de tests nombreux et variés, notamment à des tests «musicaux». Même les mots qu'on laissera échapper dans un interrogatoire policier devront avoir été pratiqués préalablement «comme des gammes» (p. 47). C'est assez dire toute l'importance que revêt la musique dans la vie et dans l'œuvre de l'écrivain. Mais il ne conviendrait pas de négliger pour autant l'importance des arts plastiques. Si, dans le roman, le narrateur exprime surtout le côté mélomane de Moyano, le peintre Contardi traduit les exigences plastiques de l'écrivain dans la mesure où il ne peut s'exprimer que picturalement, où ses mots sont avant tout «des coups de pinceau» (p. 49). Et ce même narrateur, on le sait, possède une dimension visionnaire et hallucinatoire qui lui permet de communiquer une corporéité à ses fantasmes, à Nieves ou à un bateau.

Dans tous les cas, pour l'écrivain, l'essentiel, ce sont les mots: «Ici, plus que l'histoire, ce sont les mots qui comptent, ces vagues qui nous ont transportés» (p. 294). Pour lui, les mots ont une importance essentielle, capitale. Comme le chien mis en scène dans le prologue du Gargantua qui chérit son «os médulaire», Moyano, avec une délectation et une gourmandise toutes rabelaisiennes, essaie de tirer du mot toute sa «substantifique moelle». Pour cela, il le palpe, le caresse, le pétrit, le goûte, le savoure, le hume, le fixe, l'écoute, le passe au crible de tous ses sens, allant jusqu'à lui donner une matérialité plastique, une corporéité qui n'étaient pas forcément les siennes à l'origine. Voyons-le jouer amoureusement -il y a, en effet, chez cet artiste des mots, une constante volonté ludique, superposée à un amour du style- avec le mot abstrait nunca, cet adverbe définitif, catégorique, péremptoire, qui exprime pour les exilés le départ irréversible, sans espoir de retour:

Nunca. Más bien palabra de bicho. Gallinácea gris alechuzada. La nunca, ave de hábitos nocturnos, casi seguro que carnívora. En cuanto quiere caer la noche empiezan a revolotear las nuncas. Rondan los puertos y lechuzean mástiles de barcos. Vaya palabra para empezar un viaje tan largo, revoloteando alrededor del buque listo para zarpar.


(p. 39)                


Moyano transforme, métamorphose, poétise les mots, leur donnant à l'occasion une consistance, une vie, unechair, qu'il savoure en véritable gourmet. Mais en même temps qu'il se fait chair, le mot devient ailé, comme un air qui planerait sur les têtes: La palabra volver sobrevolô la sala desparramando su sonido... (p. 57)

La langue parlée tout au long du Libro de navíos y borrascas est le rioplatense, ou plutôt l'argentin, Moyano se démarquant plaisamment, à l'occasion, des Uruguayens «qui en sont encore à appeler leurs enfants gurises» (p. 40). De fait, le texte comporte nombre d'argentinismes ou de termes de lunfardo (chango, piba -face à l'espagnol chavala-, tano, cana, quitasol- opposé à sombrilla -, etc.), et fait référence, lui aussi, dans une intention à la fois vériste et plaisante, à la langue du pays d'exil et même du «bateau d'accueil», ce qui donne un mélange divertissant où Moyano retrouve et traduit peut-être quelque chose du sabir parlé, paraît-il, dans sa famille maternelle:

Desde la finestra de la cucina le dije lo mejor que pude que necesitaba un plato de minestra para il mio amico malato que no había podido subir a la sala da pranzo porque tenía fuertes dolores en le gambe.


(pp. 51-52)                


Les différents personnages, heureusement, ne parlent pas tous comme cela, ne serait-ce que parce que les échanges n'ont lieu généralement qu'entre rioplatenses! En fait, ces personnages, désignés par leur nom, leur prénom, leur profession ou -à l'argentine- par leur surnom, ne sont guère que des comparses impersonnels ou des ectoplasmes représentant, sous des habillages différents, la figure de l'exilé. Bidoglio, el Gordito, el titiritero ont certes des réactions différentes, parfois opposées. Mais ils n'ont pas d'épaisseur psychologique. Les seuls personnages présentant -et encore- un certain relief sont, au positif, Contardi, ce peintre de talent qui suscite le respect de tous les passagers, et Sandra, jeune et jolie uruguayenne, qui porte dans sa chair et dans son âme la marque des sévices endurés des militaires; et, au négatif, la «Señora de la Torre de Pisa», passagère non exilée, caricature de la petite-bourgeoise admiratrice des militaires, incarnation des préjugés sociaux et de la bêtise satisfaite. Tous ces pâles protagonistes d'une action inexistante représentent, au fond, les diverses modalités d'un personnage collectif, l'exilé conosureño, dont Moyano a entrepris de relater pour nous le désarroi et l'échec existentiels, le mal de vivre que n'efface pas l'instinct de conservation, conséquence du «naufrage» dans lequel a sombré toute une génération. L'écrivain a symbolisé en une phrase volontairement baroque l'étendue de cette détresse seulement compensée par le fait d'être encore en vie:

[...] y así la mayoría de los setecientos, cabizbajos, cejijuntos, patitiesos [...] Cejijuntos y pesarosos pero vivitos y coleando, el Cristóforo los llevaba muy campante para destetarlos después en cualquier país.


(p. 55)                


Identiques et interchangeables sous leur différent déguisement, ils sont, en quelque sorte, tous «juifs», tous «intellectuels», tous «turcos» ou, non sans une pointe de masochisme chez l'auteur, tous «indésirables», tous «saltimbanques», tous «imbéciles», tant leurs problèmes se ressemblent, tant leur désarroi se rejoint. «Nous étions, est-il dit aussi, sept cents photocopies d'une même histoire, où il n'y avait ni hasard ni diversité» (p. 49). Solidaires dans leur condition de réprouvés et d'exilés, ils apparaissent solitaires au fond d'eux-mêmes, dans leur exil intérieur. Parfois -l'espace d'un chapitre ou d'un paragraphe- certains se détachent du lot pour tenir un discours plus personnel, différent: délire visionnaire du peintre; philosophie anarchiste du cuisinier espagnol; utopie cosmique du pilote; métaphysique relativiste du capitaine. On remarquera que, dans la plupart des cas, le discours n'émane pas d'un exilé, mais d'un membre de l'équipage. Et ce locuteur a tout l'air, presque toujours, d'être le porte-parole de l'auteur lui-même. Parfois même -est-ce feinte pudeur, objectivité simulée, manière de multiplier les perspectives ...ou clin d'oeil adressé au lecteur?-, le narrateur «passe la main» à un autre personnage, sensé garantir, sinon la vérité, du moins la vraisemblance du discours:

Para llevar adelante la pequeña historia de la sobrina del cocinero preferiría pasarme a otra voz, como si la contase otro. Y voy a elegir la voz de Bidoglio, que me parece más adecuada que la mía para este asunto, y la version que él dio después de mis fantasías eróticas con Nieves. A él le gustaba alterar mis historias para, según decía, darles más verosimilitud. De paso, el desenfado de Bidoglio me servirá para hablar sin inhibiciones de estas cosas íntimas que sinceramente me dan un poco de vergüenza.


(p. 62)                


Le véritable protagoniste, en fait, est le narrateur, dont on peut dire, sans trop prendre le risque de se méprendre, qu'il est l'alter ego de l'auteur lui-même. A peu de choses près, les caractéristiques sont identiques. On sait par exemple que Moyano avait un père cordobés, un grand-père riojano et un ancêtre extremeño. Le grand-père de Rolando, lui, né en Estrémadure, s'est installé dans «La Rioja de là-bas» (p. 171). On n'observe donc, ici, qu'un léger décalage générationnel. Rolando, autant que Daniel, d'ailleurs, a habité et aime cette lointaine province aux terres salpêtreuses. Les descriptions qu'il nous en donne émeuvent par une sincérité qui prend sa source dans le vécu, en des termes qui fleurent bon la campagne. N'oublions pas non plus que les deux hommes ont été arrêtés par le pouvoir militaire et emprisonnés avant de connaître l'exil. A un moment donné, le narrateur, qui s'exprime à la troisième personne pour prendre le recul nécessaire à la crédibilité de l'épisode rapporté, fait le récit d'une curda mémorable. Les vapeurs de l'alcool plongent Rolando dans de noires pensées qui ramènent à sa mémoire de tristes souvenirs d'enfance:

[...] de todo eso se acuerda muy bien Rolando llevado por los chicos porque el albañil borracho casualmente era su padre y él se le parece, apenas un violín y un par de libros mal leídos lo separan milagrosamente de esos espasmos de la miseria.


(p. 202)                


On passera sur les souvenirs évoqués dans la première partie de la phrase, dont l'ivresse et le temps ont modulé la fidélité mémorative. Mais le violon et les livres représentent bien l'écrivain Daniel Moyano qui porte en lui, on le sait, une vocation rentrée de musicien5. Sa naturelle modestie a simplement accolé au mot «livres» deux déterminants impropres, et pour l'auteur, dont on connaît l'œuvre humaniste, et pour le narrateur, dont on peut apprécier la culture à travers les références, littéraires et autres, qui parsèment son récit. D'autre part, de la même manière qu'il s'exprime dans le roman par la bouche de plusieurs intervenants, l'auteur se retrouve en partie dans les portraits, physiques ou moraux, de certains de ses personnages, tel Fede (pp. 76-77).

Mais revenons-en au narrateur proprement dit. Il est bon, généreux, solidaire, sensible, pudique. On sent chez lui un besoin foncier de chaleur, de protection, de sécurité, qui s'exprime par des symboles liés au corps féminin et au liquide amniotique (p. 69, 99). Une vague peur l'habite, faite d'appréhension et, en même temps, d'accumulation de détresses passées. Partant, le ton léger, badin, presque facétieux, qui traverse l'œuvre, ne doit pas tromper. Il ne s'agit là que d'une apparence, d'une façade, d'un habillage dont la fonction est de compenser la gravité du fond. Au tragique de la situation décrite répond le comique, ou tout au moins l'enjouement, de l'écriture. L'humour est une esthétique. Mais il est aussi un parti-pris destiné à détendre le lecteur (rôle imparti dans la comedia espagnole à la figure du gracioso), interpellé par l'atrocité de la «sale guerre» ou par le drame de l'exil, et à soulager l'auteur-narrateur lui-même, pris dans l'engrenage des événements, qui en a subi le choc de plein fouet et en supporte le traumatisme lancinant. L'œuvre a ainsi, entre autres, une fonction libératrice, thérapeutique et psychanalytique. En «informant» son lecteur, en lui communiquant son expérience de la tragédie, en communiant avec lui dans la catharsis, l'écrivain porte témoignage, chasse ses obsessions, se libère d'un poids trop oppressant et, en même temps, exorcise le mal et sa hantise permanente. «J'ai écrit le Libro de navíos y borrascas -avoue-t-il- parce que je sentais sur moi un très grand poids et que j'avais besoin de m'en libérer»6.

Le narrateur est un rêveur et un contemplatif, doublé d'un philosophe, qui s'interroge sur le monde, l'homme, la destinée. L'ouvrage abonde en réflexions philosophiques, métaphysiques et morales, liées, pour la plupart, à ses expériences ou à ses lectures. L'auteur accompagne d'ailleurs ses méditations d'un esprit de dérision presque masochiste, en même temps qu'il éprouve ce sentiment de culpabilité qu'on trouve chez nombre d'exilés: Sin olvidarme, note-t-il quelque part, de mis profundas meditaciones (inútiles) sobre el destino de los hombres y los pueblos mientras otros se pudren en las cárceles del Cono Sur o llevan su exilio interna como pueden. (p. 193)

Nous n'insisterons pas sur ces réflexions générales qui nous éloignent du thème de l'exil. Nous dirons qu'elles portent, pêle-mêle, sur la liberté, l'innocence, la justice, la raison, la déshumanisation du monde, la bureaucratie, le pouvoir, le bonheur, la relativité, la réalité et l'apparence, la mort, le sacré, le merveilleux, la création, l'enseignement de l'histoire... Nous retiendrons tout particulièrement une réflexion de Sandra, par ce qu'elle porte en elle d'identification à toute une génération d'exilés, d'hommes et de femmes qui -loin de là- n'ont pas tous pris les armes, et qui n'ont été arrêtés, déportés ou tués que sur de simples suspicions ou par la volonté délibérée de la dictature de créer un sentiment de terreur propice à tous les arbitraires:

¿Sabés porque busco algo sagrado? Porque nunca tuve ideología ni la voy a tener7, como no la tenés vos ni casi ninguno de nosotros. No servimos ni para la guerra ni para la paz, es hora de empezar a aceptar esto, no nos casamos con nadie pero nos violan todos, los rusos y los yanquis que más da, y ellos terminarán pactando pero nosotros seguiremos en el exilio.


(p. 195)                


Si l'on consulte Moyano sur les raisons qui le poussent à écrire, la raison donnée sera immanquablement le besoin de communiquer, et plus précisément de «communiquer aux autres ses étonnements et ses rapports avec le monde»; le besoin, aussi, au delà du plaisir esthétique, «d'en savoir davantage»8. Il dira même dans le roman, par le truchement de Contardi, «Nous créons la beauté pour nous chercher, pour ne pas mourir» (p. 213). Sans contester le moins du monde la validité de ces réponses, il apparaît que, dans le cas présent, l'œuvre se présente également, sous bien des aspects, comme un témoignage et une dénonciation de la sombre réalité de la dictature des années 76-83. Rappelons-nous que, dans un premier temps, le narrateur croyait pouvoir se limiter à ce qu'il avait raconté, au chapitre «Diario de a bordo», sur les «cruautés du Cône Sud», estimant pouvoir, en musicien amateur, continuer à «jouer en sourdine». Et de tirer, sur ce point, sa révérence au lecteur: «Que celui qui veut en savoir davantage consulte Amnesty International, ou les survivants perdus çà ou là, dans les rues de Londres ou d'Amsterdam» (p. 193). Seulement voilà. La révélation des sévices subis par Sandra, avec laquelle le narrateur a eu un rapport physique et affectif, a entraîné chez ce dernier une prise de conscience. Désormais, il ne va plus lui être possible de «jouer en sourdine», ni de construire un roman idéaliste ou angélique qui relate la fiction des amours irréelles de Sandra et du Gordito ou de Nieves et de lui-même. Après lo de Sandra, il a donc «jeté la sourdine à l'eau», et avec elle, le violon, dont les accents apparaissaient inadéquats pour exprimer une telle tragédie. «Crier ou pleurer», telle est désormais la seule alternative laissée à l'écrivain ou à l'artiste, «car nous ne pouvons pas combattre, nous ne servons pas à cela, nous sommes des montreurs de marionnettes, respectable public» (p. 194). Moyano ne pourra dès lors, dans son ouvrage, que «crier ou pleurer», entendons qu'il ne pourra, au lieu du roman d'amour un moment envisagé, que dépeindre la tragique réalité de la dictature, de la prison et de l'exil. Reste un brin de mauvaise conscience, l'obsession lancinante de n'avoir peut-être pas tout fait pour éviter ou pour combattre la tragédie: «Nous ne savons pas encore si on nous expulse parce que nous avons été complices, tièdes, faibles, indifférents ou crétins? On nous chasse comme des mouches» (p. 205).

En marge du cas de Sandra, l'auteur-narrateur fait allusion aux multiples exactions du régime ou de ses polices parallèles -arrestations arbitraires , interrogatoires policiers, emprisonnements, camps de prisonniers, tortures, viols, disparitions -et à leur cortège de maux- peur, désespoir, obsessions, cauchemars, délire de persécution... L'accent est mis sur les sévices et les disparitions, ces deux gangrènes du totalitarisme moderne. Contardi, cet autre alter ego de l'écrivain, qui représente sur le plan plastique ce que le narrateur exprime au niveau musical, explique ce que sont les rapports geôliers-détenus dans un camp de prisonniers. Il s'agit, ni plus ni moins, que de procéder à une métamorphose kafkaïenne qui rabaisse les victimes, quelles qu'elles soient, au niveau, non seulement de la bête, mais du rat:

En ese submundo artificial [les camps de prisonniers] dejamos de ser nombres. En la mente de nuestros carceleros empieza nuestra metamorfosis. Y llega el momento crítico en que nos transformamos en ratas. Entonces el dedo se va solo hacia el gatillo. Y cualquiera puede convertirse en rata; por distracción, por olvido, por inocencia o por simple culpabilidad. En cualquier actitud nuestra ellos pueden descubrir una condición de rata. [...] En última instancia no se trata ni de nuestras formas ni de sus visiones, se trata de una voluntad de ver ratas y matarlas.


(p. 213)                


Il ne sert à rien, dans ces conditions, de vouloir clamer son innocence devant ses bourreaux, sauf à trouver le ton idoine, «presque miraculeux», en fait impossible, qui soit de nature à les fléchir. Le mieux est encore de se taire (p. 46). C'est le cuisinier qui aura, dans ce domaine, le mot de la fin: «Tu ne pourras jamais démontrer ton innocence, mon fils, simplement parce que tu es innocent» (p. 53).

Nous assistons donc bien à une une tentative délibérée de destruction de l'homme, et de l'homme vivant. Mais l'entreprise mortifère ne s'arrête pas là. Les bourreaux ne se satisfont pas de tuer, ils veulent effacer jusqu'au souvenir des morts. C'est tout le problème des disparus, et, là encore, l'auteur fait son porte-parole de Contardi, dont le fils, justement, a disparu.

Pour le vieux peintre visionnaire, les disparus, qui échappent à toute catégorie connue, sont comme des corps morts dotés d'une conscience muette, «en quête de leurs fondements perdus pour sortir décemment du monde sensible», des âmes en peine, en quelque sorte, qui errent dans l'espace vide de la nuit à la recherche d'une lumière qui, en les éclairant, doit leur permettre de retrouver leurs éléments constituants... (p. 214).

Le plus tragique, peut-être, dans le cas de ces disparus, c'est l'oubli total qui succède à la vie. En ce sens, la disparition est pire que la mort, qui laisse au moins une sépulture, un souvenir. Sur ce point, Moyano rend hommage à la fiction visionnaire de George Orwell, contenue dans son célèbre 1984. Et il le fait dans un livre publié au seuil de 1984!

La gente desaparecerá sencillamente, y siempre durante la noche. El nombre de los individuos en cuestión (conosurenses o no) no estará más en los registros, se borrará de todas partes toda referencia a lo que hubiera hecho, y su paso por la vida quedará totalmente anulado como si jamás hubiese existido.


(p. 55)                


Moyano est hanté par ce vide laissé derrière eux par les disparus. Pour qui ne croit pas en l'Au-delà, la réalité apparaît d'autant plus atroce, car nier le passage sur terre de l'individu, c'est nier l'individu lui-même, c'est nier son existence, son identité mêmes.

Il est, par contre, une réalité que l'écrivain nie volontairement, et de toutes ses forces. C'est la prison, les interrogatoires, toute la période sombre qui se situe entre son arrestation et son expulsion du pays. On remarquera qu'il ne donne, même par personnage interposé, aucun détail sur les conditions de sa détention, qu'il n'en précise même pas la durée. Pour lui, cette période est si injuste, si immorale, si incongrue, si incroyable, qu'elle lui en devient irréelle, comme lui apparaît irréelle la mort de Dorrego, au motif qu'elle n'a pas de «fondements éthiques» (p. 47). Chassée de son esprit, ôtée de sa mémoire, elle est comme une ligne dans le temps, durée et espace théoriques qui servent à différencier deux moments, l'avant et l'après, et deux lieux, l'Argentine et l'Espagne. La prison, l'oppression, la barbarie sont en quelque sorte mises entre parenthèses, oubliées, niées, limitées tout au plus à une ligne de démarcation. La réalité de la dictature est ainsi «un temps hors de l'histoire», elle est une irréalité entre deux réalités. Cette attitude enferme une contradiction à laquelle l'écrivain a du mal à échapper. Comment, en effet, porter témoignage et, simultanément, chasser le souvenir du vécu? De fait, Moyano évoque surtout ce passé par des allusions tangentielles, de portée générale, et son héroïne Sandra refuse pour sa part de raconter sa triste histoire, «pour qu'elle n'existe pas» (p. 194). La prison l'a marqué, indiscutablement, mais tous ses efforts tendent à chasser ces mauvais souvenirs et à assurer la nécessaire continuité entre les deux seules réalités qui comptent: «Les deux moitiés du petit serpent séparées par la bêche se sont ressoudées comme si de rien n'était», commente-t-il (p. 103). Il y a, dans cette manière de nier la période la plus sombre de l'Argentine et de la vie personnelle, au delà d'un besoin d'oubli, la volonté de nier ceux-là mêmes qui vous ont nié.

L'avant, le là-bas, qui renvoient au passé cordobés et surtout à la période riojana, prennent la forme chaleureuse d'un paradis à jamais perdu, un paradis fait avant tout de vignes et de vallées tranquilles, «où la terre se relâche dans ses travaux et dans ses cycles, où elle se montre sous le jour d'une mère tranquille et génitrice», (p. 32). C'est l'époque où l'enfant dessinait des cartes géographiques aux contours colorés (dont le souvenir se superpose, on l'a vu, avec la réalité vécue de l'embarquement, du passage de la terre marron à l'eau bleu marine) et prêtait attention aux images d'Epinal de l'histoire d'Espagne, telles que les lui présentaient une maîtresse «à l'enthousiasme patriotique, malgré les six mois de salaire qui lui étaient dûs» (p. 151); où l'adulte avait fait de son violon son compagnon de tous les instants et le symbole d'une certaine douceur de vivre, au point que la perte -et la mort- de celui-ci apparaît comme le point de référence, le clivage obligé entre le passé et le présent, le bonheur et le malheur. Les hommes comme les choses se superposent ou se juxtaposent dans le regard porté sur le temps écoulé: l'ancien camarade de classe du narrateur présente à la fois le visage dur du militaire et les yeux doux de l'écolier, une main de quarante ans portant fusil, une autre de dix ans, pacifique et attendrie. On assiste presque toujours à une valorisation du passé et à une dévalorisation du présent. Mais ce changement qualitatif n'est pas dû seulement à l'idéalisation propre à la nostalgie: s'y ajoute la naturelle dévaluation liée à la situation particulière du pays et du moment. Comme dans l'épisode proustien de la madeleine, la présence de l'objet ancien, associé au vécu -ici le vêtement trop grand retrouvé par le narrateur à sa sortie de prison- réactualise le passé perdu et souligne la dégradation postérieure: «Le bleu du pantalon et le blanc de la chemise me reliaient à un temps irrécupérable» (p. 19).

Le lieu, lui aussi, est «irrécupérable». Autant dire que l'exil est définitif et irréversible. Les protagonistes de Moyano, à la différence du cas général des exilés, ne croient pas en une expatriation provisoire, limitée dans le temps. Ils savent que ce départ est sans espoir de retour et les nuncas, ces oiseaux noirs de la hantise, volent dans la nuit de leur nostalgie. L'embarquement est vu dès lors comme une fêlure, une fracture, une brisure dans le curriculum personnel. Certes, partir signifie en finir avec le cauchemar de la répression et se préparer «des rêves tranquilles», mais partir veut dire aussi devoir mourir là-bas, et cela, c'est quelque chose «qui ne peut s'imaginer, qui n'entre pas dans la tête» (p. 37). L'exil, c'est, si l'on veut, l'enfer de Dante, mais inversé: «Vous qui sortez, perdez toute espérance». Et les exilés qui mourront, sinon sans sépulture, du moins loin des leurs, sont condamnés à être des «disparus à effet retardé» (p. 41).

On sent toute la dose de désespoir qui hante les personnages moyaniens. Déjà marqués à leur départ par la conscience de leur échec personnel et collectif, ils n'entrevoient nulle lueur d'espérance dans un exil considéré essentiellement sous son aspect négatif. Dans sa situation misérable d'expulsé totalement démuni, le narrateur se sent même «immigré jusqu'à la moelle», avec toute la connotation péjorative attachée au terme. Et tous ces exilés dans leur ensemble, que sont-ils d'autre, au fond, que des «désimmigrés» -pour employer un néologisme commode dû au regretté César Femández Moreno-, porteurs d'une frustration immense, à la mesure des espoirs fous placés par leurs ancêtres dans l'Eldorado américain? Ce profond sentiment d'échec, mêlé à un désespoir amer, se retrouve dans cette feinte interpellation à l'ancêtre immigré, sensé avoir été le vassal d'un Comte castillan ou estrémadurien:

Nosotros somos tu fracaso. Este barco no transporta inocentes immigrantes sino setecientos indeseables, indignos del Cono Sur, que regresan para pedir perdón al señor Conde. Y menos mal que te moriste a tiempo sin saber lo que vendría después, sin saber que volverías tan derrotado como cuando saliste paraguero y lanador, ya no existen en España, ni siquiera tenemos un oficio.


(p. 157)                


Ces «nouveaux immigrants» se sentent encore plus dévalorisés, plus démunis que leurs aïeux qui au moins avaient un métier, une volonté de vaincre. Il ne leur reste rien de tout cela, ils ne sont rien:

Los que vamos aquí somos peoncitos, medio actores, medio músicos, medio poetas, medio novelistas, nunca nada entero. Titiriteros o músicos, en todo caso saltimbanquis. La derecha y la izquierda, juntas, se rien de nosotros. [...] Ni el poder estable ni la revolución se hacen con muñequitos o poemas. En esta tragedia... ni siquiera somos personajes secundarios... ni siquiera idiotas útiles... Nada. Somos los pelotudos permanentes. Ni siquiera eso: boluditos alegres más bien...9.


(p. 192)                


Difficile d'établir un constat d'échec plus net, plus entier, plus désabusé. L'on serait en droit de penser que l'écrivain se complaît dans une amertume masochiste si cette amertume n'était la conséquence logique d'une tragédie dont le monde a connu peu d'exemples et qu'il a vécue lui-même dans sa propre chair.

Moyano excelle à se servir, pour illustrer son message, de menus détails, de petits signes, qui peuvent passer inaperçus mais qui sont pourtant chargés de signification. Dans le corps du premier chapitre du roman, l'auteur, se référant aux ustensiles emportés avec eux par les immigrants, insiste sur leur valeur de «lien», de «point de repère» les rattachant encore à leur pays d'origine. Et, commente-t-il, «quand le dernier petit couteau va atterrir dans la poubelle, cela signifie que l'on se trouve définitivement de l'autre côté, sans ponts» (p. 28). Les dernières pages du livre nous racontent, elles, la fin de l'histoire de la fameuse guitare taillée par un artisan dans l'arbre de son jardin. Cette guitare, symbole, en quelque sorte, de l'identité et du savoir-faire argentins, est appelée -du moins par sous-entendus- La volvedora. Volvedor est un terme criollo qui s'applique au cheval qui retourne à sa querencia. Le nom donné semble donc vouloir exprimer le fait que les ponts ne sont pas définitivement coupés entre le pays d'origine et le pays d'accueil, que le retour est toujours possible et envisageable. Las! La guitare tombe à la mer, dans le port même de Barcelone, c'est-à-dire au seuil même où doit commencer pour les exilés leur nouvelle vie! Qui plus est, l'Espagnol qui a essayé vainement de la repêcher console le malheureux possesseur de l'instrument par ces mots: «Ne montre pas tant d'affliction: tu es au pays des guitares» (p. 313). Cet épisode tragi-comique est hautement symbolique. La perte irrémédiable de l'instrument représente paradigmatiquement l'éloignement irréversible de l'Argentine, la coupure définitive du cordon ombilical. Et la guitare espagnole qui, on le sent, remplacera bientôt son homologue argentine, signifie l'adaptation, désirée ou obligée, à la nouvelle vie. La détresse et la nostalgie prévisible des exilés se tempèrent ainsi de l'espoir de faire souche en Espagne ou en Europe, de troquer un pays pour un autre, une vie pour une autre. D'ailleurs, Sandra fait des projets de mariage et de maternité, et le Gordito a déjà fait imprimer ses cartes de visite à son adresse hollandaise!

Daniel Moyano apparaît en fait comme un homme déchiré, tiraillé entre deux temps, deux continents, deux états d'âme. L'image du narrateur, un pied sur la terre et l'autre sur le bateau, disputé entre le gendarme et le Gordito, écartelé comme Tupac Amaru, nous paraît chargée de valeur symbolique. Dans son entretien avec Virginia Gil Amate, l'écrivain se présente comme l'expatrié par antonomase, ressortissant d'un pays constitué d'exilés européens, élevé dans l'exil de son grand-père maternel, exilé une première fois de Buenos Aires à La Falda et une deuxième de La Falda à La Rioja, exilé encore parmi les multiples domiciles de ses oncles et tantes. Enfin, le départ forcé pour l'Espagne marque une autre étape, et non la moindre, de l'exil. Argentin par sa naissance, Européen et partiellement Américain par ses ancêtres -il a, semble-t-il, «quelques gouttes de sang indien» dans les veines-, implanté ou plutôt transplanté dans un pays étranger -qui ne l'est pas complètement cependant puisqu'il compte quelque aïeul espagnol-, Moyano n'est, où qu'il se trouve, ni tout-à-fait chez lui, ni entièrement en dehors. Difficile, dans ces conditions, de ne pas se sentir, au pied de la lettre, «déboussolé», de ne pas se poser quelques questions sur son identité. Son protagoniste Rolando est d'ailleurs amené à regretter que ses ancêtres n'aient pas rédigé un «journal de bord» qui aurait pu lui servir de «passeport». A ces problèmes, Moyano a pourtant apporté une double solution. La première, négative, a consisté à couper définitivement le cordon ombilical avec l'Argentine, une Argentine bien différente, il est vrai, de celle d'avant 76:

El exilio ha pasado -commente-t-il pour la revue America10, dans son style métaphoriquement musical-, el país de origen nos espera, dicen, con los brazos abiertos. Pienso que si volviéramos lo haríamos para cantar juntos, unir nuestra voz a la de los otros. Lo que sucede es que a nuestra partitura le faltan muchos compases, estos trece años transcurridos aquí, y entonces cantar junto con los demás parece por lo menos muy difícil.


Moyano pose ainsi, en termes imagés, le grave problème du desexilio. La solution apportée s'appellera, pour utiliser sa propre terminologie, le sevrage de la mère patrie, le destete. Sur le plan matériel, elle s'est traduite par la demande et par l'obtention de la nationalité espagnole.

La deuxième solution, positive, tient dans la notion de fondation, fondamentale, à notre avis, chez Moyano. Le mot revient souvent sous sa plume. Chez cet homme constamment déraciné et déplacé, logiquement à la recherche d'une stabilité et d'une permanence sécurisantes, l'avenir passe par une implantation, une insertion, une inclusion. Il convient, à un moment donné, de jeter l'ancre et de s'amarrer au port. Paradoxalement, le bateau est le premier stade de cette sédentarisation, dans la mesure où il signifie une libération des interdits et de la peur et où il devient synonyme de futur à construire pour sept cents exclus. En ce sens le Cristóforo Colombo est fondationnel (p. 34, 41...) et l'avenir apparaît comme une parturition: «Ici il s'agit d'une naissance, d'une sortie, avec des forceps, mais d'une sortie tout de même, d'un accouchement imminent» (p. 154). Moyano a souvent recours à des métaphores sexuelles ou génétiques, parfois reliées à la mer ou au port, pour traduire la vie qui va. C'est que pour lui, l'amour, physique et affectif, représente l'attachement ou, plus simplement, l'attache elle-même, la stabilité, la sécurité, le havre de paix retrouvé après la tempête ou la «bourrasque». Et la naissance, il nous l'a dit, est toujours «le produit d'une relation erotique». Dans son élan vers la stabilité, qui passe par la construction ou la fondation (d'un foyer, par exemple, mais pas forcément), Moyano imagine souvent une union suivie d'une naissance. Ses amours imaginées et imaginaires avec Nieves (le nom connote la blancheur, la pureté, donc un «terrain» vierge à fertiliser) conduisent ainsi logiquement à la naissance, tout aussi imaginaire (nous ne dirons pas ici irréelle), d'un petit garçon.

Un autre cas se présente dans le roman, qui nous amène à parler d'une des «métaphores obsédantes» -pour reprendre la terminologie de Charles Mauron- qui hantent le livre, à côté de motifs thématiques tels que la mer, la baie, le bateau, le pont, le miroir ou la lumière, par exemple. Si nous la mentionnons, c'est parce qu'elle s'étale sur quarante-cinq pages réparties en deux chapitres («El faro» et «Como una ilusión marina»), représentant environ quinze pour cent du texte, ce qui situe son importance. Nous voulons parler de la métaphore du phare.

On se souvient que pour soulager la détresse du peintre Contardi, le groupe d'exilés décide de composer un conte sur le thème du phare, lié au problème des disparus, en s'aidant du canevas d'une chanson populaire des années 40, «Como una ilusión marina», où il est question d'un gardien de phare, d'une princesse et d'un brave capitaine. Sandra écrira sous la dictée de Rolando, cependant que Bidoglio, el Gordito et el Titiritero feront leurs observations ou suggéreront des modifications. Le texte devra en être remis à Contardi avant le terme du voyage. On se met vite au travail. Le conte, patiemment élaboré, raconte l'histoire d'un vieux gardien de phare, père d'une jolie fille qu'enlèvera fatalement un jour un valeureux capitaine. Du couple formé, un enfant naîtra là aussi, que son grand-père malheureusement ne pourra connaître car il aura disparu à son tour, après avoir consacré toute sa vie à tenter d'éviter naufrages et disparitions. Le conte est prolixe en détails sur l'architecture du phare et il apparaît bien vite que ces détails ont une connotation erotique qui a échappée probablement à son auteur. On passera sur la structure extérieure, naturellement phallique, du phare. Mais l'intérieur, dépeint réitérativement dans sa vacuité humide et glissante, léché par les caresses du vent (souvent erotique dans le subconscient collectif), au surplus empli d'espaces en forme de chambres ou de cavités, est, lui, nettement vaginal. Quelles conclusions peut-on tirer de ce phare hermaphrodite, nettement sexualisé? On retiendra qu'en marge de sa fonction de secours pour les bateaux en perdition, il est l'espace de plusieurs rencontres entre le capitaine et la fille du gardien, rencontres qui précéderont un mariage et une naissance.Il se donne ainsi à lire comme un espace sexualisé équilibré préalable à une union et à une fondation, thème décidément cher à Moyano, obsédant, à rattacher à un thème voisin, le pont, symbole d'union. Certains critiques ont voulu voir dans l'œuvre antérieure de Moyano la recherche du père11. Une étude psychocritique poussée, débouchant sur le «mythe personnel» de l'auteur, démontrerait sans doute qu'ici, c'est la recherche du foyer et de la paternité qui semble avoir le primat. Si l'on récapitule l'itinéraire existentiel de Moyano, on constate qu'à un exil intérieur (d'une province à l'autre de l'Argentine) a succédé la prison, puis à nouveau l'exil, extérieur cette fois. Cet exil presque permanent a sans nul doute communiqué à l'écrivain un désir de stabilité et d'enracinement. La chaîne exclusion-réclusion-exclusion a ainsi logiquement abouti à un dernier maillon, l'inclusion voulue et recherchée, avec son préalable nécessaire, la fondation.






(Breve) Synthese

Porter au programme de l'Agrégation 1989-1990 les trois romans que nous venons de passer en revue et dont les qualités sont, croyons-nous, incontestables, est plus qu'une mesure sage et louable: c'est une décision de simple justice, tant il est vrai que les coups de force et la dictature militaires ont marqué l'histoire politique du Cono Sur des deux dernières décennies, entraînant ipso facto un exil massif et, par voie de conséquence, une réflexion philosophico-littéraire sur celui-ci et une floraison d'oeuvres de qualité. Benedetti est fondé à écrire que «l'exil (intérieur, extérieur) sera un mot-clef de la décennie» (p. 36).

Les trois auteurs étudiés sont des exilés «à part entière», ayant passé, au moment de la rédaction de leur oeuvre, plusieurs années de leur vie hors du sol natal. Leur roman, autodiégétique dans ses grandes lignes, a presque toujours un fond autobiographique. C'est dire que l'écrivain, loin de se contenter de témoigner sur les divers aspects de l'exil, a investi son propre vécu dans le discours et la diégèse de sa création. Presque toujours, aussi, le témoignage, d'une part, la fiction, d'autre part, s'accompagnent d'un message de portée philosophique, sociologique, psychologique ou morale. On remarquera toutefois que les trois romanciers (mus par la pudeur, par un désir d'oubli ou par la volonté d'exorciser les cauchemars endurés), s'ils mentionnent les atrocités de la répression, ne présentent aucun développement sur ce thème. On notera aussi que le message est politique chez Benedetti, dont on connaît l'engagement militant, neutre chez Donoso et Moyano, qui ne font pas mystère de leur apolitisme. Le premier et le troisième seront, par tempérament, tentés de faire confiance à l'homme, au sens large du terme; le second sera, dans son attitude, beaucoup plus réservé ou nuancé, et marquera une claire préférence pour la femme.

Les personnages font partie originellement, pour la plupart, de la moyenne bourgeoisie de leur pays et de ces professions libérales qui ont été le plus frappées par la répression et par l'exil: psychanalystes, médecins, avocats, professeurs, écrivains, artistes... Les protagonistes masculins12, quand ils ne sont pas le double ou l'alter ego de l'auteur, en sont du moins le reflet ou le porte-parole. Tous ont, peu ou prou, de six jours à cinq ans, connu la prison. Tous ressentent leur passé de militant (Julio), de guérillero (Santiago) ou même d'innocent pris dans un engrenage absurde (Rolando), comme un échec. Tous subissent les avanies d'un autre échec, sentimental ou existentiel. Le premier est «doublé» par sa femme sur le plan littéraire, le second est trompé par son épouse, le troisième échoue dans sa tentative pour prolonger la relation établie avec Sandra et doit se contenter d'une idylle fantasmatique avec Nieves. C'est assez dire que ces personnages, qui auraient pu être des modèles de «héros» révolutionnaires, apparaissent surtout, de par la volonté de leur créateur, comme des «anti-héros», pitoyables, fades ou insignifiants. Les protagonistes féminins sont logiquement le «négatif» («positif» serait plus exact) de leurs partenaires. Gloria connaît la gloire (littéraire), Graciela, bien que culpabilisée, semble devoir refaire sa vie sans problèmes majeurs, Sandra a des projets d'avenir. Les personnages secondaires -en général simples archétypes- sont eux aussi, du moins pour la plupart, des exilés : typés chez Donoso, plus personnels chez Benedetti, anonymes chez Moyano.

L'ensemble des personnages des deux premiers romans est aux prises avec les difficultés matérielles ou psychiques de l'exil, chacun y apportant une solution plus liée à son sens personnel de l'adaptation qu'à l'accueil de la population locale. Dans l'ensemble, toutefois, et pour reprendre une expression qui a fait florès dans un autre domaine, le «bilan est globalement positif», même si, surtout dans les premiers temps, l'exil a pu apparaître comme un cataclysme traumatisant (entraînant des troubles psychiques et notamment un complexe de culpabilité), et si, encore que dans de rares cas, l'insertion a connu des échecs, ou des ratés. Nos auteurs mettent en lumière, à des degrés divers, ce problème de l'intégration dans le pays d'accueil, même si aucune des œuvres considérées ne s'étend sur les relations entre exilés et autochtones. Pour Donoso, qui marque la différence entre exil politique et exil «culturel», l'expatriation est surtout positive en ce qu'elle met le déraciné en présence d'une culture millénaire, lui ouvre -s'il a du talent- les portes de la consécration, et améliore au surplus la situation sociale des femmes. Pour Benedetti, qui estime que les aspects politiques et économiques de l'exil se confondent, les problèmes de nationalité sont en quelque sorte de faux problèmes et, dès lors que les obstacles linguistiques sont levés, l'insertion doit se faire automatiquement entre travailleurs; l'exil, au surplus, amène à mieux connaître les autres (comme la prison permet de mieux se connaître soi-même -et de s'améliorer). Le Chilien et l'Uruguayen s'intéressent d'autre part au cas des fils d'exilés qui, s'ils s'interrogent sur leur réelle nationalité, s'ils en arrivent à douter de leur véritable identité, s'adaptent en définitive, et bien mieux que leurs parents, au mode de vie du pays d'accueil. Le phénomène est surtout patent chez Donoso, au point que le jeune Bijou se sent Français et ne parle que le français.

Les apports de langue étrangère sont relativement nombreux chez Donoso (qui a enseigné l'anglais et a créé un personnage francisé), peu fréquents chez Moyano (amenés simplement par la coexistence d'exilés hispano-américains et de membres d'un équipage italien), rares chez Benedetti. Mais tous, ayant situé l'action de leur roman -ou une partie de celle-ci- dans un pays de langue espagnole, ont été amenés, à des degrés divers, à mettre en parallèle des termes ou des constructions conosureñas et castillanes (Donoso, Moyano) ou cubaines (Benedetti). Les problèmes d'écriture, eux, transparaissent logiquement chez le premier nommé (dont les deux protagonistes sont des écrivains-écrivant), à un degré moindre chez le second (qui est souvent amené cependant à mettre en parallèle musique et littérature et se laisse aller à des «aveux» amusants et faussement naïfs13), pratiquement pas chez le troisième qui ne souligne que dans ses articles l'impérieuse nécessité de séparer littérature et pamphlet. Dans l'ensemble, les arts plastiques et musicaux occupent une place non négligeable dans les goûts et dans la vie des protagonistes, puisque Salvatierra et Adriazola vivent de leur peinture, que Contardi est peintre et Rolando musicien, que Santiago, enfin, est conditionné par le Printemps de Vivaldi. Le ton général des œuvres est très différent: on observe une quasi totale absence d'humour dans El jardín de al lado, un sérieux enrobé d'humour dans Primavera con una esquina rota et un humour de surface cachant une certaine gravité dans Libro de navíos y borrascas.

Les personnages opposent parfois le passé et le là-bas au présent et à l'ici. Le phénomène, fréquent chez Donoso et Moyano, sans doute introvertis et introspectifs, est plus rare chez Benedetti, tourné résolument vers l'avenir. La nostalgie, mêlée à l'ennui et aux fantasmes, amène ainsi des phénomènes de superposition spatio-temporels entre, par exemple, le jardin de Santiago du Chili et le jardín de al lado, la gratifiante vie de couple avec Graciela et la monotone existence de prisonnier du personnage Santiago, ou encore le doux farniente en compagnie du Gryga et le morne séjour sur le bateau. Dans l'ensemble, cette nostalgie, qui s'accompagne souvent d'une obsession du retour au pays, et, au niveau subconscient, d'un fantasme de réinsertion dans le ventre maternel, est plus sensible chez les personnages de Donoso et Moyano que chez ceux de Benedetti, plus portés peut-être à s'intégrer. On notera au passage -mais ceci n'explique pas forcément cela- que le premier est retourné vivre dans le Chili de Pinochet, que l'Argentin s'est fixé définitivement à Madrid, que l'Uruguayen, enfin, se partage équitablement et, semble-t-il, harmonieusement, entre son pays natal et l'Espagne.

La structure du roman, assez simple chez Donoso, bâtie essentiellement (selon une habitude chère à l'auteur) sur des antagonismes et des dichotomies, est plus compliquée et plus hiérarchisée chez Benedetti qui entremêle savamment personnages, plans et discours, et, à l'inverse, plus lâche et plus diluée chez Moyano, avec cependant une rigoureuse symétrie du prologue et de l'épilogue autour du corps central. La plupart du temps le récit est linéaire avec, exceptionnellement, quelques retours en arrière, destinés à mettre en relief les contrastes spatio-temporels, à suggérer les contours du «paradis perdu» et à donner sa pleine mesure à la nostalgie. On observe un peu partout un jeu dialectique entre les schèmes d'inclusion et d'exclusion, de liberté et de réclusion. Disons, avec toute la part d'imprécision, voire d'inexactitude ou d'injustice, que comporte une synthèse nécessairement lapidaire, que les sentiments ou les pulsions qui semblent prédominer sont, chez Donoso, le besoin de communication, chez Benedetti la volonté d'intégration, chez Moyano, le désir de fondation.

Cette littérature de l'exil, dont la fiction s'appuie sur la tragique réalité d'une des périodes les plus noires de l'histoire du Cono Sur, si elle est utile pour le lecteur qu'elle informe et intéresse, ne l'est pas moins pour le créateur lui-même dans la mesure où elle exerce, à des degrés divers, une fonction exorcisante, thérapeutique et cathartique. L'exil trouve ainsi dans la littérature sa fin et sa finalité.



 
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