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La bohème littéraire espagnole: entre pose monstrueuse et esthétique de l'horreur

Xavier Escudero





Avant de s'imposer en littérature comme une figure déformée, torturée et ridiculisée, le bohème, dans la société espagnole de la fin du XIXème et du début du XXème siècle, a su se poser en tant qu'être qui dérange la règle, élément perturbateur, se rangeant facilement dans la provocation, regardant le monde avec rage et ironie, se plaçant du côté des vaincus. Le bohème est un héros de la marge, un être à mi-chemin entre le tragique et le grotesque, se prêtant facilement à la déformation. Jeune provincial monté à la capitale afin de conquérir la gloire, il est vite broyé par la Ville (souvent assimilée à un monstre), méprisé par une société matérialiste (Alejandro Sawa s'en plaint dans son roman autobiographique Declaración de un vencido de 1887 et se fait l'écho du malheur du bohème ignoré). Le bohème fin-de-siècle espagnol s'inscrit en effet dans une dynamique de l'échec qui le déforme de façon monstrueuse.



Le bohème, esprit contestataire, revendique sa liberté d'artiste en s'opposant farouchement aux bourgeois et aux valeurs qu'ils incarnent (l'ordre, la richesse, le travail méthodique): «Bohemia significaba también repudio del mundo burgués convencional, aspiración a la originalidad, cosmopolitismo, esteticismo»1. Il vit et crée un monde parallèle, inquiétant et fascinant: être nocturne («aves nocturnas» pour Valle-Inclán2) hantant les cafés, cabarets et bordels madrilènes, il pose en artiste maudit, s'entourant de légendes tel le bohème Pedro Luis de Gálvez, l'un des personnages des épigones du parnasse moderniste de Luces de bohemia, qui se promenait dans les rues de Madrid avec soi-disant le corps de son fils mort-né enroulé dans du papier journal afin de susciter la charité...3, poussant leur combat pour un idéal artistique jusqu'à l'absurde, jusqu'au grotesque. De plus, le bohème, dans sa façon de vivre, se rapproche des mœurs tribales: fréquentation assidue des cafés qui est l'un des passages obligés de la vie bohème madrilène de la fin du XIXe au début du XXe siècle. D'abord simple lieu de rendez-vous, de rencontre, le café est vite devenu le quartier général, le «centro de operaciones»4 des bohèmes, un forum où tout leur plan de vie s'élabore, un antre-refuge où seuls ont place les initiés jusqu'aux heures les plus avancées de la nuit.

Les bohèmes ont su développer un langage qui leur était propre, un code stylistique jouant sur le mode de l'ironie, de la parodie et du jargon des rues et c'est également l'avis de José Esteban et de Anthony N. Zahareas dans leur introduction à Los proletarios del arte:

Quizá la aportación más significativa y duradera de la bohemia fue la creación de un lenguaje propio, cuya misión era dinamitar los fundamentos ideológicos de una sociedad que les disgusta y los oprime. Puede afirmarse que son ellos, con su truculencia verbal, de su concepción de la palabra como dinamita cerebral, los creadores del llamado después tremendismo5.



Le bohème se prête d'ailleurs à une définition bigarrée, ambivalente (l'ambivalence l'accompagne tout le temps). Aux côtés du vrai bohème, apparaît toujours son double antithétique, toujours plus monstrueux, mais la frontière entre ce qu'Emilio Carrere appelait la vraie bohème et la «golfemia» est très perméable6. Dans la société espagnole fin-de-siècle, le bohème n'est pas souvent pris au sérieux: elle est souvent rapprochée d'une pose ridicule et absurde (ses aspirations nobles sont toujours la risée du bourgeois, voire de ses pairs, doutant de l'authenticité du message bohème).



Si dans la vie, le bohème se range résolument dans la marge, est socialement monstrueux car s'écartant de la norme et est perçu comme un être étrange, inquiétant, cultivant la différence, il est de même sensible, baignant dans l'attitude moderniste, à l'esthétique de la déformation, qui l'accompagne tout le temps. Valle-Inclán voit chez le bohème, et plus particulièrement, à travers le cas d'Alejandro Sawa, un être à mi-chemin entre le tragique et le grotesque ou l'absurde. Le conflit de l'artiste, garant d'un idéal, luttant pour sa survie quotidienne, est particulièrement patent à la scène 1 de Luces de Bohemia où nous retrouvons le poète andalou, aveugle, Max Estrella, tragiquement engagé dans la dynamique de l'échec, le poussant à déformer son message et à se déformer de façon monstrueuse dans le désespoir jusqu'à ne devenir qu'une ombre («sombra en la sombra de un rincón»7, scène 3), une marionnette du destin ballotté, incapable de marcher, vidé d'un idéal devenu absurde. Max Estrella est le grotesque absolu, la grimace du Pierrot fin-de-siècle privé de plume et de lumière. «[I]ntelectual sin dos pesetas»8, il se sait vaincu et victime d'une vie absurde, paradigme de l'indigence («Me quedé sin capa, sin dinero y sin lotería» dit-il à Don Latino à la scène 49). Dans Luces de bohemia, outre Max Estrella, le groupe des épigones du parnasse moderniste est également sujet à la déformation grotesque voire caricaturale, parmi lequel se distingue Dorio de Gadex («feo, burlesco y chepudo»10; «jovial como un trasgo, irónico como un ateniense, ceceoso como un cañí, mima su saludo versallesco y grotesco»11). Le bohème est ainsi assimilé à une figure extravagante des Lettres hispaniques fin-de-siècle. L'être bohème se prête à la déformation grotesque par l'absurdité même de sa vie.

Emilio Carrere (1880-1947), contemporain de Valle-Inclán12, traite sur le mode grotesque et absurde la figure du bohème13, le dévisageant de façon goyesque ou «esperpéntica». Il déclarera même à José María Carretero dit El Caballero Audaz: «Yo he satirizado ferozmente a los grotescos polichinelas de la bohemia»14. Ses thèmes de prédilection abordés autant en poésie que dans les contes sont «la podredumbre ciudadana, la mujer caída, justificada poéticamente por el amor sensual, la piedad, el dolor, la fatalidad, el misterio y la muerte»15 et Valbuena Prat ajoutera «la bohemia»16. C'est pourquoi, ses personnages proviennent généralement des bas-fonds madrilènes où règnent la misère, la tricherie, la prostitution, c'est-à-dire le monde de la picaresque dont il reprend, dans certains récits, le code langagier17. Dans son conte «La calavera de Atahualpa»18, le protagoniste Sindulfo del Arco, est «ese explosivo combinado de Marqués de Bradomín, explorador juliovernesco y salgariano, barón de Münchhausen latino, Cyrano sin enamorada, Tartarín sin baobab y parodia de académico pedante»19. A travers cette figure grotesque, on a voulu voir une copie de Ramón del Valle-Inclán, ainsi que le confirme Jesús Palacios dans son prologue:

No se equivocan, de cierto, quienes han querido ver en este Sindulfo exagerado y exacerbado, vestido de explorador, con sombrero de ala ancha y amenazadora escopeta al hombro, cargada siempre con exabruptos verbales antes que con plomo, una caricatura del genial vate gallego y bohemio madrileño por excelencia20.



Accompagné par Fandul, il forme un couple grotesque, annonçant un autre célèbre couple Max Estrella et Don Latino de Hispalis, «[...] los pobres polichinelas de la tragicomedia del arte y de las clásicas hambres literarias»21. Carrere les associe à des êtres étranges, mi-hommes, mi-animaux, tapis dans la pénombre des cafés transformés en de véritables cryptes funéraires où s'agitent des squelettes pensants, dévastés par la mort de leurs illusions, chassés du paradis de la gloire, riant de leur misère, pâles caricatures d'eux-mêmes.

La fin du récit est l'apothéose de l'absurde: Sindulfo del Arco, financé par le Congrès, doit partir chasser plusieurs bêtes sauvages, dans les déserts et les bois et les ramener à Madrid pour la création d'un zoo qui pourraient rivaliser avec les ménageries du monde entier.

La bohème, et tout ce qu'elle suppose de noble et d'ideal, s'annule, s'anéantit dans le délire de Sindulfo qui embrasse effectivement cet art de vivre pour en dévoiler les aspects grotesques et extravagants: la caricature de la bohème est poussée à l'extrême avec ce personnage qui représente, toutefois, selon la déclaration finale du narrateur, une part de réalité. Sindulfo, personnage absurde, complètement désaxé, décalé, devenu un héros national, sorte de Don Quichotte sans noblesse (par sa folie, il pactise avec la réalité, son idéalisme se range bien volontiers au service du matérialisme) n'en reste pas moins vraisemblable, voire réaliste.



Les bohèmes, déjà qualifiés par Pérez Escrich puis par Valle-Inclán d'oiseaux nocturnes, sont des êtres résolument associés à la nuit, des noctambules animant les cafés les plus pittoresques -«aquella pintoresca jaula del café»22- du Madrid des années 1920. Celui-ci remplit les fonctions d'une enceinte sacrée, célébrée par Ernesto Bark, où se réunit la sainte confrérie de la «pirouette», fumant la pipe, l'un des attributs majeurs de la panoplie vestimentaire bohème23:

Huían los enamorados, y los felinos se preparaban para morir dignamente. Acaso pertenecían a la sociedad del «bel morire» que fundó Ernesto Bark. [...]. Chambergos, pipas, melenas. Rostros pálidos, perfiles pintorescos, indumentos atrabiliarios, se copiaban en los viejos espejos24.



Dans le conte «La cofradía de la pirueta» (1912), toujours de Carrere, nous voyons se dessiner ce que l'auteur appelle la confrérie de la pirouette, c'est-à-dire un ramassis de ratés, de parasites, de pique-assiettes peuplant les tavernes de Madrid, en quête de la «bucólica», c'est-à-dire de la pitance quotidienne. Carrere réduit le bohème à un ventre et à une bouche avide de vin. Dans son premier chapitre se détache la figure grotesque de Gustavo Belda par qui nous est révélé le drame de la bohème finissante, décadente: se reposer avec nostalgie sur les images de gloire passée et se confronter à l'horreur de l'échec, incarnée par une vieille femme, ancienne prostituée, qui prétend être l'ancienne amante de Belda, La rubia de la platea. Comme devant un miroir déformant, à travers cette vieille femme laide qui n'est plus qu'un tas de torchons, un polichinelle déguenillé, «de carne ruinosa, de greñas horribles», Belda se retrouve face à l'image sordide de sa propre déchéance et s'en effraie. Carrere renvoie, de même, l'image d'un monde bohème grotesque, de fantoche: le personnage Belda n'est plus que l'ombre ou la caricature de lui-même (par son attachement obstiné à la Beauté et aux fastes d'antan), dont le masque n'affiche plus que l'expression de la douleur: «Y rompió a llorar amargamente, con una pena muy honda, infinitamente trágica y espantosamente grotesca»25. La bohème est une mascarade. Nous comprenons ainsi que la «cofradía de la pirueta» est constituée de quatre bohèmes, Ataúlfo Roldán, «el pobre» Gustavo Belda, «el señor» Aparicio et Luis Villegas, et d'une femme décrépite, «la rubia de la platea» assis à la même table au «pomposo bodegón, La Cocina Encantada». Cette association baptisée «cofradía de la pirueta», pour rappeler leur moyen d'existence -«piruetear, operar, navegar, sablear» c'est-à-dire quémander pour manger- est comme l'image déformée, «esperpéntica» du quatuor murguerien réuni au café Momus pour instituer le cénacle de la bohème artistique («le clan bohème») dont le seul but est de se faire un nom dans la république des Arts.

Le bohème est souvent accompagné ou s'entoure de femmes laides, à la beauté fripée, prostituées ou filles du bas-peuple madrilènes telle Enriqueta La Pisa Bien, «mozuela golfa» ou La Lunares de Luces. Marquée par la misère, la femme des écrits bohèmes est proche du monstre qui dévore l'homme (la comtesse del Zarzal dans La mujer de todo el mundo de Sawa), femme fatale, féline, dénuée de sentiments. La Esmeralda du conte «El gato de Baudelaire» de Miguel Sawa, le frère d'Alejandro, est une femme parfaite physiquement, mais démoniaque, prompte à éveiller les sentiments les plus criminels chez son amant, le narrateur, qui finit par devenir un meurtrier de chats. La femme, monstre fascinant, peut porter le masque de l'humanité pour cacher l'horreur de la mort, telle celle du conte de Miguel Sawa «La máscara del domino negro» de Historias de locos (1910): ce personnage féminin porte, de prime abord, de façon grotesque, un masque en forme de domino, cachant la tête cadavérique d'une revenante («era una muerta») lors d'un carnaval, une scène de revenante similaire à celle du conte gothique «La conversión de Florestán» de Carrere, dans lequel le narrateur découvre avec horreur que Miss Angélica. L'esthétique moderniste et bohème, au-delà ou parallèlement à la célébration de la beauté maladive, mélancolique apprécie l'horreur, la déformation offrant un contraste d'ombres et de lumières. Ainsi que l'affirme Pedro J. de la Peña, dans son introduction à l'anthologie sur El feísmo modernista: «Y el Modernismo fue [...] acunado en el miserabilismo. [...]. De modo que lo grotesco y horrible no fueron simple estampa anecdótica entre los modernistas, sino el recitado habitual de su hora de levantarse»26. Les visions d'horreur peuplent en effet la littérature bohème. Dans cette esthétique de l'horreur, le corps se métamorphose, s'animalise. Dans les contes de Joaquín Dicenta (1863-1917), «El Modorro» ou «Rigoletto», le grotesque horrible ou monstrueux est à la jointure du comique et du tragique. Ces contes portent effectivement une attention particulière à la déformation du corps par la misère sociale. Dans le premier des deux contes de Dicenta, «El Modorro», du recueil Dinamita cerebral, le narrateur-protagoniste pénètre dans un antre où règne l'obscurité, la confusion, une atmosphère inquiétante. Au milieu d'un décor de misère, apparaît une femme caractérisée par sa laideur physique («Por su cutis, repujado de costurones, extendíanse las blancuras mates de la escrófula; sobre su pelo, de un rubio maíz, brillaban las canas como limaduras de plomo; su boca servía de reducto a una guerrilla de cariados dientes»27). Des ténèbres de la pièce, précédé d'une respiration haletante, émerge une masse informe, se déplaçant tel un reptile. C'est le mari dont le corps métamorphosé avec horreur est assimilé à celui d'un crapaud gigantesque («parecía un sapo gigantesco») et gélatineux assisté de béquilles, au regard vide, à la bouche édentée, se traînant sur le sol à grand peine: «La masa ambulante se contorneó poco después dibujando una cabeza lívida, agarrada a un cuello muy largo, un corpachón que producía al deslizarse contra el suelo restregones lijosos [...]. La carne, rebujada en un chaquetón y unos pantalones, no debía ser carne sino gelatina de hombre»28. Il s'agit d'un homme frappé d'un tremblement continu (le saturnisme: «todo fue deshecho por la mina»29). Le narrateur insiste sur la difformité et la dislocation corporelle («Nunca vi criatura racional a ésta comparable, [...]. Ni los desarticulados que entretienen en el circo a los públicos, establecerían con ella pugilato»30) mais loin de rejoindre le grotesque carnavalesque de Valle-Inclán dans Luces de Bohemia, Dicenta souligne l'horreur dans toute sa nudité (esthétique du «feísmo»). Une description fantastique, dépassant le grotesque, qui rejoint l'horreur et l'abject servant à Joaquín Dicenta de dénonciation de l'état de misère physique de l'homme, détruit par le travail, exploité par la société, réduit à l'état de chair: «era un crimen cometido por la sociedad en su inquisición de ciudadanos»31. De même, dans le conte «Rigoletto», Dicenta se plaît à montrer l'horreur de la misère sociale. Deux compagnons apparemment de classe aisée vont en quête d'expériences nouvelles, extravagantes et tombent sur un groupe de cinq mendiants déformés par des monstruosités naturelles, aggravées par la misère: «un viejo, enquilosado de la pierna derecha; una manca [...] y una ciega de treinta y tantos años, [...]. Pertenecían al surtido de la desventura y el hambre»32. La laideur naturelle cède la place au grotesque horrible, ouvrage d'une Nature impitoyable: le narrateur porte son attention sur un couple monstrueux composé d'une paralytique au visage d'ange et au corps d'une inertie reptilienne, complètement difforme («El cuerpo [...] derrengábase con doloroso derrengamiento»33) et d'un nain, figure bouffonnesque de Rigoletto: «Sus piernecillas de enano, curvadas como los signos de un paréntesis, sustentaban un cuerpo de gigante, preso entre dos jorobas; [...]. Los brazos eran cortos, las manos raquíticas, redonda la cabeza, ancha la frente, [...]»34. Une difformité exacerbée par la colère qui anime cette figure contrefaite, atteignant l'horreur tragique d'un crapaud énorme: «Estaba horrible, trágico. Su deforme cuerpo, contraído por la rabia, parecía el de un sapo enorme [...]»35. Le grotesque (comique ou tragique) comporte cette volonté de transgression des normes, des ordres naturels, des frontières corporelles (le corps se métamorphose).

Nombre d'écrits bohèmes relaient cette vision de l'horreur social inscrit, généralement, dans un espace urbain localisé: Madrid, siège de tous les espoirs du bohème mais, mise métaphoriquement sur le même plan qu'un monstre qui dévore le jeune artiste. Madrid est souvent présentée la Nuit, espace de marginalité, de la transgression. La Nuit («la bruja noche» pour Carrere36), le vice se révèle et Madrid est la grande prostituée, une ville monstrueuse où les bordels ont pignon sur rue37.



Chez Enrique Pérez Escrich, dans El frac azul, roman autobiographique de 1864, Madrid est le grand hôpital: «porque Madrid es el inmenso hospital donde se refugian todos los desheredados, todos los soñadores, todos los perdidos de España»38. Les bohèmes sont ces aventuriers de l'art déracinés, errant entre misère et rêve de gloire, seulement riche de leurs illusions: «Con el nombre de bohemios designan los franceses, y es una denominación que se ha hecho general en Europa, a esos hijos del genio que, abandonando la paz de sus hogares, se trasladan a las grandes capitales en busca de un nombre y una fortuna, sin más patrimonio que sus esperanzas y su fuerza de voluntad»39.

Ainsi, arrivée à la capitale et désillusion sont deux mouvements simultanés. Madrid, mise souvent sur le même plan que Paris, est source de perversion et de subversion, selon Pérez Escrich: «Porque Madrid es el Leviatán del libro de Job: todo lo traga, todo lo destroza, todo lo devora»40; «Por grande que sea vuestro entusiasmo, perderíais allí, no solamente las esperanzas, sino también el candor del espíritu y la pureza de vuestra inteligencia»41. La désillusion commence par le paysage artistique décevant: quoique refuge national des artistes, la capitale compte très peu de monuments artistiques, selon le narrateur, à cause de l'esprit de spéculation qui prédomine dans la capitale sur les nobles ambitions de gloire et d'immortalité. Cependant, il existe une force naturelle chez le bohème qui est de travestir ou du moins de forcer son regard à voir ce que l'imagination avait forgé: «Aunque a Elías no le gustaba lo que veía, no quiso, sin embargo, dar crédito a sus ojos, y esperó encontrar mucho bueno en la moderna Babel de España»42. Madrid, «moderna Babilonia»43, est le siège de la vie intellectuelle, littéraire et artistique. La vision du Madrid des années 1850 par Floro Moro Godo, autre personnage du roman de Escrich, est négative: la ville est un centre de débauche, où l'humain coexiste dans le plus total anonymat, où tous les dangers sont présents. Pour lui, Madrid, monstre menaçant, est à l'exact opposé du locus amoenus, toujours paisible:

-¡He ahí el gran bazar de España, que encierra dentro de sus muros todos los vicios y todas las virtudes! La humanidad bulle, se revuelve por sus calles, como la sangre por las arterias de un monstruo colosal. ¡Dichosos los pastores de la Arcadia, que no conocieron nunca esta caja de Pandora!44



Les premiers romans d'Alejandro Sawa se situent dans la capitale espagnole. Son premier roman de jeunesse La mujer de todo el mundo (1885) se situe à Z, mais nous comprenons qu'il s'agit de Madrid, «la capital de un territorio de cerca de veinte millones de habitantes, tostado por el sol y por la cólera de los dioses»45. Dans Crimen legal (1886), le chapitre III s'ouvre sur une description de Madrid l'hiver46:

Había vuelto el invierno con sus escarchas y sus nieblas: Madrid volvía a recobrar su grotesco aspecto de poblachón de Castilla con aspiraciones de gran ciudad47.



Dans Noche (1888), Madrid est synonyme de vice et de corruption:

Madrid es una población grande y viciosa. [...]. Madrid es la capital de España y la gran población predilecta de la canalla48.



Dans Declaración de un vencido, Carlos Alvarado Rodríguez aspire à se rendre à Madrid -«¡Ir a Madrid, vivir en Madrid; no ser un oscuro provinciano embrutecido en la tarea de poner en circulación los chismes de la localidad; [...]»49-: elle est pour lui la ville-lumière, le tremplin de la gloire où rayonne la pensée, par ses institutions telles que «Los Ateneos» et «Academias». Carlos Alvarado Rodríguez confesse son amour pour cette Ville de Joie qu'il compare, justement, à une Grande Prostituée anthropophage:

¡Ah Madrid, Madrid, solapada ramera, cuántas ilusiones seduces, atraes sobre tu seno, de todos los extremos de la patria para darte luego el placer de exprimirlas, de dejarlas exhaustas, y de tirarlas adonde no vuelvan a incorporarse nunca, rendidas para siempre! ¡Cisterna, antro, sima, que mientras más devoras, más sientes aumentarse tu apetito!- Pues bien: ¡yo te he amado!50.



Cette vision idéalisée correspond à la période du bohème provincial antérieure à son départ pour Madrid (début de son itinéraire), dont ses seules connaissances sont livresques. La fin du Livre 12 offre une vision tout à fait opposée, correspondant à la mort des illusions du bohème et à sa dernière étape: le suicide. Pour le Carlos vaincu, Madrid permet à la misère et à l'ivrognerie de s'autoalimenter; charitable avec le vicieux et le licencieux, elle ne l'est pas avec le pur, le noble et l'ambitieux fauché:

Es muy fácil, en estas grandes ciudades como Madrid, morirse de hambre en medio de una plaza pública51.



Madrid est à l'image d'une société gangrénée: elle écrase, broie le cœur pur, noble et généreux du valeureux bohème. Le bohème Pedro Alonso de Argamasilla du conte de Carrere «La conquista de Madrid», inclus dans le livre La calavera de Atahualpa s'avouera vaincu, «roto, deshecho, pulverizado», asphyxié par Madrid, «la ciudad maga, la ciudad canalla que devora el cerebro, gasta el corazón y machaca los ideales»52, lui qui était venu la conquérir. Son illusion du début ne suffit plus («Había perdido el ideal»53) et, comme dans de nombreux parcours bohèmes classiques, il s'en retournera dans son village natal, en quête de quiètude, de sérénité. Loin d'avoir atteint le sommet de la gloire, sa traversée du pays légendaire de la bohème madrilène aura été synonyme d'une vertigineuse descente dans l'abîme de l'échec et de la désorientation: «Habíase hundido en la sima del fracaso, de la desorientación»54.

Le bohème littéraire espagnol de la fin du XIXème au début du XXème siècle, «rey del andrajo», «hampón con hidalguía», est un «héros» de la marge, décalé, se plaçant contre le canon, est cet individu familier qui dérange, qui inquiète et qui jette sur le monde un regard à la fois ironique et rageur. Sa position sociale s'inscrit dans l'étrangeté, dans le secret et la tribu. L'esthétique du bohème essaie de placer cette attitude au cœur de sa production. Les écrits bohèmes ou sur les bohèmes mettent en relief cette esthétique du décalage qui se traduit par le grotesque monstrueux. Outre les considérations du bohème comme monstre social, objet d'une brillante et constante déformation de son message et de sa propre personne, l'écrivain bohème traite dans ses écrits -et sonde- l'étrangeté de son moi mais aussi parvient à témoigner de la monstruosité de la société espagnole qui produit des «monstres». Les bohèmes forment une catégorie d'écrivains particulièrement proche du monstrueux.






Bibliographie

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