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Les Français vus par les «tonadilleros» de la fin du XVIIIème Siècle1


René Andioc





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Comment on appréhendait le personnage du Français, généralement un colporteur, avec son castillan approximatif et partant source de comique. Réalisme et conventions. Comment d'autre part les «tonadilleros» reproduisaient à leur tour les paroles des chansons de chez nous et par quel canal elles leur parvenaient.

Cómo se captaba la figura del francés, por lo general buhonero, con su castellano chapurrado y por ende cómico. Realismo y convencionalismo. Cómo por su parte reproducían los tonadilleros la letra de las canciones de allende el Pirineo y por qué conducto llegaban a su conocimiento.



Si l'on en juge d'après divers recensements, de caractère économique, comme celui de 1764-1765, plus nettement politique comme celui de 1791, la colonie française de Madrid était à la fin du XVIIIe siècle relativement bien représentée2; on a pu évaluer le nombre des étrangers au temps de la Révolution à un peu moins de deux pour cent de la population de la capitale du royaume alors qu'elle s'élevait jusqu'à huit pour cent dans la ville de Cádiz pour une population inférieure de   -354-   moitié à celle de Madrid; en nombre absolu, on l'estime à quelque 2700 individus, contre 6400 dans le grand port commercial; mais ce sont les Français, plus de 1500 sur les 2700 recensés, soit plus de la moitié, qui l'emportent nettement dans la «Villa y Corte», elle-même peuplée de quelque 150000 âmes; viennent ensuite les Italiens, avec 750 recensés, soit un peu plus de vingt sept pour cent, et le fait que ces deux nationalités constituent l'élément dominant n'est sans doute pas sans rapport avec la place que leur réservent dans leurs petites pièces les «tonadilleros» et «sainetistas» du temps. Certes, on est mieux renseigné sur les ressortissants de notre pays qui exerçaient des professions commerciales ou bancaires que sur les petites gens, mais, tout récemment, Didier Ozanam a pu retrouver le détail du recensement concernant en 1791 le «cuartel» de Maravillas3, sur les huit dont était constitué Madrid depuis 1768; il ressort d'ailleurs de son étude que nos compatriotes étaient les plus nombreux dans tous les quartiers populaires et artisanaux tels que Maravillas, Barquillo, Lavapiés, San Francisco, Afligidos, mais aussi ceux de la Plaza Mayor et de San Jerónimo, qui les séparaient en deux blocs. Et si l'on excepte les membres des professions libérales et artistiques ainsi que ceux du commerce en gros et de la finance, disons soixante-dix personnes, la majorité des Français recensés exerçait des activités liées au service domestique et surtout à l'artisanat, et il est tout à fait intéressant pour notre propos de relever que dans ce seul district de Maravillas, sur quatre cent seize individus, quarante appartiennent au secteur de l'habillement et de la mode, auxquels je pense qu'Ozanam aurait pu adjoindre les seize perruquiers et coiffeurs dont les services étaient alors fréquemment sollicités. C'était surtout avec ces catégories-là que l'Espagnol de la rue était quotidiennement en contact, qu'ils fussent «avecindados» ou simplement «transeúntes», et il faudrait y ajouter toute cette troupe de colporteurs saisonniers, de vendeurs ambulants venus d'outre-monts, dont certains s'apparentaient aux artisans sans appartenir à leurs corporations et qui, dans la mesure où ils arpentaient les rues en vantant la qualité de leur marchandise, se comportaient exactement comme ces hommes et femmes du peuple madrilène ou venus d'autres provinces offrant aux passants les produits les plus variés, depuis l'alimentation jusqu'aux vêtements (pas toujours en bon état) en passant par les ustensiles de cuisine, les chaises à rempailler ou les livres et la Gazeta. Tout ce prolétariat urbain, nous le retrouvons, étrangers compris, non seulement dans le «teatro breve», mais aussi dans les séries de gravures contemporaines intitulées Gritos de Madrid ou Bendedores de Madrid4, dont les légendes sont justement remplacées par les boniments, déformés en fonction de la provenance -quelquefois, mais rarement, difficile à identifier- des vendeurs, ainsi   -355-   que dans la Colección de trajes de España, du frère de Ramón de la Cruz ou, dans une moindre mesure, dans celle d'Antonio Rodríguez5, postérieure de quelques décennies à la précédente.

Et le fait que, si nous accordons quelque crédit à ces diverses oeuvres, certains métiers pussent être exercés concurremment par des autochtones et des étrangers ne devait pas faciliter les rapports entre les uns et les autres; en outre, c'est une attitude bien connue, encore de nos jours, que celle qui consiste à considérer l'étranger comme différent, donc en un certain sens ridicule (l'étymologie du mot «étrange», «extraño», en constitue un bon exemple) ou même comme un indésirable venu s'enrichir aux dépens du pays qu'il visite: nous avons tous en mémoire, pour ne citer que celui-ci, le tableau XXXI de La hora de todos, de Quevedo, intitulé «Los tres franceses y el español», dans lequel un rémouleur, un marchand de soufflets et de souricières et un autre chargé d'épingles et de peignes se font copieusement injurier par un Espagnol partant comme il se doit servir le roi en Flandre, parce qu'ils transfèrent en quelque sorte en France l'or venu des Indes6. Il y a déjà là un certain nombre d'expressions qui aideront à caractériser nos compatriotes dans le «teatro breve» du XVIIIe siècle: «per ma fue», «hui Monsiur», «mon Diu». Si cette «antipatía de franceses y españoles» n'avait pas disparu à l'époque qui nous occupe, il va de soi que dans de petites pièces en partie musicales et au «livret» essentiellement plaisant, la francophobie, si francophobie il y avait chez les «tonadilleros», ne pouvait guère se manifester que sous une forme atténuée, appelons-la, sans vouloir faire un jeu de mots, francophonie, si tant est que l'on puisse désigner sous ce terme ce qui n'est en fait qu'un charabia hispano-français qui fait encore de nos jours le charme incomparable des touristes des deux versants des Pyrénées en mal d'évasion estivale. Mais il convient de ne pas confondre le simple sourire que l'on veut provoquer au moyen de ce langage métissé avec   -356-   la critique, plus profonde et de tout autre portée, que bien des «ilustrados» adressent a ceux de leurs contemporains, essentiellement de la bonne société, donc en un certain sens plus influents, qui font du gallicisme une mode ou qui, atteints du «mal francés», comme disait le Père Isla, portent également préjudice à la langue castillane et notamment la langue littéraire dans leurs traductions fleurant bon celle de Molière (ou de Voltaire) et non pas celle de Cervantes, ces «traducciones que necesitan traducción», comme on a pu l'écrire alors. Mais quoi qu'il en soit, si l'on en croit plusieurs auteurs du temps, un Cadalso par exemple, cette dégénérescence de la langue n'est pas fondamentalement différente de celle que les Français venus vendre leurs babioles par les rues des villes espagnoles lui font involontairement subir par le biais de leurs boniments: l'auteur des Cartas marruecas écrit effectivement7 que «esta mudanza dimana en gran parte o en todo de los caprichos, invenciones y codicias de sastres, zapateros, ayudas de cámaras, modistas, reposteros, cocineros, peluqueros y otros individuos igualmente útiles al vigor y gloria de los estados», lui qui avoue s'être pourtant adonné dans son adolescence à la «petimetría», c'est-à-dire s'être laissé séduire par la mode importée de ce peuple considéré comme instable et léger.

Quoi qu'il en soit, nous retrouvons encore dans les oeuvrettes des «tonadilleros» (et, il va de soi, des «sainetistas») avec une certaine fréquence, suffisante en tout cas pour attirer notre attention, plusieurs allusions à ce parasitisme reproché dès le siècle précédent aux colporteurs «gabachos», ou «futres», ou bien encore «bugres», comme l'on disait aussi, ce qui était encore moins flatteur8; c'est ainsi qu'un de nos compatriotes s'appelle «Monsiur Liendres» ou «la Liendre»9, ce qui, comme l'on sait, n'est autre qu'une lente et même, si l'on en croit le Diccionario castellano de Terreros, le pou qui en est issu, et ce patronyme imagé autant que symbolique n'est pas sans rappeler l'infamante comparaison, par le vaillant Espagnol de Quevedo précédemment cité, de nos ressortissants à des «piojos que se comen a España por todas partes». Dans Las mormuraciones del Prado,   -357-   «tonadilla a solo» mise en musique par Laserna en 177910, l'actrice María Mayor Ordóñez aperçoit sur la promenade madrilène, parmi d'autres types, «aquel francés que viene. / Vende el ajo para las madamas [les «petimetras»], / y como ellas le consumen tanto, / con el ajo coge mucha plata»; à peu près à la même époque, La potajera o la callera11 nous montre un autre français qui reconnaît dans son sabir avec un certain cynisme:


    In Francha tenemos
muy pocas pesetas;
perro hay grandi modo
con qui ganar orro
y juntar tesorro
a la picarrón.
Venimos a España,
traemos patrañas,
pulvi, modas, flores
e cabos di olores.
Tuto lo vendemos,
y a Francha volvemos
con mucho doblón.



Et Juana de lui rétorquer, en prose cette fois, c'est-à-dire en «parola»:

-El primer francés eres tú que ha dicho la verdad.



Un peu plus loin, le même individu reprend ce thème sous une forme légèrement différente et, pour une fois, dans une langue parfaitement correcte:


    Yo soy un francés,
claro está, sí pues ,
que vine de Francia
desnudo y sin blanca.
Traje dos camisas
sin mangas ni tiras,
y hoy tengo galones
y muchos doblones
que tontos me dan.
Larán, larán, larán.



Nous allons revenir un peu plus loin sur certaines de ces particularités langagières dont le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne sont pas toujours d'une authenticité à proprement parler scientifique, on s'en serait douté, ainsi que sur les diverses «patrañas» vendues aux Espagnols. Mais poursuivons notre quête; même son de cloche dans El lance de la naranjera, «tonadilla a tres» de 1779 elle aussi12, mais cette   -358-   fois, le Français se montre plus disert, même si son élocution relève autant de l'italien que de sa langue maternelle, chose fréquente dans ce genre d'oeuvres brèves, déjà constatée au siècle précédent, et qui n'est sans doute pas sans rapport, on l'a dit, avec la prédominance à Madrid des deux nationalités latines, comparées à l'allemande et à l'anglaise, également évoquées, mais dans une bien moindre mesure, dans nos «tonadillas»:


   Yo he venuto a Ispaña
quatrini a sacar
con estas figuras
de yeso y de cal.
Hechurra barati.
Venid a comprar,
que hasta que il rompan
no se han de quebrar.



Et li continue «canturreando sin compás»:

A li gati, li perri, li burri, li bueyos, que menean li oqui, li orequi, la boca, li barbi, li denti, li pati, li rabi, li corni e tuti li menean.



Nous lui connaissons un confrère contemporain vendant pour sa part des «santi boniti e barati»13 dans la gravure nº 52 des Gritos de Madrid, et l'un de ces «santi» ressemble curieusement au Goya du Capricho nº 1...

Écoutons notre homme reprenant le «cantado»:


   Hechurra barati.
Con questo comercio
al país tornar,
rico de pesetas
que en Madrid ganar.
Hechurra barati,
retrato di cal
que nunca si rompen
si enteros estar.



Le brave «don Pierres» -tel est son nom, et ses homonymes sont nombreux depuis le siècle précédent- se fait rudoyer par un soldat («¡Ay mi perri, que se me han roto!»)14, mais il nous donne de précieux renseignements, dont il n'y a pas lieu a priori de mettre en doute l'exactitude; a la demande de la «maja», elle aussi marchande ambulante, mais d'oranges, au boniment plus bref que celui de Pierres, dont elle a évidemment repoussé les avances, notre homme précise en effet le prix de ses divers produits, selon toute apparence des jouets:

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   Li perri, tre riali;
li buey, otros tres;
li burri quarenta;
li gati otros seis.
Il boqui, li lengüi,
li denti, li rabi,
li barbi, li corni,
doscientos valdrán.
Y por le meneo
dil gato e del perro
y por las pinturas
y tuti la hechurra,
otros ciento más,
que tuto sumato,
partito e restato
y multiplicato
importa trescientos
y cincuenta real.



Mais le «tonadillero» n'en a pas encore fini avec lui; au militaire lui demandant la raison de sa venue en Espagne «a vender cosas de yeso», notre colporteur répond: «Porque el yeso aquí nosotros / lo convertimos en pesos»; et, plus loin encore, il reconnaît que ce qui rapporte le plus aux étrangers, c'est «... vender para las feas / botes, color y barnices»; enfin, «¿Por qué de fuera de España / viene tanto peluquero?», lui demande-t-on; et notre compatriote de répondre:


    Porque ya se peinan todas
las damas de medio pelo,



Ce qui signifie en fait que la bonne société déteint sur les classes moyennes, voire populaires. Tout devant finir par des chansons selon les règles du genre, le trio se met d'accord pour reconnaître que non seulement les Français mais tous les étrangers «... toditos vienen / al olor del oro».

Ailleurs15, un autre Français s'affirme rétameur («e yo far cucharras / e derrito estaño»), mais là ne s'arrêtent pas ses talents: à une «maja», également «naranjera» et qui déclare tout net qu'elle n'aime pas la «fruta / que no es del reino», en l'occurrence son soupirant d'outre-monts, il déclare vendre:


   coletes postices
de poco diñier
per le poco pelo
san le conocer.
Bolses per l'archento.
Ma usted no va bien,
¡alón! per fer rizos
sans le perruquier.



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C'est surtout par leur langage, on a pu s'en rendre compte, et, il va de soi, par les plaisantes déformations qu'ils font subir au castillan (on appelle cela parler «en chapurrao») que sont caractérisés les étrangers en général, et les Français en particulier dans le «teatro breve». A proprement parler -si l'on peut dire!-, il s'agit de déformations telles que les entendent et tentent de les restituer les Espagnols avec plus ou moins de bonheur et d'exactitude au moyen de leur propre système phonétique et de la graphie qui lui correspond. Il semble d'ailleurs -mais elles sont un peu trop fantaisistes pour qu'on puisse être catégorique sur ce point- que ces déformations aient parfois quelque rapport avec la région française la plus proche de l'Espagne, à savoir les pays de langue d'oc; on entend tel colporteur tenter d'espagnoliser le mot occitan signifiant «beau» ou «joli» sous la forme, ici masculine, «pulido»; il arrive aussi que la première personne, on le verra plus loin, comporte une désinence en «i» («quierri», pour «quiero»). Le fait est que, selon Ozanam, les Béarnais, les Limousins, les Gascons, les Auvergnats exerçant de petits métiers étaient nombreux, à Cádiz mais aussi à Madrid, dans la seconde moitié du siècle. Le rémouleur de Un calderero, un amolador y una rabanera, de Marcolini16, dit par exemple: «De Gascuña vine. / Yo soy español / puesto que aquí gaño / muchísimo doblón»; dans El desengañado, de Laserna (1786)17, l'acteur Espejo, à qui l'on demande s'il est français, répond: «¿Francés? Mua estar español, natural de Languedoc»; on notera aussi une autre particularité du castillan tel que le parlent ou sont censés le parler nos compatriotes, et qui consiste, dans l'ignorance où ils sont de la conjugaison, a ne savoir souvent s'exprimer qu'à l'aide de l'infinitif, comme le font encore aujourd'hui bien des visiteurs étrangers, comme le faisaient naguère les habitants de nos colonies dont les gouvernants se souciaient modérément de l'éducation, ou continuent à le faire les Indiens des «películas del Oeste» ainsi que leurs interlocuteurs yankees; nous trouvons par exemple: «¿moa qué escuchar?»; «los albricios te donar»; «oh, Monsieur, fort bien estar» (c'est «estar», et non «ser» que l'on emploie le plus souvent, en raison de sa plus grande ressemblance avec le français); «si querrerme por marrito»; «yo la querrer mucho», «O Monsiur, votr orden / obedecer moa», etc.18; ailleurs il suffit, pour les identifier, de quelques expressions courantes, sur lesquelles je reviendrai aussi, et, surtout, de trois caractéristiques phonétiques, qui se trouvent d'ailleurs réunies par exemple dans le mot pacarro19, pour «pájaro». Il s'agit en effet en premier lieu de la difficulté qu'éprouvait -et qu'éprouve encore- le Français moyen (et même supérieur) à prononcer convenablement les «palabras esdrújulas», que les spécialistes qualifient plus élégamment   -361-   de proparoxytons. La protagoniste de La francesa, de Laserna, nous dit Subirá20, affirme par exemple: «Yo estar una comíca / de gran habilidad», avant de se référer à son «publíco». Cependant, à ma connaissance, et contrairement à ce qui se produit aujourd'hui couramment, nos compatriotes ne sont pas encore particularisés par la tendance a transformer tous les mots, ou presque, en oxytons, disons pour parler chrétien, en «palabras agudas», ce qui pourrait donner plus de corps à l'idée que le languedocien fut l'élément déterminant dans les déformations retenues par les Espagnols; mais rien ne dit après tout, compte tenu de la précision toute relative de l'orthographe du temps et surtout de l'accentuation écrite, que le phénomène n'ait pas été remarqué, et transcrit, à l'intérieur même d'un vers; le fait qu'on ait d'abord joué El matrimonio de Figaró, avant que Larra n'adopte «Fígaro» comme pseudonyme, ne constitue pas une preuve, étant donné qu'il s'agit là de la simple transcription du français, d'un néologisme, en quelque sorte.

On peut être surpris d'autre part de constater que dans l'Espagne du XVIIIe siècle, tout comme dans l'actuelle, où certains journalistes de radio et de télévision, notamment dans les intermèdes publicitaires, roulent emphatiquement le «r» simple final de mot ou de syllabe -implosif- comme le double ou l'initial («Nenuco, el primerr placerr del recién nacido»; «Reloj Cerrtina»; «Reloj Duward, reloj perrfecto»)21, on peut être surpris, disais-je, de voir nos voisins d'outre-Pyrénées caractériser nos compatriotes par cette même particularité à l'intervocalique, c'est-à-dire dans la seule position où nul ne s'aviserait en Espagne d'en modifier la prononciation: c'est ainsi qu'un colporteur mange des «perras» et non des «peras»; nous avons déjà entendu un de ses collègues vanter la «hechurra» de ses jouets; un autre visiteur s'intéresse de près à l'actrice «La Carrambo» (María Antonia Vallejo y Fernández22, dite La Caramba); il est déjà question d'«alfilerres», à deux reprises, au siècle précédent, dans Las travesuras de Pantoja, de Moreto, qui met en scène dans la «jornada segunda» un faux «buhonero gabacho» appelé Juan Fransué -prononcé, remarquons-le, selon la phonétique française du temps- dont divers homonymes, appelés Juan Francés, apparaissent dans certains «entremeses», tel l'entremés del gabacho, publié dans la «segunda parte de las comedias» de Tirso de Molina en 1635 ou dans l'entremés nuevo de Juan Francés, de Quiñones de Benavente23; et nous avons remarqué au passage une autre caractéristique consistant, semble-t-il au premier abord, à espagnoliser, au moyen d'un o un substantif qui n'en   -362-   a nul besoin: «zambombo», «culebro», «albricios», «arracados» (déjà, chez Moreto), «encajos», «violinos»24; mais il s'agit aussi, remarquons-le, d'une désinence féminine languedocienne, ou plus exactement de son équivalent phonétique; «potometres» ou «Madrido», attestent le même traitement, franchement caricatural dans le premier cas (dans El aguador, de Moreto, un personnage disait venir «de Fransio / a ver il reino de Españo»); pour en revenir a cet étrange «r» redoublé, une «maja» voulant imiter les grisettes parisiennes, affirme: «Moi ser la Tirrán», c'est-à-dire «La Tirana»25, autre actrice célèbre, María del Rosario Fernández, dont Goya fit le portrait; il n'est pas jusqu'à un Italien qui ne qualifie cette attitude de «disparrati» (avec en outre un «i» final, comme cela s'impose). On trouve par douzaines les exemples qui illustrent cette particularité: «Vosté, señorrita / estar embusterra»; «muchas figurras»; «la quierri» («je vous aime»); «Parrís», évidemment. On trouve même l'interjection qu'un film nord-américain célèbre a immortalisée dans sa version française, et qui devient, «en buen romance chapurrao», puisqu'il offre les deux caractéristiques précédemment citées: «¡torrototó!», pour «taratata!»26. Ce langage, pour être conventionnel, n'en reposait pas moins sur des faits bien précis.

Mais comment prononçait-on réellement ce phonème? L'explication paraît de prime abord relativement simple: le «r» dit «roulé», celui dont Monsieur Jourdain découvrait avec émerveillement le point d'articulation et l'aperture, et qui est voisin de l'espagnol, a tendance à disparaître au cours du XVIIe siècle, essentiellement en milieu urbain, notamment à Paris, bien qu'il se soit maintenu jusqu'à nos jours dans plusieurs régions, souvent en milieu rural, et notamment dans le Languedoc, au sens large du terme; écoutons la leçon du maître de philosophie dans la scène bien connue du Bourgeois gentilhomme:

Et l'R [se prononce] en portant le bout de la langue jusqu'en haut du palais; de sorte qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle lui cède et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement: R, RA27.



Il s'agit bien du «r» roulé et même long, c'est-à-dire de la dentale alvéolaire à plusieurs vibrations consécutives, qui permet de distinguer de nos jours l'ignare provincial, dont le plus bel exemple fut naguère certain directeur de l'ORTF à l'accent catalan rocailleux, du Français éminemment distingué de la moitié nord du pays; il suffit d'avoir entendu parler la grande Colette ou plus simplement encore chanter tel artiste   -363-   lyrique pour se faire une idée de ce que pouvait être chez Molière ce «r» intervocalique, plus roulé que son homologue castillan. Mais à ma connaissance, ni un Gascon, ni un Languedocien, ni un Provençal -il y en avait à Madrid- ne roulent ainsi un «r» simple à l'intervocalique, alors que c'est là justement ce qui caractérise, selon les «tonadilleros», le Français s'essayant au castillan; on aurait plutôt tendance à caractériser les Allemands, et surtout les Biscayens, à l'aide de cette prononciation: ainsi, dans une comédie assez tardive de Simón de Viegas, El Rábula, jouée et publiée en 1803, voisinent les patronymes Gorris, Zurriburriaga, Zamarramurdi, ce qui n'est pas sans rappeler l'antipathique D. Roque de Urrutia, héros du premier essai dramatique de Leandro Moratín. Comment expliquer par conséquent cette graphie et la prononciation qu'elle est censée représenter dans ce «teatro breve»? Je pense qu'il peut s'agir donc, en fait, d'une convention héritée du XVIIe, où nos compatriotes parlaient encore comme les contemporains de Monsieur Jourdain, ou bien peut-être même, déjà, d'un «r» vélaire, dit aussi «parisien», mais affecté de ce que Littré qualifie de «défaut», à savoir, un grasseyement qui consiste en un roulement non plus alvéolaire, mais guttural, et dont le caractère «vicieux» était déjà plaisamment dénoncé en France à l'époque qui nous occupe. C'est encore ainsi de nos jours que ceux qui ne disposent pas du système phonétique castillan prononcent dans cette langue le «r», qu'il soit simple ou double, lorsqu'ils s'efforcent de le faire vibrer, et il est évident que la chose devait paraître beaucoup plus divertissante, parce que plus insolite, dans le cas du «r» simple, surtout à l'intervocalique, où l'Espagnol n'émet qu'une seule vibration, et cela au niveau alvéolaire. Mais on peut trouver, comme nous le verrons plus loin, également la graphie «rr» dans des termes tels que «lombrro» («l'ombre»), «sombrro» («sombre»), etc., où le phonème n'est pas intervocalique, ce qui semblerait montrer que la première de mes deux hypothèses est la plus viable; mais, va-t-on dire, pourquoi ne pas généraliser, systématiser, pourquoi de nombreux mots français, ou espagnols prononcés par des Français, sont-ils écrits avec un seul «r»? Tout simplement, me semble-t-il, pour éviter de lasser le spectateur par une accumulation excessive, et lui permettre, en dépit de ces déformations, de comprendre en gros le sens des propos tenus par les personnages mis en scène, sous peine de ne pas le voir manifester son hilarité au moment choisi par l'auteur. D'autre part, les acteurs désireux d'amuser le public le prononçaient-ils, savaient-ils même le prononcer, à la française, c'est-à-dire alors guttural, ou n'émettaient-ils qu'un «rr» ou un «r» initial espagnol? Il est difficile de le dire faute de témoignages précis, mais il y a tout lieu de croire qu'à quelques exceptions près, on devait allègrement mêler les deux sons28.

  -364-  

Vient ensuite la prononciation de la «jota»; son étude nous permet de constater que ce «r» parisien précédemment évoqué, et qui reste le nôtre, ne devait tout de même pas avoir une diffusion suffisante pour le faire ressentir comme le phonème que l'on peut approximativement considérer comme l'équivalent sonore de la «jota», et que, peut-être, la prédominance des immigrants méridionaux n'était pas non plus totalement étrangère à ce phénomène; en effet, on ne prononçait pas cette «jota» comme nos contemporains en mal de tourisme, qui demandent une «orera» à la suite d'une «faena» au cours de laquelle le toréador n'a reçu aucune fâcheuse «corida» de la part du taureau (dont de moins en moins de gens, soit dit en passant, connaissent l'orthographe française). L'équivalent de la «jota» au XVIIIe siècle était tout naturellement le phonème sourd, non fricatif, dont le point d'articulation était le plus voisin, c'est-à-dire «k». Beaumarchais, qui fit en 1764 un voyage en Espagne pour tenter, sans succès, d'obtenir réparation du déshonneur de sa jeune soeur Marie-Louise (l'une des deux «Caronas» appartenant à la maison de commerce Guilbert à Madrid), séduite par le haut fonctionnaire et écrivain José Clavijo, une aventure, on le sait, qui intéressa plusieurs dramaturges dont Goethe lui-même, précise dans son quatrième mémoire contre Goëzman: «Ce mot, qui s'écrit Clavijo se prononce à peu près Clavico: je le fais imprimer ainsi pour la facilité de la lecture». Ouvrons ensuite le Littré, voire le Robert, à l'entrée «Xérès», et nous constaterons que le mot doit se prononcer «kérès» (le «x» n'étant que la graphie ancienne de la «jota»); c'est en tout cas la prononciation proposée par l'Académie, si l'on en croit le second dictionnaire cité, ou Le bon usage, de Grévisse. D'ailleurs, de nos jours encore, un Catalan du Sud des Pyrénées dira d'un bel enfant qu'il est «molt maco», c'est-à-dire «muy majo». Dans El estrangero ridículo que vende figuras de yeso (1774), étrangement proche de El lance de la naranjera, précédemment évoquée, une vendeuse d'asperges rabroue notre ancêtre en lui disant: «a la jota -pour demeurer courtoise- márchate corriendo»; et l'autre de répondre: «e por lo mismo cantar mí cota». Citons, sans aucun ordre: «moquieres» ou «muqueres» (où le «r» simple intervocalique, et non double, montre que les librettistes ne faisaient pas preuve, on l'a dit, d'une totale rigueur dans leurs plaisantes transcriptions), «trabacar», «ánquel», appliqué à une beauté féminine; «tiqueras, nabacas» ou encore «agucas», aiguisées par le rémouleur dans la «tonadilla» Los ciegos y el amolador, de Laserna (1779)29, à de nombreuses reprises le mot «maca», puisque souvent les «majas» servent de repoussoir au personnage de l'étranger en tant que garantes de l'authenticité espagnole; nous avons déjà mentionné les «oqui» mobiles des animaux de plâtre; «por sus oquillos me morro», dit l'un des nôtres,   -365-   amoureux d'une grisette, qui traite un rival heureux de «macadero»30, et nous remarquerons à ce propos la difficulté, réelle sans aucun doute, que les Français éprouvaient, tout comme à l'heure actuelle, devant les verbes à diphtongaison (on trouve aussi «mostran» pour «muestran», «no te morras [...] no morras por mí»), ce qui incite parfois le librettiste a faire commettre une plaisante hypercorrection à un autochtone s'adressant ironiquement à un Français («españuelo» au lieu de «español», «cuernucopias» pour «cornucopias»).

Si l'on n'est pas absolument certain de la façon dont on identifiait par son aspect extérieur un de ces colporteurs français («un francés» ou «de francés», ou bien encore «de militar ridículo», le «traje militar» étant alors l'habit quotidien, dit également «francés» et qui, selon Bourgoing, se différenciait dans les années 1770 de l'espagnol, de teinte sombre, par ses couleurs voyantes)31, son charabia était largement suffisant pour ce faire. Cependant, le «tonadillero» n'était pas toujours très regardant en ce qui concernait, disons, l'authenticité de ce langage, l'essentiel étant à ses yeux de créer un personnage étranger pouvant passer pour un de nos compatriotes; c'est ainsi que dans telle ou telle pièce, plusieurs idiomes se mêlent, malgré la prédominance de l'un d'entre eux; dans La gallega y el zorongo, de Pablo del Moral32, l'un des nôtres se fait comprendre à l'aide de ce que Subirá qualifie, non sans raison, de trilinguisme, orthographe comprise: «O mon Diu che mon per / madoné con el fu et; / elás, elás, perché esta matine / non cherrer moa traballé»33il y a même une phrase entière en italien déclamée par un gavache «...siete un furbante, / un asino, un maladeto»; d'ailleurs nous avons parfois affaire a un «estranjero», polyglotte, dont nous apprenons avec quelque surprise qu'il est «francés». Mais, outre les déformations qu'ils faisaient subir à la langue castillane, ils proféraient fréquemment un certain nombre d'interjections, devenues des lieux communs dans ces petites pièces; la plus usitée, de toute évidence, était: «alón» (parfois «alondón»), avec évidemment le sens de «vamos»; puis venaient: «fort bien», «san fasón», «par ma fua», «votre servitor», ainsi, bien entendu, que «güi, güi»; la première était devenue si fréquente qu'on l'entend même utiliser par   -366-   des individus parfaitement autochtones et nullement ridicules, pour qui elle équivalait, toutes proportions gardées, à notre moderne «go», de même que l'on se disait couramment «au revoir» en basque: «agur» ou «abur»; à ces interjections s'ajoutaient quelques jurons ou injures, dont on comprend que les auteurs n'aient pas abusé: «coquén», parfois «co quien», et le «yerni» ou «yarni» qu'on prononçait également outre-monts «charni», une hésitation due à l'absence de notre phonème «j» («jarni», c'est-à-dire: «je renie [Dieu]»), «yerni cotón» ou, pour la même raison, «sarnicotón» (jernicoton) dont une chanson de Georges Brassens a pour quelque temps assuré la survie précaire et qui est d'origine auvergnate; mais attendons la guerre d'Indépendance et nous entendrons alors, dans El dos de mayo de 1808 en Madrid de Francisco de Paula Martí34, les suprêmes insultes, ou du moins celles qu'avait retenues l'auteur, des soldats napoléoniens à l'adresse de leurs victimes: «Anda al Prado, futre, anda»; «alóns, al Prado, fripón»; «bugre español fripón», ainsi d'ailleurs que les déformations que nous avons prédemment évoquées, («él no estar francés de verras, / que estar un pobre polaco»).

II faut préciser cependant que parmi les colporteurs il arrive que se glisse un Français d'une autre condition, si l'on en juge d'après les propositions que fait à «La Caramba» l'un d'entre eux dans El lance de la Carrera35, datée de vers 1780 par Subirá; amoureux de l'actrice, «yo la querrer mucho», lui avoue- t-il, «e gustar de verla / e darle palmadas / desde la luneta», c'est-à-dire depuis le secteur situé devant la scène, dont le prix des places était le plus élevé, et que fréquentaient notamment les jeunes gens de bonne famille en mal d'aventures galantes, car, tout comme de nos jours, il était de bon ton d'avoir pour maîtresse une comédienne; mais notre homme va plus loin: éconduit, naturellement, par «La Caramba», il lui propose tout de même: «¿quierre usted ir al Sitio / a ver las Parrecas? / La llevaré aunque gaste / treinta piesetas» (120 réaux, une somme équivalant en gros au salaire de dix jours de travail de l'apprenti joaillier Leandro Moratín): il s'agit des fameuses «Parejas Reales», représentées par le peintre Luis Paret, longuement décrites par Bourgoing dans son Tableau de l'Espagne moderne36, où il les qualifie avec une pointe d'humour de «bal de centaures» et qui étaient un somptueux divertissement équestre, le «sitio» évoqué étant selon toute vraisemblance Aranjuez.

Enfin, nos compatriotes apportent avec leur pacotille -et avec l'assentiment des dramaturges, est-il besoin de le dire?- un certain nombre de chansons de leur pays, que dans une pièce musicale on   -367-   n'avait aucune raison de ne pas mettre à profit et dont l'état de mes connaissances en la matière ne me permet pas de garantir toujours l'authenticité; mais le piquant de la chose, c'est qu'à présent, les rôles sont inversés, et c'est le «tonadillero» qui s'essaie au français, non plus son personnage qui tente de se faire entendre en espagnol; il est assez amusant d'essayer de retrouver les paroles d'origine par-delà ce qui est aussi un «chapurrao» associé à des aberrations orthographiques dues à la transcription phonétique, au même titre que le castillan parlé par un étranger, car il va sans dire que le résultat n'est guère plus convaincant, à ceci près peut-être que le comique, si comique il y avait dans ce cas, devait être, le jeu des acteurs aidant, de nature différente; c'est ainsi qu'une «canzoneta francesa» (le terme a une consonance italienne, tout comme ceux qu'emploie couramment le français moyen allant à la «plazza» applaudir les successeurs de «Luis Migwel Domingwín» ou l'anglais Richard Twiss allant à Madrid en 1773 au théâtre de «la Croce») est entonnée par l'un d'eux:


   Charmant amour,
roi de monciur,
ye sui, ye sui
de ma metrese
le conquerant
larán, larán, larán37.



Ailleurs, dans La maja alegre, de 1796, on pouvait en entendre une autre, de toute évidence satirique et dont ce qui paraît être le refrain, ainsi d'ailleurs que le rythme de l'ensemble, ne sont pas sans rappeler ceux de notre Cadet Rousselle, à peine plus âgée de quatre ans et elle-même inspirée de la non moins célèbre Jean de Nivelle, dont le héros a, comme son prédécesseur, trois chevaux, trois beaux chiens, trois gros chats, et, de manière nullement fortuite, le même nombre d'enfants que la Jeannette dont nous allons évoquer le souvenir:


   Janet a Pier son marié,
a les troi moa ella cuché
troi bel sanfans sanfans.
Le troa a Janet
la apel samer, mea son mari
ni un le di,
perque bien heriux
es Monsieur Pier
Me cependán, me cependán
la bel Janet
es a bon anfan38.



  -368-  

A ce propos, nous allons en avoir plus loin deux preuves évidentes, je pense qu'au moins dans leur majorité les paroles de ces chansons ne sont pas celles des chansons originales françaises, mais plus exactement celles que les dramaturges de chez nous rédigeaient eux-mêmes pour les faire chanter à leurs personnages sur ces airs connus de tous: on peut dire en effet que dans un nombre important d'oeuvres françaises non tragiques le procédé est utilisé avec une fréquence impressionnante; c'est par douzaines que, dans une seule et même pièce d'un Favart, d'un Vadé, d'un Lesage, voire de Beaumarchais et d'autres encore, se retrouvent ces textes, généralement assez brefs, systématiquement précédés de la mention en italique: «Ari»: plus tel titre de chanson populaire; ainsi Vadé met-il à profit, entre autres, La belle Diguedon, et dans le seul troisième volume des oeuvres du premier nommé, publiées de 1750 à 1757, nous pouvons reconnaître, parmi bien d'autres qui n'évoquent rien pour moi, certains titres qui nous sont restés familiers, tels, dans L'amour impromptu (1756): La bonne aventure ô gué et J'ai du bon tabac dans ma tabatière; dans Le mariage par escalade (1757): Sur le pont d'Avignon et Elle aime à rire elle aime à boire, qui fut mise à l'honneur, avec quelques autres, par ce que l'on pourrait appeler les Jeunesses Vichyssoises de la dernière guerre mondiale; et il n'est pas sans intérêt de remarquer encore que l'air: Les filles de Montpellier, mis en paroles, pourrions-nous dire, par Favart dans l'opéra comique Les nymphes de Diane en 1755 rappelle El enfermo burlado por el practicante, d'Esteve, dans lequel il est affirmé que «Las niñas de mon Pellé / por un diné / mostren le pe, / y también la camiseta», car les paroles de ce théâtre français sont généralement bien plus lestes que celles des «tonadillas» ou «sainetes» en ce qui concerne la passion amoureuse. C'est donc, semble-t-il, par l'intermédiaire des comédies de nos dramaturges de second ordre, les plus nombreuses, que ces chansons ont dû pénétrer en Espagne, en raison de l'usage important que firent de ces oeuvres leurs contemporains d'outre-Pyrénées parfois à court d'inspiration. C'est pourquoi il serait vain d'espérer retrouver, au milieu d'une si abondante production, l'origine de toutes les paroles qui nous occupent.

Citons encore la «canción francesa», d'origine inconnue de moi, qui nous est proposée dans La peregrina viajante39, anonyme, de fin mai   -369-   1776; après une allusion au fait que, contrairement à ce que beaucoup pensent, la France n'est guère différente de l'Espagne, et une petite pointe contre les tragédies jouées à Paris, jamais totalement acclimatées au sud des Pyrénées, et aux spectateurs desquelles, «cuando hay pasos de sentir, / se les caen los lagrimones / como huevos de perdiz», Lorenza Santisteban, alias «La Navarra», entonne:


   Set un chos le marié (bis)
quil fo bien quil fo bien,
quil fo bien
voar premierman, premierman
Il fole fair sans pansé,
il fole fer a presán
toule mond va for contan.
Prené gard: pur retourné, (ter)
pur mu marié Madam
Lan, larán, larán
larán, larán, larán.
Alón don, alón don
a vu marié, garsón (bis)
lan larán (etc.)
lo ron lo ron (etc.).



Ce dernier vers, on l'aura remarqué, témoigne d'un autre compromis, celui qui s'établit entre l'une et l'autre syntaxes; il est donc fréquent de retrouver ce «a» après un verbe de mouvement; ainsi dans El vizconde estudiante, non datée:


   Venez, venez
a prendre un pris
    tabac rapé.
Nous irons a la taberna
a boire une bouteille du vin.



L'amour et le mariage sont, on l'a vu, des thèmes courants, et même, si l'on en croit La maja y el amolador, d'Esteve40, l'après-mariage, nécessairement peu orthodoxe, compte tenu de la tonalité de ces pièces:


   Apré notre mariage
je feré ave gran plesí
se que fe qui sui lu sage
de coquet de ton peí.
-370-
Danceré a velos abates,
chantaré suvanda mur;
de charmán ofisieles
me feré besé tu jur (bis).



Le son du «j» français (et celui du «g» devant una palatale), sans équivalent en espagnol, est orthographiquement restitué, comme il a déjà été dit, soit, dans le premier cas, par la même lettre, qu'on devait peut-être prononcer déjà -c'est encore le cas aujourd'hui- comme un yod quelque peu écrasé: «tuyur» (à moins qu'il ne s'agisse, ce qui est plus probable, d'une simple transcription de l'orthographe française, souvent combinée à l'orthographe phonétique espagnole pour donner lieu à un compromis), soit, dans les deux cas, comme une «s» ou une «ch» (voyez l'étymologie de «mariachis» et l'élégante qui s'habille «a la neglisé» dans Silencio, patio mío, récemment enregistrée par le Grupo Lírica XVIII et la maison de disques Etnos), mais le fait que l'on trouve aussi fréquemment la graphie «x», qui rivalisait à l'époque avec la «jota» pour représenter le son de cette dernière, semble indiquer que l'on faisait aussi appel au phonème dont est issue cette fricative vélaire sourde, peut-être en chuintant un peu plus que de coutume la «s»: ...«Vien oblixé»; «Vu set charman exo li come il xur»; on trouve, dans le «sainete» de Cruz Las foncarraleras41, à peu près la même phrase, dans laquelle les «x» font place à una «jota» apparemment prononcée comme j'ai précisé plus haut: «Ell e joli com le jour»; on trouve aussi la graphie «cholí»; et l'existence de doublets tels que «ja» et «cha» (il s'agit de chats, qui sont tous gris la nuit) dans une même phrase musicale bissée, ou «moxié» et «mossié», avec tantôt deux «s», tantôt une seule, témoigne, visiblement, d'une hésitation entre le «s» espagnol et notre son «ch». Et l'on comprend aisément que, malgré de méritoires efforts, José Subirá, qui tente, apès les «tonadilleros», de transcrire ces phonèmes «barbares», n'y parvienne que partiellement et commette même des erreurs à son tour. D'ailleurs, dans certaines «tonadillas», la transcription des phrases françaises se fait en un seul mot étrange, comme si les termes en étaient prononcés en une seule émission de voix, ce qui n'est pas sans rappeler la célèbre question de la Zazie de Raymond Queneau ou, pour demeurer dans les limites du domaine hispanique, les groupes syntactiques ininterrompus que fait prononcer Ciro Alegría à ses Indiens; nous pouvons entendre -ou plutôt lire- un «Quisquidomán?» («qu'est-ce qu'il demande?») ou un mélange franco-italien: «Quisquilá, quisquilá, qui volete?» («Qu'est-ce qu'il y a?», et non «Qu'est-ce que cela?», comme l'interprète Subirá)42; d'ailleurs,   -371-   certaines chansons françaises favorisaient certainement cette tendance, puisqu'un air mis à profit par Favart dans La coquette sans le savoir a pour titre: Tatitaté tes tétons; mais on aura pu remarquer, ou du moins le remarque-t-on à la lecture du livret de ces pièces, que si ce phénomène de soudure de plusieurs mots se produit avec une grande fréquence, bien que la plupart de ces groupes n'atteignent pas la longueur exceptionnelle de ceux que je viens de citer, on observe encore plus fréquemment le phénomène inverse, c'est dire la dissociation d'un mot en plusieurs parties graphiquement autonomes.

Le célèbre musicologue cite une autre pièce, intitulée Los españoles viajantes43, dans laquelle sont chantées des «seguidillas en francés» prétendument ramenées de Hollande, selon un personnage, et qu'on aurait entonnées au cours des obsèques d'un dramaturge décédé pendant que l'on jouait le dernier acte de sa tragédie:


   Ve tu ma Rosineta
fer ampleta
du rue des marí?
Se ne sui poen Tircis,
me la nuy dans lombrro
se sui ancor le mem,
e cantil fe sombrro,
le plui bo ja son gri
le plui bo cha son gri.
Se ne sui poen (etc.)



J'ai retrouvé par bonheur et sans trop de mal, grâce au prénom de la belle, l'origine de cette chanson; dans la scène 5 du troisième acte du Barbier de Séville, de Beaumarchais, Bartholo entonne «un de ces petits airs qu'on chantait dans [sa] jeunesse et que chacun retenait facilement», en se contentant de substituer, pour la faire cadrer -dit-il- aux circonstances, «Rosinette» à «Fanchonette»; seul un vers diffère de celui du texte précédemment cité, j'ignore pourquoi:


Veux-tu, ma Rosinette,
       Faire emplette
    Du roi des maris?
Je ne suis point Tircis,
    Mais la nuit, dans l'ombre,
Je vaux encor mon prix;
    Et quand il fait sombre,
Les plus beaux chats sont gris.



  -372-  

Les trois premiers vers sont repris par Figaro rappelant à Bartholo, dans la scène 2 d'un compliment de clôture, son talent musical. La pièce fut adaptée en espagnol par Laviano (1780), et l'opéra-bouffe de Paisiello joué à Madrid dès 1787; le «tonadillero», ce qui n'a rien d'exceptionnel, avait lu la pièce de Beaumarchais dans le texte, et cela au cours de la décennie 1770-1780, le manuscrit de la «segunda parte» de la «tonadilla» citée, par Ferrandiere, conservé à la Biblioteca Nacional de Madrid, étant daté de 177844. J'ai trouvé un seul cas, mais il doit y en avoir d'autres, peu nombreux sans doute, d'une transcription parfaitement correcte du texte d'une chanson française: il s'agit d'un petit air, vite suivi de paroles espagnoles, que chante un rémouleur dans la tonadilla» de Laserna, Los ciegos y el amolador, de septembre 1779:


   Du vin, de la gaîté,
ménagère gentille,
surtout de la santé:
c'est par où Blaise brille;
de la tranquillité;
tout le reste est vétille.



Cette oeuvrette provient elle aussi d'une comédie française en un acte mêlée d'ariettes, musique de Philidor, mais sans nom de librettiste, intitulée Le bûcheron et les trois souhaits (1763), et tirée, nous est-il dit, d'un conte de Perrault45.

Mais ce que l'on pourrait appeler, anachroniquement et de manière fort peu académique, le «tube» de l'époque fut la fameuse chanson burlesque du général anglais Marlborough, prononcé «Malbroug», vainqueur de l'armée française pendant la guerre de Succession d'Espagne, que ceux de ma génération ont apprise sur les bancs de l'école, et redevable de sa popularité à Marie Antoinette, laquelle, en   -373-   1781, l'apprit de la nourrice du premier dauphin, une «dame poitrine»; c'est d'ailleurs sur l'air de «Marlbroug» (sic) que Chérubin, dans Le mariage de Figaro, chante sa peine; outre-Pyrénées, elle donne même lieu à des «tonadillas» tout entières dont c'est là le titre; ainsi, Jacinto Valledor écrivit en 1785 La cantada vida y muerte del general Malbrú46(on écrivait aussi «Malbruc» ou «Mambrú»), dont le succès, au dire de José Subirá, est seulement comparable à celui que remportèrent un siècle plus tard La verbena de la Paloma, du «maestro» Bretón, ou La Revoltosa, du «maestro» Chapí; ce succès fit introduire rapidement l'ancêtre de Winston Churchill, surtout sous forme d'allusions, dans une foule de petites pièces, comme Los payos del Malbrú, où il est appelé «Malbruto», et bien d'autres encore, par exemple El Malbrú, dans laquelle le général vient à Madrid pour tuer «La Tirana», El desengaño, de Laserna, voire le «sainete» El sombrerito, de Ramón de la Cruz, au point que le personnage lui-même passait pour français, comme dans la «tonadilla» El desengañado, de 1786 et toujours de Laserna47, où l'un des personnages se fait passer pour lui en disant: «Mua estar monsieur don Malbruc» et s'entend demander: «¿Conque usted es francés?» Il entonne alors à la demande générale les trois premières strophes, les plus connues:


   Malbruc s'en vat en guerre,
mirontón mirontón mirotela;
Malbruc s'en vat en guerre,
ne sai quand reviendra.
       Il reviendra la Pasque [...]
ou a la Trinité.
       La Trinité se pase, [...]
Malbruc no revien pas.



Ces couplets, adaptés à l'espagnol dans la fameuse «tonadilla» de Valledor, qui, on l'a dit, lança la mode, méritent, me semble-t-il, dans la mesure où ils sont très brefs et s'achèvent sur une note comique originale, d'être reproduits; les voici, indépendamment des personnages qui les chantent:


   Malbrú quedó difunto,
mirontón, tontón, mirontela
Malbrú quedó difunto,
llevémosle a enterrar,
-374-
como le pertenece,
mirontón (etc.)
como le pertenece,
con pompa y majestad.
       Encima de la caja,
mirontón (etc.)
encima de la caja
puesto el romero va.
       Y un pajarito dice
mirontón (etc.)
y un pajarito dice
que ya descansa en paz.
       No vendrá más al campo
mirontón (etc.)
no vendrá más al campo
ni comerá más pan.
       Ni beberá más vino,
mirontón (etc.)
ni beberá más vino...



et c'est alors que, ne pouvant supporter cette horrible perspective et se dressant dans son cercueil, le brave général s'écrie, «empinando una bota»: «Más vino beberá», avant de rendre enfin pour de bon le dernier soupir parfumé peut-ête au Peralta ou au Frontiñán, chose que l'auteur ne précise pas48. La chanson était encore populaire en 1830, du moins chez les Inquisiteurs, lorsque sur leur ordre on modifia dans le texte de El sí de las niñas, publié officiellement par l'Académie Espagnole, un passage dans lequel il était dit qu'une grive apprivoisée troublait le sommeil de ses pieuses propriétaires en chantant toute la nuit le Gloria patri et la Oración del Santo Sudario, de sorte que le pauvre animal ne compta plus désormais dans son répertoire que «el Malbruc y la jota».

Il resterait à parler -mais cela dépasserait le cadre de ce «divertimento» et je l'ai d'autre part longuement évoquée ailleurs-49 de la mode française adoptée par de nombreux jeunes gens et dont des esprits chagrins ne manquèrent pas de s'indigner parce qu'elle efféminait à leurs yeux la traditionnelle virilité espagnole, ou que des dramaturges, toujours prêts a se mettre à l'unisson de la majorité de l'opinion, traitèrent simplement par l'humour, trop heureux qu'ils étaient de disposer d'un nouveau moyen de faire sourire leur public: je veux parler, naturellement, des «petimetres», mais aussi de leurs successeurs apparus vers 1795 et qui tentèrent d'acclimater dans leur   -375-   pays, non sans quelque succès puisque l'autorité militaire elle-même s'émut de voir de jeunes officiers les imiter, la tenue et les manières extravagantes de nos «incroyables» et nos «merveilleuses»: je veux parler de ces «currutacos» et «currutacas» ou «madamitas del nuevo cuño», dont nous connaissons dans tous ses détails l'accoutrement grâce a tel dessin de Goya50, mais surtout à ceux qui m'ont fourni la matière de cette brève analyse, à savoir les «tonadilleros», dont certains consacrèrent des livrets entiers à le décrire. Nul ne s'étonnera, après ce qu'il a été dit précédemment, d'entendre une «copla» du temps annoncer:


    A tomar aires franceses
quiere marchar «la Tirana»,
pues sabe que sólo gusta
lo que es francés en España51.



«Sanfasón»; «sete el hunior a vuset el bon soar»52. Comprenne qui pourra.





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