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La traduction comme appropriation du texte: l´Église catholique espagnole et les enjeux idéologiques de la traduction au XIX siècle

Solange Hibbs-Lissorgues





L'histoire des textes traduits, composante essentielle de l'histoire de la culture, ouvre un chantier prometteur qui vise à montrer les liens entre les enjeux idéologiques et culturels de la traduction, la réception des textes littéraires, les pratiques de lecture et le fonctionnement des circuits de distribution et de contrôle de l'imprimé. Par ailleurs cette histoire des textes traduits est indissociable de celle de l'histoire littéraire qui trouve des compléments non seulement dans l'établissement des textes traduits d'un auteur mais aussi dans leur entour puisque les traductions sont elles-mêmes annoncées, commentées et qu'elles subissent un traitement critique voire publicitaire.

Cela est particulièrement vrai dans l'Espagne du XIXe siècle où l'activité de traduction est considérable et où elle constitue un vecteur incontournable dans la diffusion des courants de pensée libéraux et progressistes mais aussi conservateurs. Dès les premières décennies du siècle (Cortes de Cadix et promulgation de la constitution libérale de 1812), les œuvres philosophiques et littéraires françaises d'inspiration libérale pénètrent en Espagne par le biais de la traduction. Au cours des décennies suivantes la masse de textes traduits est toujours importante, et ceci malgré le rétablissement d'une censure inquisitoriale lors du retour de l'absolutisme1.

Plusieurs facteurs expliquent l'essor de l'activité traductrice. Entre 1814 et 1834 les maisons d'édition espagnoles qui s'installent en France pour échapper à la censure vont bénéficier d'une «main d'œuvre» qui n'est autre que celle des intellectuels libéraux exilés et dont la plupart gagnent leur vie comme traducteurs. Ces intellectuels, qui vivent en France et aussi en Angleterre, sont consciemment et/ou inconsciemment les artisans des échanges et fécondations entre littératures étrangères.

En France une librairie comme la Librería Americana est à l'origine d'une intense activité éditoriale et elle fournit au public espagnol et hispano-américain aussi de très nombreuses œuvres en espagnol. Signalons également parmi les librairies et éditeurs qui s'installent à Madrid à partir de 1840 l'existence d'éditeurs français comme Bonnat-Sarvy, Casimir Monier et Charles Bailly-Baillière qui jouent le rôle de médiateurs culturels et d'importateurs de la littérature étrangère (Botrel 1993: 544). Dans le cas de la Librairie Européenne dont l'activité débute dans les années 1830, les œuvres françaises représentent plus de 84 % des fonds de cet établissement et propose, par ailleurs, des ouvrages en plusieurs langues (Botrel 1993: 548-549).

Il semble qu'une véritable compétition s'engage entre certains éditeurs qui veulent être les premiers à proposer la traduction d'œuvres populaires à l'étranger. Les chiffres concernant le pourcentage d'œuvres traduites sont éclairants: de 1814 à 1833 40 % des 833 œuvres publiées en Espagne sont des traductions et pour la période qui s'étend de 1840 à 1859 il y a 700 traductions de romans dont 80 % sont français (Peguenaute 2004: 332)2.

Les chiffres fournis par différents spécialistes du XIXe siècle tels que Luis Peguenaute, Francisco Lafarga et Jean-François Botrel sont significatifs aussi bien en ce qui concerne le volume des traductions que la pérennité de l'activité traductive. Editeurs et libraires offrent dès les années 1830 des collections et «bibliothèques» où les romans traduits occupent une place prédominante.

La mode du roman historique explique la diffusion massive des œuvres de Walter Scott mais d'autres auteurs connaissent un succès certain: Ann Radcliffe, Goethe, Chateaubriand, le Vicomte d'Arlincourt et la comtesse de Genlis dont les romans édifiants et sentimentaux deviennent une référence obligée. L'éditeur catalan Bergnes de las Casas se spécialise dans la littérature anglaise et allemande et l'éditeur madrilène Cabrerizo dans la littérature française. À ces maisons d'édition connues s'ajoutent d'autres établissements qui diffusent de nombreuses traductions d'écrivains à succès étrangers: l'établissement Oliveres à Barcelone, distributeur des œuvres de G. Sand, Soulié et Eugène Sue, mais aussi Francisco de Paula Mellado dont la «collection populaire économique» inclut les romans d'A. Dumas, W. Scott, V. Hugo par exemple.

À titre d'exemple, dès 1837 de nombreuses œuvres de G. Sand sont publiées en Espagne et en 1844 neuf éditions de ses œuvres sont proposées; cette romancière connaît un regain de popularité au moment de la révolution de 1868 et pendant le dernier tiers du XIXe siècle lorsque s'affirment et s'enracinent les revendications féministes3. Autre cas significatif en ce qui concerne la traduction systématique et même massive de ses œuvres: celui d'Eugène Sue qui pénètre en Espagne dès 1836. Le juif errant est l'objet de 12 éditions espagnoles entre 1844 et 1846 et de 9 traductions différentes pour la même période (Baulo 2005: 417). Considéré comme le «premier romancier contemporain», il constitue une référence aussi bien pour les écrivains progressistes et radicaux comme Ayguals de Izco que pour des écrivains traditionalistes comme Modesto Hernández Villaescusa, auteur d'un «Juif errant» contre-révolutionnaire (Hibbs 2007). Sans connaître le succès considérable d'Eugène Sue, Victor Hugo, Balzac, Féval, Soulié et Dumas ne sont pas en reste4.

La multiplication des traductions et des collections consacrées aux romans traduits bénéficie du développement technique de l'imprimerie, de l'essor d'une presse qui cherche à capter de nouveaux publics grâce au feuilleton et à la publication par livraison. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, l'engouement pour le roman est réel et le volume d'œuvres traduites est conséquent, même après 1880, période à laquelle s'affirme le roman espagnol réaliste. La situation de dépendance culturelle de l'Espagne se prolonge donc jusqu'à la fin du siècle comme l'illustre l'activité éditoriale d'un établissement comme El Cosmos (1883-1900), dont l'ambition est de diffuser «une sélection choisie des meilleurs romans publiés en France, en Angleterre, en Italie et au Portugal» et dont les collections et bibliothèques sont constituées à 90 % d'œuvres traduites du français (Botrel 1993: 525-527).

Un autre facteur qui explique le développement de la traduction est l'essor des «ateneos» ou cercles et cabinets de lecture, du réseau de bibliothèques municipales et provinciales. Les mesures libérales qui sont prises pour favoriser l'accès à la lecture d'une population majoritairement analphabète profitent de la vente des biens de l'Église, d'abord en 1835 puis en 1855. Les bibliothèques publiques qui sont mises en place offrent, moyennant une somme modique, le prêt d'ouvrages et de journaux (Peguenaute 2004: 331). Cette politique de démocratisation de la lecture qui s'amorce avec les premiers gouvernements libéraux ne touche qu'un public limité et son impact est freiné par les restrictions concernant la liberté d'imprimer: bien que la censure préalable disparaisse en 1834, la liberté d'imprimer n'est réelle qu'en 1883. En outre, la constante vigilance de l'Église pèse durablement sur la diffusion de l'imprimé.

Toujours est-il que la production nationale, qu'il s'agisse de littérature romanesque ou d'œuvres historiques, philosophiques et même scientifiques se caractérise au moins jusqu'au Sexenio (période qui débute avec la révolution de 1868) par une très forte dépendance vis-à-vis de l'étranger et plus particulièrement de la France. L'Église qui ne cesse de dénoncer la «condamnable» dépendance culturelle par rapport à la nation voisine n'hésite pas non plus à s'inspirer des valeurs sûres étrangères et à les importer grâce à un réseau de librairies catholiques espagnoles bien structuré.

Qu'il s'agisse des secteurs libéraux ou des partisans d'une Espagne immuablement figée dans des valeurs traditionnelles et nationalistes, le sentiment de suspicion à l'égard des traductions et des traducteurs est très vivace. En 1840, l'écrivain Ramón de Mesonero Romanos, en s'inquiétant de cette situation d'excessive dépendance par rapport à l'étranger, exprime un sentiment assez répandu:

La manie de la traduction est à son comble. Notre pays, autrefois si original, n'est plus qu'une nation traduite. Les us et coutumes du passé sont oubliés et remplacés par ceux d'autres nations; nos livres, nos modes de vie, nos plaisirs, notre industrie, nos lois, et même nos opinions sont traduits. Les écrivains se contentent de reproduire les modèles étrangers.


(Peguenaute 2004: 322)                


Dans la décennie des années 1830, la lecture des journaux espagnols fait apparaître la traduction et les traducteurs comme un véritable fléau et il n'est pas rare de voir s'élaborer dans la presse conservatrice et catholique un discours nationaliste: les traductions sont une «menace» pour «l'intégrité» morale et sociale de la nation car elles véhiculent une idéologie contraire aux valeurs de l'Espagne traditionnelle. La traduction est vécue comme une trahison dans la mesure où elle reflète le pillage de l'Espagne par ceux-là mêmes qui prétendent à l'originalité. La référence au Siècle d'Or et aux grands maîtres comme Cervantes, Lope de Vega et Quevedo tente de montrer que l'Espagne avait déjà tout inventé en littérature et que même le romantisme «importé» n'est que la manifestation «exotique» de ce qui était déjà en germe dans les grandes œuvres nationales (Baulo 2006: 422; Peguenaute 2004: 322-323).

La colonisation par le biais de la traduction est responsable de l'absence d'une production romanesque nationale. Il est intéressant de constater que, malgré cette méfiance largement partagée, la littérature étrangère est, tout au long du XIXe siècle, une source d'inspiration constante. Un double discours se met donc en place: la traduction permet de s'approprier un moule et des modèles qui ont fait leurs preuves. En les récupérant par le biais d'une traduction qui s'assimile plutôt à de l'adaptation et à de la réécriture, les écrivains espagnols réalisent une espèce de parcours initiatique qui leur permet d'accéder à la maturation de leur propre écriture.

La solidarité en matière de lectures et de relais de diffusion apparaît de façon évidente dans les catalogues des éditeurs catholiques espagnols où la part des romans édifiants «importés» est prédominante. Remarquons à ce sujet que les supports de diffusion espagnols de la littérature romanesque s'inspirent des initiatives catholiques étrangères et notamment françaises.

Beaucoup de ces romans qui essaiment en France sont présents dans les collections des éditeurs catholiques espagnols. Dès 1816, Mme de Staël, Mme Genlis et Mme Cottin pour ne citer que quelques-unes des valeurs sûres sont diffusées par Pedro María Olive et Cabrerizo. Plus tardivement, l'éditeur Pons et propose en 1853 quelques romans, tous traduits du français, et la Imprenta de las Escuelas Pías offre, de 1859 à 1861, une dizaine de romans tous importés de France et traduits par des ecclésiastiques. Jusqu'en 1865, date à laquelle s'arrête le catalogue de las Escuelas Pías, le pourcentage d'œuvres traduites, qu'il s'agisse d'œuvres de fiction ou religieuses, reflète explicitement la dépendance culturelle par rapport à la France.

En 1860, Juan Subirana offre la Biblioteca de la juventud puis la Biblioteca escogida de la juventud composée de 24 tomes comprenant de petits romans tous traduits du français et offrant l'avantage d'avoir été choisis préalablement par l'éditeur Lehuby de Rouen pour la Bibliothèque spéciale de la jeunesse comme l'attestent les titres des œuvres choisies. Toujours avec la même prudence à l'égard de la production nationale, Subirana annonce en 1876 une Biblioteca económica de la infancia qui regroupe les ouvrages d'auteurs populaires français comme Adrien Lemercier, Mme Voiliez et M. de Marlés.

Quant à Antonio Pérez Dubrull, éditeur de La Familia Cristiana, il affiche en 1870 les noms «des écrivains catholiques les plus éminents, espagnols et étrangers». La populaire collection de romans édifiants distribuée par la Librería y Tipografía Católica de Miguel Casals accorde une large place aux inévitables œuvres romanesques de Mathilde Bourdon, «Enrique» Conscience, Louis Veuillot et Juan José Franco. On constate que l'immobilisme de l'édition catholique privilégie l'orthodoxie quitte à proposer des ouvrages qui ne sont pas forcément adaptés au public espagnol.

Tous ces romans traduits et parfois «arrangés» sont des classiques du genre et les nombreuses rééditions dont ils firent l'objet, aussi bien en France qu'en Espagne, nous renseignent sur le type de lectures proposées aux lecteurs catholiques du XIXe siècle. Certains noms sont incontournables et correspondent à des écrivains qui bénéficièrent d'un énorme succès en France: Mathilde Bourdon, de son vrai nom Froment, dont les romans furent réédités 18 fois de 1851 à 1883, le baron d'Exeauvillez avec des tirages de 4000 exemplaires, Madame Farrenc dont des œuvres insipides comme Ernestine ou les charmes de la vertu connaissent 13 rééditions de 1844 à 1875, sans oublier le chanoine Christoph Schmid, figure de proue du roman édifiant pour la jeunesse en Allemagne et dont la production est rééditée en Espagne jusqu'en 19505.

La traduction et l'adaptation de cette littérature édifiante étrangère permet aux éditeurs espagnols de pallier les insuffisances de la production nationale et reflètent le caractère intemporel d'un genre dont le principal mérite est d'être moral et instructif. C'est ce que laisse explicitement transparaître l'éloge, dans la Revista Popular de 1880, d'un ouvrage d'un ecclésiastique, français et mariste, L'Histoire d'une mère, dont l'éditeur Pons propose une traduction de la huitième réédition française. À aucun moment l'appréciation de ce petit roman ne fait ressortir les qualités littéraires. En fait, ce qui intéresse surtout l'éditeur, c'est que cet ouvrage «présente de façon parfaite le bel idéal de la femme courageuse chargée d'accomplir sa mission chrétienne en éduquant pour Dieu la famille qui est à sa charge».

Les commentaires de la Bibliographie Catholique française, qui fait l'éloge d'une romancière pieuse fort célèbre, Mme Voiliez, et dont les romans comme L'Orpheline de Moscou étaient tirés à plus de 3000 exemplaires en 1842, illustrent «l'universalité» de cette littérature:

Le grand mérite des écrits de Mme Voillez, c'est de garantir des écueils sans les faire toucher, de donner l'horreur du mal sans le nommer et seulement en peignant sous de vives couleurs le bien qui lui est opposé; c'est de tracer une route facile à suivre, de faire véritablement de la morale en action et de mener à la vertu par d'ingénieuses fictions qui ont tout l'attrait et toutes les apparences de la vérité.


(Bibliographie Catholique 1842: 38)                


La traduction est un mal nécessaire auquel les écrivains, libraires et éditeurs espagnols ont recours pour des raisons idéologiques mais aussi commerciales et qu'ils tentent de circonscrire en affichant, à partir de 1880, le label de «roman original» ou «roman espagnol» sur les œuvres.


Censure et prise en main de l'édition par le clergé

Face au «lot» d'œuvres traduites, surtout en matière de littérature récréative, l'Église met en place un arsenal de mesures défensives et répressives. Il s'agit non seulement de canaliser une production qui s'abreuve à des sources étrangères mais aussi de contrôler l'accès à la lecture sans médiation ecclésiale.

Depuis les événements révolutionnaires de 1808 et face aux tentatives des gouvernements libéraux tout au long du siècle pour réduire les prérogatives d'une Église toute puissante, l'institution ecclésiastique, le catholicisme «entreprend une guerre contre l'anticléricalisme et l'athéisme». En matière d'imprimé, cette riposte se traduit par une stratégie double: d'un côté prévenir et interdire et de l'autre occuper le terrain et reconquérir en s'appropriant les «armes» de l'ennemi.

Car le problème crucial qui se pose à l'Église est d'orienter, de contrôler tout en cédant du terrain en matière d'imprimé, de multiplier les garde-fous et de s'assurer de son autorité, chaque fois plus contestée. Même si l'Église s'est donnée tardivement les moyens de faire face à une concurrence qui l'inquiète en ce qui concerne la communication et l'accès à la connaissance par l'imprimé, elle compte sur une série de relais qui, sous la forme de centres de propagande de bonnes lectures, de librairies-bazars, de dépôts de bons livres et de bibliothèques paroissiales, sans parler de la presse catholique, constituent une infrastructure efficace de contrôle de l'édition et de la diffusion.

Au cours du XIXe siècle, l'intervention de l'Église en matière de production et de diffusion de livres se manifeste par la mise en place d'imprimeries et de librairies placées sous le contrôle direct du clergé. Pour illustrer cette tutelle omniprésente citons le cas d'établissements comme l'Imprimerie Provinciale de Charité de Barcelone qui offre romans moraux et publications pieuses, la Librairie des Salésiens de Sarria qui édite les Lectures Catholiques ou encore la Tipographie de Sainte Thérèse créée par le père Juan Altés et qui imprime de la littérature récréative dès 1886. Cet établissement, sous strict contrôle ecclésiastique, qui se consacre surtout à faire connaître les œuvres religieuses et littéraires de Sainte Thérèse de Jésus, étend progressivement la gamme de ses publications et déclare son intention d'opposer les «bons romans» aux romans «immoraux et indécents». La part des œuvres édifiantes traduites dans les catalogues de ces établissements est prépondérante.

Mentionnons aussi l'Imprimerie des Écoles Pieuses de Saint Ferdinand fondée par le père Ramón Cabeza, apprenti typographe dans sa jeunesse. Cette imprimerie-librairie publie de 1858 à 1865 la Bibliothèque Universelle Économique dont certains ouvrages atteignent des tirages considérables. À titre d'exemple cet établissement propose cinq rééditions de romans français. Il s'agit des romans historiques d'Adrien Lemercier et du père Jean Bareille qui sont traduits par un écclesiastique et écrivain espagnol à succès, le piariste Pedro Salgado. Bien que la part réservée à la littérature récréative soit réduite, les titres annoncés dans la section concernant les romans reflètent le souci de l'Église de canaliser une production qui s'abreuve souvent à des sources étrangères.

C'est le chantre Joaquín Torres Asensio, le directeur de la Librairie Catholique de Saint Joseph, à Madrid, qui résume de façon explicite le souci de l'Église et de la hiérarchie catholique de contrôler la production et la diffusion de l'imprimé et de créer une infrastructure à la mesure des nouveaux besoins. Le fonctionnement de cet établissement créé en 1878 doit à la fois renforcer l'existence d'un réseau de centres de distribution de «bons livres», les liens avec les éditeurs de province et favoriser l'édition de livres «scientifiques et de littérature récréative» à la portée de toutes les bourses. Évidemment cette entreprise bénéficie de la bénédiction de la hiérarchie catholique et la Librairie Catholique de Saint Joseph s'engage à refuser tout ouvrage qui n'aurait pas été approuvé par la censure ecclésiastique.

Il semble bien qu'à cette période, l'Église se soit particulièrement préoccupée des problèmes matériels liés à la production de l'imprimé. Comme le soulignent d'autres témoins de cette époque, à savoir l'écrivain et journaliste catholique Benedicto Mollá, le livre est devenu un objet de spéculation, une marchandise comme une autre qui répond aux lois de l'offre et de la demande. Et même si ce mercantilisme appauvrit les écrivains et entraîne d'énormes sacrifices de la part des éditeurs, l'Église ne peut rester à l'écart de ces mutations. Afin de concurrencer, dans la mesure du possible, des éditeurs comme Tasso à Barcelone qui propose les œuvres d'Alexandre Dumas magnifiquement reliées pour une peseta le tome, il faut que libraires et éditeurs catholiques offrent romans et récits divers à des prix accessibles. C'est d'ailleurs ce que s'efforceront de faire les maisons les plus connues en proposant systématiquement à leurs lecteurs deux éditions d'un même ouvrage: une édition à prix modique brochée et une édition plus soignée en toile anglaise et dorure sur tranches.

Le contrôle idéologique de l'ensemble de la production imprimée ne pose donc pas de problème majeur à l'Église. Les éditeurs catholiques qui soumettent leurs œuvres à la censure ecclésiastique font une profession de foi et bénéficient d'un label d'orthodoxie qui couvre à la fois leur production et leurs employés. Cette soumission volontaire à la censure s'accompagne souvent d'une déclaration comme celle que la librairie La Inmaculada Concepción affiche en première page de son catalogue: son obligation de n'accepter que des ouvrages qui ne soient contraires ni à la morale ni à la religion. Ces manifestations d'orthodoxie prennent des formes diverses chez les écrivains catholiques. Dans le cas de la très catholique romancière Antonia Rodríguez de Ureta, l'orthodoxie irréprochable de ses ouvrages est garantie par la dédicace à un évêque ou un archevêque.

La censure constitue donc un système ancien et organisé de dissuasion et de répression auquel l'Église a systématiquement recours. L'autorisation ecclésiastique à laquelle doit être soumis tout ouvrage est donc le label d'orthodoxie par excellence. Elle est généralement le fait de l'ordinaire de la Junte de Censure ecclésiastique sous couvert de l'archevêque ou de l'évêque du diocèse. Pour l'examen des ouvrages soumis à la censure, le prélat forme une commission et nomme des examinateurs, choisis parmi les ecclésiastiques du diocèse, les professeurs des facultés de théologie et du séminaire diocésain. Chaque examinateur doit faire connaître par écrit son jugement et les motifs sur lesquels il le fonde. Cette commission est généralement composée d'un président, qui est toujours un des vicaires-généraux, d'au moins trois examinateurs et d'un secrétaire qui est lui-même examinateur. Ce système officiel de censure, anciennement établi, est renforcé par les commissions de censure internes d'un ordre religieux qui peuvent, si le besoin s'en fait sentir, délivrer autorisations et recommandations à des collections ou à des ouvrages isolés. La censure est donc plus qu'une simple formalité: c'est un instrument de contrôle idéologique et de pression dans un contexte politico-religieux complexe.

Soumission publique à la foi et approbation de l'autorité religieuse constituent un préalable incontournable pour tout éditeur et pour tout écrivain qui se respecte. En effet, comme l'explique un ecclésiastique collaborateur de La Hormiga de Oro, pour être un vrai chrétien il ne suffit pas d'être en paix avec sa conscience et respecter un certain nombre d'obligations; encore faut-il que cela se voit et se proclame6.

À cet arsenal déjà conséquent de moyens contraignants dont dispose l'Église, s'ajoutent des instruments de pression complémentaires comme l'Index romain de la Sainte Congrégation qui est un catalogue de normes et d'interdits en matière de livres. La Sainte Congrégation de l'Index mise en place en 1557 par le pape Paul IV pour dénoncer les «livres pernicieux dont le venin empoisonne l'âme» subsiste jusqu'en 1917. Le Cardinal Sánchez de Castro, évêque de Santander, ne se prive pas de rappeler dans une pastorale sur la prohibition des livres que l'Index est la référence obligée pour le clergé et les fidèles et que quiconque ignorerait les recommandations et interdits de Rome serait coupable de péché mortel. Il faut d'ailleurs remarquer que l'Index des livres interdits mis à jour est publié par les éditeurs en 1876 qui proposent un «Index comportant tous les ouvrages interdits par le Saint Office de l'Inquisition espagnole depuis 1819».

Pour le secteur intégriste, l'Index est le reflet de ce que doit être le comportement du parfait chrétien: la dénonciation intransigeante de l'erreur sous toutes ses formes, une des erreurs les plus graves étant de contemporiser avec la société moderne. Par ailleurs dénoncer l'erreur n'est pas suffisant; il convient aussi de lancer anathèmes et condamnations sur les écrivains suspects:

[...] il faut que ces écrivains soient l'objet d'une véritable abomination. Le sentiment d'aversion que l'Église ressent face à cette littérature et à ses auteurs ne doit laisser aucune place à l'éloge et ne peut qu'inciter à l'exécration.


(Revista Popular, 5 mars 1896: 150)                


Si elle peut compter sur des relais particulièrement efficaces avec les éditeurs-libraires qui lui sont acquis, l'Église doit néanmoins faire face à une situation beaucoup plus complexe quand il s'agit du comportement individuel des catholiques. Pastorales, sermons et encycliques distillés dans la presse catholique et surtout les bulletins ecclésiastiques constituent les repères essentiels d'une, voie morale dont ne peuvent s'éloigner les fidèles.

Les avertissements concernant lectures et production imprimée sont constants et visent d'ailleurs aussi bien les éditeurs que les individus. Il n'est donc pas surprenant de constater que le clergé, qui dispose d'armes idéologiques comme l'Index romain des livres interdits, remplit son rôle de gardien de l'ordre spirituel.

Sous le pontificat de Pie IX et, plus précisément à partir de la publication du Syllabus en 1864, l'Index romain devient en effet une véritable arme idéologique que brandit le clergé et l'épiscopat face à «a néfaste liberté de pensée et d'expression», face à la «dangereuse intempérance de l'écrit» selon les termes de Antolín López Peláez, évêque de Jaca. C'est ce même évêque qui reproduit en 1905, dans son célèbre ouvrage Los daños del libro, un catalogue de romans «malsains» publié par la Sainte Congrégation de l'Index. Parmi ces lectures interdites à des moments différents apparaissent bien sûr les modèles du genre: Gustave Flaubert, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Balzac, Ayguals de Izco, Eugène Sue, Georges Sand et Émile Zola pour n'en citer que quelques-uns. Malheureusement, ajoute Antolín López Peláez, les mauvais romans sont si nombreux qu'il incombe à l'épiscopat d'aider la Congrégation de l'Index en divulgant les titres des œuvres dont «la lecture est nocive». L'évêque cite ainsi 65 œuvres condamnées selon des critères qui reflètent l'abondance d'interdits qui jalonnent la route des fidèles: ces romans sont

nocifs, injurieux, séditieux, dénigrants pour le clergé, dangereux pour les personnes de caractère faible ou d'imagination exaltée, calomnieux, obscènes, lascifs, sacrilèges, profanateurs, impies, scandaleux, licencieux ou immoraux parce qu'ils traitent de l'amour.


(López Peláez 1905: 255-262)                


Pour l'évêque Antolín López Peláez, il ne fait pas de doute que la plupart des œuvres traduites depuis le début du siècle et surtout dans la deuxième moitié du XIXe siècle sont responsables des maux dont souffre la catholique Espagne: «une littérature démagogique et populaire, romantique, exaltée et révolutionnaire» dont les auteurs sont d'abord les romantiques des années 1840 puis les écrivains réalistes et naturalistes, «pétris de socialisme», comme Émile Zola ou les frères Goncourt.

Dans le même ordre d'idées, un autre ecclésiastique, le Père Ladrón de Guevara, publie à Bilbao en 1910 un ouvrage au titre éloquent, Bons et mauvais romanciers, qui est, selon les termes de son auteur, «une récapitulation des jugements portés sur les innombrables romans bons et mauvais soumis à son jugement par des fidèles soucieux de la moralité de leurs lectures» (Ladrón de Guevara 1910: 4).

Afin de guider les lecteurs catholiques qui n'ont pas connaissance de l'Index, il est en effet pratique courante pour les évêques et membres du clergé de publier des listes d'œuvres avec des références directes aux normes de la Sainte Congrégation. Pour des raisons de responsabilité morale, Ladrón de Guevara donne à connaître les critères de classement de 2060 œuvres, aussi bien étrangères qu'espagnoles. L'auteur de ce catalogue reconnaît qu'étant donné la nature particulièrement perverse du genre romanesque, ce sont les critères d'orthodoxie religieuse qui ont guidé son choix. Il déclare s'inspirer des principes contenus dans l'Index de 1904. Un comportement inquisitorial est recommandé en matière de livres aux fidèles les plus zélés: le danger de lire et de garder des livres interdits justifie qu'on aille jusqu'à les détruire et à dénoncer les auteurs qui auraient échappé à la vindicte de la censure.

Le langage apocalyptique utilisé par Ladrón de Guevara pour condamner les mauvais romans est à la mesure des craintes que pouvait ressentir l'Église face à la diffusion d'un genre littéraire tentaculaire. On peut se demander d'ailleurs comment les lecteurs catholiques de l'époque arrivaient à faire la part des choses dans le déluge de qualificatifs et d'anathèmes que constitue ce genre de catalogue. La définition du «mauvais roman» est éclairante en soi: le roman à bannir est celui qui porte préjudice à l'Église, à la religion et aux bonnes mœurs. La nature intrinsèquement mauvaise d'un roman est nuancée en fonction des degrés de tentation et de passion qu'il provoque: il peut être simplement «malsain» car il reflète une atmosphère corrompue mais n'incite pas au vice ou être considéré ouvertement «dangereux, immoral, lascif, obscène, luxurieux ou malhonnête» lorsqu'il attente à la pudeur et à la chasteté et pousse le lecteur à la tentation. Quant au roman «voluptueux» et «sensuel», il est moins redoutable que tous ceux énumérés précédemment car il ne fait que «prédisposer, préparer» le lecteur à la chute irrémédiable.

La liste des romanciers censurés est éclairante en ce qui concerne la représentation de la littérature étrangère: sur 2115 auteurs, seuls 313 sont espagnols. Si la «corruption des mœurs» et l'atteinte aux principes de la morale chrétienne sont le fait de romanciers russes, anglais et allemands, la responsabilité en matière de littérature «hérétique, irréligieuse, blasphématoire et dangereuse» revient aux écrivains français. La censure est idéologique, mais aussi morale et culturelle. Comme l'illustrent les quelques commentaires qui suivent: Théophile Gautier a non seulement des mœurs étranges -car il avait douze chats et vivait «comme un turc»- mais il est également matérialiste et un roman comme Mademoiselle de Maupin transmet des «idées pernicieuses et immorales». La très chrétienne Madame de Genlis (1746-1830), pourtant une valeur sûre aux yeux de l'Église, avait la «prétention d'être chirurgienne» et a le tort de révéler les faiblesses de certains membres du clergé comme ceux qui lisent la presse ou jouent aux échecs. La dénonciation des auteurs s'étend aux traducteurs. Ils sont généralement doublement coupables: en effet, ils ont accepté de traduire des œuvres condamnables et ils ne censurent généralement pas les romans traduits. Le cas du catalan Amancio Peratoner, ancien clarinettiste imprégné de culture médicale et traducteur de Zola, est éclairant (Saillard 1996: 104). Selon le père Ladrón de Guevara, Peratoner a laissé transparaître dans sa traduction «la luxure, l'immoralité dont est empreinte l'œuvre», il n'a pas hésité à exprimer son point de vue personnel en parlant de «sublime impudeur». La présence du traducteur lorsqu'il justifie sa traduction dans un paratexte, qu'il s'agisse de notes explicatives, de prologues ou d'avertissement, est condamnable, surtout lorsque les œuvres traduites sont mises à l'index. Ladrón de Guevara s'en prend violemment au traducteur des œuvres de Maxime Gorki et plus particulièrement au roman Les Vagabonds, traduit par un certain Robert Devie qui dans le prologue prend ouvertement parti pour le réalisme.

Notons au passage que le clergé et l'épiscopat espagnols se sont abondamment inspirés des initiatives catholiques françaises au niveau de la doctrine et des pratiques en matière d'imprimé et de censure. Ladrón de Guevara avoue sans détours avoir repris à son compte un catalogue français préparé par un ecclésiastique et de l'avoir adapté à l'Espagne en y faisant figurer les romanciers espagnols. Il s'agit probablement de l'ouvrage de l'abbé Bethléem, Romans à lire et à proscrire, publié en 1905 et qui était connu des éditeurs catholiques italiens et espagnols. On constate la même convergence idéologique et tactique dans le cas de la revue La Censura, diffusée en Espagne de 1844 à 1856. Cette revue mensuelle proposée par l'éditeur et les membres littéraires de la Biblioteca Religiosa s'abreuve à des sources religieuses françaises comme la Bibliographie catholique, et revue critique des ouvrages de religion, philosophie, histoire littéraire, éducation, spécialement destinés aux pères, mères de famille, aux cabinets de lecture chrétiens, aux supérieurs des séminaires, publication mensuelle qui apparaît en 1841 et jusqu'à la fin du siècle -précise l'éditeur de Paris- chez tous les libraires-éditeurs de bons livres. Ce répertoire bibliographique propose à ses lecteurs des réflexions philosophiques et des mises en garde sur la littérature dite «légère» et suggère un authentique parcours du combattant aux chrétiens soucieux d'éviter les écueils des mauvaises lectures.

La démocratisation pour ne pas dire la popularisation du roman, nouveau compagnon du temps libre, est ce qui préoccupe fondamentalement l'Église:

Le mal a envahi tous les âges et toutes les conditions. De quel affreux déluge de mauvais livres nos villes et nos campagnes n'ont-elles pas été inondées? Et n'avons-nous pas vu la chaumière du pauvre, autrefois l'asile de la pureté, de la foi et de l'innocence des mœurs, souillée par les écrits audacieux de l'impiété?


(Bibliographie Catholique, 1842: 7)                


La revue joue un rôle significatif en ce qui concerne le contrôle et la mainmise de l'Église sur les consciences des fidèles de l'époque. Pour pouvoir être connu du public catholique et être lu, il fallait bénéficier de la publicité de la presse. La presse catholique est étroitement liée à l'institution ecclésiastique qui, dans le cas de La Censura, utilise cette revue comme un prolongement de l'Index des livres interdits. Presque aucune revue, aucun journal catholique n'échappe à l'obligation morale qui consiste à orienter les fidèles sur la dangereuse voie des lectures et les sections bibliographiques de ces publications sont un catalogue de recommandations et d'interdits. La part des œuvres traduites étant très largement majoritaire, la presse catholique officielle en Espagne répercute les consignes, interdits et mises en garde des publications catholiques étrangères.

Il n'est pas étonnant de voir se mettre en place une «internationale» de bons livres, de bons romans dont un des supports est précisément cet échange beaucoup plus important qu'on ne le soupçonne entre maisons d'édition et presse catholiques de différents pays. Les traditions nationales et les événements particuliers de l'histoire de chaque nation ont modulé les tactiques et comportements des catholiques français et espagnols, mais l'institution ecclésiastique, très dépendante de Rome dans cette deuxième moitié du XIXe siècle, est une super-structure qui a pesé d'un même poids et avec les mêmes instruments sur le monde catholique.








Bibliographie

  • Baulo, Sylvie, «¡Abajo los traductores!», Traduction, adaptation, réécriture dans le monde hispanique contemporain, S. Hibbs et M. Martínez éds., Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2005, p. 416-426.
  • Bibliographie Catholique, Revue critique des ouvrages de Religion, de Philosophie, d'Histoire, de Littérature, d'Éducation, etc., Tome V, Paris, Bureau de la Bibliographie Catholique, 1842-1845.
  • Botrel, Jean-Françoise, Libros, prensa y lectura en la España del siglo XIX, Madrid, Fundación Germán Sánchez Ruipérez, 1993.
  • Hibbs, Solange, «Christophe Von Schmidt (1769-1854): un écrivain à succès pour les enfants et la jeunesse du XIXe siècle», Michel Moner et Christine Pérès (Textes réunis et présentés par), Savoirs, pouvoirs et apprentissages dans la littérature de jeunesse en langue espagnole, Paris, L'Harmattan, 2007, p. 9-21.
  • Ladrón de Guevara, Pablo (Padre), Novelistas malos y buenos juzgados por el Padre Guevara, Bilbao, El Mensajero del Corazón de Jesús, 1910.
  • López Peláez, Antolín, Los daños del libro, Editorial Gustavo Gili, 1905.
  • Peguenaute, Luis, Historia de la traducción en España, Salamanca, Editorial Ambos Mundos, 1994.
  • Saillard, Simone, «La première traduction espagnole de Germinal. Madrid, 1885, El Cosmos Editorial» Formes de la fiction. Questions fin de siècle. Traductions et transpositions, Paris, Les Cahiers naturalistes, 2001, p. 217-242.


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