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Ni madre ni hijos, la maternité empêchée dans quelques romans du dix-neuvième siècle

Solange Hibbs-Lissorgues

Marie-Cécile Cadars (coaut.)





Les romans retenus pour cette étude sont écrits par des écrivains femmes et hommes: Fortunata y Jacinta de Galdós (1887), La prueba (1891) de Emilia Pardo Bazán, Pequeñeces (1891) du père Luis Coloma, Los pazos de Ulloa de Emilia Pardo Bazán sans oublier La Regenta de Clarín et La espuma (1891) d'Armando Palacio Valdés.

Un premier constat s'impose lorsque, au-delà des œuvres mentionnées, l'on scrute la production romanesque du XIXe siècle: la présence permanente de la femme, femme-mère, femme-épouse et femme-enfant, femme tantôt transgressive et femme «ángel del hogar». Une femme généralement insérée dans le complexe réseau de relations familiales et dans celui de relations sociales en pleine évolution.

Si les romans choisis constituent un matériau privilégié pour la problématique qui nous intéresse, ils ne peuvent être soustraits à la production générale et foisonnante du XIXe siècle qui nous renvoie à un contexte particulier et signifiant. Au XIXe siècle, la femme constitue un formidable enjeu que se disputent la société civile et la société religieuse. Cette exaltation des femmes n'est pas due seulement à des influences religieuses. La famille acquiert une importance grandissante, spécialement la famille bourgeoise en quête de codes de comportement spécifique. Il ne faut pas sous-estimer l'importance de cette autre figure de la société que représente la femme ouvrière soumise aux pressions d'une croissante industrialisation et à des conditions de travail qui la jettent hors de sa condition «normale» de femme-mère.

Par ailleurs le progrès des sciences qui cherchent à cerner les aspects les plus immédiatement «physiologiques» de la nature féminine, la diffusion d'une idéologie libérale qui revendique une plus juste reconnaissance des droits de la femme sont autant de poussées qui ébranlent les images et représentations solidement établies.

La femme est un univers qui se fissure: mal physiologique, psychoses et névroses diverses qui sont décrites dans un contexte où les pulsions et la force de l'inconscient sont plus appréhensibles grâce à un savoir médical et scientifique qui permet de scruter les corps et les cœurs et d'établir les liens entre les deux. Si dans certaines œvres la description de ces maux de femme et de mère répondent à un souci scrupuleux d'exemplarité morale comme c'est le cas dans Pequeñeces et, jusqu'à un certain point, dans La prueba (roman de la dernière période de La Pardo où se reflète son désir de religiosité et son conformisme à des valeurs chrétiennes), dans d'autres œuvres il s'agit d'approfondir la connaissance de la nature humaine. Un roman comme La espuma nous renvoie au débat de l'époque: héritage physiologique et influence du contexte familial et social afin d'expliquer la rigidité affective de Clemencia, qui ne sera jamais mère parce que privée de la mère et «adoptée» par une femme qui n'est pas sa mère biologique. Elle ne cédera que difficilement à ce transfert affectif car elle porte les marques du rejet initial qui l'ampute de toute sensibilité affective et même amoureuse. Par ailleurs, Palacio Valdés nous montre que le savoir scientifique est insuffisant pour tout expliquer et que ni le positivisme ni les sciences naturelles ne nous donnent toutes les clés de lecture. La femme de ce roman est un être complexe qui est à la fois le produit de son époque mais aussi un faisceau de pulsions et frustrations diverses.

Dans La prueba, peinture de la petite bourgeoisie de province du nord de l'Espagne, c'est bien de l'histoire d'un renoncement qu'il s'agit. Non seulement du renoncement à la maternité de Carmen Aldao, mariée à un homme plus âgé qui se soucie peu de sa descendance, mais renoncement à sa nature passionnée de femme à qui toute sexualité est interdite et qui ne peut résoudre imparfaitement sa névrose qu'en développant une relation affective ambiguë avec son neveu Salustio. Emilia Pardo Bazán n'ira pas jusqu'au bout de la question posée: que devient une femme quand tout ce qui la rend femme lui est refusé? Seul le refuge dans un sentiment religieux fait de résignation et de sacrifice est possible. Une exemplarité sans fissures est celle que nous propose Luis Coloma: Curra Albornoz est la mauvaise mère par définition mais si elle ne s'occupe pas de ses enfants ce n'est pas parce que ses sentiments ne peuvent s'exprimer. Dans ce cas l'explication est «sociale»: femme de la noblesse, elle représente une classe qui ne joue plus son rôle de transmission des valeurs traditionnelles. Ni noble ni mère parfaites pourrions-nous dire.


Frustrations maternelles, frustrations de classe

Romans peuplés de mères qui souhaitent être mères mais ne peuvent l'être pour des raisons sociales (pauvreté, prostitution, exclusion) et pour des raisons biologiques. La stérilité renvoie d'ailleurs symboliquement à la frustration de groupes sociaux et dans ce cas précis à la bourgeoisie qui n'a pas pleinement accédé à son identité de classe. Dans Fortunata y Jacinta deux mouvements parallèles s'entrecoupent et s'opposent parfois: l'ascension d'une classe sociale, la bourgeoisie d'argent représentée par la famille de Santa Cruz alliée à l'aristocratie de l'argent et de la banque, et l'insoumise affirmation de la nature dans le rejet de conventions morales et de lois sociales. Fortunata est l'affirmation même de l'état de nature, celui qui lui permet d'être mère au-delà des règles: ni le couvent des Micaelas où sont prises en charge les prostituées, ni la pédagogie exaltée de Maxi Rubín ou le cours de «philosophie pratique» de Feijoo ne viendront à bout d'une nature dont le seul accomplissement est la maternité. Une maternité qui aurait dû être empêchée pour des raisons sociales mais qui, telle que Galdós nous la dépeint, est libératrice des forces profondes de l'être. La maternité de Fortunata fissure l'univers protégé et moralement circonscrit de la famille de Santa Cruz. Mais dans la brèche qui s'ouvre, se construit la vie réelle de Jacinta, mère biologiquement empêchée: elle s'émancipe grâce au refus du mensonge de Juanito et dans la maternité assumée grâce à l'enfant d'une autre. Construit comme le processus d'une analyse, le roman se termine sur l'image de la femme-mère et de la mère-femme faite de deux femmes incomplètes qui se rejoignent pour n'en former plus qu'une. La libération affective et sociale de Jacinta intervient après un long cheminement ponctué de tentatives d'adoption (Pituso, Adoración); elle ne réalise son autonomie de femme qu'après ces différents transferts infructueux mais constructeurs: l'amour protecteur presque maternel de l'épouse soumise pour Juan Santa Cruz qui finit par «no encontrar allí aquel refugio a que periódicamente estaba acostumbrado»1. Le long processus par lequel passe Jacinta et dont les différentes phases sont le manque, la crise, le transfert puis la libération comporte tous les symptômes décrits dans d'autres œuvres du XIXe siècle: prostration, mélancolie, rage et hystérie.

Dans ce roman de Galdós comme dans d'autres, le corps et le cœur, la physiologie et les affects ne se dissocient plus. La complexité biologique accompagne et explique la complexité de l'être intérieur, de ses pulsions et de ses frustrations; à l'inverse, névroses, manques et désirs sont la clé de lecture de comportements sociaux et de désordres physiques. Sans aucun doute le regard «naturaliste» des écrivains mentionnés, même les plus tenacement catholiques comme le père Coloma et José María de Pereda, explique cette plongée dans l'univers des désordres de tout type. Mais surtout les univers décrits reflètent dans les fissures visibles l'incapacité d'un système de valeurs traditionnel et d'un ordre construit à répondre aux questions, aux doutes qui traversent l'époque: peut-on être femme sans être mère, qu'en est-il du rôle de la femme dans l'équilibre familial? Plus présentes encore sont les manifestations de cet inconscient que la psychanalyse pressent et décrit. Bien que les progrès de la science moderne soient récupérés par l'Eglise et les idéologues traditionalistes afin de justifier la constitution nerveuse déficiente de la femme, son infériorité «biologique», une brèche est ouverte: les misères de la féminité et le cortège de maladies qui les accompagne ne peuvent plus être ignorés2. Souffrances physiologiques et affectives pèsent donc de tout leur poids dans ces œuvres.

Dans Fortunata y Jacinta, ces souffrances sont aggravées par les pesanteurs sociales. Il semblerait que Jacinta ne peut être femme sans être mère et les préjugés qui lestent le milieu social où elle vit entravent toutes ses tentatives de maternité «par procuration». La maternité frustrée qu'elle ressent comme un malheur épouvantable empoisonne sa vie qui, par ailleurs, est enviée de tous:

Aquella mujer mimada por Dios, que la puso rodeada de ternura y bienandanzas en el lugar más sano, hermoso y tranquilo de este valle de lágrimas, solía decir en tono quejumbroso que no tenía gusto por nada. La envidiada de todos, envidiaba a cualquier mujer pobre y descalza que pasase por la calle con un mamón en brazos liado en trapos3.



La souffrance affective s'aggrave au fil des pages d'un roman qui propose une remarquable analyse de la névrose et des obsessions qu'elle suscite. La fixation obsessive de Jacinta sur les enfants des autres paralyse son discernement: «Y de tal modo se iba enseñoreando de su alma el afán de la maternidad que pronto empezó a embotarse en ella la facultad de apreciar las ventajas que disfrutaba» (p. 124). Victime d'une névrose qui brouille les limites entre le désir, l'objet du désir et la réalité, elle est prête à adopter un enfant, el Pituso, qu'elle croit être le fils de Juan de Santa Cruz: «Figurose que la raza de Santa Cruz le salía a la cara como poco antes le había salido el carmín del rubor infantil» (p. 215).

Son désir obsessionnel de maternité englobe tous les enfants et elle passe de longues heures dans la rue à observer les enfants de familles bourgeoises ou les enfants de pauvres; elle prend sous sa protection la petite Adoración, enfant délaissée de Marcela la dura. Dans ce cas précis, il est intéressant de remarquer que Galdós fait référence à une prise en charge maternelle partagée: la petite fille est «adoptée» par sa tante Severiana et par Jacinta qui l'habille et veille a son éducation. Mais la véritable obsession de Jacinta est centré sur les enfants de sexe masculin, comme si en retrouvant dans les traits de Pituso ceux de son mari elle pouvait enfin se libérer de la soumission affective à laquelle elle est soumise. Il est significatif que le dénouement du roman implique avec l'adoption du fils de Fortunata et de Juan par Jacinta sa libération définitive d'une condition infantilisante et l'accès à une féminité autonome.

Dans ce mouvement d'idéalisation de l'amour maternel, Jacinta ignore sa nature de femme. La chose maternelle est le lieu de tous les désirs et ce que nous montre le roman de Galdós est la prégnance d'un imaginaire féminin enraciné dans l'imaginaire du maternel. Si dans Fortunata et Jacinta s'opère le passage du maternel au féminin, cela ne sera pas le cas dans d'autres œuvres comme La prueba et Los pazos de Ulloa, où aussi bien Carmen Aldao et Nucha subliment leur féminité par le sacrifice et la «sainteté». Elles n'accèdent pas à une féminité autonome: Nucha a totalement sombré dans une névrose qui la consume peu à peu. La nature «féminine» de son cousin Julián, prêtre arrivé pour assister la famille, et le rôle de père qui lui est dévolu (c'est lui qui aide Nucha à accomplir les premiers gestes essentiels à la naissance de la petite fille) fonctionnent comme des révélateurs de la situation de manque de Nucha: femme délaissée et même méprisée, elle provoque chez Julián des sentiments de compassion très proches de l'amour; mère abandonnée, elle trouve un père adoptif dans le prêtre qui est à ses côtés.

Fortunata et Jacinta accomplissent leur nature de femme dans un parcours inversé: femme affirmée dans son désir amoureux et dans sa sexualité, Fortunata devient mère sans l'avoir désiré; cette maternité n'est que le prolongement biologique d'une relation amoureuse. Mère «porteuse» en quelque sorte, Fortunata permet à Jacinta de devenir à la fois mère et femme. Aucun lien biologique de cette maternité ne la rattache à Juan et une fois le transfert réalisé elle accède pleinement à sa nature de femme. Elle n'est plus épouse mais mère et femme. Jacinta et Fortunata sont rassemblées et pacifiées dans un unique destin de femme et de mère.

Dans ce même roman, d'autres mères empêchées trouvent aussi le chemin de la pacification. C'est le cas de Guillermina, célibataire et vertueuse, qui est le paradigme de la femme bourgeoise aisée se consacrant à des œuvres de bienfaisance. Ni épouse ni mère, elle sublime sa féminité sacrifiée: elle est mère des orphelins qu'elle reçoit dans l'hospice qu'elle fait construire, avocate et défenseur des pauvres mais surtout des femmes abandonnées. Apaisée dans sa vocation réparatrice, elle assume sa neutralité sexuelle et physique.




Afflictions féminines et mères mutilées

Ce chemin de «sainteté», d'ascèse affective, est le seul qui s'offre à des femmes comme Carmen Aldao dans La prueba d'Emilia Pardo Bazán. Bien qu'Emilia Pardo Bazán critique ouvertement l'étroitesse des ambitions des femmes de la classe moyenne comme Aurora y Concha Barrientos qui n'aspirent qu'à être épouses et mères de famille, elle ne répond pas à la question posée dans une œuvre dont la modernité est amortie par un dénouement ambigu et conformiste4. C'est par le regard et la voix de Salustio, jeune neveu entreprenant et amoureux, que sont dévoilées les frustrations et souffrances de Carmen, épouse de Felipe Unceta, un cacique intransigeant de petite ville provinciale, beaucoup plus âgé que sa femme. Carmen Aldao réprime l'attirance physique ressentie pour son neveu en se réfugiant dans son rôle d'épouse modèle et d'infirmière totalement dévouée aux soins de son mari malade de la lèpre. L'amour de Carmen pour son neveu est un mélange douloureux de maternité frustrée et de sexualité réprimée dont les symptômes récurrents s'apparentent à ceux d'une névrose. Ni femme ni mère, Carmen Aldao subit les caprices amoureux d'un mari dont la sexualité malsaine est évoquée de façon réaliste et audacieuse. Sans les nommer, Emilia Pardo Bazán décrit la névrose et l'anorexie d'une femme dont les désirs sont mutilés et qui finit par se réfugier dans l'expiation. L'arrivée du jésuite, le père Moreno, confesseur et guide spirituel de Carmen Aldao, représente symboliquement la castration de tous les désirs. La voie pacificatrice de la religion et de la vertu telle que nous la décrit Emilia Pardo Bazán annule toutes les questions sous-jacentes dans les premières pages du roman: la question du mariage de convenance entre une femme jeune et un homme âgé, la sexualité imposée et la négation du désir féminin, la stérilité masculine responsable de l'absence de maternité. La prueba, comme son titre l'indique, est le roman de la mise à l'épreuve, de la non-réalisation féminine, puisqu'il n'y a que contrainte et répression du désir. Ce drame de l'enfouissement contraint, de l'inhibition fonctionnant comme une seconde nature, reflète bien sûr les limites que s'impose Emilia Pardo Bazán en tant que femme et en tant qu'écrivain.

Dans Los pazos de Ulloa, la configuration de deux noyaux familiaux, celui du couple légitime de Nucha et de Pedro, celui du couple illégitime de Pedro et de Sabel, renvoie à la question posée dans d'autres romans comme Fortunata y Jacinta de la maternité comme aboutissement du désir et de la sexualité libre et de la maternité comme phénomène compensatoire d'une identité féminine et sexuelle niée. Nucha n'est pas un exemple de mère empêchée mais sa féminité bafouée par le mépris de son mari, un délaissement physique qu'il justifie par la constitution maladive de sa femme, la jette toute entière dans la maternité. La maternité et le maternage qu'elle ne peut assurer pleinement car elle ne peut ni allaiter ni soigner son enfant aboutissent à une frustration profonde et à la mort. Avant sa mort, Nucha passe par les différentes phases d'une profonde névrose: dans le chapitre XXIV, les troubles psychiques se manifestent sous la forme d'hallucinations morbides, des fixations obsessionnelles, des phobies. Emilia Pardo Bazán fournit aux lecteurs de l'époque une observation précise du cadre clinique: la «fiebre devoradora», «la ola de leche inútil», «el extravío mortal»: «al abatimiento que de ordinario se revelaba en su afilado rostro, se agregaba una contracción, un azaramiento, indicio de gran tirantez nerviosa [...], sus grandes ojos estaban dilatados, sus labios ligeramente trémulos» (Pardo Bazán, 1987, p. 308). Le désir est nié aux femmes en tant que désir propre et si la femme s'inscrit dans le désir, comme Sabel dans Los pazos de Ulloa, c'est uniquement en tant qu'objet du désir masculin. Elle est, comme Fortunata, mère biologique mais pas mère désirante et l'abandon affectif de Perucho le fils illégitime est la conséquence de cette maternité «empêchée» parce que non désirée et désirante.

Afflictions féminines et maternité impossible imprègnent les pages du roman d'Armando Palacio Valdés, La espuma. La mutilation affective du personnage féminin principal, Clemencia, est le résultat de la maltraitance physique de sa mère5. La maternité non aboutie et l'incapacité affective des femmes qui peuplent cette œuvre sont à l'image d'une société appauvrie par les transactions en tout genre: sociales et économiques entre une grande bourgeoisie opportuniste et sans identité de classe et une aristocratie disposée à une alliance avec l'élite financière. Cette «espuma» n'est autre que la matière volatile et superficielle de la société de la Restauration, une société dans laquelle font défaut l'énergie des sentiments et la substance de l'authenticité. L'anémie affective de Clementina, comme celle d'ailleurs de Verónica, la «Nica» dans La Montálvez de Pereda, reflète l'appauvrissement moral et spirituel d'une classe: la grande bourgeoisie d'argent. Mais au-delà de cette métaphore de la dégénérescence décrite dans un langage naturaliste dans les deux œuvres mentionnées, est mise en scène une névrose féminine qui se prolonge de mère en fille. Fille d'une mère «empêchée», Clemencia ne sera jamais mère et sa sexualité est vide de tout désir. Mère empêchée mais aussi femme empêchée qui est réduite à être seulement objet du désir des autres et jamais sujet désirant. Cette désastreuse filiation de mère en fille est mutilatrice et parfois même mortifère: Verónica Montálvez ne pourra éviter la mort de sa fille Luz, dotée d'une constitution physique délicate et détruite par l'avilissement de l'image idéale de la mère. Constatons que le roman de Pereda est construit comme un véritable processus d'analyse puisque qu'il s'ouvre sur un récit à la première personne: l'héroïne entame un confession qui est un parcours rétrospectif douloureux de sa mutilation en tant que femme et mère. Cette mise en scène et en voix de la misère d'une femme a un propose moralisateur chez un écrivain traditionaliste comme Pereda; il reflète néanmoins l'attention toute particulière de l'époque pour l'univers féminin à la fois mal connu et dérangeant. La condition des femmes au XIXe siècle n'est pas aussi lisse que certains voudraient le croire et les catégories rigides qui enserrent le monde féminin se fissurent sous le poids des réalités sociale, culturelle et biologique.

Dans La Regenta de Clarín, Ana Ozores, mal aimée et affectivement délaissée, est également un cas «exemplaire» de frustration maternelle.




¡Ni madre, ni hijos!

Le cas d'Ana Ozores vient allonger la liste des personnages féminins marqués par l'empêchement de la maternité. Dans son cas, la complication est double: elle n'a pas de mère et elle n'est pas mère: ¡ni madre, ni hijos!

Bien plus développé que dans d'autres romans, le récit de l'enfance malheureuse d'Ana s'étend au fil des pages, décline toutes les nuances de sentiments d'une petite fille puis d'une jeune femme en mal d'amour, mêle toutes les acceptions d'un rapport filial empêché, frustrant et essentiel au développement de la personnalité complexe de la Régente. Le chapitre 3 de la première partie, entièrement consacré à l'intimité d'Ana, permet, sous couvert d'une préparation de l'héroïne à une confession générale, d'explorer ses souvenirs et de pénétrer son monde intérieur. Le procédé narratif du monologue intérieur donne lieu à un déploiement minutieux des conséquences dramatiques de l'absence de mère sur le caractère hypersensible d'une jeune enfant. La figure maternelle de substitution incarnée par la gouvernante tend à prouver, une nouvelle fois, que le remplacement non électif de la mère aggrave le mal-être au lieu de l'apaiser.

Avec discernement et amertume, Ana impute à son manque d'amour maternel l'entière responsabilité de ses fautes et de ses péchés personnels. Privée de tendresse a l'âge de quatre ans, elle souffre toute sa vie d'une insuffisance émotionnelle intense, qu'elle cherche éperdument sinon à combler, du moins à compenser, par le biais de divers palliatifs qu'elle invente avec ingéniosité. Par conséquent, sa vie intérieure se développe progressivement et se révèle extrêmement riche, bien que déviante sous de nombreux aspects.

Le manque fondateur de modèle maternel participe directement à la construction névrotique de l'identité féminine. Il contraint la femme à évoluer dans un univers affectif continuellement frustré; même la vie conjugale ne parvient pas à calmer les impérieux besoins d'amour d'Ana Ozores. Il semblerait, au contraire, qu'elle contribue à en accentuer les effets négatifs. La frustration constitutive d'amour maternel fait irrémédiablement dériver la conduite féminine. La Régente exprime sa détresse sur des modes différents, accordés aux inclinations essentielles de son tempérament complexe, mais l'examen des tentatives récurrentes de réparation révèle un même trouble initial, une même déficience émotionnelle fondatrice. Pour reconstruire sa vie affective, Ana se tourne vers la dévotion excessive et tombe dans un mysticisme où elle rêve d'être tour à tour la fille et la mère du Christ à travers le Magistral Fermín de Pas. Par ce processus inconscient de défense, elle exprime son manque constitutif d'amour maternel au double sens du terme. Elle confond, dans son mariage avec Quintanar, sentiments conjugaux et amour filial; elle cherche dans cette relation tant l'émoi physique que la protection paternelle. Elle se jette dans l'adultère avec Mesía dans l'espoir tacite et transgressif que celui qu'elle estime être le seul home véritable de Vetusta saura lui donner un enfant, même si cet enfant devait être la cristallisation de sa déchéance... Ce dernier point reste spéculatif car jamais Clarín n'explicite cette hypothèse. Cependant, l'analyse minutieuse de certains détails de l'introspection de l'héroïne tend à étayer ce postulat.

Mais La Regenta n'est pas un cas isolé. Des constantes se dégagent toutefois des réactions du personnage féminin face à la privation maternelle. L'absence d'affection éprouvée intensément dans l'enfance aboutit à un sentiment d'abandon constant, à une crainte permanente de n'être pas assez aimable pour être aimée. Cette hantise provoque l'angoisse existentielle du sujet chez lequel ne cesse de croître une impression tenace de vulnérabilité. La gamme des conséquences affectives de ce manque se déploie à travers les œuvres traitant de ce genre de cas psychologiques, révèle des comportements invariants et introduit des nuances singulières, offrant ainsi au lecteur un vaste panorama des névroses occasionnées par la maternité empêchée.

A cette détresse intime se mêle la frustration sociale et affective de ne pas être mère non plus. Ce désir de maternité n'est pas chez Ana, comme il se manifeste chez Jacinta, naturel. Il est vécu comme une punition, voire, un affront. Quoi qu'elle fasse, Ana ne parvient jamais à se conformer à ce qu'on attend d'elle socialement. Elle s'inscrit toujours en marge de la norme rassurante.

En effet, entrée dans la vie conjugale et installée dans la sphère privée de son foyer, la femme, est, par nature et par consensus social, destinée au rôle maternel. L'organisation sexuée de la répartition des fonctions sociales trouve son origine dans des sources diverses, relativement valides mais toujours attestées comme irréfutables. D'un point de vue strictement physiologique d'abord, la science du dix-neuvième siècle insiste sur une différence sexuelle apparemment évidente supposée éclairer une opposition extracorporelle plus stable: l'homme est un être qui engendre dans l'autre, la femme est l'être qui engendre en soi! Sociologiquement, ce constat en induit un autre: la maternité est naturellement incontestable, à la différence de la paternité. Aussi la science est-elle venue au secours des hommes dont la légitimité et la puissance se trouvaient ébranlées par la biologie.

La maternité empêchée par des causes physiologiques ou sociales marque une différence sensible par rapport à la norme traditionnelle. La «perfecta casada» telle que la conçoit Fray Luis de León6, la mère modèle, la femme forte, que la Bible érige en référence, constitue une représentation monolithique et statique de la femme dans la société.

La femme «moderne» de la seconde moitié du dix-neuvième siècle, avec ses allures émancipées et son vernis de culture, doit logiquement, ressembler au modèle premier de la femme idéale bourgeoise. Ainsi, celle qui ne se conforme pas au modèle archétypal est nécessairement vouée à sa perte, à plus ou moins long terme. Autrement dit, la femme doit rester naturelle et l'homme, culturel, sans quoi, l'ordre harmonieux du monde serait bouleversé et la ruine et le malheur guetterait inéluctablement la société.

Dogme catholique et code civil, éducation et usage, toutes les institutions s'accordent à conforter la femme dans sa fonction de mère idéale, de femme parfaite et angélique. La maternité doit être le but principal de l'existence féminine. Le titre de «mère» devient, pour elle, la distinction culturelle suprême. D'un point de vue social, la maternité est la seule «carrière» envisageable pour une femme «comme il faut». La référence directe à la Vierge Marie entre pour beaucoup dans l'aspiration féminine à se fondre dans la norme. Toute velléité de non-conformité à la règle tacite serait interprétée comme un manque manifeste de piété et de raison, et conduirait à la dissolution de la famille, institution sacrée, et par, par extension, de la société entière. D'un point de vue psychologique, l'absence de maternité est vécue comme une marginalité psychique redoutable et redoutée.

Dans cette optique, la femme se trouve incitée à devenir mère et ainsi, à régner sur la sphère privée, sur les sentiments, la morale et la spiritualité. La société donne à ces domaines une valeur et un pouvoir tout politique: la femme accède au rang de maîtresse absolue de la sphère familiale, au même titre que son époux est le maître incontesté de la sphère publique.

Bien que les subterfuges oratoires et le poids de la tradition pèsent largement sur les mentalités de cette époque, la fonction reproductrice limite et définit la maternité comme unique position sociale de la femme. Seule cette fonction salutaire est à même de justifier le concept de féminité. Mais cette particularité physique, si elle est considérée comme ultra positive dans la perspective culturelle susdite, connaît un revers qui légitime l'enfermement de la femme dans l'univers privé et domestique. De même, si la maternité est impossible, c'est toute la légitimité de l'être femme qui se trouve remise en cause, comme le montre le cas pathologique d'Ana Ozores.

La maternité apparaît donc comme la pierre angulaire de la reconnaissance sociale féminine, à tel point que certaines femmes deviennent vite obsédées à l'idée d'être mère, car une femme qui n'a pas d'enfant se réduit à une femme sèche, sans amour, ni compassion. Autrement dit, dans l'opinion collective, la femme sans enfant n'est pas une femme normale, elle s'avère nécessairement déviante. Cette idée est à tel point prégnante qu'elle semble gravée dans l'inconscient des femmes elles-mêmes. L'absence de maternité révèle, chez la femme, une forte propension aux dysfonctionnements nerveux et mentaux.

Ana, sans enfant, en proie à des désordres psychologiques évidents: sexuellement frustrée par un mariage sans relation physique, elle incarne la définition négative de la femme idéale de la seconde moitié du XIXe siècle. Pérez Galdós fait également de la dichotomie fécondité stérilité le fondement de son roman Fortunata y Jacinta. Au simple constat physiologique, l'auteur apporte une interprétation latente de la capacité générative du peuple opposée à la stérilité asséchante de la bourgeoisie. Biologie et démographie servent ouvertement de support à une critique sociale explicite.

Bien que modernes, les thèses défendues par ces écrivains demeurent fortement empreintes d'idéologie traditionnelle quant à la question de la femme. Sexuellement et affectivement frustrées, certaines femmes transfèrent, de façon détournée, leur trop-plein d'émotions sur leurs enfants. L'enfant, élément naturel de la famille, ne présente de fait aucun risque pour le décorum ou la réputation si l'élan passionnel de la mère se reporte sur lui.

Si elle n'a pas d'enfant, la femme peut réagir différemment pour réinvestir son désir inassouvi. Comme Jacinta et comme Ana, elle peut être amenée à répondre de façon pathologique au manque affectif, maternel et amoureux, les trois facteurs étant souvent reliés.

L'idée de famille est néanmoins présente dans La Regenta, bien qu'elle s'y s'inscrive en faux ou en filigrane à peine ébauché. Ana se lamente souvent de ne pas être mère, mais ce regret intérieur et égoïste ne trahit pas réellement un instinct maternel développé. Il participe plutôt de ce phénomène psychologique qu'on appelle le transfert de frustration.

Ana mêle naturellement l'absence de mère et l'absence de maternité dans ses réflexions intérieures présidant à son examen de conscience. «Ni madre ni hijos»7, «Ni mère ni enfants»; cette phrase lapidaire et cruelle résume tout son drame de femme. Ana souffre égoïstement de ne pas être mère: son caractère idéaliste voit dans la maternité un moyen simple et efficace de compenser les lacunes affectives personnelles. Dans sa logique émotionnelle, avoir un enfant l'autoriserait à déverser sur un petit être vivant légitime ce trop-plein d'amour qui la submerge et qu'elle ne peut effectivement pas prodiguer à son vieil époux. Cette maternité fantasmée constitue le cœur même de ses lamentations. Dans les moments de frustration intense, cette pensée agit comme un puissant excitant sur les nerfs fragiles de la jeune femme, comme se plaît à le décrire Clarín dans ce même chapitre 3.

Deux phrases témoignent du vif désir d'enfant qui anime Ana. Elles encadrent le récit détaillé de l'attaque nerveuse résultant du bilan pitoyable de son existence. La première est soupirée dans le cadre du discours intérieur, elle se lit comme une prière, comme un cri de désespoir face au vide affectif de cette vie monotone: «-¡Si yo tuviera un hijo!... ahora... aquí... besándole, cantándole...»8. La seconde survient conséquemment a la résolution de la crise et s'adresse audacieusement à Víctor Quintanar, cet époux avec lequel elle a pourtant cessé toute relation intime susceptible d'engendrer une naissance: «-¿No quisieras tener un hijo, Víctor? Preguntó la esposa apoyando la cabeza en el pecho del marido»9.

Ses velléités maternelles reparaissent à chacune de ses immersions douloureuses dans la frustration, le besoin incoercible d'être mère soulève Ana dans ses moments intimes de révolte. L'obsession récurrente d'avoir un enfant est d'autant plus dramatique pour la jeune femme que sa condition même d'épouse ne lui permet plus d'espérer raisonnablement voir, un jour, son rêve de maternité exaucé. Certaines allusions plus ou moins directes de l'auteur visent à évoquer l'âge et l'impuissance de Quintanar, ce qui explique le peu de crédibilité que la Régente apporte à son espérance.

Le sentiment de frustration est ainsi accru par la réalité quotidienne et physiologique du couple. Certaine désormais de ne pouvoir s'épanouir dans la fonction maternelle, Ana Ozores se tourne vers d'autres modes de compensation tout aussi transgressifs et pathologiques que la maternité empêchée en soi.

Chez une femme équilibrée, au caractère docile et résigné, le manque d'enfant est généralement sublimé dès lors que celle-ci intègre l'idée d'une privation comme définitive et insoluble et qu'elle l'admet consciemment comme telle. Dans le cas contraire, comme chez Ana Ozores, la femme vise à travers la maternité la satisfaction d'un plaisir égoïste. L'enfant se trouve inconsciemment investi de pouvoirs surnaturels qui, par la seule force de l'amour, peuvent guérir et amender la mère.

La privation affective liée à la mère, qu'elle soit filiale ou maternelle, engendre un sentiment de fragilité émotionnelle. Le sujet frustré est alors très demandeur de stabilité et très attentif à attirer sur lui l'intérêt d'autrui. Un besoin de dépendance vis-à-vis de l'autre s'instaure alors comme palliatif du manque ressenti. Ainsi, après la constante que nous venons de dégager, apparaît, au cœur du roman, toute une gamme de palliatifs visant à protéger le personnage de l'insécurité et de l'inconfort affectif auquel il est confronté dans sa plus fragile intimité. Parmi ces mécanismes de défense, on trouve la négation du corps par des moyens comme l'anorexie mentale, l'hystérie ou encore la mystique. Notons en effet que la femme mystique pense exercer une maîtrise totale sur son corps: elle se refuse, par exemple, à procréer et à se réaliser dans sa fonction naturelle ce qui constitue à cette époque de sacralisation de la maternité triomphante une transgression, non seulement du point de vue social mais aussi religieux et psychologique.

En empêchant les héroïnes de se réaliser dans la maternité, les auteurs semblent chercher avant tout à expliquer une féminité en crise, à l'image de la société, puisque la maternité représente une fonction clé de cette société. Elle exerce son influence aussi bien sur le plan collectif, qu'au niveau individuel; elle contribue à la reconnaissance sociale de la femme en qualité de maillon essentiel de la civilisation et participe à l'élaboration des futurs citoyens. La fonction maternelle serait donc la clé de voûte de l'organisation sociale et de la répartition générique de la société bourgeoise. Le dix-neuvième siècle est le siècle de la mère qui féminise la collectivité majoritairement patriarcale et élève la famille au rang de valeur positive du nouvel ordre bourgeois. Sur cette base, se fondent les idéaux et les concepts d'une nouvelle féminité, puissante mais prisonnière, une féminité qui, lorsqu'elle subit l'empêchement de la maternité, ne peut être que transgressive et dangereuse pour l'avenir, tant personnel que social.








Bibliographie

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