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La mélancolie, l'Áme et la vie aux sources de l'écriture dans «Alma y vida» de Galdós

Dolores Thion Soriano-Mollá





Vers la fin du XIXe siècle, lorsque le roman connaît un certain épuisement dans les moules du réalisme et du naturalisme, le décloisonnemcnt des genres littéraires ouvre des perspectives de renouveau. «Roman et drame sont comme deux fleuves nés d'une même source, mais qui prennent aussitôt une direction et un cours différent», écrit Benito Pérez Galdós dans le journal Le Temps en 1904. La ressemblance de leurs formes «est peu de chose auprès de la similitude de leur nature». Puisque ces deux «fleuves sont frères», puisque «la même source leur a donné le sang et la vie»; «l'eau que tous deux roulent est la même»1.

La source qui aujourd'hui retiendra notre attention est celle l'histoire de l'Espagne de Galdós. L'eau qui en découle est l'eau de la mélancolie. Source d'inspiration pour l'écrivain, cette eau mélancolique est l'âme et la vie de l'Episode national, ainsi que du drame, qu'il entend moderniser. Dans les années 1900, chez Galdós, l'eau de la mélancolie est le sang et la vie de ces genres. Elle coule dans la plaine de l'Episode national, «avec une majestueuse lenteur en un large lit, en dessinant de gracieuses sinuosités». Dans le drame, la mélancolie «roule et se précipite à travers un terrain montagneux», elle bondit «entre les roches qui étranglent son cours et entraîne tout ce qu'elle rencontre». Alors que l'Episode national, «avance silencieux, grave, mirant dans son cristal les monts et les cités»; le drame «court, crie, vocifère, soulève des flots d'écume. Sa voix s'entend à distance»2, tel que nous nous efforcerons de le montrer dans sa pièce, intitulée précisément, Alma y vida (1901) dont la première eut lieu au Teatro Español de Madrid, le 9 avril 1902.

Alma y vida naît de l'engagement de Galdós avec son présent et avec son pays, mais surtout de l'intime souffrance que la crise de la fin de siècle a provoquée en Espagne au rythme des défaites et de la perte de ce que fut un Empire où le soleil ne se cachait jamais. Or, ce soleil luisant devient un soleil noir. Sa lumière noire n'est autre que celle de l'abattement, du pessimisme, de la mélancolie envahissante. Dans l'état d'âme, dans la santé du corps, dans le trait de personnalité, dans la nature du tempérament, voire dans le bilan d'une vie, la mélancolie prend toutes ses formes physiques et morales pour exprimer la déroute, la perte, le silence, la solitude, le néant, la mort. Ainsi, l'éternelle mélancolie, à laquelle Aristote dévoua le Problème XXX, dépasse le corps pour accéder aux âmes. Chez Galdós, la mélancolie du peuple espagnol devient le moteur de la création dramatique, tel qu'il l'avoue dans sa préface à Alma y vida:

«Movióme una ambición, desmedida... vaciar en los moldes dramáticos una abstracción, más bien el vago sentimiento que idea precisa, la melancolía que invade y deprime el alma española de algún tiempo acá, posada sobre ella como una opaca pesadumbre.

Pensando en esto, y antes de que se me revelara el artificio que había de servirme de armadura, veía yo como capital signo para expresar tal sentimiento el solemne acabar de la España heráldica llevándose su gloriosa leyenda y el histórico brillo de sus luces declinantes. Veía también el pueblo, vivo aún y con resistencia bastante para perpetuarse... pero le veía desconcertado y vacilante, sin conocimiento de los fines de su existencia ulterior. Sobre esta visión, fundamento de cuya solidez no respondo, tracé y construí la ideal arquitectura de Alma y vida»3.


L'Espagne héraldique qui se projetait dans la survivance des derniers vestiges de l'Empire et qui vivait sous la Régence de Marie-Christine d'Autriche, depuis 1885, se préparait en 1902 à la proclamation du jeune prince Alphonse XIII enfin majeur. Le régime politique, d'apparence parlementaire, subit les fortes critiques des partis politiques et des intellectuels régénérationistes dénonçant le pouvoir confisqué et corrompu des «caciques». Les républicains, dont Pérez Galdós est de plus en plus proche, ne parviennent pas à s'organiser ni à rassembler autour d'un programme commun. Nous sommes face à une Espagne où les tendances fédéralistes se développent, les mouvements ouvriers augmentent et les grèves s'accélèrent. Malaise des intellectuels, crise industrielle, crise ouvrière, crise des valeurs, des idées et de l'esthétique. L'âme espagnole sommeille dans la décadence. Le corps qui la contient est un corps infirme, gangreneux, cancéreux. Ce sont des images auxquelles sont habitués les Espagnols parce qu'elles peuplent la presse, les livres et les peintures. Du vaste catalogue, la symbolique de l'âme et de la vie mélancolique est retenue par Galdós pour composer son drame.

Galdós connaît bien les Aphorismes d'Hippocrate4, il en fait sa traduction littéraire dans son écriture dramatique. Parce que les méthodes empiriques du réalisme et du naturalisme, à l'heure déjà surannées, l'avaient incité à l'étude de la médecine dans les hôpitaux, et surtout, à l'observation des tempéraments, des caractères et des comportements de l'Asile de Madrid; Galdós nous offre dans Alma y vida la constellation de manifestations reconnues chez l'individu mélancolique. Il semble dépasser son propre sentiment de mélancolie pour dépeindre la mélancolie maladive des pouvoirs, ainsi que l'état de mélancolie dans lequel l'Espagne sombre. Sentiment, maladie, état.., voici les rôles que la mélancolie incarne sur scène dans Alma y vida. Pour Galdós, fortement engagé dans la réforme théâtrale de l'Espagne, construire ces rôles constitue un pari du point de vue esthétique et idéologique.

L'histoire de Alma y vida est simple. Galdós nous ramène au XVIIIe siècle avec la vielle famille des ducs de Ruydiaz, en plein centre de la Castille. Deux bandits, Juan Pablo Cienfuegos et Reginaldo, se faufilent dans le château de la duchesse Laura afin d'enlever la fille de son administrateur Monegro, amoureuse de Reginaldo. Monegro l'avait fiancée contre son gré à un autre homme de l'aristocratie. Les deux ravisseurs, Juan Pablo et Reginaldo, sont surpris par le gardien, mais seul Juan Pablo est arrêté, puis incarcéré dans le château. Son jugement, présidé par la jeune mais malade duchesse Laura, a lieu tout au long du premier acte -intitulé justement «Le jugement»-. Juan Pablo incarne le bandit romantique, protecteur du peuple face à la [??] de Monegro, auquel Laura a confié le gouvernement de son duché. Juan Pablo est soutenu par Don Guillén un vieil oncle de Laura qui subit également les abus d'autorité et la cruauté de Monegro. Ayant éveillé l'amour de Laura, la duchesse, Juan Pablo obtient une certaine liberté au deuxième acte -«La pastorela»- pour participer à la représentation de la pastourelle qui va être mise en scène au château. L'amour grandissant des deux protagonistes, Laura et Juan Pablo, porte des effets bénéfiques sur la santé de la duchesse. Son corps prend de la vigueur et son âme commence à perdre sa mélancolie maladive. L'atmosphère idyllique que la représentation de la Pastourelle introduit sur scène disparaît lorsque les bergers du Toral s'élèvent contre l'injustice de Monegro. Au troisième acte, intitulé «La cacería», des sorcières mauresques rendent visite à la duchesse Laura. Elles annoncent son sort: son rétablissement définitif grâce à l'amour de Juan Pablo. Cependant, les rêves de Laura d'une vie heureuse dans un royaume de joie et de pureté sont brisés par les intrigues nouées par Monegro contre la vie de Juan Pablo. Monegro lui avait accordé la liberté pensant l'éloigner de Laura et pour mieux organiser son assassinat. De son côté, Don Guillén, l'oncle de Laura conspire contre Monegro et sollicite l'aide de Juan Pablo qui reste méfiant. Enfin, dans le quatrième acte, «El ocaso», les révoltes populaires augmentent, Laura, agonisante, décide de restituer le pouvoir et les terres au peuple. Toutefois, son oncle Don Guillén, le légitime héritier le reprend. Le rêve de rendre la justice au peuple pour lequel Juan Pablo s'est toujours battu reste à nouveau inaccompli.

Même si l'histoire d'Alma y vida rappelle les intrigues d'amour et de justice romantique, sa facture ses composantes scéniques et ses idées l'éloignent du mélodrame, d'autant plus que ses personnages ne sont pas des types figés et incarnent des symboles. Ils représentent l'histoire de l'Espagne au présent et la mélancolie du peuple, son âme et sa vie. Ces abstractions que Galdós entendait «vaciar en los moldes dramáticos», ou autrement dit, la mélancolie qu'il voulait théâtraliser l'obligent à introduire des déplacements afin d'exprimer l'indicible par le truchement d'une mise en scène suggestive. La mélancolie cherche sa libération, sa sublimation ou sa transformation dans un nouveau langage verbal et scénique. Pour ce faire, Galdós recourt aux synonymes, aux équivalents, aux métaphores parce que la mélancolie ne peut se verbaliser -linguistiquement ou ico-niquement- que par la richesse du symbole. Pourtant, jusqu'à présent, il s'était toujours opposé au symbolisme théâtral, une «ventolera a la moda» introduite dans les scènes européennes sous l'influence d'Ibsen, Hauptmann, Sudermann et Maeterlinck. Alors qu'il jugeait en 1896 inadéquate la création de personnages abstraits, privilégiant un symbolisme, pour ainsi dire, rudimentaire:

«Para mí, el único simbolismo admisible en el teatro es el que consiste en representar una idea con formas y actos del orden material. En obras antiguas y modernas hallamos esta expresión parabólica de las idea... eso de que las figuras de una obra dramática sean personificaciones de ideas abstractas, no me ha gustado nunca. Reniego de tal sistema, que deshumaniza los caracteres»5,


après quelques voyages à Paris pour la représentation de son drame Elèctre au Théâtre de la Porte de Saint-Martin, en 1904, l'esthétique symboliste dans laquelle il s'est nourri lui permettront de composer Alma y vida. En effet, Galdós étudie la mise en scène du Théâtre Libre d'Antoine et le Théâtre de l'oeuvre dirigé par Lugné-Poe et ses expériences avant-gardistes dans la représentation des drames symbolistes sans action externe, réduisant au maximum l'interprétation des acteurs pour laisser libre cours à la suggestion et pour rapprocher le spectateur des conditions de la lecture. Il est conscient des risques pris avec le symbolisme de Alma y vida face à un public peu averti et réticent aux nouveautés théâtrales. Il demande à la critique d'accepter la diversité, «que no sean desabridos y regañones con el que se proponga cambiar de tocata, aunque en ello no resulte totalmente afortunado; que no vayan al teatro con la esperanza y el deseo de ver la repetición de lo que antes vieron, y el paso continuo por los caminos ya deshechos de puro rodados» (p. 898). L'usage du symbole comme expression privilégiée du discours mélancolique est mise en exergue par Galdós, comme ses propos le prouvent:

«En cuanto a la forma del simbolismo tendencioso, que a muchos se les antoja extravagante, diré que nace como espontánea y peregrina flor en los días de mayor desaliento y confusión de los pueblos, y es producto de la tristeza, del desmayo de los espíritus ante el tremendo enigma de un porvenir cerrado por tenebrosos horizontes.

Y el simbolismo no sería bello si fuese claro, con solución descifrable mecánicamente como la de las charadas. Déjenle, pues, su vaguedad de ensueño, y no le busquen la derivación lógica ni la moraleja del cuento de los niños. Si tal tuviera y se nos presentaran sus figuras y accidentes ajustados a clave, perdería todo su encanto, privando a los que lo escuchan o contemplan del íntimo goce de la interpretación personal».


(pp. 899-900)                


Il est évident que Galdós fait une lecture très personnelle de l'esthétique symboliste. Le mystère, l'imprécision des pièces symbolistes ne l'intéressent point. L'importance qu'il accorde au rêve se rapporte au rêve historique. Il organise et construit avec une précision archéologique chaque composante de la mise en scène: le duché espagnol en 1780 ou d'une pastourelle de la Renaissance surchargent les décors. Même au détriment du texte, les scénarios de Alma y vida matérialisent l'allégorie, le non-dit verbal du discours mélancolique, de sorte qu'il est difficile de décider si l'allégorie est le corps ou l'ombre de la mélancolie au même degré que dans la poésie de Baudelaire6. Toutefois, cette allégorie n'est pas dépourvue de logique comme Galdós le prétend dans ses déclarations. Bien au contraire, son drame est construit avec une logique, sans faille à la différence des pièces des symbolistes européens. Galdós poursuit une logique dramatique grâce à laquelle il souhaite proposer au public la logique interne de l'Histoire. Par ailleurs, si le XVIIIe siècle est le temps choisi, c'est pour mieux rendre compte du passage de l'Ancien Régime au Libéralisme, mais aussi de l'échec de la Restauration de son temps présent. Dès les premières scènes, le bilan est suggéré à plusieurs reprises. Citons, à titre d'exemple, la description avancée par Don Guillén sur sa nièce Laura:

DON GUILLÉN.-  «¿Qué puede hacer la pobrecita Laura, afligida de tan acerbos achaques en lo mejor de su vida, veinticinco años? Todo su espíritu lo necesita para consolarse a sí propia; todas sus voces para quejarse de sus complicadas desdichas naturales. Y ahora está desconocida, pues de los quince a los veintitrés años daba lástima verla... enteramente baldadita... Por eso no se ha casado ni se casará ya...».


(p. 916)                


On pourrait reprocher à ce mode de présentation de personnages une nature trop proche du récit romanesque. Cependant, la description trouve son pendant dans la richesse de sa signifiance. Don Guillén, le vieil oncle de Laura, énonce sur scène les états et les âges de Laura, afin de relier le passé au présent, les positions de la signifiance changeant de disposition et conduisant le spectateur vers son propre temps.

Galdós écrit sa pièce entre 1901-1902. Laura avait vingt-cinq ans à l'époque. Née en même temps que la Restauration d'Alphonse XII vers 1875-76, Laura en est la métaphore dans Alma y vida, d'autant plus qu'elle meurt en 1902, date de la fin de la Régence, lorsque le nouveau roi, Alphonse XIII prête serment à la Constitution de 1873. Ses vingt-trois ans se situeraient autour de 1898-1899, ses quinze ans autour de 1890-1891. Les moments critiques dans la vie et dans l'âme de Laura coïncident avec les années difficiles de l'Espagne des années 90. Par ailleurs, la polarisation aristocratie-peuple au XVIII répond au schéma élite politique-peuple de débuts du XXe. Les émeutes populaires, les bergers et les paysans insurgés ou les ouvriers en grève traduisent la même idée.

A l'image des exemples d'Héraclès, Ajax et Belléphone, Galdós invoque le témoignage du passé historique «qui coïncide avec celui de la modernité», comme J. Pigeon l'analyse dans son étude sur Aristote7. La distance du passé, dans laquelle le spectateur perçoit son présent, enracine la décadence de l'Espagne dans une perspective historique et mythique, la seule susceptible d'octroyer un sens au présent. Du point de vue de la sémiotique, cette coupure dans le temps et dans la signifiance instaure, d'après Julia Kristeva, l'identification du sujet et de ses objets. Au préalable, la coupure exige la séparation du sujet de et dans son image, de et dans ses objets ainsi que leur position dans un espace. Le fait de relier les deux positions ainsi séparées de la signifiance, rend symbolique cet espace. Enfin, l'espace symbolique enregistre et redistribue les positions dans une combinatoire désormais ouverte8.

Dans la création littéraire, Galdós porte témoignage de l'affect -ou des humeurs- du peuple espagnol: de la mélancolie comme marque de séparation et comme amorce de la dimension des symboles. Les symboles s'organisent autour du bien et du mal. Laura, Pablo Cienfuegos et le peuple sont les antagonistes de Monegro et don Guillén. Cependant, les uns et les autres expriment dans des différents degrés des sentiments ou des états de mélancolie. Les jeunes protagonistes, Laura et Juan Pablo, personnifient les signifiances et les symboles les plus importants. Au premier plan, la duchesse Laura est la représentante de la monarchie, bien que dépourvue -ou coupée- de son pouvoir. Au deuxième plan, Laura prend la position de l'âme espagnole dans l'espace symbolique de la femme malade et mélancolique. «La duquesa no es una mujer: es un alma, y yo estoy enamorado de ese alma», s'écrie Juan Pablo. Définie par Galdós dans des didascalies très précises, Laura est «pequeña y desmedrada, su andar inseguro, revelan una constitución física en extremo débil, escasa soltura de miembros, respiración difícil. Muy delgada de cuerpo, es el rostro diminuto y gracioso, con gran viveza de ojos y expresión de sufrimiento» (p. 919). De plus, en guise d'effet choral ou collectif, le regard que les autres portent sur elle augmente sa fragilité. Galdós ne néglige aucun signe, verbal ou iconique. Prenant un corps chétif, Laura est parée d'un «manteau magnifique» aux couleurs riches et en or lorsqu'elle rentre sur scène. Des palefreniers et des valets en grand nombre escortent sa litière. Les effets de lumière sont disproportionnés, rappelant l'outrancière mise en scène des pièces avant la réforme néoclassique. Ce que le spectateur a pu observer dans un réalisme si précis est étayé par les dialogues. Dans le premier acte, Laura «vive muriendo», «por causa de su natural desmedrado y mísero, tiene la vida pendiente de un cabello..., vida infeliz que más bien parece vida disimulada». Ce corps si «lastimoso», si «baldadito» que «no parece tener más vida que en los ojos» (p. 916). Toutefois, ce corps maladif contient une grande âme «todo nobleza, dulzura y generosidad» (p. 918). Malgré le pessimisme du personnage, les yeux et l'âme -l'intelligence et les qualités morales- se proposent aux Espagnols comme une lueur d'espoir. Avant de connaître l'amour de Juan Pablo, symbole de l'énergie de la vie et du peuple, le discours de Laura est fidèle au discours mélancolique. Il est un discours fortement égocentrique, composé des phrases lacunaires, souvent inachevés et décousues; afin de souligner la souffrance, la défaillance des forces ou les moments de plus profonde tristesse lorsqu'elle se sent dépérir:

«LAURA.-  (Hablando con lentitud y algo de fatiga) No... soy una noche clara... y melancólica..., que se adorna con todas sus constelaciones (Creyendo oír ruidos exteriores) Paréceme que llega ya... Pronto... engalanadme. (Respira fatigosamente. Su mirada tiende a la inmovilidad. Pausa. Todos los presentes la observan ansiosos)».


(p. 953)                


Ses répliques sont si brèves et les didascalies qui les accompagnent si minutieusement dessinées que la construction du personnage et de sa charge symbolique appartiennent au travail d'interprétation de l'actrice: les gestes -tête penchée-, la lenteur des déplacements sur scène -petits pas-, le pauses, les silences, les points de suspension qui marquent le rythme de sa diction -le manque de souffle, la réflexion à peine ébauchée. Galdós avait écrit son rôle en pensant à María Guerrero car elle savait émouvoir et fasciner le public. Seule, la force dramatique de son interprétation pourrait éveiller l'émotion chez le spectateur, du fait que Galdós préfère la suggestion à la parole, les sensations à la raison pour dire la mélancolie.

Dans la construction des symboles, Galdós respecte la capacité du moi triste ou mélancolique de ne pas s'identifier avec l'objet perdu, mais avec une tierce instance. Laura se propose comme le meilleur exemple lorsque son âme se ressource dans la vie -le corps vigoureux- du «caballero salvaje» que Juan Pablo est. Sous la figure du classique bandit romantique, Juan Pablo est également la métaphore de la générosité, de la bonté et de la justice propres aux héros populaires. Bienfaiteur des gens pauvres, des faibles, des exploités, des femmes... Aux yeux de Laura, ce gentilhomme est un bandit poète, prisonnier dans l'espace symbolique du pouvoir, la tour du château, puisque bientôt il sera amoureux de Laura. Pendant son jugement, la duchesse le décrit comme un homme courageux et généreux. Lui-même justifie ses bagarres en définissant son caractère impétueux, opposé aux traits mélancoliques: «Es un joven, tiene la sangre fogosa, el pensamiento repentino, quebradiza la prudencia, entero el amor propio. Sin quererlo, sin buscarlo, se encuentra uno en ajenas trifulcas, donde fuertes y débiles se pelean» (p. 919). En découvrant Juan Pablo, le corps de Laura commence à manifester des signes de rétablissement: «ha entrado en mi vida, en mí por los ojos, por el oído; por el aliento, mucha vida, mucha vida» (p. 919). A son tour, la vie de Juan Pablo requiert des valeurs et des idées des grandes âmes. Juan Pablo s'exclame: «Yo no soy nada. Pero cuando siento su voluntad dentro de mí, ¡oh, qué locura!, no me conozco, me creo también divino» (p. 953). La symbiose est parfaite: l'âme et la vie, le roi ou la classe politique et le peuple. L'union de l'âme et la vie, de Laura et Juan Pablo est la clc de la régénération. Il va sans dire que la justice, la paix, la liberté, la distribution des terres, l'éducation du peuple, l'amour libre sont quelques principes du programme régénérationniste.

Les personnages incarnant le mal sont en rapport au pouvoir oligarchique et au caciquisme. Monegro et Don Guillén sont souvent animalisés. Les humeurs de la bile noire modèlent leur caractère cruel et égoïste. Les bergers du peuple sont les seuls personnages dont la signifiance deviendra positive. Au départ, le public les perçoit sur scène dans un état primitif et rustre. Ils sont animalisés dans la mise en abyme puisqu'ils sont confondus avec les berges fictives de la pastourelle:

«LAURA.-  Pero ¿Qué es esto?

IRENE.-  Jesús, que fachas!

ROSAURA.-  Son como animales.

JUAN PABLO.-  Son, señora, los pastores de verdad, que ante los figurados vienen a pediros libertad y justicia».


(p. 937)                


Finalement, puisque Laura apprend la situation de la justice, la politique et économique de son duché, puisque Laura (l'âme) apprend à les connaître, la position de leur signifiance - la vie- se déplace dans l'espace symbolique de manière plus positive, bien que Galdós lui-même ignore la position et la signifiance que forces vives pourront développer au sein de la société.

Don Guillén est un caractère mélancolique dans la mesure où le pouvoir lui est refusé. Il incarne l'hypocrisie, le mensonge, la cruauté, la fainéantise de l'aristocratie dégénérée... Pour le dépeindre, Galdós reprend la métaphore du vin du Problème XXX d'Aristote et l'Aphorisme d'Hippocrate. Don Guillén est le buveur de vin, breuvage de la vie cachée et porteur d'ivresse. Son caractère, modelé par la bile noire, ne peut pas se nourrir de grandes valeurs et des grandes idées. Pour obtenir le pouvoir, il ne peut que conspirer. Don Guillén ne possède pas d'âme, l'âme est Laura9. Le vin -bile noire- est le sang qui nourrit la vieille monarchie; cependant, elle reste vivante. La vie, le peuple, Juan Pablo ont échoué. Les dernières volontés de Laura ne seront point exaucées: «¿Qué habéis hecho, qué hemos hecho? Destruir una tiranía para levantar otra semejante. El mal se perpetúa... Entre vosotros siguen reinando la maldad, la corrupción, la injusticia. ¡Llorad, vidas sin alma, llorad, llorad!» (p. 961).

La fin triste de Alma et vida n'avait pas plu à certains secteurs de la critique. Du point de vue de Galdós, la fin allégorique du drame était indispensable pour dénoncer la mélancolie si omniprésente dans la psychologie nationale, mais aussi pour ouvrir les portes de l'espoir:

«Sin quererlo, se me viene a la mano el tan rebuscado simbolismo de Alma y vida, y al pensar que en él me acuerdo de que algún crítico me ha vituperado por terminar la obra con una invitación al llanto. Creo, con perdón, que no hay un final de drama más apropiado a la psicología nacional de estos tiempos. Imposible terminar el acto con boda, pues, ¿cómo habíamos de casar a Juan Pablo con una muerta? Harto simbolismo es dejarle vivo, con la particularidad, muy clara en toda la obra, de que representa la porción de país que no padece parálisis ni caquexia».


(p. 905)                


Ceci, malgré le caractère du peuple espagnol, chez qui, d'après Galdós, la passion prend plus de place que le sentiment poétique, la parole cherche la controverse et, la pensée, l'affrontement. Cependant, l'enseignement idéologique et moral symbolisme que le dramaturge souhaite transmettre dans Alma y vida est une invitation à la réflexion sans différences idéologiques. En effet, l'espace symbolique où se positionnent les signifiances est un espace ouvert et de création dynamique, alimenté par les rapports dialectiques que les personnages représentant les différents secteurs idéologiques entretiennent, qu'ils soient anarchistes, républicains ou royalistes. De ce fait, les interprétations peuvent être multiples, mais pas les conséquences à tirer sur l'avenir de l'Espagne. Chaque Espagnol est ainsi appelé par Galdós à se questionner, s'engager et à apporter sa propre réponse.





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