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Juan Valera, directeur de «El Centenario» (1892-1894)1


Jean-François Botrel


Université de Haute-Bretagne (Rennes)



A la mémoire d'Antonio Rodríguez Moñino.



En 1892, Juan Valera s'est trouvé officiellement associé à la célébration du quatrième centenaire de la découverte de l'Amérique: membre, depuis le 28 février 1888, de la junte chargée de préparer ce centenaire, il est, le 22 janvier 1892, nommé co-directeur, avec Juan de Dios de la Rada y Delgado2, de El Centenario. Revista ilustrada. Órgano oficial de la Junta Directiva encargada de disponer las solemnidades que han de conmemorar el descubrimiento de América.

Cette nouvelle responsabilité et la revue qui en est à l'origine ne constituent pas dans la carrière officielle et littéraire de Juan Valera un épisode particulièrement marquant. Cependant, le fait que ses biographes l'aient négligé, la rareté des documents concernant la vie économique des écrivains et de la presse -fût-elle officielle- et l'intérêt que peut présenter la publication elle-même pour la science colombine et surtout pour l'approche de la mentalité de l'Espagne, officielle ou pas, devant la célébration d'une gloire mémorable, mais encombrante dans ces années qui précèdent 1898, tout cela justifie peut-être l'examen de ce détail de la vie de Juan Valera et de l'Espagne.




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Un centenaire mal venu

Ce quatrième centenaire fut pour l'Espagne plus une affaire de raison que de coeur.

Le 28 février 1888, le cabinet présidé par Sagasta avait créé une junte chargée essentiellement, et comme pour se débarrasser d'une corvée -de préparer une exposition «para dar idea al mundo de lo que era América hace cuatro siglos y de lo que es ahora», selon les termes du président du Conseil des ministres3. A ces fins, un crédit annuel de 500 000 pesetas avait été inscrit au budget jusqu'au 30 juin 1893.

Cependant, malgré la présence dans cette junte d'un descendant de l'illustre découvreur, le Duc de Veragua, viceprésident, et de Juan Valera, secrétaire4, trois ans après, alors que c'est le tour de Cánovas de présider le gouvernement, tout est loin d'être prêt, et une nouvelle junte est nommée, le 15 janvier 1891, dans laquelle Juan Valera n'est plus, sa famille politique ayant perdu le pouvoir, que membre de la seconde commission chargée de «las obras y exposición del trabajo».

Pas plus qu'au temps de Sagasta l'enthousiasme ne règne et l'exposé des motifs du décret créant cette nouvelle junte, signé par Cánovas, donne bien le ton: des raisons historiques font que les Espagnols «no declinarían sin humillante desdoro la lisonjera misión que les toca», mais, continue Cánovas, «temerario fuera por otra parte, que, desvanecidos, quisiéramos emular las gigantescas manifestaciones de nacional entusiasmo y orgullo de que fuera de España ha habido repetidos ejemplos. Por causas múltiples y harto sabidas, no estamos en disposición de entrar en tan costosas rivalidades al presente.

La modestia en el pueblo que ha dejado de tener cual un día tuvo en sus manos los destinos del mundo sienta bien a su dignidad que acaso comprometería con alardes vanos5». Cette position, par nécessité, réaliste, d'une Espagne cidevant impériale qui, pourtant, intervient encore au Maroc, trouve une expression plus claire, peut-être, sous la plume de Juan Valera. Dans son article de présentation de la revue, celui-ci rappelle comment «hallándose en todo su auge esta moda (celle des centenaires) se nos vino encima el año 1892, y con él un grandísimo empeño, en la peor ocasión que pudiera imaginarse...»6. Et c'est que l'Espagne -comment ne pas le reconnaître?- se trouve à la queue des nations «civilisées» et ne peut prétendre rivaliser avec elles dans un domaine où les moyens financiers sont primordiaux: «si España, mirado sin pasión y en absoluto el estado en que hoy se encuentra -écrit Juan Valera- no es menos rica que en ninguna otra edad ni tiene motivo para sentirse humillada... la comparación y el espectáculo de cuanto le rodea hacen que se abata y hasta que se desespere.

Otros países de Europa han subido a tal grado de prosperidad merced al trabajo, a las artes útiles y mecánicas y al ahorro de sus habitantes que los españoles vienen a quedar muy por lo bajo, cuando ahora más que nunca el poder depende del haber...»7.

Il ne s'agit pas là seulement d'une attitude de circonstance: ce sentiment d'infériorité, rendu plus aigu par la perte des dernières possessions coloniales, sera encore à l'ordre du jour en 1898 et bien après.

Déjà d'ailleurs ce sont les États-Unis d'Amérique, plus que l'Italie, par exemple, qui elle aussi célèbre avec faste ce quatrième centenaire, qui servent de révélateur à ce complexe national de l'Espagne, du moins sous la plume de Valera: «al pensar en la soberbia esplendidez con que los Estados Unidos se preparan a celebrar el cuarto centenario del Descubrimiento de América, se contrista y amilana el espíritu por la escasa cantidad de que en España se dispone para las solemnidades y pompas que deben conmemorarle», écrit-il8, et les chroniques qu'enverra à El Centenario José Alcalá Galiano depuis Chicago ne feront que confirmer cette triste réalité9.

Que peut, dans ces conditions, faire l'Espagne? La réponse est laconique: «España necesita, hasta donde alcancen sus fuerzas, celebrar también el cuarto término del gran acontecimiento»10.

L'Espagne, c'est-à-dire l'Espagne officielle, celle des ministres, des Académies et des sociétés plus ou moins savantes. Car l'autre Espagne ou les autres Espagnes ne semblent guère concernées par l'événement, et Juan Valera ne peut qu'enregistrer «la indiferencia general... con que se mira el Centenario ya cercano», indifférence qu'il attribue «sin duda a la aceptación resignada de cuanto el desdén y el odio ha hecho decir de nosotros en tierras extrañas», mais aussi «a la repetida e inoportuna exhibición de nuestras póstumas grandezas», aujourd'hui regardées «con frialdad y despego cuando viene tan a propósito ensalzarlas»11. Les chroniques d'Alfredo Vicenti, directeur de El Heraldo de Madrid, sur toutes les festivités, mal organisées le plus souvent par les autorités, souligneront aussi «la falta de compenetración entre el público y los elementos oficiales» et devront reconnaître que «en la madre España no hay grandes indicios de que el Centenario tenga entre la masa del gran público resonancia tan grande y brillo tan deslumbrador como los que sin duda habrá de alcanzar en exposiciones, certámenes y academias»12. Et il s'agit là de l'avis du chroniqueur officiel...

La revue El Centenario créée par la junte «para dar noticia de las fiestas, ceremonias y regocijos públicos, describirlos y conservar por escrito su recuerdo en un libro que dure» est le reflet de cette situation: pour le lecteur elle sera une publication officielle sans grand relief et pour Juan Valera un pensum qui sera bientôt son cauchemar.




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Juan Valera, directeur malgré lui?

Dès le 22 juillet 1891, Juan Valera avait annoncé à Menéndez Pelayo que «la Crónica del Centenario se publicar(ía) al cabo venciendo todas las dificultades»13 et, six jours plus tard, que «sin quererlo ni menos pretenderlo vendr(ía) a ser director de dicha Crónica»14.

Qu'il fût promu malgré lui ou non à ce poste qu'il devra d'ailleurs finalement partager avec Juan de Dios de la Rada y Delgado, cela importe peu. Il faut cependant rappeler que les années 1888-1892 sont dans la vie de Juan Valera des années creuses, c'est-à-dire des années où il n'exerce aucune activité diplomatique, et que ce sont aussi des années de vaches maigres où les préoccupations d'argent sont plus fréquemment évoquées que d'habitude. Il serait, donc, sans doute faux de dire que l'ancien ambassadeur à Bruxelles, qui revient par nécessité à des activités journalistiques plus suivies, n'ait point attendu de cette fonction de co-directeur de El Centenario une solution partielle à ses problèmes financiers15.

Sans attendre la signature du contrat, il avait d'ailleurs commencé à solliciter des collaborations, celle de Menéndez Pelayo en particulier, et le succès de El Centenario semble lui avoir tenu à coeur pour des raisons de prestige sans doute -«no me agradaría salir silbado», confie-t-il à Menéndez Pelayo16- mais aussi pour des raisons économiques, comme co-propriétaire d'une publication dont il craint qu'elle fasse fiasco.

En effet, par le contrat signé entre la junte, d'une part, et les deux co-directeurs, d'autre part, ceux-ci se sont engagés à publier quarante numéros hebdomadaires d'une revue illustrée intitulée El Centenario, sous leur responsabilité littéraire et artistique exclusive, en contrepartie de quoi ils recevront une subvention de 60 000 pesetas, dont ils répondent sur leurs biens. Après ces quarante numéros, ils seront libres de continuer la revue pour leur compte17.

Il s'agit, en fait, d'une sorte d'affermage (subventionné) d'une publication officielle à des particuliers retenus théoriquement pour leurs compétences littéraires (Juan Valera) et artistiques (Juan de Dios de la Rada y Delgado) et qui sont chargés de réaliser un programme assez strict: la revue sera l'organe officiel de la junte qui pourra y publier ce que bon lui semblera et la deuxième condition du contrat ne laisse d'initiative aux co-directeurs que pour les «artículos científicos o literarios relacionados con América en cuantos términos puedan entenderse», sous le contrôle des autres membres de la commission ad hoc et du général Riva Palacio pour les articles fournis par les collaborateurs américains.

Les caractéristiques formelles de la publication sont elles aussi définies avec précision18.

Toutes ces conditions seront scrupuleusement réalisées par les deux directeurs: El Centenario est, comme convenu, une revue19 illustrée de luxe, in-folio espagnol, distribuée hebdomadairement20 par cahiers de quarante-huit pages, dont une grande partie est consacrée à la reproduction des textes officiels et à la chronique du centenaire21.

Quant à la partie littéraire et scientifique, il semble que Juan Valera en ait assumé la responsabilité, sinon avec enthousiasme, du moins avec conscience.




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Un rédacteur en mal de copie

On le voit ainsi, comme au temps de El Contemporáneo, tour à tour solliciter des collaborations ou des «bombos»22, suggérer ou indiquer des sujets, corriger des épreuves, mettre en page, apporter des modifications aux originaux23 et maintenir une correspondance à leur sujet.24

Quelques-unes de ces lettres ont été conservées: il s'agit surtout de demandes de collaboration adressées, en des termes très conventionnels, à diverses personnalités du monde de la politique et des lettres (ces deux mondes étaient alors plus qu'aujourd'hui confondus) et également à des américanistes25. La plupart accéderont à la demande de Juan Valera.

Plus intéressante est celle adressée à Segismundo Moret y Prendergast, parce que Juan Valera s'y montre un peu plus dissert sur la conception qu'il a de la revue. Elle est datée du 23 janvier 1892 et en voici le texte intégral:

Muy señor mío y distinguido amigo: Usted que formuló el proyecto de las fiestas y solemnidades con que vamos a conmemorar el IV Centenario del Descubrimiento de América, casi está obligado a contribuir al buen éxito de la obra, que pensamos escribir entre muchos para que las recuerde. Me han dicho que está V. bien dispuesto en nuestro favor y esto nos lisonjea y nos da esperanzas de que ha de escribir algo para El Centenario, Revista Ilustrada.

No extrañe V. que le designemos asunto pues aunque salga la obra en forma de periódico queremos que tenga variedad en su unidad y proporción en su conjunto. Lo que ya puedo hacer es indicar aquí dos o tres temas para que V. elija y se comprometa a tratar alguno de ellos, o bien, y esto sería mejor, los acepte todos y los trate todos. Cada artículo puede tener la extensión de 30 a 40 cuartillas, sin perjuicio de que, si un tema se presta a ser tratado, o lo requiere, en más extenso escrito, se escriba una serie de dos o hasta de tres artículos.

Los temas pueden ser (claro está que yo formulo de cualquier modo el asunto para hacerme entender y usted pondrá el epígrafe conciso y claro como mejor le parezca): 1º Extraordinario cambio que el descubrimiento de América y los viajes de los Portugueses a la India doblando el cabo de Buena Esperanza, produjo en las relaciones comerciales quitando a genoveses y venecianos algo del a modo de monopolio que ejercían, trayendo los productos de la India y de la China y de otras regiones del Asia desde los puertos del Mediterráneo y aun desde la Tana al centro, occidente y norte de Europa. 2º El aumento que hubo en la circulación y empleo de metales preciosos, oro y plata desde que América se descubrió y de las ventajas o perjuicios que pudo causar a España la importación casi exclusiva en un principio de estos Tesoros cuya importancia podrá V. calcular, y 3º Apesar de sus discordias civiles, tiranías y malos gobiernos ¿qué porvenir tienen las Repúblicas Hispanoamericanas, y, en competencia con los Estados Unidos que tanto se les adelantan, cuál o cuáles de ellas podrán con el tiempo y por qué medios y con qué condiciones elevarse a igual altura?

Ya se entiende que sin perjuicio de lo rico y peregrino de la erudición y de lo nuevo de la idea nosotros queremos, y hasta la índole de la publicación exige, que cuanto en ella se inserte sea ligero y ameno y tenga carácter muy popular para que todo el mundo y no los sabios sólo, puedan y quieran leernos.

Dispense V. que le fatigue con tan prolijas indicaciones pero confío en la bondad de sus trabajos de V. y en su certero tino que quiero mostrarle bien el blanco para que clave en su centro los tiros que dispare, haciendo saltar la Minerva, o sea proporcionándonos muchas suscriciones. Las haya o no nos hemos prescrito como deber ineludible el pago de todos los artículos que se nos envíen aunque sean Fúcares o Cresos los articulistas. Pagaremos como es uso en España harto miserablemente pero algo más que por lo común todo editor suele pagar aquí.

Suplico a V. la pronta contestación y sobre todo el envío de algo de los artículos a fines de Febrero o a más tardar a principios de Marzo.

Queda de V. su affmo amigo, Juan Valera.



Segismundo Moret, poliment, s'excusera, le 31 janvier, de ne pouvoir collaborer à la revue.

On remarquera la volonté affirmée par Juan Valera de donner à El Centenario un caractère «populaire» (par opposition à savant ou scientifique), c'est-à-dire de faire en sorte que la publication, à l'instar des Ilustraciones et de ses propres productions, soit de vulgarisation, avec la légèreté et l'aménité de rigueur. C'était, semble-t-il, sa grande préoccupation puisqu'il demandera aussi à Morel-Fatio «cosas que tengan novedad, que sean populares y amenas, conforme a la índole de la publicación...»26 et que dans l'introduction à la publication il donne pour fin à celle-ci de «hacer popular... lo que es tenido por verdad histórica»27.

De tous les articles publiés, ce sont sans doute ceux de José Alcalá Galiano, «cuajado de excentricidades y rarezas pero rebosando ingenio», dit-il du premier28, qui répondirent le mieux à son attente. Mais l'ensemble de la publication est loin de correspondre à ses exigences: la vulgarisation n'y est pas toujours assortie de science et le ton y est plus pesant et ennuyeux que léger et amène.

El Centenario ne dut le satisfaire que sur un point: il s'agit, en effet, comme il le souhaitait, d'une sorte d'album «bonito y elegante», comme pourra le vérifier le lecteur bibliophile.

En fait, Juan Valera ne semble avoir pu jouer pleinement son rôle de rédacteur qu'au début où il put se permettre, on l'a vu, de proposer trois sujets au choix de Segismundo Moret et d'en indiquer d'autres a Menéndez Pelayo ou Morel-Fatio. Car on a bien l'impression que cette assurance disparaît au fil des numéros, au fur et à mesure que la copie se fait plus rare29. En dehors de l'analyse des articles eux-mêmes, que peut faire le lecteur, il en existe des indices.

Ainsi, malgré le peu d'estime dans laquelle il tient les collaborations de Castelar, il en publie trois30 Il accepte, de même, un article de Emilia Pardo Bazán «malo e insignificante, aunque corto»31 et se voit bientôt contraint de supplier Menéndez Pelayo et Morel-Fatio, par exemple, d'écrire quelque chose pour El Centenario32. Et, si le catalogue des collaborateurs peut sembler de prime abord flatteur pour la revue puisqu'il comprend de grands noms de l'Espagne d'alors comme Castelar, Víctor Balaguer, Luis Vidart, Miguel Mir, A. M. Fabié, Menéndez Pelayo ou Cánovas del Castillo, ceux d'Oliveira Martins, Pinheiro Chagas et Teófilo Braga pour le Portugal, Juan Fastenrath pour l'hispanisme européen ou Ricardo Palma, il est néanmoins certain que la qualité des articles et leur variété décroissent rapidement et Juan Valera ayant apparemment épuisé le matériel sollicité par lui en est réduit, à défaut de copie originale, à publier de nombreuses «bonnes feuilles» ou des articles de plus en plus longs, en deux et trois parties33, dont certains n'ont de rapport que très indirect avec le sujet de la revue, telle la longue étude de Alejandro de la Torre sur San Esteban de Salamanca qui, paraît-il, hébergea Christophe Colomb durant quelques heures.

Les dernières livraisons, surtout, ont du mal à sortir régulièrement et semblent se ressentir de cette absence de dynamisme de la revue qui est peut-être aussi le reflet de la faiblesse de la science américaniste d'alors: au deuxième trimestre 1893, El Centenario publie, par exemple, un compte rendu réchauffé par Luis Vidart d'une conférence du 21 janvier 1892 et l'on voit, le 22 février 1894, quand la revue au rait dû normalement achever sa publication en janvier 1893, Juan Valera, alors ambassadeur à Vienne, supplier Menéndez Pelayo de lui écrire un article «para el nº 40 de El Centenario que es mi pesadilla, que me ha costado ya 7 000 pesetas y que temo me cueste mucho más para salir decentemente del compromiso que con tanta imprudencia me eché encima»34.




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Le fiasco économique de la revue

La désillusion en tout cas contraste fortement avec l'optimisme initial dont témoignent les tirages de la revue.

El Centenario fut, en effet, tiré à 3 500 exemplaires, au moins jusqu'au numéro 20, où s'arrête la documentation. La vente de quelque 3 000 exemplaires de chaque numéro (400 devaient, selon la condition 9 du contrat, être remis gratuitement à la junte) aurait supposé une rentrée maximale de 60 000 pesetas. En supposant qu'il ne revînt qu'un quart de cette somme aux éditeurs, le bénéfice net aurait pu être pour les deux directeurs de 15 000 pesetas auxquelles s'ajoutent les 60 000 pesetas de la subvention et les 5 000 pesetas que leur rapporte la publicité35, soit au total pour Juan Valera plus de deux fois son salaire d'ambassadeur à Bruxelles qui était de 15 000 pesetas.

Pour une affaire où aucun capital propre n'était engagé, ce n'était pas si mal et l'on comprend qu'il ait été tenté d'accepter ce qui peut apparaître comme un cadeau déguisé du gouvernement.

Or, apparemment, il en a été tout autrement: en 1894, Juan Valera assure que El Centenario lui a déjà coûté 7 000 pesetas36, ce qui, si l'on admet que le déficit était partagé également entre les co-directeurs, représente un déficit momentané de 14 000 pesetas, et les quelques pièces de comptabilité conservées montrent qu'il est peu probable que la situation évoluât favorablement aux intérêts de Juan Valera.

En effet, l'état des exemplaires existant dans les magasins de El Progreso Editorial, en juillet 1892, montre qu'à l'exception du premier numéro (numéro prospectus) dont 1 628 exemplaires ont été diffusés37, les numéros postérieurs, jusqu'au numéro 20 inclus, ne sont diffusés qu'à 1 350 exemplaires en moyenne, les invendus représentant donc un peu moins des deux tiers de l'édition38.

Une fois déduits les 400 exemplaires gratuits, ce sont donc seulement 950 exemplaires qui sortent des magasins vers les souscripteurs, sans que cela suppose forcément toujours une vente.

Celle-ci a, bien sûr, pu s'accroître postérieurement, et le changement d'imprimeur et d'administrateur après le vingt-deuxième numéro laisse supposer que les directeurs avaient conscience de la nécessité d'essayer une autre solution39. Mais les réflexions désabusées de Juan Valera ne le laissent pas supposer40.

Avec une vente aussi faible, il est bien évident que la subvention, qui, au pire, aurait pu être tout bénéfice, dut passer à absorber une partie du déficit, qui est d'autant plus grand que le coût de production de la publication est élevé.

On le conçoit facilement s'agissant d'une revue de luxe, tirée sur papier glacé, avec de nombreuses illustrations, souvent en couleur qui créent toutes sortes de difficultés de type technique à l'imprimeur41.

Il faut aussi tenir compte des rémunérations des collaborateurs. En effet, El Centenario -et c'est un des arguments mis en avant par Juan Valera pour convaincre Fabié par exemple d'y collaborer- paie ses collaborateurs, ce qui à l'époque n'était pas trop courant. «Aquí se paga miserablemente a los escritores, pero nosotros pagaremos algo más de lo que en España por desgracia se estila», annonce-t-il à Morel-Fatio; «por cada página 10 o 12 pesetas»42, et en une autre occasion il propose à Menéndez Pelayo un maximum de 40 duros pour son article «De los historiadores de Colón con motivo de un libro reciente», pare qu'il est particulièrement long, ce qui revient à payer 5 pesetas la page imprimée43.

Il est bien évident, dans ces conditions, que les 20 000 pesetas que représente la vente de 1 000 exemplaires de chaque numéro ne pouvaient suffire à couvrir les frais et du point de vue financier El Centenario est donc un échec, sinon une catastrophe. L'étude de sa diffusion permet d'en éclairer les raisons.




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La diffusion de El Centenario

Publication officielle d'un centenaire qui se déroule sans enthousiasme, même au plus haut niveau, et dans une conjoncture économique défavorable, El Centenario n'a finalement touché qu'un public très restreint.

Des 1 350 exemplaires distribués, 200 sont allés à la junte, 80 au ministère des Affaires étrangères, dont 40 «finos» furent adressés aux différents chefs d'État ou souverains européens et américains, 100 au ministère des Finances qui, théoriquement, devait les répercuter dans les centres officiels, les bibliothèques en particulier, les 20 exemplaires restant, sur les 400 gratuits, étant offerts à la Reine et à la famille royale (6 exemplaires), à Sagasta, au Duc de Verguara, à Segismundo Moret et aux différents corps constitués.

Sur la destination des autres exemplaires, les listes de souscripteurs publiées comme dans les ouvrages pour bibliophiles ou dans les revues de la fin du XVIIIe siècle ou du début du XIXe, fournissent les renseignements suivants: sur 293 souscriptions 31 proviennent de sociétés (le Banco de España, par exemple, souscrit à 4 exemplaires), 26 d'aristocrates, le reste provenant de quelques libraires ou intermédiaires (Federico Real y Prado: 39 exemplaires, L. M. Pérez de Bogotá: 16, F. G. García, directeur et éditeur du journal Las Novedades de New York: 14), du Président de la République de Colombie (9 exemplaires) ou de gens de lettres et amis comme Menéndez Pelayo, Emilia Pardo Bazán, Luis Vidart, Pascual Gayangos, Alfredo Vicenti.

La répartition géographique des souscripteurs confirme le caractère limité de la diffusion: plus de la moitié des souscripteurs sont madrilènes (125), 47 des provinces de Cordoue, Grenade, Séville et Almería en raison, certainement, du prestige social ou littéraire dont jouissait Juan Valera en Andalousie, 24 de l'étranger et... un de Barcelone.

On le voit, El Centenario est loin d'avoir touché même le public habituel à ce genre de publication et en est resté à un stade de diffusion quasiment confidentielle. Son prix d'ailleurs n'incitait pas a l'acquisition: les 80 pesetas des quarante numéros représentaient le montant de deux ans d'abonnement en province à La Ilustración Española y Americana ou celui d'un abonnement de plus de cinq ans à un quotidien comme El Heraldo de Madrid.

On pourrait résumer la situation en disant que El Centenario présentait tous les inconvénients d'un journal officiel sans en avoir les avantages, c'est-à-dire des souscriptions assurées, et cette expérience, sans doute unique dans la carrière de Juan Valera, débouche sur un échec et une désillusion.

Car si la publication réussit à survivre le temps des quarante livraisons prévues par le contrat, les espoirs qu'avait pu placer l'éternel apprenti en chrématistique44 dans une compensation financière furent eux tout à fait déçus.

Pour Juan Valera, El Centenario n'est donc qu'un des multiples accidents d'une carrière officielle et para-littéraire qui fut certainement mieux remplie que sa carrière littéraire proprement dite. Les circonstances voulurent, en l'occurrence, qu'il fût trahi moins par son inexpérience en matière journalistique ou en matière financière que par l'absence d'intérêt dans l'Espagne des années 92 pour une commémoration inopportune même pour les initiateurs de l'idée, les milieux officiels auxquels Juan Valera se trouvait, pour son malheur en cette occasion, une nouvelle fois étroitement lié.





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