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El Verdugo (Le Bourreau) de Luis García Berlanga: «Humour, vous avez dit Humour»?

Jocelyne Aubé-Bourligueux


Université de Nantes


Dentro del alma tengo
Gusanos humoristas y culebras,
Parientas del diablo que me alaban
La juventud de Eva.
(El gusano humorista es un payaso
Inglés de la conciencia),


Federico García Lorca [«Hermano Envejecido»]1                


Federico García Lorca, né le 5 juin 1898 à Fuente Vaqueros, fusillé près de Grenade à «la fontaine aux Larmes», à l'aube du 18 août 1936. In Memoriam






En guise d'introduction: l'Humour n'est-il qu'anglais?

Nous dédions aussi ces lignes à Albert Laffay. Inspecteur Général d'Anglais2.

Où celui-ci veut-il en venir? Que dit-il exactement? S'agit-il en la circonstance d'une plaisanterie de sa part ou. au contraire, d'un discours des plus sérieux? Qui, en fait, pourrait le dire, face à un visage qui vous regarde froidement sans froncer un sourcil ni bouger un cil. Gravité dont nul ne sait jamais jusqu'à quel point elle est naturelle, et dans quelle mesure elle est soudain mise au service d'un mot d'esprit drôle, mélange ambigu de fausse gaieté, à la fois que d'une sorte de tristesse non avouee, masque d'une impassibilité qui «colle si bien à la peau» de l'interlocuteur que nul ne pourrait dire s'il s'agit ou non du vrai visage de l'autre, lequel d'ailleurs ne sait peut-être plus lui-même s'il en est revêtu: tel est, ébauché en quelques lignes, (mais ce n'est bien sûr là qu'un trop simpliste raccourci), le résumé-description approximatif d'une façon de vivre et de penser qui a pour nom humour anglais. Car il est certain que les différentes formes de sa manifestation traditionnelle donnent l'impression de constituer depuis toujours, pour un citoyen britannique, un véritable «mode» d'être, de se comporter, ou de réagir, en présence de situations plus ou moins attendues de la vie quotidienne.

Et pourtant, sans doute commettrait-on une erreur capitale en croyant que cet humour, pris au sens à la fois le plus étroit et le plus large du terme, n'existe qu'en Grande Bretagne. Certes, l'expérience prouve que l'Angleterre est la nation privilégiée de cette «spécialité» qui consiste à dire sans dire tout à fait, ou à ne pas dire en disant, à être et à faire les choses d'une certaine manière «humoristique». La coutume depuis toujours répandue au sein d'une société qui est imprégnée de telles pratiques y est devenue plus qu'une seconde nature: à savoir ce ton qui modifie imperceptiblement le discours, ou encore ce geste pourtant invisible venu transformer le comportement du gentleman, lequel pratique la chose, dit-on, avec ce même naturel qui fait que l'on respire.

Il n'en est pas moins vrai qu'en dépit de cet accent unique qui trahit sur le champ la nationalité, le pays dont nous parlons n'est pas le seul à pratiquer cet art subtil consistant à ne pas avoir l'air de se prendre trop au sérieux et à adopter une apparence détachée pour dire des choses graves, tout en colorant ses paroles d'un je-ne-sais quoi qui suppose l'appel d'un clin d'oeil complice, au spectateur ou au lecteur. La preuve en serait, par exemple, les vers cités en exergue, extraits d'un poème de date incertaine (1919 ou 1920), appartenant à la Juvenilia et dont l'auteur est, curieusement, Federico García Lorca.

Le poète de Grenade ne fait-il pas allusion soudain, dans le cadre d'une réflexion lyrique sur le péché originel et sa source première en la personne d'Eve («La jeunesse d'Eve»), à des «vers humoristes» et à des «serpents-couleuvres» féminins démoniaques, menaces rampantes multipliées dans «l'âme» vermoulue, (comme) autant de «parentes du diable» venues faire l'éloge de la faute première sous le déguisement «clownesque» propre à ce nouveau «cirque» que serait «la conscience» humaine? Et ne définit-il pas une certaine forme de corruption intérieure, pourtant terriblement ravageuse et destructrice, suggérée en terme de gusano humorista et de payaso inglés de la conciencia, afin de faire tomber une fois pour toutes le masque des faux-semblants dissimulés derrière celui d'une impassibilité feinte, bien que susceptible de «ronger» l'être de l'intérieur jusqu'à ce que mort s'ensuive?

Cette formule, elle-même utilisée à travers un sourire discret, montre clairement que si el humor est bien ressenti comme inglés, pour la voix poématique qui s'élève ici, le ton de la plaisanterie reste également de rigueur à l'occasion d'une mise entre parenthèses, ellemême qualifiée «d'humoristique», du problème fondamental de la chute originelle: c'est-à-dire de l'évocation d'un thème central à valeur universelle dont l'artiste andalou se fait l'écho apparemment souriant, mais néanmoins grave, voire même désespéré, tout au fond de «l'âme» chassée du Paradis, condamnée à l'exil, et du «coeur» atteint dans ses forces vives3.

Un exemple comme celui qui précède montre l'emploi sur le mode badin d'une intonation très particulière qui tout en conférant à celui qui s'exprime, ici, une aimable légèreté, là, une indifférence feinte, ailleurs, une raideur assumée, n'en contribue pas moins à masquer partout l'existence d'une gêne éprouvée face à une situation jugée désagréable, voire insupportable, en présence de laquelle il conviendrait non seulement de s'indigner -derrière le sourire auquel on veut nous forcer- mais encore qu'il faudrait refuser d'accepter, étant donné la répulsion qu'elle inspire, voire l'horreur qu'elle suppose.

Et sans doute l'Espagne n'a-t-elle de ce dernier point de vue rien à envier à l'Angleterre, si l'on se souvient qu'il existe une longue tradition artistique humorística issue du Siècle d'Or, au sens le plus «noir» du terme, et qu'à l'arrivée du long couloir littéraire tout au bout duquel se profilait déjà, avec d'autres, l'ombre grinçante du «bourreau» de Ségovie agissant dans La Vida del Buscón de Francisco de Quevedo4, Luis Garcia Berlanga fait de son côté pénétrer le spectateur, avec la caméra, dans les sinistres coulisses des prisons franquistes. Car, dans son film, s'ouvrent soudain des portes à l'intérieur desquelles entre à son tour subrepticement, dans le petit matin blême, l'exécuteur des hautes couvres, en la personne de celui que l'on redoute, que l'on voudrait éviter quand il se présente muni de son redoutable et mortel «garrot», et qui a pour nom El verdugo.

Or, dès le départ de l'écriture cinématographique en question, il convient de remarquer qu'une sorte de clin d'oeil d'humoriste est à son tour fait, dans la première séquence, à cette île apparemment séparée du continent dont «the humor» semblait être l'apanage depuis toujours, comme pour signifier que si l'humour est certainement d'abord et avant tout «made in Britain», selon l'usage, il n'en est pas moins en train de sortir de ses frontières d'ordre esthétique, pour venir rejoindre l'autre tradition d'un humor issu d'un pays lui aussi alors isolé, culturellement coupé du reste du monde, projeté sur l'écran en noir et blanc d'un drame en cours dont la péninsule ibérique devient ainsi brusquement l'espace privilégié, visuel et musical.

Il n'en est d'ailleurs pour preuve que le début du scénario où l'atmosphère suggérée est créée dès le générique (page 7), quand s'insinue «Sous différentes positions» «le motif récurrent d'un homme élégant portant moustache, coiffé d'un chapeau melon et tenant à la main une canne»: silhouette entre toutes reconnaissable venue se dessiner au son d'une «musique» elle-même fortement connotée (twist «El verdugo» d'Adolfo Waitzman), un tel titre unit en effet de manière mixte le mot désignant la danse typique des années «sixtees» et celui renvoyant au sinistre châtiment capital en vigueur de l'autre côté de la frontière espagnole, à la même époque, c'est-à-dire dans les «années soixante»,

Et tandis que «moustache», «chapeau melon» ou «canne» rappellent aussitôt au spectateur potentiel le spectacle londonien associé à la vision propre à l'Angleterre éternelle des Carnets du Major Thomson, c'est pourtant bien sur une terre différente, parfaitement reconnaissable et ayant pour nom Péninsule ibérique, que le spectateur est aussitôt conduit, ainsi qu'en témoigne sans erreur possible, peu après, l'autre source sonore ambiante insistante et lancinante, même si elle n'intervient qu'en bruit de fond à travers les précisions successives: («la voix d'un homme qui chante du flamenco»); puis: («En voix off, plus nettement, le chant andalou»), p. 7; ou («En voix hors champ, le chant flamenco»), p. 9; («On entend le chant flamenco», «on entend la voix dit chanteur de flamenco», «On entend encore la voix dit chanteur de flamenco»), p. 10. Car il ne fait aucun doute qu'à ce premier stade du film qui va se dérouler devant nos yeux, le «topique»en forme de cliché ne saurait tromper quiconque connaît l'origine culturelle, jadis authentique et non dégradée, du cante jondo.

Et l'auteur du guión de nous confronter sans plus tarder aux derniers préparatifs macabres d'une exécution capitale dont nous voyons -et surtout imaginons d'abord, par l'intermédiaire du son et de l'image- les dramatiques conséquences ultérieures. C'est néanmoins grâce à la vision d'un rituel d'emblée non dépourvu d'un certain caractère comique, que le scénario plante le décor, tout en mettant initialement l'accent sur l'accomplissement en marche d'une sentence déjà prononcée, qu'il convient désormais de mener concrètement jusqu'à son terme.

Voici, de ce point de vue, quel est le regard porté sur la prison, ainsi que le ton adopté à l'intérieur du dialogue qu'il nous est donné d'entendre:

19 [1min 20]. Gros plan sur les mains d'un homme qui fait tremper du pain dans un bol de café au lait. Travelling arrière. Le fonctionnaire, qui porte un uniforme, et par-dessus, une couverture, lit son journal. Au fond, on aperçoit la porte d'entrée de la prison dans la lucarne de laquelle on devine des personnages. Coup de sonnette en son in. Le fonctionnaire tourne la tête, quitte la couverture, met sa casquette et prend ses clés. Recadrage droite /gauche pour saisir le fonctionnaire debout qui se dirige vers la porte d'entrée et l'ouvre. Deux hommes en unffiorme rentrent. L'un d'eux porte sur l'épaule un cercueil qui lui cache le visage. Recadrage droite Igauche.

ÁLVAREZ.-  Bonjour. Nous voilà. Pause.  (Le FONCTIONNAIRE referme à clés. Recadrage droite /gauche. On entend, faiblement, la voix d'un homme qui chante du flamenco. Les trois hommes s'avancent. Plan américain.)  Bon, dites-nous où nous laissons ça.   (ÁLVAREZ se réchauffe les mains.) 

FONCTIONNAIRE 1.-  «Mettez-le là-bas et attendez qu'on vous prévienne. Ah! Et faites attention à ne pas rayer le mur!», (p. 7.)

Comment ne pas retrouver, dans ce rituel coutumier à peine interrompu du premier repas (par ailleurs plus que matinal) d'un gardien de prison que rien n'affecte (pas même l'arrivée du cercueil) ou presque (peut-être seulement l'idée que sa collation va refroidir ou que l'on puisse dégrader les locaux au passage de la bière), ce style de vie et de pensée que l'on appelle, précisément, l'humour? Car le texte insiste, par exemple, sur une scène de la vie quotidienne chaque jour reproduite identique à elle-même, quelles que soient les circonstances extérieures, «d'un homme qui fait tremper du pain dans un bol de café au lait», puis «se rassoit et continue à déjeuner», et qui dira simplement («tout en prenant son déjeuner»): «Quelle matinée. C'est bien ma veine!) mais «continue de déjeuner», quoi qu'il arrive... (p. 7.) Et comment ne pas songer à l'utilisation du procédé classique, devant ce visage du fonctionnaire indifférent qui ne fait pas un pli, tandis qu'il prend connaissance, sous sa «couverture» (car ce détail voulu vient nous rappeler qu'il fait très froid dans les geôles franquistes), des récentes nouvelles à scandale dont le dernier acte est peut-être cri train de se jouer à quelques mètres de lui, avant de refuser, on le comprend aisément, ce qui ressemble fort à la dernière «cigarette» offerte presque simultanément dans sa cellule au condamné à mort:

ÁLVAREZ.-   (À JOSÉ LUIS.)  Tiens!  (Au FONCTIONNAIRE.)  Cigarette? Eh?  (Le FONCTIONNAIRE fait non de la tête.)  p. 7.

Que dire, encore, de cette autre séquence dans laquelle les deux employés des Pompes Funèbres attendent tranquillement la sortie des autorités légales pour aller chercher le corps de la victime et miment la scène du garrot sans s'émouvoir le moins du monde, avant le commentaire final:

ÁLVAREZ.-   (S'adressant au FONCTIONNAIRE.)  Alors? Ça y est? Eh?  (Il fait lin geste de la main comme s'il tournait une vis. Le FONCTIONNAIRE, dans un haussement d'épaules, semble dire qu'il n'en sait rien.) , p. 7.

20 [1 min 20]  Contrechamp. Au premier plan, JOSÉ LUIS et ÁLVAREZ, fument. À l'arrière-plan, on aperçoit le FONCTIONNAIRE qui continue de déjeuner et, derrière, un autre FONCTIONNAIRE qui ouvre la porte de sortie par laquelle pénètre le directeur de la prison, suivi d'un groupe de six personnes bien vêtues. Le FONCTIONNAIRE se dresse et salue. ÁLVAREZ à JOSÉ LUIS. Ce sont ceux qui étaient présents. (LE GROUPE, qui se dirige vers la porte d'entrée de la prison, défile devant ÁLVAREZ et JOSÉ LUIS.)  Le dernier, c'est l'avocat de la défènse (p. 7.)

À travers cette façon de dire ou de ne pas dire5, de jouer sur les gestes, mais surtout sur les mots évocateurs ici de l'ordre du défilé («le dernier» ou «de la défense»), nous touchons déjà du doigt un aspect fondamental de l'humour sombre qui caractérise le film; à travers cette manière d'être et de faire qui règne de haut en bas de la structure sociale, l'humour en Espagne ne se limite pas plus qu'en Angleterre à une catégorie déterminée d'individus et n'est pas la spécialité réservée à quelques uns. En fait, les exemples qui précèdent cherchent seulement à témoigner du fait qu'au-delà de ce que l'on appelle humour anglais stricto sensu, saisi dans une perspective de société, il y a partout des personnes plus ou moins munies du «sens de l'humour» et que Luis García Berlanga en fait partie, à sa manière. Mais qu'en est-il précisément traditionnellement en Espagne, avant, puis durant cette période?



L'Espagne et l'humour: ou du possible écho de la tradition littéraire du verdugo Alonso Ramplón (ségovien) chez le Bourreau Amadeo (madrilène)

«Pourquoi ne pouvons-nous définir l'humour»?, s'interrogeait déjà Louis Casamian6, suivi en cela par Robert Escarpit7, lequel à son tour avouait sa difficulté à trouver de véritables critères de caractérisation du phénomène, Plutôt que de chercher en réalité une difficile, hâtive, et sans doute arbitraire formule susceptible de servir de schéma directeur, mieux vaut peut-être inventer l'humour, ou le réinventer tel qu'il se manifeste, par exemple à l'intérieur de la culture ibérique: d'une part en observant autour de soi, d'autre part en relisant des textes espagnols classiques, et surtout, en écoutant parler et en voyant agir les personnages nés du projet filmique proposé dans le cas présent par Luis Berlanga, avec son film El verdugo (Le Bourreau.)

Au moment où, juste après la scène qui précède, le scénario précise: «Par la porte de sortie, passe un petit homme, une écharpe autour dit cou, coiffé d'un béret et portant une petite valise à la main. Il passe, tête basse, entre les fonctionnaires d'une part, et d'autre part, Álvarez et José Luis», p. 9. Il est certain que l'hispaniste habitué à la lecture de certaines pages écrites par des auteurs du Siècle d'Or a l'impression d'être fort loin de retrouver ici l'atmosphère qui était, par exemple, celle évoquée par Francisco de Quevedo dans La Vida del Buscón. Il ne serait pour s'en persuader qu'à relire l'extrait dans lequel le «bourreau» du Roman picaresque8, devenu le correspondant Alonso Ramplón, raconte dans une lettre ses exploits à celui quil appelle «Hijo Pablos» et lui décrit fièrement, avec force détails macabres, à travers un humour tout à fait caustique, les derniers moments du condamné qu'il s'était vu chargé d'exécuter et qui n'était autre que son «père». Nous citerons pour mémoire -et à titre de comparaison utile- le passage fameux dont nous parlons:

Carta

«Hijo Pablos -que por el mucho amor que me tenía me llamaba así-: Las ocupaciones grandes desta plaza en que me tiene ocupado Su Majestad, no me han dado lugar a hacer esto: que si algo tiene malo el servir al rey, es el trabajo, aunque se desquita con esta negra honrilla de ser sus criados».

«Pésame de daros nuevas de poco gusto. Vuestro padre murió, ocho días ha, con el mayor valor que ha muerto hombre en el mundo. Dígolo como quien lo guindó. Subió en el asno sin poner pie en el estribo. Veníale el sayo baquero, que parecía haberse hecho para él: y como tenía aquella presencia, nadie le vía con los cristos delante que no le juzgase por ahorcado. Iba con gran desenfado mirando a las ventanas y haciendo cortesías a los que dejaban sus oficios por mirarle. Hízose dos veces los bigotes. Mandaba descansar a los confesores, y íbales alabando lo que decían bueno».

«Llegó a la ene de palo, puso el un pie en la escalera, no subió a gatas ni despacio, y viendo un escalón hendido, volvióse a la justicia, y dijo que mandase aderezar aquél para otro, que no todos tenían su hígado. No os sabré encarecer cuán bien pareció a todos».

«Sentose arriba, tiró las arrugas de la ropa atrás, tomó la soga y púsola en la nuez, y viendo que el teatino le quería predicar, vuelto a él le dijo: «Padre, yo lo doy por predicado, vaya un poco de Credo y acabemos presto, que no querría parecer prolijo». Hízose así; encomendome que le pusiese la caperuza de lado y que le limpiase las babas, yo lo hice así. Cayó sin encoger las piernas ni hacer gesto. Quedó con una gravedad, que no había más que pedir. Hícele cuartos, y dile por sepultura los caminos. Dios sabe lo que a mí me pesa de verle en ellos haciendo mesa franca a los grajos, pero yo entiendo que los pasteleros desta tierra le acomodarán en los de a cuatro, por consuelo de sus deudos»9.

Sans doute le personnage du cérémonial mis en scène ici ne ressemble-t-il à première vue en rien à cet autre «petit homme» muni d'une «petite valise», lequel apparaît de la sorte, avec son bagage, comme le protagoniste en fonction et l'agent chargé de l'accomplissement d'une sentence dont les diminutifs successivement utilisés semblent diminuer volontairement le terrible rôle qui est le sien. Ne se passe-t-il pas «tête basse» lors de sa première apparition, en toute humilité, comme s'il cherchait à se cacher derrière l'alibi de sa taille réduite, tandis qu'est également réduite à dessein la taille de la mallette cachant pourtant l'instrument de torture destiné à une mise à mort redoutable et redoutée, tandis «qu'une écharpe autour du cou» de l'homme conduisant directement au trépas, à l'issue du supplice, souligne à dessein la valeur symbolique de strangulation, de façon presque anodine? L'allure courante qui est la sienne, laquelle ne le distingue presque en rien de l'homme de la rue aux «bronches» fragiles, coiffé qu'il est de son «béret» pour se protéger du froid matinal, fera d'ailleurs exprimer en ces termes dont l'humour n'est pas exclu leur étonnement ceux qui le suivent du regard et commentent:

ÁLVAREZ.-   (À JOSÉ LUIS.)  Regarde!  (En chuchotant.)  C'est le bourreau!  (JOSÉ LUIS regarde intrigue le bourreau qui sort, hors champ, par la gauche.) , p. 9. Avant d'ajouter:

22 [1 min 22].  Léger panoramique droite/gauche, en plan américain, sur JOSÉ LUIS et AMADEO qui finissent de glisser le cercueil à l'arrière d'une fourgonnette. 

ÁLVAREZ.-  Tu as vu le bourreau?

JOSÉ LUIS.-  Oui.

ÁLVAREZ.-  On l'a payé?

JOSÉ LUIS.-  Oui.

ÁLVAREZ.-  Dis, combien il peut gagner?

JOSÉ LUIS.-  J'en sais rien.  (Il se retourne et ferme un battant de la porte arrière de la fourgonnette. Léger panoramique gauche/droite qui laisse voir, à l'arrière, la porte de sortie.)  Comme ça, on dirait un type normal. Si je le rencontrais au café ou au cinéma, je ne dirais pas que c'est un bourreau.

ÁLVAREZ.-   (Refermant l'autre battant.)  Je le trouve même sympathique.

JOSÉ LUIS.-  Tu trouve?  (Désignant le cercueil à l'intérieur de la fourgonnette.)  Demande-lui à celui-là s'il le trouve sympathique.

ÁLVAREZ.-  Ah, évidemment!

Certes, le spectateur du cinéma d'aujourd'hui a l'impression d'être fort loin, à ce stade, du contexte familial littérairement offert au lecteur d'hier, de cet «oncle» fort connu à Ségovie pour son intimité avec la Justice, car rien de ce qu'elle avait décidé là-bas depuis quarante ans ne s'était fait par d'autres mains que les siennes10. Et pourtant, dans le scénario de L. G. Berlanga, sommes-nous si éloignés de cette noire manière d'écrire le pire, sans en avoir l'air, envahi de cette humeur noire qui caractérisait l'art de F. de Quevedo? Il semble bien que non, si l'on en juge par la reprise en écho qui conduira José Luis, contraint et forcé de succéder à son «beau-père» dans l'office «héréditaire» -après s'être endetté dans l'achat d'un appartement-, à s'écrier:

JOSÉ LUIS.-  «Je n'en ai rien à faire...  (Essayant d'apitoyer le gardien qui va et vient entre les deux grillages qui les separent.)  Excusez-moi Monsieur. Soyez aimable, ouvrez-lui la porte. Il a quarante années de service.  (Le FONCTIONNAIRE qui l'avait accompagné le prend par le bras.) »., p. 75, ou encore à expliquer

JOSÉ LUIS.-  «Oui, Amadeo, le bourreau. Quarante ans de service.  (Se tournant vers le FONCTIONNAIRE 1.)  C'est pour cela que je disais qu'on le laisse entrer. Vous comprenez?», p. 79, après quoi, il insistera, pour fuir la réalité qu'il refuse de contempler en face.

JOSÉ LUIS.-  «Le bourreau. Quarante années de métier. Il est là, là à la pension Broseta... [...] Si vous voulez, je l'avertis en un rien de temps et il vient aussitôt», p. 80.

La réutilisation qui est faite de ces cuarenta años -dont le chiffre est repris et répété à plusieurs reprises- ne saurait certainement pas être l'effet d'une simple coïncidence. À notre avis, elle constitue un renvoi volontaire au texte bien connu du Siècle d'Or et à son auteur, à travers une mémoire liée à celle de la peine de mort et qui ne se veut pas uniquement artistique, dans le cas présent. Car celle-ci, au-delà même de l'effet esthétique issu de l'accumulation des détails fournis de manière anecdotique, continue à résonner des cris de nouvelles victimes. Elle fonctionne à travers le rappel de faits directement en relation avec l'Histoire de l'Espagne et renoue en profondeur avec des évocations très douloureuses, appartenant à un passé dont on aurait pu penser qu'il était définitivement révolu, mais qui pose encore, dans l'actualité propre au déroulement du scénario, de graves questions relatives à des problèmes de société contemporaine.

En ce sens, le but poursuivi dans le cadre du dialogue proposé serait de conduire le spectateur, par le biais de l'emploi d'un humour très noir chargé d'allusions culturelles sous-jacentes que chacun peut retrouver, à s'interroger sur le présent en le relisant à l'écho de ces «quarante ans» symboliques d'un mécanisme, à quelques variantes près (car bien sûr l'Histoire ne se reproduit jamais identique à elle-même), répétitif. Et le véritable propos serait donc de permettre à quiconque irait voir le film de se livrer également à une réflexion humaniste d'ordre beaucoup plus universel.

Ainsi, lorsqu'une phrase du narrateur d'hier affirmait, faisant allusion à la nécessité d'un art pas seulement requis, mais revendiqué comme tel: «Il était bourreau, pour tout dire, mais le phénix de la profession et quiconque lui en voyait faire l'exercice, il lui prenait envie de se laisser pendre»11, la traduction adoptée fait appel à l'oiseau mythique connu pour renaître sans cesse de ses cendres. Mais «l'aigle» lui-même, lequel fait l'objet du choix de l'image symbolique à l'intérieur du début du chapitre en question, rappelle l'autre mythe de Prométhée12, pour toujours enchaîné le long de sa colonne et dont le foiel sans cesse reconstitué la nuit, était à l'infini dévoré chaque jour par l'envoyé jupitérien du châtiment éternellement répété. Est-ce là, aussi, le seul hasard qui agit au niveau de la sélection de cette image significative d'une sentence à la fois sans appel et sans fin reproduit au fil des siècles à travers des variantes?

Or, voici qu'au cours d'une aimable conversation menée durant un repas champêtre, à son tour, le protagoniste d'aujourd'hui vante soudain son savoir-faire, dans le cadre de la pose complexe des «fers»:

JOSÉ LUIS.-  Oui, la liberté... La liberté de supporter ma belle-soeur, cette sorcière qui...

AMADEO.-  Attention! Prudence avec les belles-soeurs! Il y a trois ans, un type a fini par empoisonner la sienne.

ÁLVAREZ.-  Et vous?...  (D'un geste de la main.)  Crac!

AMADEO.-  Bien sûr!

ÁLVAREZ.-  Racontez... Racontez...  (Il se lève pour s'asseoir à la gauche d'AMADEO. Mouvement de gauche à droite. IGNACIA disparaît du champ.) 

AMADEO.-  Votre dame va peut-être...

ÁLVAREZ.-  Laissez, ne vous occupez pas de ma femme elle est endormie. Vous disiez que le beau-frère...

AMADEO.-  L'affaire s'est mal présentée, vous allez voir...

CARMEN.-  Père, tu ne vas pas nous gâcher la fête.  (Elle se lève et s'éloigne vers le fond.) 

AMADEO.-  J'allais lui mettre les fers, mais il avait le cou comme un taureau, épais comme ça...  (Il plie une fieuille de journal pour simuler le garrot. JOSÉ LUIS regarde CARMEN qui s'éloigne.) 

ÁLVAREZ.-  Alors les fers devaient être trop petits pour lui?

AMADEO.-  Ben, évidemment, ils étaient trop petits.  (JOSÉ LUIS se lève et rejoint CARMEN. Léger recadrage.)  On place les fers... Levez la tête.  (Il passe autour du cou d'ÁLVAREZ le papier plié en forme de garrot.)  Les fers ici en suite l'autre... (p.21.)

«L'affaire» qui se présente à chaque fois, selon l'expression employée, ne nécessite-t-elle pas un talent rare, allié à une faculté d'adaptation très particulière?

Sans doute convient-il d'effectuer à nouveau certains rapprochements entre ces deux sources qui puisent à celle du registre d'un humour amer très hispanique capable de faire grincer des dents: par exemple quand, de l'une à l'autre, sont ainsi livrées de tels «témoignages» destinés à jeter de sombres lueurs sur une société ayant hérité de pratiques barbares. C'est d'abord le cas dans les lignes où s'élève la voix d'Alonso Ramplón que nous entendons faire l'éloge de condamnés capables de monter sans crainte aucune à l'échafaud: «votre père mourut, il y a huit jours, le plus vaillamment du monde. Et j'en puis porter témoignage puisque ce fut moi qui (cette fois encore, le choix du vocabulaire est éloquent) le guindai»13.

Quant à Amadeo, il regrette en ce qui le concerne l'époque révolue d'une bravoure exemplaire envisagée par lui comme digne de respect: (insistant avec les mains.) Les temps ont changé! Et pas qu'un peu! Autrefois on travaillait avec des gens plus courageux... Celui-là dont je vous parle, au dernier moment, tranquillement...  (AMADEO montre sa montre. JOSÉ LUIS ne semble pas très à l'aise.)  (p. 11.)

ÁLVAREZ.-   (Interrompant AMADEO. S'adressant à JOSÉ LUIS.)  Eh! tu te rends compte?  (Parlant à AMADEO.)  C'est que mon collègue, il ne voulait pas qu'on vous fasse monter.

AMADEO.-   (D'un geste véhément.)  C'est toujours pareil.

JOSÉ LUIS.-   (Protestant.)  Non, non, non. C'est qu'on ne vous connaissait pas.

Sur ce point précis, un exemple concret vient aussitôt étayer le raisonnement de Amadeo, lorsqu'il présente le don du reloj offert par celui auquel la grâce n'avait finalement pas été accordée, comme le tribut symbolique de dernière minute dédié à son art. Les choses étant ainsi présentées, sa fonction se trouve valorisée et l'heure de l'exécution devient l'occasion par excellence de justifier le rôle ingrat de l'exécuteur, face à une victime à la fois consentante et prête jusqu'au bout à donner à son bourreau des preuves de sa gratitude.

Nous entendons de la sorte ce dernier mettre en avant des valeurs disparues dont il fait aussitôt l'éloge en ces termes:

AMADEO.-  C'est toujours la même histoire. Nous sommes des incompris.  (AMADEO désigne sa montre)  Le type, en me donnant la montre me dit: «Maître...»

ÁLVAREZ.-   (L'interrompant.)  Mais, déjà assis sur la chaise...

AMADEO.-  «Oui...

ÁLVAREZ.-  ...et avec les fers autour du...?

AMADEO.-  Oui attendez.  (Désignant sa montre.)  «Maître, me dit-il, prenez ce souvenir et pardonnez-moi de vous avoir dérangé à pareille heure...»

 (Désignant du doigt.)  Ici. Arrêtez-vous. La race dégénère.

À qui s'assimile alors le protagoniste de ce récit? Et à qui pense-t-il par l'intermédiaire d'une telle référence? Il y a tout à parier pour que ce soit à son fameux prédécesseur de la «Lettre», dirions-nous, en réponse à la première question: et qu'à travers lui, ce soit jusqu'à l'épisode mentionné que remonte son souvenir artistique, ajouterions-nous, face à la seconde interrogation soulevée. Du moins, si nous avons encore dans l'oreille la série de preuves avancées qui suit, sous la plume du correspondant conscient des rares qualités de son futur «pendu» de client, dont «l'aplomb» qu'il manifestait n'avait d'égal que «la belle impression qu'il fit à chacun» et dont le «flegme» dont il savait faire preuve était à la hauteur de son désir exprimé de ne pas se montrer importun: «je ne voudrais pas ennuyer la compagnie».

D'un côté, le ton de ces phrases donne en effet l'impression de traduire le souci du condamné de respecter chacun des participants d'une «représentation» dont il sait être l'acteur principal et le point de mire, afin de jouer son rôle jusqu'au bout, avec la précision: «Il tomba sans plier les jambes ni faire la grimace et mourut en présentant l'image même de la gravité». De l'autre, l'humour macabre contenu dans les lignes transcrites a pour mission de conférer de la dignité à ces «grandes occupations» injustement mal considérées et à ce «travail» que le narrateur estime trop peu reconnu. Et un jeu de reflets semble s'instaurer d'une page à l'autre, à des années et des années de distance, quand aux questions posées succèdent les réponses:

ÁLVAREZ.-  Pero, pero ¿ya sentado en la silla...

AMADEO.-  Sí...

ÁLVAREZ.-  ...y con los hierros en la...?

AMADEO.-  Sí, aguarde. «Maestro, me dijo, tome un recuerdo y perdone que haya tenido que molestarle a estas horas» ¡Aquí! ¡Pare! La raza degenera.

C'est là une série de constats troublants qui rappellent de façon certes un peu atténuée, mais dans le même esprit, le comportement exemplaire du «père» dans le chapitre VII du Buscôn, lequel «monta sur l'âne sans toucher l'étrier», «regardant aux fenêtres et saluant ceux qui pour le regarder avaient laissé leur besogne», puis «prit la corde et se la mit sur la pomme d'Adam».

En outre, il n'échappe pas au lecteur que partout le langage est volontairement à double lecture et à double sens, qu'il s'agisse de l'exclamation: «Los tiempos han cambiado. ¡Ya lo creo!...», ou du constat désabusé: «Siempre igual», en passant par l'affirmation nostalgique: «Siempre es la misma historia». Non, disions-nous, l'Histoire ne se répète pas; et pourtant! Et pourtant, la chasse aux sorcières n'est pas si absente de la mémoire de cet autre personnage qui, jouant sur les mots (José Luis. Oui, la liberté... la liberté de supporter ma belle-soeur, cette sorcière qui...»), renvoie partout l'écho d'un monde toujours hanté par le spectre des vieux fantômes d'antan, lesquels faisaient naguère écrire à Alonso Ramplón, au sujet de la «mère» du héros. «De votre mère, je puis vous en dire presque autant, bien qu'elle soit encore en vie, elle est entre les mains de l'Inquisition de Tolède, pour ce qu'elle allait déterrer les morts, mais non pas pour en médire. On a dit que chaque nuit elle baisait le Bouc sur l'oeil qui n'a point de prunelle. On a trouvé chez elle plus de jambes, de bras et de têtes que dans une chapelle miraculeuse, la moindre de ses habiletés était la fabrication de virginités et la contrefaçon de pucelages. On dit qu'elle figurera dans un auto da fe le jour de la Trinité parmi quatre cents condamnés au bûcher»14.

Filiation littéraire et clin d'oeil complice, encore, de l'auteur du Roman picaresque en direction de cet autre créateur unique en son genre qui avait mis en scène pour la première fois le personnage de La Célestine15, quelques siècles avant. Mais regard comme impassible (l'humoriste véritable y est contraint), porté également sur une autre forme de «représentation» dramatique qui, pour offrir un caractère théâtral («auto» et «auto da fe») et avoir son public et ses fidèles, n'en constitue pas moins l'écho -apparemment très lointain- d'une époque bien sombre, ici seulement éclairée des «quatre cents» lueurs des flammes allumées par les bûchers de «l'Inquisition de Tolède». La rupture, toutefois, s'est-elle véritablement effectuée avec le souvenir de telles pratiques, quand d'un côté le «maudit point d'honneur» (Maurice Molho traduit par «la pauvre vanité») mis en avant dans le texte du Siècle d'Or (negra honrilla) rime avec «service du Roi» (ocupaciones grandes desta plaza en que me tiene ocupado su Majestad); et quand, de l'autre, Le Bourreau reprend pour exprimer la dignité de sa charge un vocabulaire où trabajo et servicio se font l'écho de «garrot»?

Certainement non, si on relit cette phrase écrite par Alonso Ramplón, relative au «service du roi» et au «travail» que celui-ci suppose: «[...] que si algo tiene malo el servir al rey, es el trabajo, aunque se desquita con esta negra honrilla de ser sus criados»16, tout en écoutant ces autres réflexions, allusives et pourtant si parlantes, du «Maître Amadeo» laissant chacun restituer le mot absent dans la réplique et imaginer ce qu'annonçait l'adjectif negro:

AMADEO.-   (Il tend la main à JOSÉ LUIS qui ne la serre pas.)  À votre..., p. 11; puis au moment où il est précisé:  (Il retire le garrot de la mallette et le laisse tomber sur la table ce qui attire l'attention de JOSÉ LUIS.) 

AMADEO.-   (Qui a remarqué le regard a JOSÉ LUIS.)  Ça vous impressionne, hein?

JOSÉ LUIS.-  Oui, un peu.

AMADEO.-  Vous aussi vous pensez que notre travail...  (AMADEO se saisit de la mallette.) 

JOSÉ LUIS.-  Je ne crois rien du tout17.

AMADEO.-  Tout le monde ne pense pas comme vous. Vous allez voir, vous allez voir.  (AMADEO sort du champ par la gauche.) 

Il semble ainsi que l'époque ne soit pas véritablement révolue, où résonnaient ces mots mis dans la bouche du verdugo qui ajoutait naguère: «C'est là un déshonneur pour nous tous, que je déplore, surtout pour moi qui, enfin, suis ministre du roi et que desservent de telles parentés». Et ce, même si à présent quelques répliques elles aussi relatives au «déshonneur» familial vont dans le sens des aveux d'ordre sentimental qui suivent:

CARMEN.-  D'accord,  (JOSÉ LUIS la prend dans ses bras et ils dansent enlacés. La caméra suit le couple en train de danser.)  Je n'ai qu'une chose à faire, partir en France.

JOSÉ LUIS.-  Et pourquoi pas en Allemagne? Comme ça on pourrait partir ensemble.

CARMEN.-  Ça m'est égal, pourvu que je parte. Je suis très malheureuse.

JOSÉ LUIS.-  Pourquoi? mais, Carmen, tu n'es pas mal du tout. Si je peux...   (Il pose sa main près de la poitrine de CARMEN qui écarte la main de JOSÉ LUIS.)  si je peux faire quelque chose pour toi, dis-le moi,

CARMEN.-  Mais tu ne te rends pas compte? quand les garçons apprennent que je suis la fille du bourreau...

JOSÉ LUIS.-  Et alors?

CARMEN.-  ...ils me laissent tomber.

JOSÉ LUIS.-  C'est ça qui te préoccupe? Il m'arrive la même chose. Elles partent toutes dès que je leur dis que je suis croque-mort.  (Le couple assis derrière s'est levé. Le mari coupe la musique.)  Nous avons la même maladie.

UN HOMME.-  S'ils veulent danser, qu'ils apportent leur musique!

UNE FEMME.-  Quel culot!  (Le couple traverse le champ derrière JOSÉ LUIS et CARMEN et sortent par la droite. JOSÉ LUIS et CARMEN et sortent par la droite. JOSÉ se met à siffler Petite Fleur.) 

JOSÉ LUIS.-  Carmen, tu aimes?  (Elle approuve.)  Joli paysage. Où aimerais-tu mourir?

CARMEN.-  Mourir?

JOSÉ LUIS.-  Oui.

CARMEN.-  Moi?... Je ne sais pas..., p. 23.

Car, au-delà de la contagion d'ordre humoristique (cf. «maladie» ou «mourir» et de l'impression d'avoir inversé les rôles, comme dans un miroir, tandis que les protagonistes de L. García Berlanga soulignent la honte éprouvée par la présence d'un «bourreau» (au même titre d'ailleurs que celle d'un croque-mort18), au sein d'une famille honorable, les phrases prononcées maintenant rappellent néanmoins la confession du protagoniste Pablos: «Il faut avouer que j'eus un grand ressentiment de la honte que mes parents me faisaient, mais par ailleurs je me réjouis: plus les vices sont grands chez les pères, plus facilement ils consolent les fils de leurs malheurs, quelques graves qu'ils soient»19.

Or, n'entendrons-nous pas également Carmen et José Luis échanger ces propos de leur côté, après «la faute» préalablement commise qui les conduit à se marier sans plus tarder?

CARMEN.-   (Elle s'assoit sur l'aile avant de la voiture.)  Si tu penses que c'est de ma faute!  (Léger recadrage en travelling avant. Plan rapproché sur les personnages.) 

JOSÉ LUIS.-  La faute, la faute!

CARMEN.-  Alors, que veux-tu que nous fassions?

JOSÉ LUIS.-  Je peux partir seul, hein? Et dès que je trouve un emploi, je t'appelle.

CARMEN.-  Et l'enfant?  (Elle se relève.) 

JOSÉ LUIS.-  L'enfant! Petit-fils de bourreau.  (Panoramique vers la droite pour suivre JOSÉ LUIS suivi de CARMEN.) 

CARMEN.-  Mon père n'a rien à voir avec tout ça, ni avec l'enfant!

JOSÉ LUIS.-   (Il se retourne face à CARMEN.)  Non, rien. S'il naît avec l'instinct de son grand-père, il vaudrait mieux qu'il ne naisse pas.

CARMEN.-   (Elle tourne le dos à JOSÉ LUIS.)  Ne dis pas ça.

 (JOSÉ LUIS lui prend le bras, mais elle se détache de lui. Panoramique vers la droite pour suivre CARMEN qui s'éloigne et s'appuie sur un mur. JOSÉ LUIS la suit. Il arrache une fleur d'une couronne mortuaire et la lui offre. Il la serre contre lui.)  Car au moyen du fil conducteur souterrain d'une esthétique au premier abord complice du pire -même la «fleur» présentée comme celle dit langage de l'amour provient d'un bouquet de mort à travers ce geste naturel, propre ait «comme si de rien n'était» de l'humour-, comme telle profondément reliée à certaines visions d'un passé et d'une Histoire avec lequel le présent espagnol n'a pas encore vraiment rompu, nous assistons dans l'aujourd'hui du scénario à cette séquence dont les visions et les conversations sont à l'image de la vie courante des personnages, toujours égale à elle-même, quoi qu'il arrive:

JOSÉ LUIS.-   (Montrant une photo accrochée ait mur.)  C'est votre fiancé?

AMADEO.-  Non, ça c'est celui de la montre.  (Panoramique droite/ gauche pour suivre AMADEO alors que CARMEN disparaît dit champ.)  Regardez, regardez.  (Il pose un recueil sur la table.)  Lisez, lisez.  (Ayant remarqué que JOSÉ LUIS regarde d'autres photos suspendues au mur, il lui dit d'un ton amusé.)  Non, non, ça c'est des parents.  (CARMEN revient dans le champ.) 

JOSÉ LUIS.-   (Prenant le recueil dans les mains.)  Ah, Le Vil Garrot.

AMADEO.-  Non, non, la dédicace.  (Tout en débarrassant la table.)  Toute la dédicace.

JOSÉ LUIS.-   (Déchiffrant la dédicace.)  «À Maître Amadeo, en remerciement pour sa collaboration. Cor...».

AMADEO.-  Corcuera. Un grand écrivain!  (CARMEN continue de dresser la table.)  Académicien, un grand homme. Il a eu besoin de mes services. Une grande satisfaction... De temps à autre, on nous rend justice, (p. 14.)

C'est d'ailleurs au nom de cette Justice qu'il «faut rendre» et que chacun revendique comme la sienne propre («mon oncle, nommé Alonso Ramplón, fort connu à Ségovie pour son intimité avec la Justice», écrivait-on chez Quevedo) que le lecteur ou le spectateur va se trouver, de part et d'autre, confronté à un humour très sombre qui donne l'impression de rejeter à bonne distance le désagréable et l'odieux, neutralisant tout ce qui peut paraître nocif chez les hommes aussi bien que dans le monde. L'humour noir de ce type, lui-même, fait mine de tenir pour naturels l'horrible et le terrifiant, mêlant dans un même regard porté sur les portraits, ceux de famille et ceux des victimes («fiancé» possible, «parents», ou encore «celui de la montre».)

Ainsi, lorsque le texte proposé reproduit la cruelle réalité, non sans la déformer plus ou moins, mais toujours en feignant avec une certaine complaisance d'être, face à elle, parfaitement objectif, chaque auteur en dégage les aspects les plus insolites, les plus choquants, voire les plus inacceptables, laissant deviner derrière le masque de l'impassibilité les aspects d'une réalité quotidienne dont on rit, en se forçant, pour ne pas pleurer. C'est dès lors peut-être au niveau des détails fournis ensuite, aussi bien dans la lettre qu'au cours de certaines scènes de l'existence quotidienne, que s'établit le lien le plus flagrant unissant, d'un côté, les pages autrefois marquées au sceau d'une esthétique baroque de l'humour présentant un caractère picaresque et, de l'autre, les séquences de la vie de tous les jours imaginées à l'intérieur du scénario, dans les années soixante (1963.) Car, tandis que le premier «Bourreau» avoue: «Je le mis en quartier et lui donnai pour sépulture la poussière des chemins. Dieu sait le regret que j'en ai de le voir ainsi servir de franche lippée aux corbeaux» (ou: «Dieu sait la peine que j'ai à le voir tenir table ouverte pour les corbeaux».) «Mais je crois que les pâtissiers du pays le mettront dans leurs pâtés de quatre réaux pour la consolation des siens»20, le second précise, se livrant à une comparaison entre les différentes techniques utilisées selon les pays, en matière de peine capitale:

AMADEO.-   (Dodelinant la tête.)  Ah! Ils me font rire ceux qui disent que le garrot est inhumain. C'est mieux la guillotine? Vous croyez qu'on a le droit d'enterrer un homme en morceaux? (p. 16.)

De l'expression au passé hícele cuartos, à l'emploi interrogatif au présent ¿Usted cree que hay derecho a enterrar a un hombre hecho pedazos?, il n'y a extérieurement que la différence inhérente au travail de la guillotina, instrument présenté ici comme tout aussi cruel dans ses effets -si ce n'est plus- que el garrote, à tort qualifié de inhumano au dire de l'homme qui en connaît bien le fonctionnement pour le pratiquer depuis «quarante ans», tout en refusant d'en admettre la mauvaise réputation au point de s'en gausser (Me hacen reír los que dicen...) Pourtant, au-delà même du problème éthique posé en profondeur, sans en avoir l'air, par l'auteur du scénario, sur la base de la comparaison entre les différentes formes de peines capitales, la référence faite dans les deux cas n'en parait pas moins constituer un clin d'oeil très sombre de Luis García Berlanga à cette ancienne coutume dont le verbe descuartizar se faisait l'écho terrifiant par l'intermédiaire de la verve impitoyable de Francisco de Quevedo.

Que dire alors, de la suite de l'échange entre Amadeo et José Luis, quand nous les écoutons évoquer la chaise électrique, dans la séquence qui suit:

31 [4s].  Contrechamp du précédent. 

JOSÉ LUIS.-  Non, moi je n'y connais rien.  (CARMEN continue son repassage.) 

AMADEO.-  Parce que vous êtes une personne honnête. (32 [8 s].  Contrechamp du précédent.)  Il faut respecter le condamné, il est assez malheureux comme ça. Et que me dites-vous des Américains? Donnez-moi... (33 [8 s].  Plan américain des trois personnages autour de la table, au-dessus le lustre d'où pend le fil électrique du fer à repasser.)  Donnez-moi la main...  (Il tend la main à JOSÉ LUIS qui la lui prend. Il rapproche du lustre la main de JOSÉ LUIS.) 

JOSÉ LUIS.-  Oui.

AMADEO.-  Mettez les doigts ici.

JOSÉ LUIS.-  Non!  (Il retire violemment sa main.) 

AMADEO.-  Ah! Vous avez peur?  (On entend les perles de verre dit lustre qui tintent.)  Et encore ici il n'y a que 120 volts.

CARMEN.   Mais, père.  (Elle repose le fer avec lequel elle repasse et, frappe la main de son père qui tient le cordon électrique.)  Laissez donc ça tranquille!  (AMADEO lâche le cordon. 34 [10 s]. Même plan que 32.)  Je repasse!

AMADEO.-  Bon, eh bien la chaise électrique, c'est des milliers de volts. Elle les laisse noirs, brûlés. Où est donc l'humanité de la célèbre chaise?

35 [5 s].  Plan rapproché de JOSÉ LUIS avec derrière lui sur le mur le portrait de CORCUERA

JOSÉ LUIS.-  Je crois que les gens doivent mourir dans leur lit, non?

36 [15 s].  Suite du plan 33. 

AMADEO.-  Évidemment, mais si la peine existe, quelqu'un doit l'appliquer.  (Il sort par la gauche. Travelling avant sur JOSÉ LUIS et CARMEN.) 

CARMEN.-  Un peu plus de café?

JOSÉ LUIS.-  Non, merci, (p. 16.)

Effectuer des comparaisons de cette nature entre les deux oeuvres -mais ce n'est là qu'un exemple- paraît donc à la fois utile et indispensable, afin de prendre conscience de l'existence d'une filiation artistique de longue date, étroitement en relation avec une série d'héritages qui ne relèvent pas uniquement d'une manière d'écrire, mais bien de penser et de vivre, que l'on peut qualifier d'humoristique, au sens lui aussi le plus «noir» du terme.

À ce dernier stade du dialogue, le procédé fait ressortir l'incohérence des hommes et des événements. Il paraît se complaire dans la profonde absurdité des choses et du monde, faisant ressortir sans broncher et sans sourciller l'idée qu'il n'existe pas de châtiment idéal, de mise à mort meilleur que d'autre, ici ou là. Dans chacune des deux situations proposées -et en dépit des différences de société, d'époque, et de coutumes- il ressort que pour des raisons à peu près similaires le «poste» qui fait avant tout du métier un «art» est nécessairement transmissible d'oncle à «neveu», et de père en «gendre», à défaut d'être toujours,, de «père en fils». Aussi bien, Alonso Ramplón écrit-il à Pablos: «Au surplus, mon fils, il y a là je ne sais quels biens cachés de vos parents, qui doivent s'élever à quatre cents ducats; je suis votre oncle, ce que j'ai vous appartiendra un jour. Donc, la présente vue, vous pourrez vous acheminer par deçà, car avec ce que vous savez de latin et de rhétorique, vous serez un bourreau singulier en son art. Faites-moi promptement réponse et cependant Dieu vous garde comme je le souhaite»21, tandis que l'Académicien Corcuera va entamer ce dialogue avec Amadeo et José Luis:

CORCUERA.-   (Qui n'a pas entendit ce que vient de lui dire JOSÉ LUIS.)  Voyons. Votre nom?

JOSÉ LUIS.    (Gêné.)  Mon nom n'a aucune importance. C'est la signature, c'est la signature qui compte.

 (Le stylo à la main, CORCUERA réfléchit quelques secondes. Ait moment où il commence à écrire la dédicace qu'il déclame à haute voix, un visiteur entre dans le champ par la droite, pour voir les livres. En entendant la référence au futur métier de JOSÉ LUIS, il le regarde d'lin air soupçonneux et quitte rapidement le stand, comme horrifié. JOSÉ LUIS, gêné, a évité son regard.) 

CORCUERA.-  «Au futur bourreau, continuateur d'une tradition familiale».

AMADEO.-   (Ravi.)  Très bien... Merci beaucoup...

CORCUERA.-  Corcuera.

AMADEO.-  Merci, mille fois merci!

JOSÉ LUIS.-  Merci beaucoup, (pp. 50-51.)

Mais il apparaît aussi qu'au-delà de ce rituel héréditaire, une bonne «recommandation» est toujours nécessaire. C'est là, le sens de la démarche commune du «bourreau» de La Vie de l'Aventurier Don Pablos de Ségovie et du père de Carmen, lequel demande et obtient celle de l'auteur de Garrote Vil22. Ainsi sont mis en relief certains mes mécanismes traditionnels, encore en vigueur à l'intérieur de la société, sur la base des remarques suivantes, inspirées par la lecture de «l'album de dédicaces»:

JOSÉ LUIS.-  ¿Ah...! El garrote vil.

AMADEO.-  No, no, la dedicatoria. Toda la dedicatoria.

JOSÉ LUIS.-  «Al maestro Amadeo, en agradecimiento por su colaboración: Cor...»

AMADEO.-  Corcuera... Un gran escritor, académico, un gran hombre. Tuvo que recurrir a mí. Una gran satisfacción... De vez en cuando se nos hace justicia.

JOSÉ LUIS.-  Bueno, Yo, yo me voy. Me está esperando el furgón.

AMADEO.-  Es verdad. Pobrecito... ¿Cómo lo han encontrado?

JOSÉ LUIS.-  Muy normal, tranquilo, sereno...23 (p 14.)


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