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Mythologie réactionnaire et idéologie contre-révolutionnaire dans le roman catholique du XIXe siècle

Solange Hibbs-Lissorgues





Dès le début du siècle, en 1808, date symbole pour l'Église et les catholiques qui ouvre une des premières brèches dans une autorité incontestée jusqu'alors, des écrivains conservateurs et croyants comme Antonio de Capmany revendiquent une littérature «nationale» porteuse des valeurs immuables de la nation espagnole. Pour l'idéologue traditionaliste qu'est Capmany, la pénétration des idées étrangères, essentiellement celles issues de la révolution de 1789, sont la menace la plus lourde qui pèse sur l'identité espagnole, l'intégrité des coutumes et de la langue. Un des véhicules privilégiés de ces idées nocives est, bien sûr, la littérature et surtout le roman:

Dejo de ponderar aquí los daños que han hecho, no sólo a nuestra lengua y modo de pensar, sino también a las costumbres, las malditas novelas francesas ya traducidas, ya originales que corrompen los corazones con capa de fortalecerles en peligrosa lucha y queman por donde pasan sin verse una chispa1.



Ce purisme profondément réactionnaire et ce nationalisme exacerbé qui s'expriment dans Centinela contra franceses (1808) justifient l'élaboration d'une littérature «refuge», une réhabilitation morale par le genre romanesque le plus approprié. Dans ce cas il semble que le récit historique sous toutes ses formes soit le plus opportun pour mener à terme une telle tentative:

Los poetas, que hasta aquí no se dedican sino a cantar amores y victorias en composiciones heroicas y líricas, podrían ejercitar su talento en letrillas y romances populares que despertasen ideas de honor, valor y patriotismo, refiriendo proezas de esforzados capitanes y soldados nuestros en ambos mundos, ya contra indios, ya contra infieles, ya contra enemigos de la España en África, Italia y Flandes, pues hartas ofrece la historia2.



Comment ne pas voir dans cette «patriótica empresa purificando primero nuestros labios y después nuestro corazón» la volonté de glorifier une certaine Histoire et d'en dégager des valeurs essentielles susceptibles de fortifier la conscience nationale et religieuse?

Il est également difficile d'ignorer la présence de cette idéologie traditionaliste dans les œuvres produites au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Dans la production romanesque catholique de la décennie 1840-1850 et dans celle qui surgit plus tardivement, le choix des événements de l'Histoire ainsi que l'éclairage proposé sont imprégnés de cette volonté de revaloriser un héritage national et d'en dégager une «essence». Le roman, la diégèse ne sont qu'un support idéologique de plus dans l'arsenal des moyens mis en œuvre pour défendre la cohésion d'une religion et l'identité d'une institution menacées par les nouveaux courants de pensée. La dramatisation au niveau du discours officiel de l'Église des événements considérés comme une agression est répercutée dans le discours romanesque qui cherche à susciter adhésion affective et idéologique. L'imagerie populaire d'un pape martyr, prisonnier dans le Vatican et seul rempart contre les excès révolutionnaires et la sécularisation en est un exemple significatif. Nombreux sont les romans qui illustrent parfaitement la mise en scène sentimentale et la reconstitution historique partiale d'événements passés mais qui ont valeur de mise en garde.

Cette attitude de repli mais aussi de conquête stratégique d'un terrain qu'il faut investir est constante chez les romanciers «orthodoxes» qui ont voulu impulser un roman édifiant et didactique.

L'écriture romanesque et le discours de l'historien sont au service de cette restauration des valeurs morales, et c'est ce qui explique la convergence thématique et linguistique de deux discours à fonctionnalité différente.

Cette contamination mutuelle de discours ou d'écritures divergentes est évidente lorsqu'il s'agit d'événements particulièrement sensibles de l'histoire de l'Espagne. Les propos d'un écrivain et historien traditionaliste comme Modesto Hernández Villaescusa qui affirme que, pour comprendre la «glorieuse histoire» de la patrie, «más sentimiento que ciencia se necesita», sont révélateurs de l'orientation très étroite de l'historiographie «orthodoxe». (Villaescusa, 1893, p. 20). Parmi les thèmes qui affleurent le plus fréquemment dans le roman à orientation historique et dont on trouve des traces chez les historiens catholiques, apparaissent l'Église primitive et les conciles de Tolède, les croisades en Terre Sainte et les pèlerinages, la Reconquête et l'Espagne de Philippe II, modèle de grandeur grâce à l'Inquisition et à la lutte contre les «infidèles»3.

Tous ces moments forts de l'Histoire ont valeur de symbole et sont l'objet de multiples polémiques entre historiens libéraux et catholiques. Après 1868, et jusqu'à la fin de la Restauration, les circonstances y obligeant, l'évocation d'un passé relativement lointain cèdera souvent le pas au témoignage el aux préoccupations plus immédiates comme nous aurons l'occasion de le voir.

Dans l'historiographie partisane de cette période comprise entre 1850 et 1880, la recherche de la spiritualité chrétienne et l'affirmation d'un «national catholicisme» sont illustrées par des épopées comme les croisades et par ce qu'il est alors convenu d'appeler la lutte contre l'hérésie.

Par ailleurs, le XIXe siècle, qui fut un siècle de polémiques politico-religieuses, ne pouvait passer sous silence la question de l'Inquisition. Le problème de la tolérance ou plus précisément de la thèse et de l'hypothèse a certainement été au cœur des débats et des réflexions de tous les catholiques. Avec une persistance violente et saisissante, les philosophes catholiques comme Jaime Balmes el Donoso Cortés, Juan Manuel Ortí y Lara, pour ne mentionner que les plus représentatifs, ont évoqué la nécessité de l'intolérance contre «l'hérésie», et l'opportunité de reproduire au siècle du libéralisme, l'état d'esprit et les instruments qui avaient fait leurs preuves au cours des siècles précédents.

Cet état d'esprit bien sûr est caractérisé par «[...] la piedad de nuestro pueblo [...], la confianza en Dios y el amor y veneración a nuestras sacrosantas tradiciones, la hidalguía, el honor [...], el entusiasmo por el bien y las acciones nobles y generosas»4.



Plus que jamais la défense d'une Église gardienne des valeurs traditionnelles et la sauvegarde de l'unité religieuse sont au cœur des débats qui agitent et divisent les catholiques. Face aux secousses qui ébranlent les fondations d'un pouvoir depuis longtemps établi et aux changements de mentalité et de société qui s'opèrent, la geste chrétienne et l'histoire exemplaire des premiers fidèles prennent une dimension nouvelle. Il n'est guère surprenant de constater au cours de cette période la persistance avec laquelle les écrivains catholiques reprennent à leur compte les épisodes les plus significatifs et symboliques de l'histoire du catholicisme et de l'Église.


Supériorité de la civilisation chrétienne et mission universaliste de l'Église

La finalité de la littérature romanesque catholique et à plus forte raison celle qui s'apparente au genre historique, publiée de 1840 à la fin du siècle, en Espagne et dans d'autres pays comme l'Angleterre, la France et l'Italie, est la production d'un même objet à lisibilité immédiate, qu'il s'agisse d'œuvres centrées sur l'histoire lointaine ou de celles qui s'occupent de l'histoire contemporaine, la démarche essentielle du romancier est de retrouver sous le fragmentaire de l'événement la permanence des idées et des représentations. Le roman n'est alors en définitive que l'Histoire, une certaine Histoire qui s'alimente de mythes. La légitimité de cette production romanesque dépend de sa capacité à instruire, à rétablir vérités et certitudes et à affirmer un éternel humain. La mémoire que transmet ce roman historique «se nourrit si intensément de l'autrefois qu'elle abolit la distance et la différence [...] devient cette mémoire sans passé qui reconduit éternellement l'héritage et transmet acritiquement symboles et valeurs»5.

C'est tout le sens des propos de l'ecclésiastique Antolín López Peláez, auteur du célèbre ouvrage Los daños del libro (1905), lorsqu'il loue l'excellence du roman catholique tel qu'il est pratiqué par les romanciers étrangers comme le cardinal Wiseman et les ecclésiastiques Juan José Franco et Antonio Bresciani. Le succès et la réélaboration de romans comme Fabiola ou l'Église des Catacombes, publié à Londres en 1854, illustre cette volonté de cultiver chez les lecteurs une imagination et une sensibilité «rétrogrades». Le prologue affirme que la leçon du passé dont peut tirer profil le lecteur lui permet de sanctionner les excès du libéralisme philosophique et politique qui menacent la papauté et l'unité religieuse:

[...] respiran tanta poesía las variadas escenas de que fueron actores, protagonistas y espectadores los primeros fieles; habla tan alto a nuestra tibieza aquella devoción, a nuestra indiferencia aquel entusiasmo, a nuestra apatía aquel heroísmo [...] que instintivamente recogemos con santa avidez todo lo que tiene relación con la vida subterránea de los que en día determinado habían de salir de aquellas tenebrosas profundidades para brillar con los resplandores del cristianismo vencedor sobre las ruinas del mundo pagano...6



Le passé n'est donc pas utilisé pour une meilleure connaissance du présent mais comme une garantie contre les «réformateurs», qui n'acceptent ni la stabilité ni l'essentialité des choses et des hommes. Histoire sans densité qui exclut toute dialectique et dont la connaissance ne peut être acquise qu'au prix d'une quête souvent nostalgique et archéologique, qui nie la relativité et la perspective.

Dans ce roman dont l'intention «est noble el sainte puisqu'il s'agit de faire vénérer et aimer la foi catholique des générations passées», il faut mettre en scène la lutte entre le paganisme sensuel et décadent de la civilisation romaine hostile au catholicisme et la «grandeur immuable de la philosophie chrétienne porteuse d'une race immortelle de souverains, aussi bien spirituels que temporels...»7. Fabiola acquiert la valeur d'une fable, «d'une véritable épopée en prose», où personnages et épisodes symbolisent des idées et fonctionnent de façon univoque8.

Fabiola connut un immense succès et représentait l'antidote par excellence contre les nombreuses «perversions romanesques» de l'histoire et de la littérature récréative en général. Ce «best-seller» catholique décrit la Rome des empereurs Dioclétien, maître de l'Orient, et Maximien, maître de l'Occident, qui déclenchèrent en l'an 303 une des persécutions les plus dures que l'Église eut à supporter et qui devait durer dix ans. Face à la «barbarie païenne» et la décadence de Rome se dressent les personnages héroïques et martyrs: Fabiola, jeune femme issue d'une famille noble et aisée de patriciens, convertie au christianisme par son esclave Syra, et les futurs saints, Agnès, Sébastien et Marcellin, 29ème pape et martyr de l'Église.

Le récit est constamment accompagné de développements indiquant le sens que doit prendre l'Histoire aux yeux des lecteurs. En effet, l'auteur est «[...] no tanto el poeta que describe, como el filósofo que discurre y el historiador que dilucida»9. Le roman apporte aux lecteurs une interprétation des événements et une philosophie de l'Histoire. L'intrusion directe de l'auteur lui permet de commenter l'action et les destinées des individus qu'il nous présente. Évidemment, cette intervention est destinée à baliser le parcours du lecteur, qui doit être plus soucieux en l'occurrence de sa propre édification que des péripéties de l'intrigue. La fiction n'est donc qu'un des éléments qui entrent dans le déroulement de la narration concurremment avec l'explication et le commentaire des événements historiques.

En outre, l'insistance initiale du texte sur la réalité historique documentaire concrète permet l'accrochement du récit à un concret, à des détails tangibles à la fois sécurisants et restrictifs et oriente par là-même le rapport du romanesque au réel de façon rassurante. Le parcours moral, historique du roman est étroitement contrôlé: signalons à ce sujet l'importance des titres de chapitres qui fonctionnent comme des repères didactiques dans le paysage romanesque: les trois parties de Fabiola sont «Paz», «El combate» et «Victoria» et sont, à leur tour, soigneusement orientées en fonction de la finalité du récit: «La casa cristiana», «La casa pagana», «Pobres y ricos», «El lobo y la zorra», «La tentación», «La caída», chapitres qui révèlent la vision simplifiée d'un univers où s'affrontent les forces du mal et du bien et où le dénouement confirme les desseins de la Providence.

Cette organisation extrêmement codifiée de la matière romanesque où confluent la logique morale et la logique du récit est la marque du genre en matière de littérature édifiante.

Par ailleurs le texte s'appuie sur des sources qui l'autorisent et le valorisent. L'auteur s'érige avant tout en historien:

[...] a estas circunstancias debemos nosotros la fortuna de poseer varios escritos de la mayor importancia, entre las cuales figuran en primer lugar los catálogos formados en el siglo IV que contienen el uno la indicación de los sitios donde estaban las sepulturas de los sumos Pontífices, y el otro las de los mártires10.



Il n'hésite pas non plus à proposer plusieurs versions historiques d'un même fait et à mentionner les sources reconnues de sa documentation:

Las historias refieren asimismo que el santo papa Esteban bautizó el año 257 en el título de pastor al tribuno Nemesio, a su familia y a otro muchos...11



Un ensemble de détails vérifiables, une certaine complaisance à décrire le matériel «social» de l'époque confèrent au roman une dimension réaliste et dépossède l'écriture romanesque de tout mystère. L'auteur propose constamment une foule d'indices, de preuves historiques et archéologiques qu'il organise grâce à de fréquentes explications didactiques. De la sorte, dans la deuxième partie de l'œuvre, Wiseman suggère un parcours «souterrain» dans les catacombes et les recoins secrets de Rome où monuments authentiques et inscriptions lapidaires reconstituées configurent la topographie de Fabiola12. Il convient d'insister sur la portée idéologique du monument dans une œuvre comme Fabiola. Le monument (église, temple, tombe et catacombe) connote une ancienneté et une permanence. Il s'agit dans ce cas de la pérennité du christianisme. A travers le monument, «un pouvoir se fait reconnaître, c'est-à-dire voir et revoir, et, inséparablement, authentifier» permettant aux lecteurs de se reconnaître topographiquement et culturellement13. L'utilisation constante d'un vocabulaire spécialisé et même érudit, de termes latins expliqués entre parenthèses authentifient le réel que le lecteur est amené à organiser avec l'auteur. Un certain réel envahit donc aisément le récit et réduit singulièrement la fiction. Les hommes et les choses sont vrais comme autant de fragments solides dans le roman, l'organisant et lui attribuant une lisibilité évidente. Fabiola apparaît comme une sorte de palimpseste: l'écriture du roman est informée par des écritures antérieures abolissant de la sorte la distance historique. En utilisant des références historiques incontournables (inscriptions sur les tombes, marques topographiques et monuments), l'écrivain apparaît comme le «tenant lieu» des historiens successifs. Cette «énonciation répétitive» établit des liens et une continuité non seulement entre deux discours mais entre deux systèmes14. C'est l'Histoire-discours qui investit le texte, le référent n'étant dans ce cas qu'un prétexte pour assurer une cohérence idéologique.

Des réélaborations plus ou moins fidèles de Fabiola ou l'Église des catacombes essaimèrent de 1860 à 188015. Un des cas les plus connus est sans aucun doute celui d'un autre ecclésiastique écrivain, italien cette fois-ci: le jésuite Juan José Franco, auteur de plusieurs œuvres romanesques historiques et dont la plus diffusée fut Simón Pedro y Simón Mago, publiée dans la collection de Novelas Morales de la Tipografía Católica en 188. Le Père Franco fait de son roman une apologie des premiers chrétiens martyrs et surtout de la papauté, seule institution capable à ses yeux d'assurer l'unité religieuse et de préserver la civilisation chrétienne. Le rapprochement entre les «saintes guerres» du passé et celles du présent se fait tout naturellement avec la publication d'un deuxième roman historique plus tardif intitulé Las cruzadas de San Pedro. Historia y escenas históricas de la guerra de Roma del año 1867.

Dans Simón Pedro y Simón Mago se pose aussi le problème de la vraisemblance historique. Le récit est surchargé d'indications historiques renvoyant à des textes anciens. Ces sources superposées, encore une fois présentes comme garantie d'authenticité, constituent des digressions qui freinent l'action et confèrent à l'histoire racontée la dimension d'un traité de doctrine chrétienne.

Dans le cas de ce petit roman, il s'agit plus précisément de l'empereur Néron et des persécutions des premiers papes de l'Église Paul et Pierre. Là aussi le romancier oppose la «Roma pagana, el pueblo con sus chanzas y groserías, [...] el pueblo indolente, embrutecido y cruel» aux chrétiens «bárbara y atrozmente torturados».

Comme dans Fabiola..., et c'est là une des marques du genre, un nombre restreint de personnages typiques rendent compte d'une collectivité. Ces personnages, représentatifs d'une idéologie et d'une conception de l'histoire, se substituent à l'auteur pour commenter les événements et en extraire la signification morale opportune. Praxedes et Pudenciana, les deux vierges chrétiennes, incarnent l'idéal de la femme croyante, prêtes à se sacrifier pour la religion. Quant à Pudente y Claudio, ils symbolisent le prosélytisme des vrais croyants et l'héroïsme chrétien: «El mismo Pudente había introducido el cristianismo en el senado»16.

Le roman du jésuite Juan José Franco distille une piété centrée sur les souffrances physiques du Christ dont les meilleurs représentants sont les martyrs chrétiens et dans ce cas précis saint Paul et saint Pierre. Le militantisme religieux et l'abnégation de ces premiers chrétiens sont évoqués à travers les personnages de sainte Tecla, fondatrice d'une des premières congrégations religieuses féminines en Asie. Notons au passage 1'emprise du discours moralisateur et hagiographique sur les dialogues et monologues du roman. En fait le roman historique de cette période de l'Église n'est pas autre chose qu'une mise en scène plus ou moins romanesque de documents et textes religieux, d'histoires de saints. C'est ainsi que les propos prêtés à Paul, pape de l'Église romaine, sont extraits de saint Ambroise dans La destruction de Jérusalem. Le romancier s'inspire aussi de la première épître à Timoteo17 et reconnaît avoir utilisé pour le discours de Clemente, ecclésiastique et futur martyr, les Homélies ou Lettres aux Vierges «que escribió en el tiempo de nuestra leyenda o poco después...»18.

Le schématisme extrême de la matière romanesque renforce l'intention moralisante et concentre sur les personnages toutes les caractéristiques des forces qu'ils incarnent. Cette simplification est rendue possible par l'éloignement de l'époque évoquée: le romancier érigé en historien est le seul à avoir eu recours aux documents et sources relativement inaccessibles pour les lecteurs. En outre, l'hagiographie, source d'inspiration constante pour les thèmes et l'écriture, constitue de toute évidence une autorité incontournable, ôtant toute épaisseur romanesque et sociale aux personnages.

Dans ce fonctionnement primaire et sans densité de l'élaboration romanesque, il n'y a que des archétypes. Face à la communauté chrétienne unie par sa foi universelle, par son rayonnement, se dressent les personnages incarnant les luttes de croyances différentes et les conflits d'une nation décadente. Simón Pedro y Simón Mago est l'occasion pour son auteur de mettre en scène toutes les «perversions» d'une société privée de l'unité religieuse et livrée aux forces cosmopolites. Aussi le lecteur retrouve-t-il dans la lecture l'antisémitisme, présent d'ailleurs dans bien des romans historiques du XIXe siècle. Citons les cas de Amaya, Blanca de Navarra de Villoslada, El hebreo de Verona du Père Bresciani par exemple.

Cet antisémitisme transparaît dans la description d'une secte juive dirigée par Simón Mago décrit comme «el felón con una dialéctica serpentina», comme «culebra echando veneno». Cette secte représente une des hérésies du passé qui a cherché à corrompre la religion chrétienne mais aussi toutes celles qui ressurgissent dans la société libérale et que le jésuite Juan José Franco s'empresse de dénoncer dans d'autres romans dits historiques comme El espíritu de las tinieblas (1890). Il fait des rapprochements fréquents entre les pratiques magiques et «diaboliques» de Simón Mago et de sa secte et celles du «spiritisme moderne»19.

Le roman du Père Juan José Franco est une autre illustration significative de ce que l'on pourrait appeler un texte littéraire essentiellement conservateur qui véhicule une conception de l'histoire réactionnaire. Pour ce type de roman qui se veut historique, la lecture est une pratique passive, un endoctrinement permanent. La surabondance des détails «réalistes», la profusion des sources qui sont revendiquées à la fois comme une garantie d'orthodoxie et d'objectivité cachent la signification profonde de l'Histoire. Le passé a valeur d'exemple et de mise en garde et sa relation avec une époque contemporaine n'existe que dans la mesure où la vie de l'homme est perçue comme une entité intemporelle. Le fil conducteur des destinées est la providence et sous les accidents et détours de l'Histoire persistent l'unité et l'universalité de la civilisation chrétienne.

Simón Pedro y Simón Mago se termine sur une apologie de la Rome chrétienne, berceau des premiers papes, et sur une défense passionnée de l'unité religieuse. Comment le lecteur de l'époque aurait-il pu ignorer l'opportunité d'un tel discours? Au moment où le pontificat de Pie IX devenait un symbole de résistance religieuse et politique face au libéralisme et aux tentatives révolutionnaires d'un Garibaldi ou d'un Cavour, l'exaltation de la résistance séculaire des chrétiens contre l'hérésie et les persécutions prenait valeur de propagande politique et religieuse:

Roma entera será un templo de Pedro. Mas aquí mismo, en este sitio, sobre este monte, aquí en donde está este pequeño y oculto sepulcro, estará el salón de su regio trono; aquí junto a estos huesos, estará levantada con solidez la columna de la verdad, el faro de la luz, el oráculo del mundo20.



Dans Fabiola... du Cardinal Wiseman comme dans le roman du Père Franco transparaît l'influence d'écrivains et de philosophes qui alimentèrent cette vision providentialiste de l'histoire: De Maistre, D. Cortés et Chateaubriand. On ne peut ignorer l'impact d'une œuvre comme Le Génie du Christianisme (1802) offrant une vision conservatrice de la religion, et l'exaltation de la civilisation chrétienne qui avait permis l'abolition de l'esclavage et affirmé la mission universaliste de l'Église. Ce n'est pas une coïncidence si, dans les deux romans cités et dans d'autres œuvres historiques centrées sur cette époque, les chrétiens sont décrits comme les seuls capables de traiter les esclaves romains en égaux. La conversion de Fabiola par sa propre esclave, Syra, à qui elle rendra la liberté, est tout un symbole.

L'exemple d'une Église civilisatrice et universaliste exhumé et revivifié grâce à une abondante production romanesque édifiante était devenu, au XIXe siècle, un élément important de propagande idéologique pour les catholiques. L'opportunisme religieux et politique de ce type de roman historique explique la prédilection de nombreux écrivains catholiques pour l'histoire des premiers chrétiens et des persécutions de l'Église de l'ancienne Rome. Les martyrs chrétiens de Rome furent une intarissable source d'inspiration pour le roman édifiant français et espagnol. En France, des romans de Charles Guenot, recommandés par le Cardinal Wiseman et traduits en Espagne, connurent de nombreuses rééditions. C'est le cas de La venganza de un judío (1875) publié dans la Biblioteca Moral de La Ilustración Popular Económica, de Valence. Il est intéressant de constater les multiples références à la Fabiola du Cardinal Wiseman; références qui prennent soit la forme d'une inspiration plus ou moins fidèle du modèle d'origine ou d'un intertexte permettant à l'auteur de faire ainsi, par personnages interposés, «la publicité» d'un roman considéré comme un exemple obligé. C'est le cas dans une des œuvres du traditionaliste Modesto Hernández Villaescusa, auteur d'un roman intitulé La venganza de un ángel, publié en mars 1893. L'héroïne principale, Carolina de Torralba, pénétrée des bienfaisants effets de la lecture de Fabiola, finit par «consacrer la virginité et la pureté de son âme à Dieu».

Citons d'autres exemples de réélaboration romanesque sur le même thème. Josefa Pujol de Collado, écrivain femme et catholique assez fréquemment présente comme productrice de feuilletons dans la presse orthodoxe, met en scène dans son récit Filia Luminis (diffusé en plusieurs livraisons dans La Hormiga de Oro en 1890) l'histoire d'une sainte très populaire, sainte Philomène, dont les reliques avaient été découvertes dans les catacombes de Rome en 1802. La valeur exemplaire du récit est évidente: c'est la providence qui a permis de mettre à jour les saintes reliques d'une femme persécutée sous Dioclétien. Cette découverte est une mise en garde contre les dangers qui menacent la papauté et la religion au XIXe siècle.

Quant à un autre roman intitulé La virgen cristiana (1888), son auteur José Ruiz de Ahumada reprend d'assez près la trame de Fabiola tout en y introduisant de légères variantes. Cette fois-ci la jeune païenne Julia, éduquée par des Vestales, se convertit grâce à saint Marcellin, un des premiers papes de l'Église dont elle écoute les prêches dans les catacombes. Comme Fabiola elle offrira ses biens et sa vie à l'Église, accédant ainsi à la sainteté.

Moins directement inspiré de l'œuvre du Cardinal Wiseman mais reprenant l'histoire des premiers martyrs chrétiens, le roman de Francisco Sarasate de Mena, Fulvia o los primeros cristianos, publié à Saragosse en 1888, est beaucoup moins prolixe quant au contexte historique. L'auteur nous apprend que: «Nuestra historia pasa en la época de la persecución de los llamados entonces Nazarenos»21 et décrit les tribulations de Fulvia convertie à la foi catholique grâce à son esclave Paula. Elle finira par convaincre son frère Publicio d'adhérer à cette religion. Tout le récit est orienté de façon à faire ressortir la grandeur immuable du christianisme, «No hay en Roma nada puro, si no es la blanca túnica cristiana»22 et à l'opposer au «matérialisme païen» et à la dégradation morale des romains. Bien évidemment, l'auteur omniscient intercale de nombreuses digressions didactiques, sous forme d'aphorismes comme «El mal es más activo que el bien: por eso, si no gana las batallas definitivas, alcanza innumerables triunfos»23.

On retrouve tous les poncifs obligés dans ce genre de production édifiante, à savoir la visite de la prison Mamertina où furent emprisonnés saint Pierre et saint Paul, et le pèlerinage sur la tombe de saint Sébastien où l'héroïne a une vision: sur les ruines du paganisme se dressent au cours des siècles de nombreuses églises et le monde finit par connaître la bienheureuse paix et l'harmonie que seul le catholicisme peut assurer. Mentionnons aussi les pèlerinages en Terre Sainte, à Jérusalem, Nazareth et en Galilée: Beaucoup plus dense historiquement et très intéressant dans la mesure où il cherche à concilier, comme Amaya o los vascos, nationalisme, catholicisme et traditions régionales, le roman de Nicasio Landa, Los primeros cristianos de Pompeïopolis, publié à Pamplona en 1891, s'inspire directement des «Actos sinceros de los Santos Saturnino, Honesto y Fermín de la Biblioteca Ricardiana de Florencia y de las Actas de San Fermín por Bosquet y los Bolandistas»24.

La finalité est didactique et n'est pas dénuée d'arrière-pensées politiques: il s'agit de renforcer «l'amour et la vénération du peuple de Pamplona pour Saint Fermín» mais aussi d'exalter les vertus particulières du peuple «vascón». Représentant de son peuple, Fermín qui parle le basque avec les habitants de Pamplona et le latin avec les représentants du gouvernement romain en l'an I après Jésus-Christ, réussira à faire accepter la religion chrétienne dans ces terres et, avec l'aide de Saturnin (qui mourra peu de temps après torturé à Toulouse), propagera la doctrine chrétienne.

Comme dans Amaya o los vascos en el siglo VIII, le catholicisme est l'élément unificateur qui permet, tout en respectant l'idiosyncrasie régionale, la cristallisation de la nation espagnole. L'identification entre catholicisme et nationalisme ne peut être plus claire et elle acquiert une portée politique et religieuse particulière pendant la période de la Restauration. En effet, en 1876, les «fueros» basques sont abolis et la littérature basque qui surgit dans cette période est l'occasion de rappeler les excès du centralisme libéral espagnol. L'utilisation de la littérature comme «instrument de diffusion des idées politiques fueristas» s'accentue après 187625.

Les légendes (et dans le cas de Nicasio Landa ce récit est significativement intitulé Leyenda) et récits pseudo-historiques comme celui-ci ou comme Amaya, essaient de combler le vide qui existe dans l'historiographie basque26. Dans le cas de Nicasio Landa comme dans celui de Navarro Villoslada, il s'agit de concilier la spécificité du peuple basque, «vascón», et leur intégration dans un idéal supérieur, celui d'une nation espagnole. Dans les deux cas c'est la lutte d'un peuple, à dimension d'épopée, pour sauvegarder la loi catholique qui rend cette symbiose possible. Ces œuvres, qui ne sont pas toujours rigoureusement historiques, sont à la frontière de la poésie et de la légende et, dans tous les cas de figure, la perspective historique a une fonction idéologique.

La revendication d'une identité basque, l'exaltation d'un peuple «différent» ne s'intègrent pas dans une volonté séparatiste:

El fuerismo, el regionalismo de Iturralde, no es un ataque a la Nación española ni al poder español sino un ataque al Estado español revolucionario. Es idea tradicionalista la de encomendar a baskos y navarros la restauración social de España, idea a que dio forma épica Villoslada en Amaya27.



Véritable acteur de l'histoire, le peuple «vascón» dans sa lutte contre le paganisme des romains mais aussi grâce à ses alliances avec l'occupant qu'il finit par imprégner de ses traditions, contribue à forger l'identité nationale de l'Espagne. Plus que des hommes nous voyons ici les représentants de peuples, de races, dont la grandeur repose sur la fidélité avec laquelle ils conservent leurs traditions. Cette fidélité c'est celle qu'évoque Fermín lorsque ses amis romains, Publicola et Flavio Maximiano, l'interrogent sur sa religion:

¡Decir que no tienen Religión! Búrlanse en efecto de esos Dioses que vosotros, romanos, habéis tomado de las viejas supersticiones del Egipto y de la Grecia, pero guardan incólume la luz de la Religión natural que los patriarcas sacaron del Paraíso, y en las noches espléndidas del Plenilunio, en templos que tienen por columnas millares de seculares robles y por bóveda el firmamento tachonado de estrellas, alzan su espíritu al Dios único, al Dios sin nombre...28



Le récit historique permet de forger une image idéalisée du peuple basque porteur d'une culture traditionnelle et sert de support à un discours très orienté politiquement. C'est là une des caractéristiques de ce roman historique catholique, et plus précisément carliste: le texte littéraire est essentiellement conservateur et accompagne le développement d'une revendication nationaliste. Sans être rigoureusement historique il reprend légendes et mythes; il ne prétend pas non plus accéder à une grande qualité littéraire. Il est surtout destiné à combler un vide dans l'historiographie d'une époque ou d'un peuple, comme le peuple basque. L'exhumation d'un passé lointain comme l'histoire de Rome pendant les tous premiers siècles du christianisme est le prétexte pour réaliser la synthèse entre une histoire nationale (celle de la nation espagnole) et celle d'un peuple.




Les croisades et la Sainte Inquisition: deux thèmes de prédilection dans le roman historique

Ces traits distinctifs du peuple «authentiquement espagnol» sont ceux que fait ressortir l'histoire des croisades en Terre Sainte. Le récit des préparatifs et épisodes militaires de la sainte croisade convoquée par le clunisien Urbain II, et qui culmine le 15 juillet 1099, est repris dans plusieurs romans, dont un des plus populaires est celui de l'écrivain carliste Francisco Hernando, publié en 1884 sous le titre de El Cruzado. Cet écrivain est également l'auteur de plusieurs autres romans historiques comme Gracia o la cristiana del Japón (1882), «admirable cuadro de heroísmo, virtudes y sacrificios que ofrecieron en el Extremo Oriente los compañeros y discípulos de San Francisco Javier», ainsi que d'épisodes traditionalistes: Los conspiradores (1885) diffusé dans la bibliothèque La Propaganda Catalana de l'éditeur Quintana y Puiggrós. Ce récit s'ouvre significativement avec l'évocation de l'appel à la croisade du moine clunisien devenu évêque, Urbain II, et de ses motivations: porter secours aux chrétiens d'Orient et délivrer Jérusalem de l'emprise de l'Islam29.

Une vision idéalisée de la société féodale nous est présentée: un des personnages historiques, Jean de Beaumont (en réalité le normand Bohémond de Tarente), «au cœur courageux et magnanime», aimé de ses vassaux, les entraîne avec lui pour partager «la gloire et les dangers de la Croisade». La description de la ferveur chrétienne qui impulse vassaux et nobles croisés à Jérusalem est l'occasion pour l'auteur de comparer la société presque idyllique du Moyen Age «caractérisée par sa vertu» à une époque plus contemporaine affaiblie par la tiédeur de ses sentiments religieux. Protagoniste légendaire et héros d'une épopée, Jean de Beaumont réunit toutes les qualités:

Sencillo, piadoso, magnánimo, dotado de una fe extraordinaria [...] distinguíase por su bondad para con sus vasallos, por su amor a la familia, por su lealtad al rey, por su celo a la Religión y su profundo respeto a la Iglesia. Modelo de caballeros, de señores y de cristianos30.



Cette caractérisation schématique du type du parfait chrétien s'oppose à celle du Comte de Thiercy dont l'ambition et l'avarice le retiennent sur ses terres. La victoire des croisés sur l'Islam qui culmine avec le sac de Jérusalem de l'été 1099 est l'œuvre de la Providence divine:

Eran las tres de la tarde del viernes 15 de julio de 1099 cuando los cruzados entraron por diferentes puertas y murallas en Jerusalén, como si Dios hubiese aguardado para abrírselas a que sonara la hora en que su unigénito Hijo murió allí por los hombres31.



Les aspects les plus violents de cette «guerre sainte» sont dilués dans une vision œcuménique: la rage des soldats chrétiens et «les torrents de sang infidèle» qu'ils font courir dans les rues de Jérusalem sont à la mesure de l'enthousiasme religieux et de la ferveur exaltée de ces hommes qui luttent pour Dieu et la foi catholique. La violence est légitimée par la sainteté de la cause. Remarquons à ce propos qu'intégristes et carlistes revendiquent au plus fort des querelles qui les opposent aux catholiques «transaccionistas» de la Restauration, la sainte intolérance religieuse et la «haine» de l'ennemi. Ce discours et ces thèses intégristes imprègnent les pages d'une certaine presse catholique et sont consacrés par des œuvres aussi largement diffusées comme El liberalismo es pecado (1884) de l'ecclésiastique Félix Sardá y Salvany32.

Il ne pouvait manquer dans ce roman l'épisode de la découverte miraculeuse de la lance qui perça le flanc du Christ lors de sa Passion, épisode qui réchauffa la ferveur des croyants: «A los sentimientos piadosos que causó el hallazgo de la preciosa reliquia en aquellos terribles momentos sucedieron una confianza y un entusiasmo extraordinarios»33.

Ce roman, qui est destiné à revivifier un mythe, tourne le dos à toutes les contingences de l'Histoire: l'Occident chrétien venu au secours des chrétiens d'Orient a réussi à concilier la société chrétienne dont rêvaient les clercs et à unir l'élan rédempteur des pèlerinages. La reconstitution historique, volontairement approximative, trouve son dénouement dans une exemplarité sans faille: «Los barones de Beaumont vivieron en paz y en gracia de Dios durante largos años y tuvieron otros tantos hijos que educaron en los cristianos sentimientos que les distinguían»34.

La sainte croisade a effacé les conflits entre chrétiens de différents fiefs et impulsé une harmonie sociale et fraternelle: «Los cruzados lloraban todos de júbilo y alegría, abrazábanse en las calles, perdonábanse mutuamente las injurias y sobre todo acudían a pedir a Dios perdón de sus pecados...»35.

Cette vision idéalisée de la société du Moyen Age où une foi commune et des valeurs spirituelles partagées gomment rivalités et affrontements de classe et de clan imprègnera de nombreux romans catholiques mettant en scène le monde ouvrier de la fin du XIXe siècle: le corporatisme hérité du Moyen Age et la communion «fraternelle» entre patrons et travailleurs par le biais de dévotions partagées sont les meilleurs garants de l'ordre social.

Ces croisades sont présentées comme un élément de pacification de l'Occident et comme la victoire d'un chef spirituel, le pape, sur l'élément temporel (empereur ou roi); rappel historique fort opportun à une période où la papauté se sentait ébranlée dans ses fondements par des gouvernements révolutionnaires et où les débats sur la séparation de l'Église et de l'État et la liberté de culte étaient perçus comme une menace réelle.




Vision providencialiste de l'Histoire et idéologie contre-révolutionnaire

Qu'il s'agisse de romans ancrés dans un passé lointain ou dans une temporalité plus immédiate, les auteurs sont les porte-parole ou les témoins d'une interprétation de l'Histoire. Si l'évocation du passé renoue avec la tradition de l'épopée en sacralisant hommes et faits porteurs d'une vérité, l'enracinement dans le contemporain fonctionne comme une sanction contre tout dévoiement, toute remise en cause de la cohérence doctrinale et de l'intégrité religieuse36. Dans les deux cas, la perspective historique est seulement inversée: le passé acquiert statut de «lectio moralis», de fable même, et conforte une vision immobiliste de l'Histoire; dans le roman contemporain, la proximité événementielle annule toute distance. Dans les deux cas, on pourrait parler de «degré zéro» de l'écriture historique: l'Histoire n'est jamais perçue ou analysée dans son mouvement mais dans sa finalité.

Dans El hebreo de Verona, publié pour la première fois en 1857 et réédité en Espagne jusqu'à la fin du siècle, le Père Bresciani commente l'opportunité de la période historique évoquée: les événements révolutionnaires de Rome sous la conduite de Garibaldi et Mazzini pendant les années 1846 à 1849. Dans ce cas, la distance historique est annulée et l'évocation de la révolution de 1848 et de la remise en cause de la puissance papale acquiert un relief idéologique particulier. Comme dans le roman Guerra sin cuartel évoqué précédemment, dans El hebreo de Verona les protagonistes du drame historique, cette fois-ci des personnages empruntés à l'Histoire, manifestent le symbolisme destiné à renforcer la dimension exemplaire du roman. C'est d'abord Garibaldi qui illustre la révolution dans toute son iniquité:

Garibaldi, que había sido el terror de Roma y de sus cercanías, que mandaba gente atroz, y como digno caudillo de ella era y debía ser más atroz que todos, se presentó en el salón de sesiones tiznado de pólvora y manchado de sangre37.



Par ailleurs, les persécutions subies par le Pape le transforment en une figure mythique:

El generoso Pío IX, lleno siempre de indulgencia y bondad, olvidó muy luego el agravio recibido, borrándolo con su mano de bendición [...]. Después de este generoso perdón, que nació espontáneamente en el nobilísimo corazón de Pío IX, inclinado siempre a la clemencia, volvió al Quirinal, en medio de un pueblo entusiasta y embriagado de amor, que no cesaba de aclamarle como Salvador de Roma38.



La thèse de la nécessité providentielle de la Révolution de 1848 est réitérée dans tout ce qui est discours, commentaire: «[...] también hay días de prueba para la Iglesia, prueba que permite Dios en sus altos juicios para que salga de ella triunfante y más gloriosa»39. Cette nécessité providentielle, qui a permis l'ultime victoire du Bien sur le Mal, est réaffirmée dans la conclusion du roman. Battus par les troupes du général français Oudinot en 1849, les républicains de Garibaldi sont chassés d'Italie et le Pape, persécuté comme l'avait été Saint Pierre par l'empereur Néron aux premiers temps du christianisme, retrouve ses états pontificaux:

Ya veis, lectores católicos, como después del momentáneo tiempo del mal, vino el triunfo definitivo del bien. Por eso, no hay que desconfiar nunca de la Providencia, que es el ojo y el brazo derecho de Dios, que es Dios mismo, con toda su sabiduría y toda su omnipotencia, aunque se congreguen contra los buenos todos los impíos del mundo y todas las furias del infierno40.






Alfredo o la unidad católica de España (Pedro Salgado, 1863) et El sacrificio de la vida (José Pallés, 1877): le mythe réactionnaire dans le roman du XIXe siècle

En ce qui concerne l'œuvre de l'ecclésiastique Pedro Salgado, Alfredo o la unidad católica de España, publié pour la première fois en 1863, le moule du roman n'est qu'un prétexte pour faire passer un discours politique et religieux. Ce roman se veut une démonstration de plus des desseins malveillants de certaines nations, comme l'Angleterre à l'égard de la catholique Espagne: «Hay una nación en Europa que no aparta la vista de nuestro privilegiado suelo y que acecha el momento en que pueda envolvernos en sus planes de iniquidad»41.

Cette mise en garde contre d'éventuelles conspirations d'ordre politique et religieux doit inciter les fidèles à resserrer les rangs et, comme par le passé, à lutter contre toute tentative de remise en cause de l'unité religieuse. Le message est fort explicite pour les lecteurs de 1863. La «tourmente» révolutionnaire de 1854-1856 a ébranlé l'Église espagnole. Les événements qui ont profondément remis en cause le pouvoir et l'image de l'institution ecclésiastique sont bien sûr l'article 2 du projet de constitution sur la liberté des cultes et les graves tensions entre l'Église et l'État qui culminèrent, en juillet 1855, avec la rupture des relations entre le Saint Siège et le gouvernement.

L'auteur de Alfredo... ne cache donc pas l'intention prioritairement idéologique de son roman. D'ailleurs les idées qu'il développe sont déjà contenues dans son ouvrage de 1858 sur l'unité religieuse de l'Espagne. Le fait de rappeler aux lecteurs l'étroite connivence entre ces deux textes est une caution de sérieux et annule toute erreur d'interprétation en ce qui concerne la fiction romanesque.

Pour supprimer tout doute, le roman de l'ecclésiastique piariste est consacré au nonce Lorenzo Barili, officialisant de la sorte le rétablissement des relations normales entre Rome et le nouveau gouvernement de Narváez. Le retour à une situation plus sereine pour l'Église à la date de publication de l'ouvrage fournit l'occasion à son auteur de dresser un inventaire de tous les dangers qui ont menacé, et menacent encore, le catholicisme et l'unité religieuse de l'Espagne. Rien d'étonnant à ce que, une fois encore, le romancier-historien établisse une comparaison entre la grandeur passée et les maux du présent et offre une vision statique de l'histoire de l'Église et de la religion. Les seuls points de repère dans le désordre (moral et politique) du présent sont la continuité de l'Histoire qui s'appuie sur la Providence divine et l'ultime triomphe de la «vérité»:

Una saludable y bienhechora reacción religiosa se experimenta, a no dudarlo en nuestra patria. El espíritu de la religión despliega rápidamente sus celestes alas sobre la España [...]. Vemos despertarse la fe de los héroes de Covadonga, de Sevilla, de Granada y de Lepanto que aciagas circunstancias tenían adormecida42.



Deux personnages symbolisent tout au long du récit les positions politico-religieuses qui s'affrontaient en 1861. D'une part le Comte de Santa Fe est l'incarnation du «véritable catholique». Ce personnage «typique» est caractérisé moralement par l'auteur omniscient et ce dernier l'utilise de toute évidence pour exprimer ses propres convictions politiques et religieuses. Le Comte se distingue par «su acendrado catolicismo; ha recibido una educación católica que le ha preservado de muchos extravíos». Il est également «tan tolerante como puede serlo un verdadero católico» (Salgado, 1863, p. 17). Ces propos en disent long sur les opinions du romancier et annoncent le déroulement futur du récit. Dans un contexte où s'affrontent les adeptes du libéralisme politique et philosophique et les tenants d'une vision théocratique de la société, il n'y a guère de place pour les compromis. L'intolérance est en outre la marque distinctive de tout bon catholique.

Quant à Alfredo, protagoniste qui donne son nom au roman, nous retrouvons une typification du même ordre mais avec les valeurs opposées. Alfredo est, en effet, l'exemple même du catholique tiède qui, à force de négliger les traditions et les obligations religieuses et de se plonger dans son siècle, est devenu sceptique et par là-même la proie des ennemis du catholicisme. Tout le mal vient en premier de son éducation:

Recibió una educación esmerada en la parte científica sin cuidarse mucho de la religiosa [...]. Sus corrompidas costumbres faltas de un saludable correctivo han prostituido su ciencia43.



Les personnages de Alfredo o la unidad católica... sont cantonnés dans une fonction de porte-parole d'une interprétation de l'Histoire. Certains personnages comme Adolfo remplissent une double fonction romanesque et historique puisque tout en proposant une interprétation de l'Histoire qui s'oppose en tous points à la doctrine catholique, son discours révolutionnaire est une indication du rôle qu'il a joué dans certains crimes mystérieux et sur celui qu'il sera amené à remplir. Sur ce point la logique morale et la logique romanesque coïncident totalement et convergent vers un dénouement qui laisse la place à la Providence divine. La fin du récit culmine avec le juste châtiment des séditieux et la récompense des véritables croyants.

Alfredo, enfin convaincu de la noirceur des desseins de ses anciens comparses César et Adolfo, à la solde de l'Angleterre protestante, finira par devenir missionnaire en Australie où il retrouve son père, l'ecclésiastique Basilio. Ce dernier disparu dans un naufrage, après que son bateau ait été arraisonné par des pirates et aventuriers parmi lesquels se trouvait Adolfo, s'était consacré à la cause du catholicisme en devenant missionnaire.

L'exemplarité didactique du récit est renforcée par la mort d'Adolfo et de ses complices dans un lieu symbolique: ils périssent dans un naufrage à l'endroit même où s'était échoué le bateau du père d'Alfredo, le futur Père Basilio. La démonstration prend toujours le pas sur la narration, sur la diégèse et l'intrigue fictive où sont en jeu les destinées des personnages imaginaires. C'est cette nécessité providentielle qu'un des personnages, le Comte de Santa Fe invoquera à la fin du roman pour justifier l'heureux dénouement des événements:

Afortunadamente Alfredo, una mano providencial rige los destinos de nuestra patria, un poder sobrehumano atiende a la conservación del catolicismo en nuestra nación [...]44.



Le deuxième roman historique contemporain qui mérite d'être cité est El Sacrificio de la vida de José Pallés, publié en 1877. Ce roman n'échappe pas aux lois du genre romanesque «édifiant» et l'auteur se porte garant de l'orthodoxie de son ouvrage en précisant qu'il s'agit d'un «roman catholique» publié avec l'avis favorable de la commission de censure du diocèse de Barcelone.

Sans jamais vraiment lever le voile sur les exactions et débordements des révolutionnaires de 1868, l'auteur se limite dans ce roman à dresser un long catalogue des persécutions subies par l'Église et les catholiques. Cet inventaire des abominations perpétrées de 1868 à 1871 inclut la profanation des églises où des foules «hideuses» dansent le «can-can», les crimes des sectes où se confondent juifs et francs-maçons sans oublier les orgies et bacchanales révolutionnaires dans les couvents et temples. El Sacrificio de la vida est un amalgame de tous les clichés contre-révolutionnaires: thèmes du complot international contre l'Espagne et sa séculaire unité religieuse; dénonciation de la pernicieuse influence de la France, à l'origine de révolutions comme celle de 1789 et d'excès comme ceux de la Commune de 1871; condamnation des sectes favorisées par la liberté des cultes de la Constitution de 1869 et au sein desquelles s'agitent des conspirateurs juifs, francs-maçons et protestants; mise en garde contre la liberté d'expression et les mauvaises lectures et description apocalyptique du problème social.

La tonalité du discours idéologique rappelle celle de la presse catholique de la même période. Pour un lecteur de l'époque, habitué à fréquenter des journaux et revues comme La Cruz ou la Revista Popular, il devait y avoir peu de différence entre les descriptions exaltées et catastrophiques de la presse et la narration tragique des événements vécus par des personnages de fiction45.

Dès les premières pages du roman, le lecteur est averti du dénouement des événements. Il s'agit du seul dénouement possible, inspiré encore une fois par la Providence divine. En effet, grâce à la foi et au sacrifice d'un véritable croyante, María, Pío son frère impie sera pardonné malgré une existence ignominieuse:

[...] Cuando habré terminado mi relación, te explicarás cómo el mundo subsiste a pesar de haber hombres que cual yo hacen lo posible para que Dios lo aniquile; sabrás que aún hay ángeles sobre la tierra que no solo desarman el brazo de Dios sino que además le obligan a derramar su misericordia sobre los que nada han hecho para merecerla46.



Ce roman fonctionne avec un référent historique réduit à sa plus simple expression: la révolution de 1868 n'est présentée que dans ce qu'elle a de plus symbolique aux yeux des catholiques et de l'Église. Il s'agit d'une force «satanique» qui pousse les nations jalouses de l'intégrité et de la «supériorité» religieuses de l'Espagne à la détruire. Le roman de Pallés est une simple réplique, mais dans une version catholique, des romans anticléricaux de l'époque et il y a une récupération évidente de l'Histoire à des fins de propagande politique et religieuse. Personnages et espaces sont asservis à l'exemplarité: Lía incarne la femme séductrice et sa religion juive explique son appartenance à une secte mystérieuse. Signalons au passage que le message antisémite est présent dans la majeure partie de la production romanesque du XIXe siècle. Les juifs sont les représentants de la race déicide et par conséquent bannis de partout47. Il n'est pas étonnant dans ces conditions qu'ils aient cherché à s'approprier l'espace vital et l'identité d'autres peuples. Ils sont souvent assimilés aux membres de sectes internationales au sein desquelles ils conspirent. Des romans comme El Antecristo ou Amaya de Navarro Villoslada sont des exemples significatifs du statut dénigrant attribué aux juifs.

Dans El Sacrificio de la vida, d'autres personnages comme Lázaro ne sont là que pour illustrer une thèse. Lázaro s'adonne à des pratiques spiritistes mais il est aussi franc-maçon et il s'est nourri des idées positivistes du siècle. Sans aucun doute dans l'esprit du romancier toutes les hérésies se ressemblent-elles et mènent aux mêmes aberrations. Elles sont, en tout cas, le fruit de la liberté de pensée et d'expression et ont proliféré à l'ombre de la révolution de 1789.

Pour José Pallés, comme pour tous les romanciers catholiques qui pratiquent le genre historique, les événements révolutionnaires de 1835, 1854 et 1868 sont les maillons d'une même chaîne. Dans la vision simplificatrice proposée par les romanciers, les épisodes révolutionnaires remettant en cause l'autorité et le pouvoir de l'Église n'apparaissent que comme des époques de violence et de mort. Toute violence révolutionnaire est assimilée à un acte de criminalité et les personnages fictifs qui participent à cette violence agissent en criminels. Le système narratif décrit dans le cas du roman de Pedro Salgado se retrouve dans El Sacrificio de la vida. Poussé par la secte des francs-maçons à laquelle il appartient, Pío finit par assassiner un jésuite, le Père Ignacio.

De même que Adolfo et César dans Alfredo o la unidad católica, les personnages de Lázaro et Pío appartiennent à une catégorie bien définie victime du scepticisme religieux et des idées libérales de l'époque. Dans ces deux romans contemporains, la Révolution est présentée comme un mouvement de subversion politique, sociale et morale. Ces deux romans historiques à prétention didactique, bien qu'inscrits dans une temporalité différente, sont associés à la même idéologie contre-révolutionnaire.

Contrairement aux romans ancrés dans le passé et dans lesquels la reconstitution historique, archéologique oriente étroitement la fiction, dans les œuvres plus contemporaines avec la réduction de la distance temporelle, le référent historique est plus dépouillé el sert de prétexte au témoignage et au discours-manifeste. Dans les deux cas la finalité moralisante annule toute dynamique historique et les événements ne servent que s'ils ont la consistance et la simplicité d'images d'Épinal: les premiers chrétiens en butte aux persécutions d'empires décadents, les chrétiens de la Reconquête et des croisades en Terre sainte comme ceux qui s'illustrèrent dans leur lutte contre l'hérésie et la menace cosmopolite sont les héros d'une même épopée.

En définitive, ce sont toujours les mêmes ingrédients qui reviennent: Histoire exemplaire et fiction conditionnée par la vérité à enseigner.







 
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