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Le pêtre et la femme: le cas du Magistral de La Regenta, don Fermín de Pas

Yvan Lissorgues


Université de Toulouse-Le Mirail



Dès le premier chapitre de La Regenta, le jour même où commence le récit, le Magistral de la cathédrale, le chanoine Fermín de Pas, est vigoureusement présenté comme l'homme fort de Vetusta. Il règne en maître sur les quartiers nobles de la Encimada et son pouvoir gagne du terrain chez les riches indianos de la Colonia Seuls les nouveaux faubourgs ouvriers du Campo del Sol restent en marge de sa domination, sans doute parce que ce milieu est hostile à l'Église mais surtout parce qu'il n'est pas un espace de pouvoir et ne présente de ce fait aucun intérêt. Au fil des seize premiers chapitres par un jeu combiné de scènes, de sommaires, d'analespses et dans une pluralité de points de vue, sont mis en évidence les motivations et les finalités de la conquête «spirituelle» de la ville par ce personnage littéraire hors du commun dans l'univers de Vetusta. S'impose alors comme une évidence que sa domination sur les pouvoirs positifs de la cité (pouvoir et poids politique de l'aristocratie, pouvoir de l'argent) s'exerce, par l'intermédiaire de la femme (l'épouse, la mère, la fille), à travers la direction spirituelle, dont le confessionnal est le lieu privilégié. À l'action du Magistral s'ajoute celle de certains de ses «collègues» qui, bien que moins habiles comme Glocester, se taillent selon les mêmes procédés des champs de pouvoir dans le tissu social. Sous un certain angle, le roman de Clarín est, outre un roman de moeurs cléricales, une véritable sociologie «religieuse» que sa valeur métonymique rend significative d'un point de vue, celui de l'auteur, sur une époque. À telle enseigne que vu sous l'angle de la sociologie «religieuse», le Magistral peut apparaître comme la représentation exemplaire de ce prêtre façonné par le jésuitisme que Michelet dénonce avec talent et passion dans son essai au titre significatif: Le prêtre, la femme et la famille (Michelet, 1845).

Il n'est cependant pas évident que Clarín ait lu ce livre, dont le retentissement fut considérable puisqu'il fut immédiatement traduit en plusieurs langues, notamment en espagnol en 1876 (Michelet, 1876), et même en arabe nous dit José Cabanis (Cabanis, 1975, p. 51). Michelet, cité une seule fois, à notre connaissance, par Leopoldo Alas, dans Un discurso (1891), comme l'un des défenseurs de la culture latine, n'était pas, semble-t-il, un de ces «vivos y muertos» familiers du monde intérieur de notre auteur. Pourtant la coïncidence entre l'étude et la dénonciation de Michelet et la représentation romanesque tout aussi corrosive de Clarín est telle que si Le prêtre, la femme et la famille n'est pas une «alluvion de lecture» directe (selon la suggestive expression de notre auteur qui savait tout de même dire les choses bien avant la mise en mode des concepts bien découpés d'hypotexte, d'intertextualité, etc.), les idées qui y sont développées ont dû devenuun sédiment dont s'est nourrie la pensée libérale et de libre examen de l'époque.

Notre intention n'est pas d'ouvrir, une fois de plus, à propos de La Regenta, le dossier de sociologie cléricale, mais d'analyser le personnage littéraire de Fermín de Pas1 en mettant à profit, à l'occasion, certains éléments de la perspective de Michelet concernant, en particulier, le directeur spirituel. Car dans son ouvrage, l'illustre historien, outre qu'il explique la genèse historique et l'importance pour la domination des consciences (féminines) du rôle du directeur, analyse minutieusement la relation entre deux «âmes» célèbres, à savoir Saint François de Sales et Sainte Jeanne-Françoise Frémiot, baronne de Chantal. Que Michelet se laisse emporter parfois par une passion antijésuitique (au demeurant aisément identifiable), comme lui en fait aimablement reproche José Cabanis, est un autre débat dont les tenants et les aboutissants se situent hors de notre propos.

Par contre, nous intéresse singulièrement la relation entre Jeanne-Françoise et son directeur spirituel, François de Sales, évêque de Genève. En effet, dans le roman de Clarín il est question d'un livre qui raconte la vie de la Sainte. Il y a plusieurs biographies importantes de Madame de Chantal, celle du jésuite Alexandre Fichet (Fichet, 1643), celle de de Henry de Maupas, évêque du Puy (Maupas, 1644), et celle de 1861 de l'Abbé Louis-Emile Bougaud, précédée d'une «Lettre» de Mgr. Dupanloup (Bougaud, 1861). C'est cette dernière que Clarín à eu entre les mains puisqu'il fait référence, par deux fois, au point de vue exprimé par Dupanloup dans cette «Lettre»-préface sur la manière d'écrire la vie des saints2. Ce livre a laissé indubitablement dans l'esprit de Clarín une «alluvion de lecture». Une de plus. La Vie de Sainte Thérèse (un modèle de référence pour Saint François de Sales qui cite l'ouvrage dans une de ses lettres à Mme de Chantal - Saint François de Sales, [sans date], p. 81), «Une idylle monacale au XIIIe siècle» de Renan (article bien connu de L. Alas), les romans de Zola (qui, lui, connaissait parfaitement l'oeuvre de Michelet): La conquête de Plassans (dont la «présence» dans le texte de La Regenta a été mise en lumière par Amanda Gross-Castilla -1987- et qui a été judicieusement analysée par Robert Jammes, 19883), La Faute de l'abbé Mouret, ainsi que El doctor Centeno et Tormento de Galdós et sans doute etc., sont, avec la vie de Mme de Chantal, autant de sédiments qui informent ou tout au moins fertilisent la vision littéraire des relations du prêtre et de la femme que peut, éventuellement, offrir la réalité non littéraire.

S'il est vrai, comme l'a dit Clarín4, que le Magistral a eu pour modèle initial une personnalité bien réelle, le chanoine de la cathédrale d'Oviedo, José María de Cos y Macho, qui devint ensuite rien de moins que l'Archevêque de Madrid-Alcalá, il est évident que le personnage du Magistral de La Regenta est dans sa cohérence artistique le résultat d'une création imaginative qui s'alimente de références diverses, littéraires et non littéraires, qui font de lui un personnage unique dans lequel le modèle ne pouvait pas se reconnaître (Clarín eût-il osé, sinon, avouer sa source d'inspiration première?). Dans ces conditions, est-il licite de mettre en parallèle un personnage littéraire, comme Fermín de Pas, avec une personnalité historique, comme Saint François de Sales ou Petrus de Dacia? Le confesseur et directeur spirituel de Ana Ozores peut-il être comparé au directeur spirituel de Sainte Jeanne-Françoise? La fiction peut-elle être placée sur la même plan que la réalité? Observons que ce que nous appelons réalité n'est pour nous qu'une reconstruction à partir de documents ou de témoignages plus ou moins objectifs, réalisée par un historien dont le point de vue, dans le cas de Michelet ou de Renan, intervient de manière déterminante dans la mise en perspective. Dans l'optique de l'esthétique réaliste, Fermín de Pas est aussi vrai que François de Sales ou Petrus de Dacia, peut-être même plus vrai-semblable car il est une représentation totale extérieure et intérieure d'un personnage soumis à une «expérimentation». Si l'on veut bien accepter, au moins comme une façon de voir les choses, cette modalité de l'esthétique (et de l'éthique) naturaliste, le problème posé comme expérimentation est le suivant: comment se comporte un prêtre sans vocation, animé d'une énorme soif de pouvoir, quand il devient le confesseur et le directeur spirituel d'une femme de la bonne société, belle et séduisante, insatisfaite dans la prose de sa vie et dont l'âme pure et romantique, conditionnée par les impératifs du corps, aspire à un «je ne sais quoi» d'absolu. Ajoutons que si la Regenta et le Magistral sont dans l'univers du roman deux personnages hors du commun qui jouissent d'une totale autonomie de pensée et d'action, ils n'échappent jamais au regard d'un narrateur qui s'affirme comme instance de connaissance supérieure (Lissorgues, 1989).

Le soir du premier novembre, soit vingt-neuf jours après sa première vraie rencontre dans le confessional avec la Regenta, le Magistral, désirant à tout prix, après l'affront et l'«infidélité» qu'a été pour lui l'échappée de sa «fille spirituelle» à la représentation du Don juan Tenorio, remettre sa pénitente sur le chemin de la perfection, lui recommande la lecture de la vie de quelques saints ainsi que les oeuvres de Sainte Thérèse:

Basta con leer la vida de la Santa Doctora y la de María de Chantal, Santa Juana Francisca, por supuesto, sabiendo leer entre líneas, para perfeccionarnos, no al principio, sino más adelante.


(II, 76)5                


Une des lectures favorites d'Ana sera, en effet, la vie de Sainte Thérèse; par contre la biographie de Mme de Chantal ne semble pas susciter chez elle les «grands sentiments» espérés par le confesseur. Quelques jours plus tard, alors que ce dernier l'épie avec sa longue-vue du haut du clocher, il la voit jeter avec dédain sur un banc un livre qui ne peut être que la vie de Sainte Jeanne-Françoise que lui-même lui avait offert (II, 102).

On peut se demander (au-delà de l'ambiguïté du conseil de lire entre les lignes6), si l'empressement du Magistral a vouloir donner à sa «chère fille» Sainte Jeanne-Françoise pour modèle, n'est pas dicté par l'exemple que pouvait offrir la totale soumission de celle-ci à son directeur spirituel. L'évêque de Genève n'est pas nommé dans le texte de La Regenta, mais il occupe une telle place dans la vie de la future sainte à partir de 1604, alors même qu'elle hésite entre un remariage et la vie dévote, qu'évoquer le nom de la Sainte impose la présence primordiale de Saint François. Pour le lecteur averti, l'allusion est comme une fenêtre qui s'ouvre tout à coup sur une perspective, insoupçonnée jusque là, mais qui, dès lors qu'elle est ouverte éclaire le texte d'un nouveau jour et en enrichit singulièrement la lecture. Soit dit en passant, c'est ainsi que fonctionne en général l'intertextualité dans notre roman, parsemé d'indices culturels ou littéraires qui sont autant d'«ouvertures» que le narrateur n'a cure d'ouvrir et qui peuvent rester fermées si le lecteur n'a pas la connaissance requise pour entrer en complicité avec l'auteur.

Nous avons parlé précédemment de soumission à propos de Mme de Chantal, le terme est bien insuffisant pour traduire une relation des plus complexes, qu'il est nécessaire d'essayer de caractériser afin de mieux comprendre, par comparaison et par contraste, la spécificité du lien tout aussi complexe que notre Magistral désirerait ardemment nouer avec la Regenta. Ce qui frappe dans les lettres de François de Sales tout comme dans celles de Mme de Chantal, c'est une grande délicatesse expressive, révélatrice d'une sensibilité supérieure et épurée mais aussi d'un sincérité profonde qui ne met sur les réalités les plus humaines du corps et de l'âme (les tentations, les passions, la chair) que le voile transparent de la métaphore ou celui de l'insondable suggestion du non-dit.

Je ne vous saurais pas expliquer ni la qualité ni la grandeur de cette affection que j'ai à votre service spirituel; mais je vous dirai bien que je pense qu'elle est de Dieu, et que pour cela je la nourrirai chèrement, et que tous les jours je la vois croître et augmenter notablement. S'il m'était bienséant, je vous en dirai davantage et avec vérité; mais il faut que je m'arrête là.


(Saint François de Sales, Lettres, p. 19)                


Je n'en voulais pas tant dire, mais un mot tire l'autre [...]. Se peut-il plus que cela?


(Ibid., p. 45)                


Quant à l'ânesse (la chair, la sensualité), si elle «regimbe, on peut la flatter de quelques coups de discipline» (ibid., p. 46).

Autre exemple de lucide pureté: après avoir remercié chaudement Jeanne-Françoise pour lui avoir offert un rouleau de serge, François de Sales s'interroge sur le sens profond de ce cadeau et avec franchise il ajoute: «Je vois bien que la source de ce désir est belle et claire, quoique le ruisseau soit un peu trouble» (Saint François, p. 104). «Source claire», «ruisseau un peu trouble», la double et contradictoire métaphore justifie le jugement de Michelet sur Mme de Chantal: «Cette culture exclusive de la sensibilité, quelques vertus qui puissent l'embellir, a l'infaillible résultat de troubler l'âme» (Michelet, 1845, p. 31).

Cette relation humaine, qui est communion pleinement affective et franchement avouée («Cette affection, écrit François de Sales, me semble une rosée, laquelle détrempe mon coeur sans bruit et sans coup», ibid., p. 101) est toujours sentie comme expression de l'amour divin. Quelques citations, prises au hasard dans les lettres du directeur spirituel montrent que cet amour humain est indissocié de l'amour de Dieu: «Dieu me donne un grand amour de votre esprit» (ibid., p. 45), «Je vous chéris en notre Seigneur et commun Maître» (Ibid., p. 63), «Dieu m'a donné à vous: tenez-moi pour vôtre en lui» (ibid., 19). Il faut remarquer que c'est le directeur spirituel, le «père», qui s'adresse ainsi à sa pénitente, sa «fille»; sur le plan affectif, il abandonne sa supériorité pour privilégier la relation fraternelle: «Voilà, ma bonne soeur...» (ibid., p. 20).

Il est frappant de constater que l'analyse faite par Renan des lettres de Christine de Stommeln et de Petrus de Dacia, met en lumière, à quatre siècle de distance, une relation de même nature entre deux «âmes» habitées par Dieu. Pour l'essentiel (c'est-à-dire mis à part les sensibilités d'époque), il s'agit du même sentiment qu'un homme qui se sait de Dieu peut éprouver pour une femme qui elle aussi s'est donnée au Seigneur, sentiment ineffable, comme tout sentiment vécu, mais tout à la fois limité (dans son aspiration humaine) et sublimé dans l'infini du divin, car écrit Petrus de Dacia: «Ce pourquoi est une chose est plus que cette chose» (Renan, 1884, pp. 382-383). Michelet a peut-être raison d'écrire que ce «sentiment respectable» est tout simplement amour, mais cette réduction au générique laisse de côté l'essentiel de cette forme d'amour, dont la vérité est plus poétiquement approchée par l'image, nécessairement vague, du «sourire de l'âme» employée par Renan (Renan, ibid., p. 396).

Mais c'est Clarín qui a le mieux fait vivre ce sentiment dans le personnage de Juan de Dios de la nouvelle El Señor (Voir la synthèse, brève mais sur ce point définitive7 de Gonzalo Sobejano, 1985a, pp. 101-102) et qui a su en dessiner les contours dans une phrase d'un article de critique littéraire de 1891 où il évoque les amours de Christine de Stommeln et de Petrus de Dacia décrites par Renan:

Y se llega a ver la posibilidad y verosimilitud de un cariño puro, desinteresado y realmente místico, sin dejar de ser ayudado por simpatía carnal.


(Alas, 1892, p. 340)                


Soulignons, pour l'instant, ce lien d'affection pure et desinteresée qui peut unir un prêtre à un femme, car c'est ce à quoi voudrait pouvoir aspirer la «partie supérieure» de l'âme de Fermín de Pas qui, dans la galerie littéraire des hommes d'Église confrontés à la femme, est une figure particulièrement originale. Pour l'abbé Faujas, le prêtre conquérant, la femme est un obstacle que le mépris doit maintenir à distance. Serge Mouret est totalement enfermé (aliéné dira-t-on) dans l'amour divin qu'il vit intensément à travers son adoration pour la Vierge Marie; seule l'amnésie totale, sorte de retour aux origines, libère pour un temps l'homme inconnu qu'il a en lui, si bien qu'il n'a aucune responsabilité dans la «faute» et le conflit entre le corps et l'esprit est éludé. Quant au Pedro Polo de Tormento, il se situe hors de toute conscience transcendante, il est selon Clarín «el cura que se deja crecer la barba por el alma y por la cara; el clérigo que cría maleza, que tira al estado primitivo por fuerzas del temperamento, por equivocar la vocación» (Alas, 1885, pp. 70-71).

Dans le personnage du Magistral, on pourrait sans doute trouver certaines analogies avec des éléments caractéristiques de chacun de ces prêtres (il a l'ambition de Faujas; dans son être intérieur, il est parfois soulevé par les primitives et instinctives poussées de violence de Pedro Polo; dans sa «lointaine» jeunesse, il a peut-être été, comme Serge Mouret ou comme Juan de Dios de El Señor, un fervent adorateur de Jésus et de la Vierge; ajoutons que comme Saint François de Sales il est un expert en textes sacrés). Il est toutefois préférable de saisir le personnage dans sa cohérence artistique, celle qui s'impose au-delà des multiples focalisations à travers lesquelles il est montré. Sans nous enfermer dans la stricte délimitation de celles-ci, il est cependant nécessaire de tenir compte d'au moins trois de ces points de vue: celui d'Ana Ozores, celui du personnage lui-même qui se cherche dans ses multiples introspections et enfin celui du narrateur qui, bien qu'il intervienne peu de façon directe, est omniprésent y compris dans l'indirect libre qui souvent porte sa marque.

Au moment où commence la narration, Fermín de Pas a trente sept ans et nous avons déjà dit que sa domination s'étend sur les secteurs névralgiques de Vetusta. Mais en tant que prêtre, qui est-il? Quelle est sa véritable dimension «morale» (moral au sens que lui donne Clarín d'homme intérieur) et plus précisément quelle est la nature de sa religion?

Il est surprenant de constater que si Dieu est parfois nommé dans le discours du Magistral, il est totalement absent de son monde intérieur qui semble avoir perdu tout lien avec le divin. On voit le prêtre accomplir scrupuleusement les gestes du rite, assister aux offices mais dans le même temps, le narrateur nous fait découvrir que son esprit est ailleurs, occupé par quelque calcul ou quelque machination. Bref, Dieu est étranger à son coeur, c'est une évidence; si on y regarde d'un peu plus près, on s'aperçoit qu'il n'est présent dans son esprit que comme entité abstraite, fondatrice d'un discours dogmatique. Jésus, la Vierge Marie sont également absents de son monde intérieur et il n'aime guère les évoquer dans ses sermons, sans doute parce qu'il devrait feindre de les invoquer mais surtout parce que leur humanité viendrait altérer la pureté rationnelle et mécanique de l'enchaînement des idées développées à partir de dogmes acceptés comme postulats d'une «théologie pure» fondatrice d'une morale (I, p. 450). La religion du Magistral apparaît ainsi comme un système dont le postulat premier est un concept, Dieu, qui génère toute une série de dogmes et d'axiomes qui constituent une sorte de «géométrie», dans laquelle une intelligence claire et mathématique peut se mouvoir avec aisance et trouver, par déduction logique, réponse à tous les problèmes de la conduite. Dans un tel système, les éléments humains et le sentiment sont des «impuretés»; c'est pourquoi notre prédicateur n'aime pas «exhiber» Jésus dans ses sermons («No le gustaba sacar al Cristo» - I, p. 449- s'avoue-t-il à lui-même dans un passage en indirect libre, où, il est vrai, la voix du narrateur est peut-être plus lisible que la sienne). La foi et la ferveur religieuses ne sont tout au plus convoquées que pour produire un effet sur l'auditoire ou sur l'interlocuteur; ce ne sont que des recours qu'il faut mobiliser parfois pour rendre crédible la fonction du prêtre et pour donner au prêche «la force de la conviction» (I, p. 396). Car notre prédicateur prétend avant tout démontrer «mathématiquement» la vérité du dogme et la mathématique n'a que faire de la foi. Dans ces «démonstrations», il se surpasse: «cuando se esforzaba en demostrar por su a + b teológico-racional cualquier artículo de fe, hablaba con calor y con entusiasmo» (I, p. 451). (Egalement ici, dans cette forme en indirect libre, la voix du narrateur semble peser lourd). Dans un tel système, le salut n'est qu'un problème, au sens mathématique du terme, que l'on peut résoudre logiquement: «gagner le ciel est mécanique», le Magistral le démontre par a + b (I, p. 453). Ainsi donc, le salut est une affaire, «la grande affaire de la vie» et on comprend que devant les arguments de ce «Bastiat de la chaire» (I, p. 452), les riches indianos de la Colonia soient prêts à entrer dans le jeu de la demande, en offrant leur or à l'Église, garante du contrat et, au passage, à l'habile intermédiaire de la transaction.

Le Magistral est le représentant accompli d'un système dogmatique positif, tourné vers l'utile et qui n'a de religion que le nom qu'abusivement il se donne. En donnant cette carrure à son personnage, Clarín a voulu instruire le procès d'une institution détournée de sa source et figée dans un culte artificiel et vidé de sa dimension de re-ligation. Il faut ajouter que le roman montre clairement que le Magistral n'est que le paradigme de la confrérie cléricale de Vetusta. Seul l'évêque, dont la foi authentique apparaît dans ce monde positif comme anachronique, peut suggérer que l'institution n'a pas complètement étouffé le christianisme des origines. Si Zola avait su pénétrer dans le personnage de Faujas de La conquête de Plassans, il aurait certainement trouvé une épure homologue... Il n'est pas douteux, en tout cas, que si Michelet avait pu connaître le prédicateur de Vetusta, il en eût fait le modèle de son prêtre conquérant et dominateur et il aurait même pu mettre en exergue de son livre la phrase suivante: «El Magistral dominaba por completo a Olvidito y Olvidito mandaba a su padre por la fuerza del cariño» (I, p. 473).

Mais revenons à notre personnage pour le voir d'un peu plus près. Et tout d'abord, comment peut-il accepter (ou plutôt est-il vraisemblable qu'il puisse accepter) de vivre et de se mouvoir dans un système aussi artificiel qui laisse de côté un pan essentiel de l'humain qui est celui du sentiment et de la chaleur de la vie intérieure?

En dépit des apparences, l'appât du gain n'est pas pour lui une motivation profonde; s'il détourne ou usurpe des biens et des fonds c'est pour payer tribut à sa mère, sans plus. L'ambition est un moteur plus puissant, certes, mais plus que l'ambition bornée par le but à atteindre, ce qui le caractérise et donne pleine cohérence artistique à cet aspect du personnage c'est le désir de domination. Etre le premier, être le plus fort, écraser les autres,... prendre sa revanche! Tel est, même s'il le maîtrise, le désir qui le domine. C'est ce désir qui, dès le séminaire, a mobilisé la volonté et toutes les énergies de Fermín et qui, peu à peu a construit et donné de l'épaisseur à un surmoi, qui maintenant recouvre entièrement l'homme qu'il aurait pu être si l'enfant qu'il était n'avait pas été happé par une logique de revanche sociale maintenue avec une énergie farouche par sa mère.

À trente sept ans, le Magistral est parfaitement à l'aise dans ce système qui tient lieu de religion et qui est en fait, à la suite d'un détournement de symboles, un champ de pouvoir (au sens que Bourdieu donne à cette expression - Bourdieu, 1992). Là, il peut faire jouer à plein ses grandes qualités intellectuelles, toutes les gammes de son charme et en tirer plaisir. Il ne manque d'ailleurs pas d'enrichir son champ de pouvoir par la lecture d'auteurs contemporains, même ceux qui sont à l'index, par l'étude des moeurs et la recherche d'observations, dont le confessionnal est une des meilleures sources (I, p. 450), afin de s'affirmer à ses propres yeux et aux yeux des autres comme un esprit supérieur. En dernière analyse, en effet, ce désir de domination est, chez le Magistral, constamment activé par une projection narcissique, source de plaisir suprême, faute de mieux.

Le sermon, par exemple, est un bain narcissique, dont il tire une grande jouissance:

Gustaba una adoración muda que subía a él; y estaba seguro que en tal momento pensaban los fieles en el orador esbelto, elegante, de voz melodiosa, de correctos ademanes a quien oían y veían, no en el Dios de que les hablaba.


(I, p. 109)                


Au lieu d'être le médiateur entre les fidèles et la divinité, il détourne sur sa personne (ce moi qu'il décline avec tant de complaisance et qui n'est que la racine de son surmoi) ce qui revient à Dieu. Il a usurpé la religion pour ériger sa propre imposture.

Même après l'ébranlement de ses certitudes «mathématiques», causé par la rencontre avec la Regenta, il se contemple avec délectation dans la vénération que celle-ci lui manifeste pour se sentir fier de son éloquence et en mesurer les effets: «Don Fermín estaba satisfecho de su elocuencia» (I, p. 401); «Le halagaba la esperanza de encontrar a menudo en la catedral [...] a su amiga, que allí le vería triunfante luciendo su talento, su ciencia y su elegancia natural y sencilla» (II, p. 95).

Faute de mieux! disions-nous. Quand commence l'histoire, ce 2 octobre 187., le narrateur fait avouer au personnage qu'il est vaguement dans l'attente d'autre chose, «de quelque chose de nouveau, de plus délicat, de plus choisi» (I, p. 152). Tout comme dans le récit de Renan (notons-le au passage pour signaler une possible influence), Petrus de Dacia qui, avant sa recontre avec Christine de Stommeln, «cherchait une âme qui fût en harmonie avec la sienne et où il pût réaliser l'idéal de sainteté qu'il avait conçu» (Renan, 1884, p. 358).

Lorsque Ripamilán lui lègue la belle Regenta, «la pénitente la plus convoitée de Vetusta la noble» (I, p. 151), le Magistral est évidemment flatté, mais il est surtout troublé par cette belle femme qu'il pressent différente des autres, à laquelle il attribue d'emblée certain «trait poétique et sincèrement religieux» (I, p. 152) et dont il sait qu'elle vit la religion d'une manière romantique. Le romantisme! Rien de plus éloigné du système de pensée de don Fermín!

De fait, on peut voir ici, dans le roman, la relation entre le prêtre et la femme comme la confrontation entre le surmoi artificiel (donc mal enraciné) et plus ou moins dehumanise mais rigoureusement cohérent de don Fermín de Pas et le moi authentique mais bouillonnant, mal contrôlé, trouble comme la vie, de Ana Ozores.

Il est extêmement intéressant de suivre, au fil des pages, l'évolution de cette «confrontation» (appelons-la ainsi); nous nous limiterons à l'analyse de la «position» du chanoine jusqu'au moment où cette confrontation provoque chez ce dernier un conflit, intérieur celui-là, entre ce qu'il voudrait être (ou ce qu'il faudrait qu'il soit) pour être a la hauteur spirituelle et morale de la Regenta. Fermín de Pas en vient à vivre le pathétique conflit entre ce surmoi qui est son être social mais qui n'est pas vraiment lui et un moi, impossible à retrouver, mais dont il entrevoit la poétique grandeur.

À cette femme hors du commun dans l'univers de Vetusta et dont la beauté et le charme le troublent, il ne peut que proposer la logique de son système: la faire entrer dans le champ de son pouvoir, autrement dit la soumettre comme les autres, comme doña Petronilla, Olvido, etc., par le biais de la dévotion. Que de fois, face à la résistance d'Ana, il se répète son intention qui est aussi sa méthode: «había que hacerle subir la cuesta de la penitencia sin que ella lo notase al principio [...] después más arriba sería otra cosa» (II, p. 20). Comme précise le narrateur: «con estas metáforas geométricas pensaba el Magistral en tal asunto» (II, p. 20). Parfois même, dépassant les limites de la prudence, il s'enhardit à déclarer à sa pénitente: «Lo que usted necesita, para calmar esta sed de amor infinito... es ser beata» (II, p. 72). Et il faut bien constater qu'il réussit à susciter chez la Regenta une adhésion telle que celle-ci se laisse convaincre, sans enthousiasme il est vrai, de la nécessité de s'employer a des tâches dévotes et même de fréquenter le salon de doña Petronilla.

C'est que le chanoine met toute son habileté à se montrer sous le jour le plus favorable afin que sa pénitente ne remarque rien de ses réels (et malgré tout confus) desseins. Âme sincère et pure, désarmée face à un art consommé de la séduction, Ana se laisse conduire et abuser, d'autant mieux qu'elle sent que son irrationalité a besoin de jalons sûrs, de protection. Le lecteur, quant à lui, ne peut être abusé car les perspectives croisées des multiples points de vue lui font voir toutes les facettes de l'homme d'Église y compris celles que lui-même ne voit pas. Cette entreprise de séduction apparaît comme un élément calculé, délibérément mis au service de la finalité à atteindre, quand le personnage décide d'être agréable, de s'imposer par la grandeur d'âme et de se montrer supérieur «aux vulgaires défauts de l'humanité» (II, p. 19). Et pourtant, au-delà de cette volonté de séduire il y a quelque chose de plus profond dans l'être, qui est le désir de plaire à cette femme dont le charme, moral et physique, l'attire irrésistiblement. Le miroir de Narcisse est luimême étrangement séduisant

La scène de la confession générale revécue par Ana près de la fontaine de Mari-Pepa est, bien sûr, révélatrice des aspirations de celle-ci mais elle l'est tout autant de la réalité intérieure du confesseur. D'abord, celui-ci ne se place jamais sous l'autorité de Dieu et à aucun moment il n'est question de Jésus ou de Marie; il n'y a pas lieu que la pénitente s'en étonne, car elle suppose que la divinité est implicite dans le discours du Magistral. Nous savons qu'il n'en est rien. Le prêtre se place sur son terrain privilégié, celui de la conduite et de la morale. Les termes forts de son langage sont ceux de vertu, péché, perfection, qu'il utilise habilement pour hausser sa pénitente au niveau des êtres supérieurs où, bien entendu, il se situe lui-même. La vertu, a-t-il dit, est «question d'habileté» et même la lecture de livres interdits, «vénéneuse pour les esprits faibles, est une purge pour les forts» (I, p. 345). Tout en affirmant sa supériorité d'homme d'expérience qui peut tout comprendre, comme il sied à un directeur spirituel, il s'adresse à la Regenta comme à une personne cultivée, digne de partager avec lui les joies de l'esprit. Ce faisant, il l'élève au niveu de l'élite et l'isole, avec lui, dans le cercle des êtres privilégiés. Ce premier niveau de séduction s'inscrit dans la logique de son système. Tout comme d'ailleurs le fait de franchir d'emblée le pas qui sépare le confesseur du directeur de conscience et de s'insinuer comme «Père» spirituel, ce qui justifie, en retour, qu'il appelle la Regenta sa «fille». Mais très vite il dépasse ce traitement, somme toute conventionnel, pour atteindre un autre niveau, dans la relation d'intimité, qui est celui de la relation fraternelle (celui «del hermano mayor del alma», I, p. 343), ultime degré d'intimité auquel peut prétendre un prêtre; et il est significatif d'observer qu'il situe cette relation hors du cadre religieux («Hablando fuera de todo sentido religioso», I, p. 343).

Ce désir avoué de relation fraternelle ne s'inscrit pas dans la logique de ce que nous avons appelé le système du Magistral, il procède d'une fibre plus profonde du moi car il traduit un besoin de l'Autre, besoin qui est déjà autre chose que la recherche de jouissance narcissique. Il est peutêtre l'aveu inconscient d'un désir d'authenticité, c'est-à-dire le résultat d'une plongée dans le moi.

Quand le Magistral revit à son tour cette heure d'intimité totale avec Ana offerte par le confessionnal, il est dominé par deux sentiments. Le premier lui est familier, il s'agit de la satisfaction narcissique du séducteur fier de son éloquence et de l'effet produit (I, p. 401). L'autre est tout nouveau: don Fermín est touché par l'émotion religieuse de sa pénitente, il est même fasciné par «ce trésor de grâce spirituelle» (I, p. 397). Le séducteur est séduit. Sans qu'il en ait d'abord conscience, lors de cette première rencontre, le directeur spirituel concède à sa pénitente une supériorité et paradoxalement... dans l'orde spirituel.

François de Sales et Mme de Chantal, Petrus de Dacia et Christine peuvent se considérer naturellement «frères de l'âme» car ils sont sur un même plan spirituel et communient à part égale avec le divin.

Or pour que don Fermín puisse vivre cette relation fraternelle dont il a besoin, il devra soit étouffer l'aspiration spirituelle d'Ana et réduire cette dernière au rang de bigote et il y consacre une bonne part de ses énergies (nous n'insisterons pas), soit descendre en lui-même pour y chercher un sentiment similaire à celui qui anime sa pénitente. C'est cette deuxième alternative qui est source d'un grave et profond conflit intérieur.

Conflit qui se manifeste d'abord par un trouble totalement nouveau. Ce conquérant, qui a toujours été maître de lui et dont la tête est restée toujours au-dessus de tout, se sent envahi par une chaleur, une force qu'il ne sait pas dominer. «Sintió un calor en las entrañas completamente nuevo; ya no se trataba aquí de vanidad suavemente halagada; sino de unas fibras del corazón que no sabía él cómo sonaban» (I, p. 508). Un peu plus tard, il mobilise toute sa lucidité pour essayer de comprendre:

¿Qué era aquello que a él le pasaba? No tenía nombre. Amor no era; el Magistral no creía en una pasión especial, en un sentimiento puro y noble que se pudiera llamar amor [...]. Lo que sentía no era lujuria; no le remordía la conciencia. Tenía la conciencia de que aquello era nuevo.


(I, p. 527)                


En tout cas, la redécouverte du sentiment permet à Fermín, pour la première fois depuis sa jeunesse, de s'ouvrir à la poésie de la nature: il écoute les sifflements des crapauds qui emplissent la campagne d'une tristesse paresseuse, il lui semble entendre le chant des étoiles (I, p. 536). Il trouve dans la musique du violon quelque chose des étranges sentiments qu'il éprouve (I, p. 561) («El Magistral lloraba por dentro» - I, p. 562 -, résonance verlainienne?).

Quoi qu'il en soit de ce sentiment innommé (si finement étudié par Sobejano, 1984), il est l'émergence du moi profond, d'un moi qui était oublié, enfoui sous le système du surmoi. Fermín retrouve alors, parfois, un sentiment de plénitude qui enveloppe des lambeaux de lui-même dans les images du souvenir. Il a l'impression, dans ces moments privilégiés, que le fil rompu de l'identité pourrait être renoué. Il découvre (ou plutôt, il sent) que l'émotion religieuse de la Regenta il l'a éprouvée, lui aussi, dans sa jeunesse, quand il était animé d'une foi pure, quand il brûlait du désir de se «sacrifier en Jésus». Ce sentiment religieux authentique, qui a été banni de sa vie intérieure, il croit, un instant, le saisir en lui-même:

¿No era algo por el estilo lo que creía sentir desde la tarde anterior? No eran las mismas fibras las que vibraban entonces, allá en las orillas del Bernesga y las que ahora se movían como una música plácida para el alma.


(I, p. 401)                


Il entrevoit même une poétique possibilité de rédemption réciproque: «Yo la salvo a ella, y ella, sin saberlo por ahora, me salva a mí». (II, p. 22). Mais s'agit-il d'une rédemption en Jésus comme pour Saint François de Sales ou pour Petrus de Dacia? Don Fermín ne semble pas oser y penser car il ne lui reste que la nostalgie du sentiment religieux. L'admiration qu'alors suscite en lui la grandeur spirituelle de l'évêque, Don Fortunato Camoirán, est vécue comme la représentation du conflit qui le déchire:

¡Qué poéticas, qué nobles, qué espirituales le parecían ahora la virtud del otro, su elocuencia, su culto romántico a la Virgen! ¡Y las propias habilidades qué ruines, qué prosaicas! Su carácter fuerte y dominante qué ridículo en el fondo.


(I, p. 460 - Ahora: maintenant; c'est nous qui soulignons)                


S'il était lui aussi soulevé par ce romantique souffle spirituel, il pourrait être véritablement le frère de l'âme d'Ana, comme le fut Petrus de Dacia de Christine de Stommeln, «dos almas que se amaban en Jesús», dont la relation, se dit-il au souvenir de l'histoire lue, étrangère à tout sentimentalisme faux et pseudo-religieux, était «une affection pure» (I, p. 409).

Pour être vraiment ce frère spirituel d'Ana, il faudrait qu'il le soit en Jésus, comme François de Sales l'était avec Jeanne-Françoise de Frémiot. Il a sans doute conscience qu'il ne peut y prétendre car il rejette avec mauvaise humeur toute comparaison avec Petrus:

¿Porqué recordaba ahora esta leyenda, piadosa y novelesca? ¿Qué tenía él que ver con un monje romántico y fanático, místico y apasionado, de la Edad Media... y sueco? Él era el Magistral de Vetusta, un cura del siglo diecinueve, un carca [...]


(I, p. 409)                


Fermín prend conscience, pour la première fois, semble-t-il, que sa vie intérieure n'est qu'un parfait assemblage d'éléments rationnels que seul l'orgueil peut faire briller, c'est-à-dire un désert affectif et un désert spirituel. Apparemment (et c'est tout de même surprenant pour un prêtre) il ne s'est jamais posé le problème de sa foi... Et il ne se le pose même pas véritablement, en soi, dans ce moment crucial de descente en lui-même. Peut-être est-il trop tard? Bien qu'il affirme alors un grand mépris pour la misérable et mesquine ambition sur laquelle s'est polarisé le désir de domination qui a été le moteur de ce surmoi, il reste prisonnier jusqu'au bout d'une soutane tout à la fois bien réelle et symbolique. Après une période d'indignation contre lui-même («Yo soy un ambicioso [...] yo soy un déspota en vez de un pastor [...] Yo no soy digno de ser su confidente, su director espiritual», I, p. 422) et de profond et pathétique désarroi, il n'est plus bientôt qu'un curé amoureux qui a recours au sophisme pour se dissimuler les ramifications charnelles de sa passion idéale (II, p. 196).

Tout au long du récit, Fermín est violemment agité par un tumulte intérieur parfaitement reflété par la représentation chaotique et contradictoire qu'en donne Clarín, tumulte intérieur dont le narrateur semble suivre les soubresauts et les méandres sans chercher à les expliquer (mais en forçant parfois la note et en révélant ce que le personnage ignore de lui-même).

Il faut aussi considérer, brièvement ici, une autre facette du prêtre dans sa relation à la femme. Don Fermín est soumis à une force encore plus profonde qui travaille son inconscient: l'Éros. On peut être surpris de voir que le Magisral n'aborde jamais de front les délicats problèmes liés au sixième commandement, surtout si on compare cette attitude avec celle de François de Sales ou de Petrus de Dacia. Chez ces derniers, la franchise avec laquelle sont évoqués ces impératifs et donc ces préoccupations humaines est au moins révélatrice d'une pureté d'intention. Alors que le silence du confesseur d'Ana apparaît comme une sorte de pudeur honteuse et traduit une conscience trouble. Quelle que soit la volonté du personnage pour nier l'aspect charnel8 de son attirance pour Ana Ozores, il est agi par un Éros qui lui fait prendre des attitudes qui sont lourdement significatives, comme quand il caresse sur l'accoudoir les rondes proéminences qui représentent les filles de Loth (II, p. 21), lorsqu'il croque le bouton de rose (II, p. 198), ou trouve jouissance à contempler les poitrines gonflées des jeunes filles du catéchisme (II, p. 201). (Passons sur les exutoires ancillaires).

Cet aspect de la question du prêtre lié à l'Éros est un aspect majeur et qui pourrait donner matière à une étude d'ensemble sur la représentation qui en est donnée dans le roman, celui de Leopoldo Alas mais aussi ceux de Zola et de beaucoup d'autres auteurs. Les travaux déjà publiés renvoient à la nature humaine et souvent posent d'une manière implicite ou explicite le problème du célibat des ecclésiastiques. Pour Michelet, le célibat des prêtres est une monstruosité car il soumet les hommes d'Église a un condition inhumaine (voir Cabanis, 1978, p. 53). D'ailleurs, Fermín de Pas, rivé sur son désarroi, entrevoit aussi le rêve du bonheur que pourrait donner un vrai foyer, bonheur suprême pour deux grandes âmes (I, p. 561).

Ces exigences de la nature, ces impératifs du corps ne sont évoqués ici que pour souligner une fois de plus le caractère dérisoire, face à la richesse et à la complexité de la nature humaine, des constructions mentales dogmatiques qui emprisonnent l'homme dans l'artificiel carcan d'un surmoi qui l'étouffé ou l'aliène. C'est à ce niveau que la représentation de l'individu dans le roman réaliste touche à l'universel.

Parmi les personnages littéraires du prêtre, l'abbé Faujas et Serge Mouret sont deux exemples intéressants et dans une certaine mesure complémentaires, mais aucun n'a la richesse de représentation totale de Fermín de Pas. Chez lui, le surmoi que la vie lui a imposé et qu'il a construit lui-même, apparaît, dans le roman, comme un corset qui craque et laisse échapper (et se perdre) les vraies forces de la vie. Le Magistral ne s'effondre pas, il est toujours à la fin dans son confessionnal grinçant, semblable à un cercueil dressé (symbole de mort), mais il en est réduit, dans le pathétique conflit qui l'écartèle, à entrevoir de poétiques bonheurs inaccesibles. Celui, en particulier, qui peut naître de la communion de deux âmes sublimées dans le divin, une expérience humaine face à laquelle Michelet a dû concéder que «Le faux ne prendrait jamais l'ombre de la vie qu'il peut prendre, s'il n'avait eu un moment de vrai».






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