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Le temps et l'espace dans le Criticon1

Alain Milhou


Université de Rouen



Adhérant à la thèse, déjà exprimée par Benito Pelegrín, de la parfaite cohérence de la construction allégorique du Criticón, l'auteur met en rapport, dans une première partie, la chronologie du roman avec les croyances de l'époque sur le jour de la création du monde et, plus généralement, avec la symbolique du cycle liturgique. Puis il replace l'exaltation de Rome, but du pèlerinage d'Andrenio et de Critilo, dans le courant de propagande de la Contre-Réforme, orchestrée par les jésuites, en faveur de la Rome pontificale: Rome est la Nouvelle Jérusalem, le centre autour duquel le monde doit s'organiser. Dans une troisième partie consacrée à l'espace qui s'étend entre la France et l'Italie papale, l'auteur formule deux hypothèses au sujet de Virtelia et de Vejecia. La première serait à la fois l'allégorie de la Vertu chrétienne, de l'Immaculée Conception et du catholicisme reconquérant, grâce aux jésuites, dans une Europe du Nord à majorité hérétique. Quant à la Vejecia, cette allégorie de la Vieillesse aux deux visages pourrait être aussi celle de Venise, la république ambiguë qui présentait la face positive de sa sagesse gérontocratique et la face négative de son carnaval et de son machiavélisme.

Pour les contemporains de Gracián, la Création était encore un livre à déchiffrer par l'homme, qui devait en tirer des leçons métaphysiques, religieuses et morales. Certes, une élite scientifique était en train de naître autour d'individualités comme Galilée, Képler, Descartes ou Pascal; mais combien de personnes, dans l'Espagne de Gracián, auraient pu souscrire à la formule incroyable de Galilée, qu'il osait dès 1623, «La nature est écrite en langage mathématique»? L'immense majorité des «intellectuels», en Espagne comme dans le reste de l'Europe, était beaucoup plus près des Anciens et des théologiens du Moyen Âge qui dissertaient sur les rapports entre le Macrocosme et le Microcosme humain. Le Moyen Âge n'en finit plus de finir au XVIIe siècle malgré les découvertes géographiques, physiques et astronomiques.

«El concepto es un acto del entendimiento que exprime la correspondencia entre los objetos», disait Gracián dans une formule célèbre de la Agudeza y arte de ingenio, ouvrage de théorie littéraire. Mais cette phrase aurait pu servir de devise à tous ces penseurs traditionnels qui, pratiquant le raisonnement par analogie, cherchaient à établir des correspondances non seulement entre les mots mais aussi entre les choses. D'une façon qui n'est paradoxale que pour qui n'a pas pénétré l'esprit de l'époque, cette recherche de la correspondance par l'analogie était souvent menée avec une logique parfaite, même si elle n'était pas scientifique. Il y aurait beaucoup à dire sur le rôle de ce «rationalisme préscientifique», générateur d'interprétations symboliques et allégoriques, dans l'épanouissement du conceptisme: peut-être faudrait-il voir aussi le conceptisme du XVIIe siècle comme le merveilleux feu d'artifice d'une pensée traditionnelle qui allait bientôt mourir sous les coups de l'esprit scientifique.

Le raisonnement analogique et le goût des correspondances n'étaient donc pas de simples jeux rhétoriques réservés à la littérature: ils étaient au fondement même d'une pensée qui devait se perdre dans les «espaces infinis» de Pascal et la «nature mathématique» chère à Galilée. C'est ainsi que dans le domaine de la réflexion sur l'espace et le temps, théologiens, moralistes et astrologues des XVIe et XVIIe siècles continuent comme avant de développer leurs élucubrations sur la datation de l'année, du mois, voire du jour de la création du monde et sur la localisation du paradis terrestre, de l'enfer et du centre du monde. Sous quel signe du zodiaque Adam a-t-il été créé? La date de l'Annonciation et celle de la mort du Christ ne coïncideraient-elles pas -ne concorderaient-elles pas- avec ce jour de la création? Voilà un beau thème de réflexion pour ce que j'aurais envie d'appeler le «conceptisme liturgique», qui se manifeste dès les Pères de l'Église. Mais où situer le jardin d'Eden: à l'extrémité de l'Orient, à l'extrémité de l'Occident, à moins que ce ne soit sur une très haute montagne, en plein coeur d'une île inaccessible? Peut-être en Amérique du Sud, aux sources de l'Orénoque, comme le prétendait Christophe Colomb, ou au coeur du Pérou, comme le soutenait, au milieu du XVIIe siècle, le docte théologien Antonio de León Pinelo? Fallait-il situer le centre du monde au lieu où la croix avait été plantée au-dessus du crâne d'Adam, magnifique symbole pour qui faisaient se correspondre géographiquement Faute et Rédemption, Création et Recréation, dans cette Jérusalem dont le géotropisme avait attiré tant de foules d'Occident? Ne fallait-il pas plutôt le situer dans la Rome des papes de la Contre-Réforme qui voulaient faire de la Ville éternelle le centre unique d'une catholicité regroupée autour de leur pouvoir de plus en plus monarchique2?

Ces questions ont été au coeur des recherches que j'ai menées en vue de l'élaboration de mon livre sur les courants religieux au temps de Christophe Colomb3. Je me souviens d'en avoir parlé longuement avec mon maître Maurice Molho, auquel j'ai tant de plaisir à rendre hommage aujourd'hui. Alors que je travaillais dans le domaine de l'histoire des croyances et des mentalités, il est un de ceux qui m'ont fait prendre conscience de l'utilité de la connaissance de ces thèmes pour l'étude de la littérature du Siècle d'or. Je m'en suis donc servi pour un cours sur le Criticón destiné aux agrégatifs de Rouen, et j'ai constaté avec plaisir que mes préoccupations d'historien des mentalités rejoignaient celles, plus littéraires, de Benito Pelegrín, auteur de plusieurs études magistrales sur le chef-d'oeuvre de Gracián4. J'adhère pleinement à sa démonstration de la parfaite cohérence de la construction du Criticón «sur trois niveaux de correspondance» qui s'articulent avec une grande rigueur: «le niveau du temps humain (de l'enfance à la vieillesse), celui du temps "naturel" (du printemps à l'hiver) et celui de l'itinéraire géographique (d'île à île). Les trois se recoupent dans un réseau arachnéen de pluralités de significations, tout à fait conceptiste»5. Pour le lecteur attentif souhaité par Gracián, la «logique géographique de l'itinéraire» de Critilo et Andrenio «rejoint la logique symbolique et chronologique»6.

On essaiera, dans cet article, d'apporter quelques compléments, voire quelques rectifications aux analyses de Benito Pelegrín dans les deux domaines où mes connaissances historiques peuvent apporter des hypothèses nouvelles: ceux de la chronologie et de la géographie symboliques.


ArribaAbajoLa chronologie du Criticón

Il est évident que l'«allégorie de la vie de l'homme» qu'est le Criticón doit se développer sur un cycle annuel complet: le printemps de l'enfance, l'été de la jeunesse, l'automne de l'âge mûr et l'hiver de la vieillesse. Notons tout d'abord qu'une telle correspondance ne relevait pas de la seule rhétorique. Elle était régulièrement développée par les «scientifiques» de l'époque qui voyaient dans l'homme un abrégé de l'univers et de ses quatre composantes fondamentales: l'humide, le chaud, le sec et le froid. Comme l'écrivait au milieu du XVIe siècle Bernaldo Pérez de Vargas dans un traité d'astrologie qui fit autorité:

«La influencia del sol, juntamente con la de diversos lugares del cielo mezclada, constituye los tiempos del año, los quales son divididos en quatro hedades, conformes a las hedades de la vida del hombre. La primera se llama verano, comparada a la adolescencia por el abundancia de humidad y calor, con una templança y conformidad de complexión proporcionada, de tal manera que, disminuyéndose poco a poco lo húmido, crece el calor, como acaesce a los muchachos en el tiempo de su puericia y adolescencia. La segunda parte del año es el estío, comparada a la jubentud del hombre por ser como es caliente y seco de complexión; en tal forma que, creciendo el calor cada día, consume lo húmido y deseca todas las cosas, lo qual es muy semejante a la juventud del hombre. La tercera parte del año es el otoño, comparado a la edad del hombre que se llama virilidad, porque con la sequedad exhalando todas las humidades, yntroduze en el tiempo una complexión fría. La quarta parte del año es el ynvierno, comparado a la hedad del hombre que se llama vejez, porque con su frialdad expelle la sequedad y subjeta la humidad en ello y queda el tiempo frío y húmido semejante a la vejez del hombre. Y luego se tornan estas calidades a renovar, y con una alternación y reciprocación continua, como si el tiempo resucitasse, da principio al nuevo año, muy semejante al que dio primero, restaurando la generación de las cosas [...]»7.



On peut percevoir, dans ce parallèle entre les saisons et les âges de l'homme, une préfiguration de l'évolution d'Andrenio dans le Criticón. Celui-ci, en effet, passe de l'élément humide (l'Océan au milieu duquel il est né et la «verdeur» symbolique de l'enfance) à la chaleur embrasée de la jeunesse, succombant à la luxure chez Falsirena; puis il s'achemine vers le froid purificateur, porteur de sagesse, de l'âge mûr et de la vieillesse, dont le vert printanier et le rouge estival sont bannis.

On comprend mal que Benito Pelegrín, se fondant principalement sur deux méditations du Comulgatorio, la seule oeuvre strictement religieuse de Gracián, ait situé la rencontre initiale d'Andrenio et Critilo en février, avant le printemps, et leur passage d'après la mort vers l'île d'Immortalité à la fin de décembre8. Je vois deux difficultés à cette interprétation:

1. Le cycle des saisons doit être complet, à l'égal de la vie de l'homme. Se rendant compte de la faille temporelle dans le calendrier qu'il établit, Benito Pelegrín suppose alors que «la XIIIe crisi absente du dernier tome pourrait bien être l'espace de temps entre décembre de l'ultime traversée et février du naufrage qui marque le point zéro du cycle9». Certes, Benito Pelegrín a parfaitement raison de poser le problème de la XIIIe «crise» «en pointillé» de la troisième partie. Comme nous le verrons plus loin, on est amené à formuler cette question en considérant la dissymétrie entre les deux premières parties, comprenant chacune treize «crises», et la troisième, qui n'en comprend que douze. Mais on voit mal un si long laps de temps -deux mois entre le point oméga de décembre et le point alpha de février- qui amputerait le cycle annuel de presque tout son hiver.

2. Logiquement, le début et la fin de l'aventure d'Andrenio-Critilo (on peut considérer que les deux personnages, fils et père, disciple et maître, ne forment qu'un seul: l'Homme) devraient se situer au passage de l'hiver au printemps, autrement dit le temps de la renaissance de la nature. Ce concept de renaissance implique évidemment les notions de création originelle et renouvelée et de mort-résurrection. Or dès les quatre premières «crises» du Criticón apparaît déjà le couple antagonique et complémentaire de mort-renaissance, qui resurgira à la fin du roman: mort de Critilo à sa vie de pécheur10, matérialisée par son naufrage, renaissance dans les bras d'Andrenio, qui lui-même était sorti de la grotte maternelle et originelle pour renaître -«nacer de nuevo11»- à la lumière de la vie, commun émerveillement des deux hommes, qui ne font qu'un devant la beauté de la Création. C'est donc un temps printanier, originel et pascal: après la mort de l'hiver, à la fois le premier matin du Monde et la Pâque, passage et résurrection.

Et de fait, pour les théologiens et astrologues-astronomes chrétiens, le monde a été créé et racheté à l'équinoxe du printemps, le soleil étant en opposition avec la lune et entrant sous le signe du Bélier. C'est ce qu'affirme Bernaldo Pérez de Vargas dans le traité, déjà cité, où il résume les connaissances de son temps en matière de comput12. Même interprétation chez le hiéronymite fray Rodrigo de Yepes, dont les traités, publiés en 1583, sont un beau florilège de symbolisme chronologique et géographique:

«[...] seguiremos los authores más graves y más recebidos de los cathólicos, como son Eusebio, San Hierónymo, San Agustín, Beda, San Ambrosio, y San Basilio y otros, los quales, quanto al principio del mundo, son de opinión que fue criado a la primavera en el mes de março, en el equinoctio, entrado el sol en el primero punto de Ariete, quando tiene opposición con la luna, y está clara y alumbrada enteramente para alumbrar a todos; porque se verificassen más al proprio aquellas palabras del Génesis, que hizo Dios dos lumbreras grandes, una mayor para el día y otra menor para la noche. Y esto viene bien, porque a este mismo tiempo fue la encarnación del Hijo de Dios, quando el ángel annunció a la Sanctíssima Virgen, y después la passión y muerte, para que la recreación y regeneración de los hombres se pareciesse a la criación y generación natural [...]»13.



Pour la cosmologie chrétienne traditionnelle, trois événements dont les significations se complètent, concordent au même moment de l'année: la création du monde, l'Annonciation de la naissance du sauveur du monde (25 mars, à l'équinoxe de printemps, neuf mois avant Noël, situé au solstice d'hiver) et la Passion et la Résurrection du Christ, situés aussi au début du printemps. Ajoutons que dans leur recherche systématique de la concordance symbolique, certains «exégètes du comput astrologique» voyaient dans la position initiale du soleil sous le signe du Bélier l'annonce de la mort du Christ-Agneau de Dieu14. Rappelons aussi que pour le jésuite qu'était Gracián, l'équinoxe du printemps devait avoir une valeur symbolique supplémentaire: c'est au matin du 25 mars 1522, après une nuit de prière dans le monastère marial de Montserrat que l'hidalgo de Loyola choisit définitivement de servir Dieu et la Vierge et de renaître à une nouvelle vie après un séjour de méditation dans une grotte des environs de Manresa15.

Si l'on admet que l'équinoxe de printemps constitue l'alpha et l'oméga du cycle de l'histoire du monde, reflété dans le miroir microcosmique du Criticón, on aurait donc le calendrier «liturgique» suivant, autour duquel s'ordonnerait l'aventure d'Andrenio-Critilo:

Équinoxe de printemps (temps de l'Annonciation et de Pâques): re-naissance d'Andrenio et de Critilo, à l'occasion de leur rencontre dans l'île de Sainte-Hélène16.

Fin mai, peu avant la Fête-Dieu: les deux héros débarquent en Andalousie17, entrent et séjournent dans une «Babylone» qui est un composé de Cadix et de Séville18.

Fin mai-début juin (temps de la Fête-Dieu): Andrenio et Critilo, après l'épisode de La source des erreurs, font leur entrée dans une seconde Babylone19, capitale de l'hypocrite et diabolique Falimundo. Cette nouvelle Babel-Babylone peut être identifiée, pleinement cette fois-ci, à Séville, comme l'a parfaitement montré Benito Pelegrín; c'est, en quelque sorte, l'«amplificatio rhétorique des traits allusifs de la première» Babylone20. Cette heureuse formule de Benito Pelegrín pourrait d'ailleurs être transposée à la réalité économique et sociale: pour un voyageur du milieu du XVIIe siècle, Cadix, avant-port complémentaire et concurrent de Séville, donnait un avant-goût de la cité du Guadalquivir qui restait encore, malgré le rude coup porté par la peste de 1649 et la chute de son commerce avec l'Amérique, une des places marchandes les plus importantes du monde. C'est à Séville que les deux héros, puis le seul Andrenio assistent aux réjouissances de la Fête-Dieu: mascarades, jeux divers et surtout un auto sacramental parodique21. Notons que la mascarade permet à Gracián de faire une allusion voilée au Corpus de la sang, ce 7 juin 1640 où les rebelles catalans, déguisés en segadores, donnèrent le signal de la révolte de Barcelone en massacrant les Castillans et le vice-roi en personne22.

Solstice d'été (24 juin, la Saint-Jean): à Madrid, dans ce «golfo cortesano23», Andrenio, dans l'été de sa jeunesse, succombe au charme de Falsirena24. En suivant Benito Pelegrín, on peut estimer que la scène se situe lors de la nuit de la Saint-Jean, traditionnellement propice à tous les débordements25.

Mi-septembre: Andrenio et Critilo, sur le chemin de la France où ils pensent trouver Felisinda, respectivement leur mère et épouse, allégorie du bonheur terrestre fallacieux, passent par la «Feria de todo el mundo26». Foire allégorique, évidemment, mais qu'on pourrait, à la suite d'une suggestion de Romera Navarro, relier aux très réelles foires de Medina del Campo, ce qui serait conforme à la logique du calendrier et de l'itinéraire des deux héros. C'est en effet par Medina del Campo, capitale bancaire de l'Espagne jusqu'à la fin du XVIe siècle, que passait la route de Madrid vers la France; et c'est à la mi-septembre que commençait la seconde foire annuelle (la première se tenait au printemps) qui drainait les facteurs des plus grandes maisons commerciales et financières de toute l'Europe. Certes, ces foires disparurent définitivement en 1606, tout au moins en tant que rendez-vous bi-annuels de transactions financières internationales; mais leur souvenir durait encore à l'époque de Gracián, d'autant plus que les foires purement commerciales continuèrent de se survivre à Medina jusqu'au début du XVIIIe siècle27. On pourrait aussi objecter que si la ville était située sur l'ancienne route de Madrid vers la France, ce n'est pas par Medina del Campo que l'on passe, ni que l'on passait, pour se diriger vers l'Aragon, qu'Andrenio et Critilo vont traverser avant de franchir les Pyrénées. Mais on voit mal dans quelle place marchande les deux pèlerins de la vie pourraient faire halte sur la route traditionnelle conduisant de Madrid vers la frontière d'Aragon.

Début de l'automne: Andrenio et Critilo pénètrent en Aragon, la «buena España», en franchissant la «douane de la vie»28. Frontière allégorique: celle qui sépare l'été de l'automne, la jeunesse de l'âge mûr. Frontière bien réelle, aussi, puisque dans une Espagne non encore unifiée, il y avait toujours des «ports secs» douaniers entre le royaume de Castille et celui de l'Aragon. Dans cette région, et plus particulièrement à Huesca, les deux héros font provision de sagesse, avant de franchir les Pyrénées29.

Première partie de l'automne en France. Sur cette partie du voyage, je renvoie intégralement aux analyses magistrales de Benito Pelegrín sur le «musée de l'honnête homme» -le libraire toulousain Filhol30- et sur le «désert d'Hypocrinde», image de la France hypocrite, peu sûre sur le plan de l'orthodoxie, plus particulièrement image de Port-Royal, repaire de ces jansénistes que les jésuites considéraient comme des calvinistes déguisés en bons catholiques31.

Deuxième partie de l'automne, dans une Germanie aux contours assez flous. Anticipons sur les précisions géographiques qui seront données dans le troisième volet de cette étude en disant que l'épisode de Virtelia32, l'allégorie de la Vertu chrétienne (car c'est le seul chapitre explicitement chrétien du Criticón) me semble localisable dans une université jésuite, foyer de reconquête catholique aux dépens de l'hérésie, probablement Vilna en Lituanie polonaise. Virtelia serait donc, aussi, l'allégorie du catholicisme maintenu et reconquérant dans une Europe du Nord à majorité hérétique. Mais elle est enfin, comme l'a suggéré trop rapidement Benito Pelegrín33 une image de la Vierge (Vir-telia, Vir-gen).

8 décembre (fête de l'Immaculée Conception), chez Virtelia. Ne peut-on pas voir dans la description de Virtelia un portrait de la Inmaculada, l'Immaculée Conception dont les jésuites, avec les franciscains, s'étaient faits les ardents défenseurs, contre les protestants, mais aussi contre une partie de l'ordre dominicain:

« [...] en una majestuosa cuadra, ocupando augusto trono, descubrieron por gran dicha única divina reina, muy más linda y agradable de lo que supieron pensar... Tenía lindas manos, y aun de reina en lo liberal, y en cuanto las ponía salía todo perfecto; dispuesto talle y muy derecho, y todo su aspecto divinamente humano y humanamente divino. Era su gala conforme a su belleza, y ella era la gala de todo; vestía armiños, que es su color la candidez, enlazaba en sus cabellos otros tantos rayos de la aurora con cinta de estrellas. Al fin, ella era todo un cielo de beldades, retrato al vivo de la hermosura de su celestial Padre, copiándole sus muchas perfecciones»34.



On reconnaît bien là le type iconographique de la Inmaculada ou de la Purísima, inauguré au XVIe siècle par les deux tableaux de Vicente Macip et de son fils Juan de Juanes, et qui eut tant de succès au XVIIe siècle avec notamment Ribera, Zurbarán et Murillo. Ce type iconographique est évidemment à relier à la liturgie des fêtes de la Vierge, particulièrement celle de l'Immaculée Conception, célébrée le 8 décembre dans le monde catholique, plusieurs siècles avant la promulgation officielle du dogme en 1854. Depuis longtemps, la liturgie mariale puisait non seulement dans les Évangiles et les Psaumes (notamment le fameux Magnificat), mais aussi dans le Livre des Proverbes, le Cantique des Cantiques et l'Apocalypse. C'est ainsi que l'Église catholique appliquait -et continue d'appliquer- à la Vierge l'éloge de la Sagesse par elle-même contenu dans le Livre des Proverbes (VIII, v. 22-31):

«Yahvé m'a créée au début de ses desseins, avant ses oeuvres les plus anciennes. Dès l'éternité je fus fondée, dès le commencement, avant l'origine de la terre... Quand il affermit les cieux j'étais là [...]».



Or Virtelia n'est-elle pas la Sagesse, reflet de son Père céleste? N'est-elle pas aussi l'épouse du Cantique des Cantiques (IV, v. 7 et VI, v. 10) que la tradition identifiait à la Vierge?:

«Tu es toute belle, ma bien-aimée, et sans tache aucune» «Qui est celle-ci qui surgit comme l'aurore, belle comme la lune, resplendissante comme le soleil?»



Ainsi que la Femme de l'Apocalypse, image de l'Église et de la Mère du Christ (XII, v. 1):

«Un signe grandiose apparut dans le Ciel: c'est une Femme ! Le soleil l'enveloppe, la lune est sous ses pieds, et douze étoiles couronnent sa tête».



On retrouve toutes ces images dans les divers Offices de la Vierge qui se sont succédés au Moyen Âge et aux Temps Modernes. On citera particulièrement, car le jésuite Gracián devait le connaître, le Petit Office de l'Immaculée Conception, pour lequel saint Alphonse Rodríguez, frère jésuite mort à Majorque en 1617, avait une si grande dévotion qu'il contribua à sa diffusion imprimée dans toute l'Europe. Lisons quelques extraits des hymnes «Salve, mundi Domina», «Salve, horologium» et «Salve, Virgo florens» de cet office en honneur dans la Compagnie de Jésus du XVIIe siècle:

«Salut, Souveraine du monde/Et reine des cieux, [...] Astre du matin/ [...] Rayonnante d'éclat divin [...]/De vous, dès l'éternité,/Le Seigneur fit choix/Pour être Mère du Verbe [...]/De beauté il vous orna/Pour être son épouse [...]» «[...] Sous le rayon de ce soleil,/Marie est radieuse/Brillante en sa Conception/Comme l'aube qui se lève [...]» «[...]/Reine de clémence/Au front brillant d'étoiles/Par-dessus tous les Anges/Pure, immaculée,/Vous vous tenez à la droite du Roi,/Parée d'un manteau d'or [...]»35.



Ajoutons que dans le palais de Virtelia on croirait entendre chanter un office divin:

«Oyóse una dulcísima armonía, alternada de voces y instrumentos, que pudiera suspender la celestial por media hora [...]» «Resonaron en esto armoniosos clarines, folla acorde de instrumentos, alborozando los ánimos y realzando sus nobles espíritus»36.



On peut légitimement penser qu'il s'agit de l'Office de l'Immaculée Conception, celui de la fête du 8 décembre.

Forts des secours spirituels que leur a procurés Virtelia, Andrenio et Critilo, toujours à la recherche de Felisinda, se dirigent vers la cour de l'empereur du Saint-Empire, très probablement Vienne37. Apprenant que Felisinda, dont la quête fait la trame romanesque de l'ouvrage, a quitté la cour impériale pour la cour romaine, ils décident alors de gagner l'Italie.

Début de l'hiver: entrée dans la vieillesse, entrée en Vénétie (paronomase implicite, selon moi: Vejecia/Venecia). On verra dans le troisième volet de cette étude que, contrairement à Benito Pelegrín, je situe les deux premières «crises» de la troisième partie non pas en Allemagne, mais en Vénétie. Après avoir franchi «los Alpes canos» qui les font passer dans l'hiver de la vieillesse38, les deux pèlerins de la vie assistent à des scènes d'orgie qui pourraient fort bien se situer lors du carnaval de Venise39, qui commençait en plein hiver, dès le 6 janvier, jour de l'Epiphanie.

Milieu de l'hiver dans l'Italie des principautés du nord et des États pontificaux. Après avoir quitté ce que j'estime être Venise, Andrenio et Critilo font leur entrée dans l'Italie proprement dite40. Après des pérégrinations qu'il est difficile de préciser41, peut-être dans les principautés du nord de l'Italie (Parme? Modène? Milan? Gênes? Florence?), ils pénètrent dans une ville universitaire, parangon de toutes les Universités42, qui ne saurait être que Bologne, où se situait la célèbre université des États pontificaux.

Fin de l'hiver: Rome. Après d'ultimes tentations, celle de l'orgueil43 et celle du néant44, Andrenio et Critilo font leur entrée dans Rome, le centre catholique du monde, où ils s'aperçoivent que Felisinda, l'image du bonheur terrestre qu'ils recherchaient, «est morte pour le monde et vit pour le ciel»45. Après avoir assisté au spectacle de la grande «roue du temps»46, il ne leur reste plus qu'à mourir à leur tour.

Semaine sainte: de Rome au Ciel, en passant par l'île de l'Immortalité. D'après la logique du cycle liturgique précédemment exposé, Andrenio et Critilo devraient mourir le Vendredi Saint, parvenir à l'île de l'Immortalité le samedi et entrer dans le paradis le jour de Pâques. Mais je dois reconnaître que je n'ai perçu aucune indication temporelle précise qui permette de confirmer cette hypothèse dans les deux dernières «crises» du roman. Hormis une suggestion, cependant: dans l'avant-dernière «crise», intitulée La suegra de la Vida, Critilo et Andrenio, dans la nuit qui sera celle de leur propre mort, assistent à une procession macabre. La mort est accompagnée d'étranges pénitents en cagoule qui font penser à ceux de la Semaine Sainte:

«[...] ya comenzaban a entrar de dos en dos funestos enlutados, con sus capuces tendidos, que no se les divisaba el gesto. Traían antorchas amarillas en las manos, no tanto para alumbrar los muertos cuanto para dar luz de desengaño a los vivos, que la han bien menester»47.



Plus qu'aux processions classiques du type de celles de Séville ou de Valladolid, cette scène me fait penser à la procession de la nuit du Vendredi Saint à Verges, dans la province de Gérone, où l'on voit une danse macabre accompagner le Christ portant sa croix. Or il est probable qu'au XVIIe siècle, cette association entre la représentation vivante du chemin de croix et la danse macabre devait être fréquente.

Il n'est pas question de paradis chrétien dans le Criticón, si ce n'est dans l'épisode de Virtelia. L'île de l'Immortalité où Critilo et Andrenio débarquent après leur mort, dans la douzième et dernière «crise» de la IIIe partie, n'est en effet qu'un panthéon de héros dont la vertu vit dans la mémoire des hommes. Cette fin est logique pour une allégorie qui se veut laïque. Mais on peut très légitimement considérer que Gracián a, grâce à la dissymétrie des trois parties (treize «crises» pour les deux premières, douze pour la troisième), suggéré au «lecteur attentif», le seul pour qui il écrive, une treizième «crise» en pointillé, qui serait l'entrée dans l'Indicible: le Ciel chrétien. Rome où meurent les deux pèlerins de la vie, n'est-elle pas qualifiée par Gracián d'«entrada católica del cielo»48? D'autre part, l'avantdernier paragraphe du Criticón, par une sorte d'ouverture en trompe-loeil sur l'infini, semble laisser entrevoir l'Éternité chrétienne, au-delà des arcs de triomphe à l'antique du temple de la renommée humaine. Le Mérite, en effet, ayant demandé leur laissez-passer (la patente) à Critilo et à Andrenio,

«cuando la vio calificada con tantas rúbricas de la filosofía en el gran teatro del universo, de la razón y sus luces en el valle de las fieras... [suit un résumé des «crises» du Criticón]...; de la constancia en la rueda del tiempo, de la vida en la muerte, de la fama en la Isla de la Inmortalidad: les franqueó de par en par el arco de los triunfos a la mansión de la Eternidad»49.



Il serait étonnant que Gracián ait employé les deux termes -inmortalidad et eternidad- au hasard: derrière l'immortalité dans la mémoire des hommes se profilerait l'éternité auprès de Dieu.

Benito Pelegrín a déjà brillamment analysé la présence/absence de cette «crise» XIII non écrite débouchant sur le Paradis. Mais, à mon avis, il a quelques formules ambiguës en imaginant Critilo et Andrenio pris dans le cycle de l'éternel retour: ceux-ci retourneraient de l'île de l'Immortalité à l'île originelle et maternelle (Goa et Sainte-Hélène). Cette interprétation, qui joue à la fois sur Nietzsche et Freud, est certes brillante50, mais il ne faudrait pas qu'elle fausse la perspective catholique de Gracián, que Pelegrín a d'ailleurs parfaitement définie. Ou disons plutôt que ce n'est pas Gracián qu'il faudrait psychanalyser, mais la croyance même dans l'existence d'un paradis, assimilable à un désir de retour aux origines.

Pour comprendre le sens catholique de cette treizième «crise» nondite, évoquée comme en trompe-l'oeil par la «crise» XII, rien de meilleur, à mon avis, que de faire une comparaison avec la célèbre fresque de la Gloire de saint Ignace, peinte en trompe-l'oeil par le jésuite Andrea Pozzo, en 1685, sur les voûtes de l'église Saint-Ignace de Rome. L'entrée du ciel y est figurée par les colonnades peintes qui prolongent l'architecture réelle de l'édifice et rappellent les monuments de la Rome baroque. Mais ces colonnades à l'antique, ces portiques immortels de la renommée s'ouvrent sur le Ciel insondable de l'infini de l'Éternité51.



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