Il est inutile de revenir sur les analyses magistrales de Benito Pelegrín sur les supports géographiques des «crises» espagnoles et françaises du Criticón. Mais je crois qu'il y a encore à chercher du côté de la localisation des épisodes allemands.
Faisons tout de suite une remarque préliminaire: si on lit attentivement le Criticón, tout ce qui se situe entre le début de la «crise» VIII de la deuxième partie, où on assiste au bilan de la France et à la sortie de ce pays, et la «crise» III de la troisième partie, où l'on voit les pèlerins faire un bilan de l'Allemagne, parallèle au précédent, et entrer en Italie, devrait se dérouler en Allemagne. Mais la réalité géo-politique de l'Allemagne du XVIIe siècle était bien floue, puisque l'autorité de l'empereur, résidant à Vienne, était loin d'être effective sur de nombreux territoires inclus dans les limites théoriques du Saint-Empire. Sans parler des principautés protestantes, quasiment indépendantes après les traités de Westphalie (1648), on peut rappeler que la Belgique actuelle, sous l'autorité effective du cousin habsbourg d'Espagne, faisait théoriquement partie, hormis le comté de Flandres, du Saint-Empire. La Confédération helvétique, indépendante de fait depuis la fin du XVe siècle, ne sortit officiellement de l'empire qu'en 1648, à l'occasion des traités de Westphalie. Sur le plan du droit féodal, l'Italie du Nord et du Centre, sauf Venise, totalement indépendante, n'était toujours pas définitivement détachée du Saint-Empire137. Sans même que Gracián ait besoin d'y rajouter sa propre vision, la nébuleuse germanique avait déjà, dans la réalité historique, des contours assez flous. Pour Gracián, qui écrit un roman avant tout allégorique, même s'il se fonde sur la réalité géopolitique de son temps, cette Germanie représente principalement l'ensemble des contrées situées au nord-est de la France et au nord de l'Italie, qui ont été contaminées par l'hérésie mais où la Contre-Réforme a mené une entreprise, parfois victorieuse, de reconquête catholique. Il ne serait donc pas étonnant que Gracián fût amené à inclure dans sa Germanie allégorique un royaume comme la Pologne, certes depuis toujours indépendant du Saint-Empire, mais qui appartenait au même espace centro-européen où se jouait la grande confrontation entre catholiques et protestants. Quant à la Vénétie, que je vois se profiler en paronomase derrière Vejecia, État totalement indépendant mais en relations économiques et humaines étroites avec l'Allemagne, on essaiera d'analyser son statut dans le Criticón, aussi complexe que son statut dans la réalité des relations internationales du temps.
Sortant de France
par la Picardie, Critilo et Andrenio font provision de courage dans
l'«Armería del valor»,
afin d'affronter les périls du voyage à travers
l'Allemagne qui doit les conduire chez Virtelia; celle-ci, en
effet, doit leur donner des conseils indispensables pour retrouver
Felisinda. Ce courage, symbolisé par les armes de
personnages célèbres, est celui du miles Christi cher à
saint Ignace, capable de combattre victorieusement les vices et de
se vaincre soi-même, grâce à «l'écu impénétrable de
l'endurance»
, «le heaume de la
prudence»
, «les harnais de la
force invincible»
et surtout grâce à un
«coeur
généreux»
. Le miles Christi doit aussi se préparer
à affronter l'hérésie; certes, ce thème
n'est pas abordé explicitement dans la «crise»,
mais comment ne pas y songer lorsqu'après l'éloge de
Thomas More et de Marie Stuart, martyrs de la foi catholique dans
l'Angleterre protestante, on voit Critilo et Andrenio s'armer
«d'épées de lumière
et de vérité»
138.
Benito Pelegrín situe l'épisode de l'Arsenal de
la Valeur à Saint-Quentin, lieu de la
célèbre victoire de Philippe II139.
J'y vois deux objections: Saint-Quentin est en Picardie, donc
à l'intérieur du royaume de France, et d'autre part
les armes que revêtent les deux pèlerins sont morales
et intellectuelles («espadas de luz y
verdad»
). Je situerais donc plutôt
cette «armería del
valor»
au-delà de la
frontière de Picardie, dans les Pays-Bas espagnols, bastion
traditionnel à la fois de la puissance militaire espagnole
et de la Contre-Réforme. Sur le plan militaire, les
offensives contre les Hollandais et les princes protestants
allemands pendant la guerre de Trente Ans, alors achevée,
partaient de Belgique, et c'est de là que continuaient de
partir les contre-offensives contre la France, toujours en guerre
contre l'Espagne. Quant au plan religieux et intellectuel, les
Pays-Bas espagnols étaient une base de la reconquête
catholique dans l'Europe du Nord.
«L'Amphithéâtre aux Monstres» que
traversent les deux pèlerins pour parvenir au palais de
Virtelia n'est pas localisé explicitement par
Gracián, mais il ne peut se situer que dans l'Allemagne
protestante. Andrenio et Critilo y sont opposés aux trois
«ennemis de l'âme»
, la
Chair, le Monde et le Diable, les trois capitaines de
l'armée du «monstre
couronné, prince de la Babylone commune»
, soit une
représentation classique de Satan, mais aussi probablement
une allégorie du protestantisme triomphant dans l'Allemagne
du Nord140.
On sait que pour les apologistes du catholicisme, notamment les
jésuites disciples de Molina qui insistaient si fort sur le
rôle des mérites de l'homme dans son salut, la
doctrine protestante de la grâce ne pouvait
qu'entraîner le laissez-aller de la volonté, le
fatalisme et le déchaînement de tous les vices. Or la
«crise» intitulée Anfiteatro de monstruosidades est
placée sous le signe d'un apologue où l'on voit un
homme qui refuse de faire l'effort de passer sur l'autre rive,
remettant sa conversion morale à plus tard141.
À vrai dire, cette attitude pourrait s'appliquer aussi bien
au mauvais catholique qui, tel Don Juan et son «¡tan largo me lo
fiáis!»
, estime qu'il lui suffit de
se repentir au dernier moment. C'est que Gracián ne se
contente pas de stigmatiser le protestantisme dans
l'Amphithéâtre aux Monstres, pas plus que sa
satire ne se limite au jansénisme dans le Désert
d'Hypocrinde: prenant appui sur des situations
particulières, il donne aussi à sa critique
une portée universelle, sans que les divers niveaux de
lectures s'excluent les uns les autres.
Ayant triomphé de tous les monstres, les deux pèlerins parviennent au palais de Virtelia situé sur des hauteurs difficilement accessibles:
«Llegaron ya a la superioridad de aquella dificultosa montaña, tan eminente, que les pareció estaban en los mismos azaguanes del cielo, convecinos de las estrellas. Dejóse bien ver el palacio de Virtelia campeando en medio de aquella sublime corona, teatro insigne de prodigiosas felicidades»142. |
On a déjà vu que Virtelia était, selon moi, non seulement l'allégorie de la vertu chrétienne, mais aussi de l'Immaculée Conception et du catholicisme maintenu et reconquérant dans une Europe du Nord à majorité hérétique. Il me faut maintenant préciser ce troisième niveau de l'allégorie, en essayant de situer géographiquement le palais de Virtelia. Pour ce faire, il convient de relire un épisode très antérieur, situé au début de la deuxième partie dans les montagnes d'Aragon, d'où les héros jouissent d'une vue panoramique sur le monde:
«¡Oh qué brillante alcázar aquel otro -dijo Andrenio-, corona de los demás edificios, fuente del lucimiento, comunicándoles a todos las luces de su permanente esplendor! ¿Si sería del augusto Ferdinando Tercero, aquel gran César que está hoy esparciendo por todo el orbe el resplandor de sus ejemplos? También podría ser de aquel tan valerosamente religioso monarca, Juan Casimiro de Polonia, vitorioso primero de sí mismo y triunfante después de tanto monstruo rebelde. ¡Oh qué claridad de alcázar y qué rayos está esparciendo a todas partes! Merece serlo del mismo sol. Y lo es -respondió Argos-, digo de aquella sola reina entre cuantas hay, la inmortal Virtelia»143. |
On aura noté le symbolisme solaire de ce palais rayonnant, parfaitement en accord avec l'allégorie de l'Immaculée Conception. On aura noté aussi la ressemblance des qualificatifs avec ceux que Gracián applique à Rome:
«campeando en medio de aquella sublime corona, corona de los demás edificios [palais de Virtelia]», «corona del mundo [Rome]». «teatro insigne de prodigiosas felicidades [palais de Virtelia]», «teatro heroico de inmortales hazañas [Rome]» «fuente del lucimiento, comunicándoles a todos las luces de su permanente esplendor [palais de Virtelia]», «trono del lucimiento, que lo que ella luce por todo el mundo campea [Rome]»144. |
Le palais de
Virtelia ne saurait être confondu avec le palais
impérial de Ferdinand III à Vienne ni avec le palais
royal de Jean-Casimir à Varsovie. Mais ceux-ci s'en
rapprochent au point qu'Andrenio les confond dans son admiration
avec le palais de la reine immortelle. C'est que la
Contre-Réforme, et les jésuites en particulier,
devaient beaucoup, comme on l'a déjà vu, à
l'appui des empereurs Ferdinand II et Ferdinand III et des rois de
Pologne comme Jean-Casimir Wasa, le contemporain du Criticón. Le
rayonnement du palais de Virtelia s'étend au loin,
véritable soleil comparable à celui qui siège
au centre du monde céleste et à Rome,
qualifiée aussi de «trône
de la lumière»
. N'est-il donc pas légitime
de le voir comme le foyer de rayonnement du catholicisme romain
dans la Germanie luthérienne? Autrement dit les
collèges et les universités jésuites qui
étaient, dans ces contrées hérétiques,
les instruments les plus importants de la reconquête
catholique, dès le début des années 50 du
XVIe
siècle. Virtelia serait à la fois l'apothéose
de l'Immaculée Conception et celle de la Compagnie de
Jésus, militante et enseignante; une telle
interprétation confirme, en la prolongeant, celle de Benito
Pelegrín qui voit justement dans l'épisode de
Virtelia la réponse antithétique, «thème à thème, expression
par expression»
, du Désert d'Hypocrinde
qu'il interprète comme l'allégorie de
Port-Royal145.
Après avoir fondé de nombreux collèges et introduit l'influence jésuite dans plusieurs universités, comme celles de Prague et d'Ingolstadt en Bavière, le jésuite hollandais Pierre Canisius obtint en 1563 que l'université de Dillingen, en Palatinat, fût confiée à la Compagnie. Dès 1581, il y avait une vingtaine de collèges jésuites en Allemagne, plus de quarante en 1615; l'expansion continua au XVIIe siècle, permettant de regagner au catholicisme tout ou partie de certaines villes protestantes146.
Peut-être
plus qu'en Allemagne, le palais de Virtelia, en tant
qu'allégorie d'une université ou d'un collège
de la Compagnie, serait localisable en Pologne. Je n'y aurais pas
pensé si Gracián n'avait pas mis le lecteur sur la
voie en faisant l'éloge de Jean Casimir Wasa qui,
après avoir passé deux ans à Rome comme novice
dans la Compagnie (ce qui permet d'expliquer le qualificatif de
«victorieux d'abord de
soi-même»
), fut élu roi de Pologne en 1648,
à la mort de son frère Ladislas. C'est dans le
royaume de Pologne et le grand-duché de Lituanie (dont
l'union remontant à 1386, fut confirmée en 1569) que
les jésuites obtinrent leur plus éclatant
succès dans leur entreprise de reconquête catholique.
Au milieu du XVIe siècle, la
Pologne-Lituanie présentait la plus grande diversité
religieuse d'Europe: à côté des catholiques,
toujours majoritaires, des orthodoxes ruthènes,
biélorusses et ukrainiens et des juifs,
particulièrement nombreux en Lituanie, on trouvait des
luthériens, des calvinistes et des antitrinitaires. Les plus
puissantes familles étaient passées à la
Réforme, entraînant le sixième environ de la
noblesse. La Pologne fut même appelée «l'asile des
hérétiques»
: c'est ainsi qu'en 1579 Lelio
Sozini, le chef des antitrinitaires, s'établit à
Cracovie où prospéra la secte des Sociniens ou
Frères polonais. Tout ce monde vivait dans un climat de
relative tolérance: à l'époque du massacre de
la Saint-Barthélémy, les protestants polonais
obtinrent même des magnats catholiques qui siégeaient
à la Diète la signature d'une paix perpétuelle
entre les adhérents des diverses confessions. Mais
dès leur arrivée en Pologne en 1565, les
jésuites s'employèrent, principalement grâce
à leurs collèges, à reconquérir les
élites polonaises pour le catholicisme: comme en France,
comme en Allemagne, la qualité de l'enseignement dans ces
établissements était telle qu'elle incitait nombre
d'aristocrates et de bourgeois protestants à y inscrire
leurs fils. En 1578, le roi Etienne Batory confia à la
Compagnie l'université de Vilna (Wilno en polonais), qui
jouit d'un grand prestige jusqu'au milieu du XVIIe siècle,
ravissant à la vieille université de Cracovie la
primauté intellectuelle, et fut un foyer de catholicisation
et de polonisation des élites lituaniennes. Au début
du XVIIe
siècle, l'équilibre religieux de la Pologne se rompit
sous la pression d'un catholicisme triomphant qui poussait à
supprimer les résidus de la tolérance du
siècle précédent: les temples protestants
furent fermés, dans les années trente des peines
d'amende et de prison furent prises par les tribunaux contre les
partisans du protestantisme, en 1647 un edit interdit aux
Frères polonais d'avoir des écoles et des
imprimeries, on essayait de gagner les orthodoxes ukrainiens au
catholicisme. Au plus haut niveau, les jésuites cherchaient
à faire de la monarchie polonaise un pouvoir fort sur le
plan interne et capable, à l'extérieur, de faire
pièce à la Suède luthérienne et aux
Turcs, et de servir d'instrument de la papauté pour ramener
les Ukrainiens, voire les Russes, dans le giron du catholicisme.
Les jésuites poussaient donc à l'instauration de
l'absolutisme en Pologne, ce qui aurait supposé la mise en
sommeil de la Diète et la transformation de la monarchie
élective en monarchie héréditaire. Un pas
sembla franchi lorsqu'en 1637 le roi Ladislas Wasa créa la
Chevalerie de l'Ordre de l'Immaculée Conception de la Vierge
pour rassembler la noblesse autour de lui. Ce projet fut un
échec, mais il importe de souligner le nom qui fut
donné à cet ordre, magnifique témoignage de
l'influence des «dévots de Virtelia» en Pologne.
Lorsqu'en 1648 Jean-Casimir Wasa quitta le noviciat jésuite
pour monter sur le trône, la Pologne était devenue,
principalement sous l'impulsion des jésuites, le pays
catholique que nous connaissons encore aujourd'hui. Mais la
politique de catholicisation des populations orthodoxes d'Ukraine,
assortie d'une colonisation de ces terres par de grands domaines
nobles et ecclésiastiques, provoqua le malheur de la Pologne
toute entière. Lorsque Gracián, dans la seconde
partie du Criticón publiée en 1653, faisait
l'éloge du zèle catholique de Jean-Casimir,
protecteur et protégé des jésuites, il ne
savait pas encore que les révoltes des cosaques d'Ukraine,
qui éclatèrent dès 1622 et reprirent en 1648,
allaient entraîner en 1654 l'intervention de leurs
coreligionnaires russes. Alors s'ouvrit une période de
guerres jusqu'à l'abdication de Casimir en 1668: les
invasions répétées de la Pologne par les
Russes et par les Suédois, qui profitaient de la faiblesse
de la monarchie, et se posaient en défenseurs des
protestants polonais persécutés, ruinèrent le
pays. La volonté de transformer un royaume en instrument du
catholicisme pouvait, en Pologne comme en Espagne, entraîner
de funestes conséquences politiques147.
Et si
l'université jésuite de Vilna, dont Gracián ne
pouvait qu'avoir entendu parler, était le support de
l'allégorie de Virtelia? Vilna était toujours la
capitale du grand-duché de Lituanie, et à ce titre
fut plusieurs fois le siège de la cour de Pologne. Ne
pourrait-on pas y voir une allusion dans la «sublime
corona»
sur laquelle, selon Gracián,
est édifié le palais de Virtelia, corona ayant le triple sens de
«sommet», de «royaume» (exemple:
la corona de
Aragón) et de «capitale» (comme Rome,
«corona del
mundo»
dans le Criticón)? D'autre part, si l'on
en croit l'Encyclopédie Espasa-Calpe, l'effet produit par la
ville, construite sur des hauteurs avec de magnifiques monuments
baroques datant de la période jésuite, est surprenant
pour le voyageur qui a parcouru l'immense plaine
polono-lituanienne148.
Cela serait un bon point de départ pour l'allégorie
du palais de Virtelia qui, dans le Criticón, se détache sur des
hauteurs qui le rapprochent du ciel. Or on peut voir, grâce
aux études de Benito Pelegrín, la correspondance
constante qui existe dans le Criticón entre la réalité
concrète et son élaboration allégorique.
Encore faudrait-il, évidemment, que Gracián ait lu
une description de Vilna; on est obligé d'avouer que cela
reste à démontrer. Le même Benito
Pelegrín a souligné à juste titre que la phase
ascendante de la pérégrination et de la vie de
Critilo et d'Andrenio se situait lors de l'épisode de
Virtelia. Après ce sommet, on assiste à leur lente
descente vers le Sud, vers Rome, vers la vieillesse149.
Quoi de mieux que Vilna, le point le plus extrême et le plus
au nord de la géographie catholique européenne du
temps, pour exprimer la culmination de cette phase ascendante?
Ces remarques sur Vilna ne sont évidemment qu'hypothèses. Mais je crois qu'on peut garder la certitude que Virtelia est bien l'allégorie tri-dimensionnelle de la Vertu chrétienne, de l'Immaculée Conception et du triomphe des collèges et des universités jésuites dans l'Europe du Nord hérétique.
J'avoue par contre ma perplexité devant le problème de la localisation de la capitale d'Honoria, l'allégorie de l'Honneur150. Peut-être sommes-nous encore en Pologne, puisque ce pays était, avec l'Espagne, celui qui avait la proportion la plus élevée de nobles, avec tous les préjugés sociaux que cela pouvait entraîner et qui font l'objet de la satire de Gracián. Quant à la localisation du «Trono del Mando», elle ne me semble pas faire de doute, puisque Gracián le situe explicitement à la cour de l'empereur Ferdinand III: il ne peut s'agir que de Vienne, où se trouvait le palais impérial; quant à Ratisbonne, que Benito Pelegrín donne comme possibilité, il s'agit certes de la ville où se tenaient les Diètes d'Empire, exactement dans le palais communal, mais ce ne fut jamais la résidence des empereurs151.
La situation
géographique du début de la troisième partie
du Criticón est fort embrouillée. Dans
la dernière «crise» de la deuxième
partie, les deux pèlerins, désireux de retrouver
Felisinda qui est partie pour Rome, décident de franchir les
Alpes où est situé le domaine de Vejecia («los Alpes canos,
distrito ya de la sonada Vejecia»
) et de se
diriger vers l'Italie («la
astuta Italia»
)152.
C'est au début de la première «crise» de
la troisième partie (Honores y Horrores de Vejecia) qu'ils franchissent
les Alpes et pénètrent dans le palais de
l'austère Vejecia, la reine allégorique de la
Vieillesse153.
On a donc l'impression que, si les Alpes sont situées sur le domaine de Vejecia, le palais de celle-ci se trouve sur le versant sud, le versant italien. Benito Pelegrín, qui place l'épisode dans une des contrées allemandes contaminées par l'hérésie, est obligé, pour justifier cette interprétation, de hasarder une explication, à mon avis discutable: la traversée des Alpes durerait interminablement depuis la première jusqu'à la troisième «crise» où se fait le bilan de l'Allemagne et où il est question nommément d'entrée en Italie154; quant à El Estanco de los Vicios qui constitue la deuxième «crise», il faudrait le situer d'après Pelegrín dans une des capitales péri-alpestres de la Réforme: Augsbourg ou Genève155. Or en fait, il n'est question de traversée des Alpes qu'à la première «crise» et absolument pas dans la troisième.
À l'appui
d'une localisation italienne de Vejecia et de l'Estanco de los Vicios, il y a
le mot même de Vejecia, qui fait irrésistiblement
penser, par une de ces paronomases, ici implicite, dont
Gracián était friand, à Venecia,
c'est-à-dire Venise, la Vénétie et la
République de Venise dont le territoire s'étendait
depuis la frontière autrichienne du Saint-Empire jusqu'aux
États pontificaux. Au sortir du sévère et
solennel palais de Vejecia, les deux pèlerins entrent dans
un palais de débauches qui en est l'antithèse
(El Estanco de los
Vicios) et où Andrenio succombe à
l'ivrognerie. Or ils y sont conduits par un guide manifestement
italien puisqu'il ne cesse de truffer ses phrases de mots et
d'expressions en italien dans le texte156.
Voilà qui confirmerait ma thèse de la paronomase
Vejecia/Venecia; dans ce «palais de la
joie, du rire et de l'ivrognerie»
, dans cette «auberge du monde»
, autres noms
donnés à l'Estanco de los Vicios, se déroulerait une
de ces bacchanales dignes du carnaval de Venise.
Mais Critilo
qualifie de «tudesque»
ce
palais de l'ivrognerie157;
serions-nous encore en Allemagne, d'autant plus que Gracián
stigmatise fréquemment, et en particulier dans cette
«crise», le penchant des Allemands pour le vin, symbole
de leurs inclinations hérétiques158?
Cet élément important confirmerait l'hypothèse
de la localisation allemande de Vejecia, d'autant plus que le bilan
de l'Allemagne et des Allemands n'intervient qu'au début de
la troisième «crise», alors que les deux
pèlerins vont entrer en Italie, de la même
manière que le bilan de l'Espagne n'intervenait qu'à
l'entrée en France, après le franchissement des
Pyrénées, et le bilan de la France qu'à
l'entrée des Pays-Bas espagnols, après le passage de
la frontière picarde159.
A vrai dire,
Andrenio et Critilo n'en finissent pas d'entrer en Italie,
puisqu'au début de la «crise» VI, on entend
encore Critilo s'écrier: «¡Qué entrada de
Italia es ésta!»
160.
Cette exclamation est pour nous d'une grande importance, car elle
est prononcée avant que les pèlerins ne
pénètrent dans les États pontificaux, qu'ils
aborderont par la cité du «Saber
reinando», qui ne peut être que Bologne.
Ce n'est qu'à la «crise» VI, à la
moitié de la troisième partie, que Critilo et
Andrenio font leur entrée dans ce que l'on pourrait appeler
la «bonne Italie»
161,
alors qu'auparavant ils avaient traversé une Italie
où se mêlaient sagesse, culture et tromperie, à
savoir Venise de la «crise» I au début de la
«crise» III, puis probablement une série de
principautés (Florence? Parme? Modène? Milan?
Gênes?) de la «crise» III au début de la
«crise» VI. Tous ces territoires parcourus dans cette
première moitié de la troisième partie
formeraient, suivant cette interprétation, une zone
intermédiaire entre l'Allemagne et les États
pontificaux, autrement dit la «astuta
Italia»
opposée à la
«bonne Italie» dominée par le pape.
Appartenant géographiquement à l'Italie, mais indépendante par rapport au reste de la péninsule et essayant de tirer partie des rivalités entre les principautés du Nord et du Centre et entre les puissances -le roi d'Espagne, le pape et le roi de France- qui s'y disputaient leurs zones d'influence162, la situation géo-politique réelle de Venise s'accorderait bien avec la situation géo-allégorique de Vejecia dans le Criticón, entre deux fausses entrées en Italie, celle de la «crise» I et celle de la «crise» III, avant la véritable entrée, placée à la «crise» VI, dans les États pontificaux. De plus, Vejecia/Venecia, avec son double aspect antithétique de siège d'une sagesse gérontocratique et de lieu de débauches pour Allemands en mal de beuveries carnavalesques, me semble bien avoir dans le Criticón un statut de zone ambiguë, intermédiaire entre l'Allemagne hérétique et la «bonne Italie» des États pontificaux.
Bien avant
l'épisode de Vejecia, il est fait par deux fois allusion
à la duplicité des Vénitiens, ce qui
était un lieu commun dans la littérature espagnole du
Siècle d'or. Une première fois à propos de la
Babylone sévillane, la capitale du mensonge, où l'on
voit Protée, le ministre du diabolique Falimundo, circuler
dans un carnavalesque «carrosse de
Venise»
163.
Il est particulièrement significatif de voir associée
à Venise et aux apparences trompeuses de son carnaval la
figure de Protée, image du machiavélien Olivares,
comme l'a montré Benito Pelegrín, mais image aussi,
probablement, de Richelieu et de Mazarin, les ministres
machiavéliens qui s'étaient succédés
près du trône de France. Quevedo ne
procédait-il pas de même lorsque dans La hora de todos, il associait
implicitement Venise, Ponce Pilate, archétype du politicien
machiavéliste, et Olivares164?
Dans la deuxième partie du Criticón, il est question des
Vénitiens qui «mangent à
deux râteliers»
165,
allusion probable à leur habileté politique,
satirisée par Quevedo et bien d'autres, qui leur permettait
de composer avec Rome, le Turc, les hérétiques, le
Monarque Catholique et le Roi Très Chrétien. On
trouve enfin, dans un passage de la troisième partie
postérieur à l'épisode de Vejecia, une
référence positive, mais peut-être pas exempte
d'arrière-pensées, à la sagacité
politique des hommes d'État vénitiens166.
Mais c'est au début de la deuxième partie, à
l'occasion de la vue panoramique du monde et de ses
«merveilles modernes», embrassées d'un seul coup
d'oeil depuis les hauteurs de l'Aragon, que l'on peut saisir toute
l'ambivalence de la vision gracianesque de Venise. Citons
intégralement ce passage, souligné par l'apostille
Venecia:
«-Miro -dijo Andrenio [...]- aquel murciégalo [sic] de ciudades, anfibia corte, que ni bien está en el mar ni bien en tierra y siempre a dos vertientes. -¡Oh qué política -exclamó Argos-, que tan de sus principios le viene, tan fundamentalmente comienza! Y deste su raro modo de estar, celebraba el bravo duque de Osuna la razón de su estado. Aquélla es la nombrada canal con que el mismo mar saben traer acanalado a su con Venecia»167. |
L'éloge est
fort, mais teinté de perfidie, si bien que l'on pense
irrésistiblement à La hora de todos composée entre 1633
et 1635, mais publiée en 1650. Quevedo ne
commençait-il pas le chapitre consacré à
Venise en des termes semblablement élogieux? Or cet
éloge débouchait, dans La hora... sur une satire impitoyable du
machiavélisme et de la mentalité
intéressée du gouvernement de Venise, semant la
zizanie pour en tirer profit au détriment de la cause de
l'Espagne et du catholicisme; pas encore, Quevedo accusait les
Vénitiens d'être comme Pilate qui, «par raison d'État a condamné le
Juste et s'en est lavé les mains»
168.
Ne peut-on pas lire la même chose chez Gracián,
même si dans le texte cité la démarche est
l'inverse, apparemment, de celle de Quevedo, à savoir un
passage de la critique à l'éloge? Certes, Argos,
personnage positif du roman qui présente aux voyageurs les
«merveilles modernes»
du
monde, invite à considérer la face positive de
Venise: sa sagesse politique. Mais cette sagesse est au service de
la «raison de son
État»
; or on sait la condamnation habituelle de la
machiavélienne «raison d'État» par les
auteurs politiques espagnols -dont Gracián
lui-même169-
sauf lorsqu'il s'agit de la «bonne raison
d'État», celle qui sert, avec des moyens
officiellement honnêtes, la cause confondue du catholicisme
et de la Monarchie Catholique. Cette raison de l'État de
Venise a tout l'air d'être à la
«convenance» d'une république qui ne se souciait
guère de la cause catholique: n'y a-t-il pas du venin dans
la queue de cet éloge qui se termine sur l'équivoque
«con Venecia»-«conveniencia»; la
correspondance phonétique ne serait-elle pas
révélatrice, pour Gracián, de la
réalité des choses? Il est en outre piquant de
constater que Gracián attribue l'éloge de la raison
d'État vénitienne au duc d'Osuna qui, lorsqu'il
exerça la charge de viceroi de Naples de 1616 à 1620,
avec Quevedo comme conseiller, mena une politique radicalement
hostile à l'égard des Vénitiens. En fin de
compte, l'éloge contenu dans la deuxième partie du
passage cité serait fort ambigu et loin d'être
contradictoire avec la critique formulée par Andrenio. Les
images employées par celui-ci sont évidemment
révélatrices de l'ambivalence, voire de
l'ambiguïté de la ville aux yeux de Gracián. De
la même manière que Séville était la
ville où se mêlaient les blancs et les noirs,
l'héritage musulman et la civilisation
chrétienne170,
Venise est placée sous le signe de l'animal ambivalent et
ambigu par excellence: la chauve-souris. Quant au qualificatif de
«capitale amphibie qui n'est exactement située ni sur
la mer ni sur la terre ferme», on songe au chapitre de
La hora de
todos où la perfidie des Hollandais, ainsi que leur
cupidité «désordonnée» (au sens
fort de non-respect de l'ordre fondamental du monde), était
suggérée dès les premières lignes par
l'image du «vol» de leur territoire aux dépens
de la mer171.
Reste enfin l'expression qui est peut-être la plus
significative pour démontrer la future assimilation entre
Vejecia et Venecia: «a dos vertientes», à
laquelle on peut légitimement donner les sens de «sur
deux versants», «à double face». Cela
n'annoncerait-il pas l'ambiguïté de la situation de
Vejecia-Venecia sur le versant italien des Alpes de la
vieillesse, mais participant tout de même des vices des pays
allemands situés sur le versant nord. Mais l'image
de la «double face» évoque surtout le mythe de
Janus qui s'appliquerait à merveille à un État
qui composait avec Rome et la monarchie catholique espagnole, mais
qui tolérait les hétérodoxes sur son
territoire et regardait du côté d'une Allemagne avec
laquelle il maintenait des relations économiques
privilégiées; à une ville qui était
admirée pour la sagesse politique de ses institutions, mais
qui présentait à l'Europe entière la face
débauchée des débordements de son
carnaval.
De fait, ce
symbolisme bi-facial est confirmé par la première
crise de la troisième partie du Criticón, placée
clairement sous le signe de Janus. Le guide qui conduit Critilo et
Andrenio vers le palais de Vejecia «avait son visage tourné vers eux mais
cheminait à l'envers»
, «il avait réellement deux
visages»
172.
Janus est en effet à l'image de la Vieillesse, l'âge
des honneurs et l'âge des horreurs, suivant
la paronomase qui apparaît dans le titre même de la
«crise»: Honores y horrores de Vejecia. D'une bouche le
guide accuse Vejecia d'être tyrannique et d'affliger de maux
divers tous les hommes qui pénètrent dans son
district; mais de l'autre il fait son éloge,
célébrant la sagesse de ses jugements. De fait,
Vejecia a elle-même deux visages («dos caras
januales»
): de l'un elle regarde Andrenio
qui reçoit le châtiment des horreurs de la
vieillesse, alors que le sage Critilo est récompensé
en étant admis à entrer par la porte des
honneurs173.
Puis dans la «crise» suivante (El estanco de los vicios), qui
semble structurellement liée à la première,
Vejecia fait proclamer des lois sévères et justes:
privilèges pour les sages anciens comme Critilo,
qualifiés de «seniores», interdictions et
obligations vexatoires pour les «vieux
décrépits» sans cervelle comme
Andrenio174.
Arrêtons-nous sur la description de la majestueuse Vejecia et de son conseil d'anciens:
«[...] demos una vista a Critilo, que habiendo entrado por la puerta de los honores, había llegado a la mayor estimación. Introdujéronle la Cordura y la Autoridad en un teatro muy capaz y muy señor, pues lleno de seniores, y de varones muy capaces. Presidía en majestuoso trono una venerable matrona con todas las circunstancias de grande. No mostraba semblante fiero, sino muy sereno [...] -Una cosa admiro yo mucho -dijo Critilo-, que no se oye aquí vulgo ni se parece [...] -¡Qué quietud tan feliz! -ponderaba Critilo. -Es que asisten aquí -decía el Jano- el reposo, el asiento, la madurez, con la prudencia, con la gravedad y la entereza. No se oyen aquí jamás desatenciones, mucho menos arrojos ni empeños; no resuena instrumento músico, ni bélico, que están prohibidos por la Cordura y el Sosiego»175. |
Cette vénérable matrone au visage serein, ne serait-elle pas l'allégorie de la Sérénissime République de Venise, appelée plus brièvement la Sérénissime? Cet auguste «théâtre» présidé par Vejecia ne fait-il pas penser à la grande et superbe salle où se réunissait le Maggior Consiglio, assemblée composée exclusivement de représentants de l'aristocratie vénitienne (ce qui irait très bien avec la remarque de Critilo sur l'absence du vulgaire), présidée par le doge (ici représenté par l'allégorique Vejecia), assisté de deux secrétaires qui distribuaient et ramassaient les «ballottes» du scrutin (ce qui serait, dans le passage cité, «la Cordura y la Autoridad»). Tous les témoignages de l'époque, magnifiquement synthétisés par Quevedo, insistaient sur la sérénité, le silence et l'harmonie qui régnaient dans les réunions de cet aristocratique conseil: Critilo et Janus ne célèbrent-ils pas la «quiétude» et la «gravité» de l'assemblée en des termes voisins de ceux du début du chapitre de La hora de todos consacré à Venise176? Mais plus qu'au Grand Conseil, dont l'effectif, composé d'aristocrates jeunes et vieux, pouvait atteindre 2.000 personnes, c'est au Consiglio Minore, organe exécutif composé du doge, de six conseillers désignés par le Grand Conseil177 et des trois chefs de la Quarantia (l'organe de justice) que fait penser l'assemblée décrite par Gracián: ce conseil ne s'appelait-il pas aussi Signoria, nom qui servait aussi, par extension, à désigner habituellement la Sérénissime: «Seigneurie» en français, «Señoría» en espagnol178; or Gracián ne qualifie-t-il pas le «théâtre» qu'il décrit de «señor» et les membres qui y siègent de «seniores»?
Telle est la face sereine, «seigneuriale» et honorable de Vejecia, allégorie de la Vieillesse et de la Sérénissime Seigneurie de Venecia. Mais Vejecia a aussi une face horrible: celle des vieux sans jugement, incapables de surmonter leurs infirmités grâce à une sagesse qu'ils n'ont jamais acquise. Ceux-là, tel Andrenio, sont guettés par l'ivrognerie et les plaisirs qui régnent dans l'Estanco de los vicios, allégorie de l'hérésie liée au vin et aux débauches. L'autre face de Vejecia/Venecia, c'est le carnaval des ivrognes hérétiques, qui est comme l'amplification caricaturale des «horreurs» de la vieillesse indigne, opposées aux «honneurs» de la sagesse gérontocratique. On a déjà vu que les voyageurs de la vie étaient conduits dans ces lieux de plaisirs par un guide italien. Ce détail donnait déjà la présomption qu'il s'agissait du carnaval de Venise. Celui-ci étant inauguré le jour de l'Épiphanie, cette indication chronologique cadrerait bien avec le début de la troisième partie, qui correspond au commencement de l'hiver de la vieillesse. Ce guide incite Critilo, qui résiste à la tentation, et Andrenio, qui succombe, à profiter de tous les plaisirs qui s'offrent à eux, notamment les «comédies nouvelles» (Venise n'était-elle pas un des hauts lieux du théâtre?), la danse, les chansons et le «nectar généreux» que l'on boit dans de «beaux cristaux» (Venise ne fabriquait-elle pas les plus réputés de toute l'Europe?)179.
Le sommet de la
bacchanale de la «crise» II se situe dans
l'«auberge du monde», qualifiée par Critilo de
«palais tudesque»180.
Or cette indication, loin de contredire la localisation
vénitienne de l'épisode, me semble la confirmer. Ne
peut-on pas penser à l'immense Fondaco dei Tedeschi qui témoignait
sur le Grand Canal de la présence allemande? Existant depuis
le XIIIe
siècle, l'édifice, où les marchands
d'outre-Alpes avaient leurs chambres attitrées et
emmagasinaient leurs marchandises, avait été
somptueusement reconstruit après l'incendie de 1505. Ce
fondaco
était, selon Fernand Braudel, une «Allemagne en miniature, contrôlée
et privilégiée tout à la
fois»
181.
De fait, «l'un des privilèges de
la "nazione alemanna" était que le commerce à travers
les Alpes en Allemagne lui était
réservé»
182.
Or il est évident que Venise, débouché naturel
des pays allemands sur la Méditerranée, se souciait
fort peu que ces marchands fussent catholiques, luthériens
ou réformés. Les Allemands n'étaient
d'ailleurs pas les seuls marchands hérétiques de
Venise: on y trouvait aussi des Anglais, des Hollandais, des
Portugais d'origine séfarade et des juifs de la
«nation allemande». Et sur le plan politique comme sur
le plan commercial, la Sérénissime n'était pas
très regardante en matière d'orthodoxie de ses
étrangers. C'est ainsi que le système vénitien
de condotta
comprenait plusieurs maisons princières et comtales
allemandes, pas toujours catholiques, qui conclurent des
traités avec Venise pour fournir des troupes contre
paiement183.
À
l'époque où écrit Gracián, le
Fondaco dei
Tedeschi existait toujours, mais l'activité
commerciale de Venise était en déclin. Cependant la
ville amoçait déjà sa «reconversion
touristique» en attirant chez elle, grâce à son
carnaval, les riches de toute l'Europe: marchands, aristocrates,
magistrats. Au premier rang d'entre eux figuraient toujours les
Allemands qui descendaient dans leurs auberges attitrées: le
Lion Blanc, l'Aigle Noir184.
Un historien allemand souligne «le grand
intérêt que les princes et leurs courtisans avaient
pour la ville des lagunes, centre de la vie élégante,
du luxe et du commerce d'objets d'art. Combien de princes allemands
et combien de nobles ont visité le carnaval ou ont pris part
à d'autres divertissements dans la ville des lagunes! Les
Welfen Georg Wilhelm, Johann Friedrich et Ernst August ont fait
plusieurs voyages à Venise, et pendant un certain temps
Ernst August loua le Palazzo Foscari, aujourd'hui siège de
l'université de Venise. De nombreux bavardages ont
été faits sur les aventures galantes, les
divertissements coûteux et parfois scandaleux de ces
hôtes nordiques»
185.
Outre le Fondaco dei
Tedeschi, on a donc l'embarras du choix pour la localisation
du «palais tudesque» dont parle Critilo. Et l'on
comprend mieux pourquoi Gracián évoque, dans
l'Estanco de los
Vicios une princesse, «landgrave ou palatine»
qui abandonne sa respectabilité princière pour
s'enivrer, danser, rire et chanter186;
l'on comprend mieux, aussi, pourquoi il choisit ce moment de son
histoire pour stigmatiser le «grand mariage du vin et de
l'hérésie», notable chez les
Allemands187.
Et que penser de la fin de la deuxième «crise» et du début de la troisième? On y voit l'Ivrognerie vomir d'épouvantables monstres qui pourraient bien faire penser à ceux du carnaval. A la tête de ceux-ci figure la Chimère, monstre composite, qui évoquerait peut-être un autre monstre composite, symbole de Venise: le Bucentaure188. Cette Chimère est pour Gracián du pays de Babel-Babylone: elle représente notamment les politiciens qui se fondent sur le mensonge (on songe évidemment aux disciples de Machiavel, la bête noire des auteurs politiques espagnols et de Gracián en particulier), les arbitristes chimériques et aussi, d'après une allusion fort claire, le machiavélique Olivares qui causa, selon Gracián, la perdition de la monarchie espagnole189. L'évocation de cette Venise babylonienne190 qui engendre la Chimère, avec en arrière-plan la figure d'Olivares, me semble être le pendant parfait de l'entrée, à la «crise» VII de la première partie, dans la Babel-Babylone sévillane: n'y voyait-on pas Protée, le ministre machiavélien (mi-Olivares, mi-Richelieu-Mazarin) de Falimundo, circuler dans un «carrosse de Venise» traîné par deux serpents? Cette association: Machiavélisme-Venise-Séville-Olivares-Richelieu-Mazarin que l'on trouve, à mon avis, dans le Criticón, n'est d'ailleurs pas pour étonner; déjà dans La hora de todos de Quevedo on trouvait une association semblable, quoiqu'un peu moins multiforme: Machiavélisme-Venise-Olivares-Richelieu191.
Si la Sérénissime a le visage serein de la Signoria, elle a aussi le visage démoniaque du Bucentaure: masque carnavalesque de l'ivrognerie, de l'hérésie et du machiavélisme. À Séville, visitée lors de cette sorte de carnaval de printemps qu'était la Fête-Dieu, le choix était plus simple: la ville était toute entière l'image de Babylone. À Venise, visitée lors du carnaval d'hiver, le danger est plus grand: sous l'apparence de la sagesse gérontocratique se cache le vice multiforme dans les moeurs (les plaisirs), la religion (l'hérésie) et la politique (le machiavélisme).
Mais entre la mer et la terre (Venise est «amphibie»), entre l'image «humide» et douce de la mère et de la femme et l'image «sèche» et austère du père et des pères de la Compagnie192, entre l'ivrognerie et la sobriété, entre le sucré et le salé193, entre les plaisirs et la sagesse, entre l'hérésie et l'orthodoxie, entre la périphérie et le centre, il faut savoir choisir: seule Rome, centre des centres, théâtre de vérité et «entrée catholique du ciel» peut répondre à l'attente des pèlerins de la vie.