Selecciona una palabra y presiona la tecla d para obtener su definición.
Indice
Abajo

Nouveaux documents sur la «familia moratinesca»

René Andioc





  —137→  

Mon éloignement provisoire de la famille qualifiée de «moratinesca» dans une lettre du 3 mai 1817 par son plus illustre représentant se prolongeait au-delà de toute mesure, lorsque quelques récentes découvertes m'ont enfin ramené à elle, non seulement à D. Leandro, dont un premier testament rédigé à peine passée la quarantaine a été récemment publié par mes soins avec celui de son ami Melón,1 mais aussi et surtout à son entourage, notamment à son oncle Nicolás Miguel et aux enfants de ce dernier dont plusieurs, on le sait, reçurent de l'écrivain, tout comme leur père, indigent sur ses vieux jours, une aide financière considérable que la guerre d'Indépendance ne put tarir entièrement, malgré les difficultés éprouvées par l'auteur de El sí de las niñas dans la perception régulière de ses rentes. Ce sont les documents concernant essentiellement ces dernières personnes que je voudrais citer et commenter ici, la longueur de certains d'entre eux ne me permettant pas de les transcrire dans leur intégralité, bien que leur intérêt, dans la mesure où ils comportent une longue liste fort détaillée des biens de D. Nicolás Miguel et de sa première femme, ne fasse aucun doute, surtout si l'on veut tenter d'esquisser, à l'aide d'une description de l'intérieur et du mobilier qu'ils possédaient au temps où l'oncle de D. Leandro exerçait son activité de joaillier, le tableau d'un de ces foyers de la «clase media» si chère aux dramaturges néo-classiques.

Je commencerai paradoxalement par la fin, c'est à dire par cette funeste année 1808 au cours de laquelle la vie douillette du dramaturge fut brutalement, et pour longtemps, bouleversée.   —138→   Vicente Vignau, voici bien des années déjà,2 nous fit connaître une supplique adressée au roi par l'oncle alors sans ressources et dans l'incapacité de travailler en raison de son grand âge, dans laquelle il souhaitait que la mise en vente aux enchères du mobilier saisi chez son neveu le 4 novembre et les jours suivants fût interrompue à son bénéfice dans la mesure où il était son plus proche parent et ne pouvait plus, en raison des circonstances, recevoir l'aide financière que D. Leandro lui allouait jusque là ainsi qu'à sa fille Mariquita, María Josefa très exactement pour l'état civil,3 alors en pension, comme l'on sait, chez les parents de Francisca Muñoz. La requête fut repoussée, et le malheureux septuagénaire ne tarda pas à faire son testament, devant le notaire Jacobo Manuel Manrique,4 le 21 janvier 1809, déclarant que les événements d'une part, mais aussi «otros varios acahecimientos fatales que le han sobrevenido de algunos años a esta parte» et qui sont inconnus de nous l'avaient pratiquement ruiné, au point de lui imposer une «declaración de pobre». Il nommait «por tutores y curadores ad bona» de ses quatre enfants survivants (Antonia était morte neuf ans auparavant)5 l'aîné Manuel ainsi que deux autres personnes ayant toute sa confiance. Sa signature est visiblement apposée au bas du document d'une main maladroite et tremblante, et fait un émouvant contraste avec celle des pièces antérieures que nous avons examinées: il devait décéder cette même année 1809, après deux maladies successives (dont la première, datée par D. Leandro de janvier, dut motiver le   —139→   testament), séparées par le trépas de Manuel.6 Curieuse et triste fin de vie pour un homme qui, comme «joyero del rey», ou, comme il est écrit par un notaire, «artífice de platero de oro y diamantista», avait connu pour le moins une réelle aisance si l'on en juge d'après les deux inventaires de ses biens conservés à l'Archivo de Protocolos de Madrid et auxquels j'ai fait plus haut allusion, mais aussi selon le journal intime de D. Leandro travaillant sous sa direction durant sa jeunesse, logé chez lui, «calle de las Veneras» à la mort de sa mère en septembre 1785, et profitant de la générosité de l'oncle pour se faire offrir une loge au théâtre au lieu de se contenter, lorsque ses maigres moyens le lui permettaient, d'une place bien plus modeste.

Nicolás Miguel Fernández de Moratín avait convolé deux fois en justes noces, et le moins que l'on puisse dire est qu'il ne tarda guère a mettre un terme à son premier -et sans nul doute pesant- veuvage, nous remettant en mémoire, toutes proportions gardées, certes, le plaisant héros du «sainete» El viudo, de Ramón de la Cruz, et cela d'autant plus aisément que, si l'on en croit Melón, D. Leandro mimait, pour amuser ses amis, quelques scènes des secondes épousailles avec une mineure (la majorité était alors fixée par la loi à vingt cinq ans) à laquelle sa virginité, nous dit un document contemporain, ne donnait que plus d'attrait.7 Sa première femme, Eugenia López Ballesteros, étant décédée le 6 février 1785, soit sept mois plus tôt que la mère de l'écrivain, après lui avoir donné trois enfants, Manuel, alors «mayor de catorce años y menor de veinte y cinco», Antonia et Aniceta Fernández López de Moratín, toutes deux «en la hedad pueril»,8 le veuf momentanément inconsolable attendit moins de trois semaines pour rédiger, le 26 février, un   —140→   premier testament instituant ces derniers ses héritiers.9 Si l'on fait -sans aucune difficulté- abstraction de l'habituelle et interminable litanie sur l'inébranlable fidélité du testateur à l'Église catholique, apostolique et romaine, sans oublier la Vierge Marie et l'ange gardien, les saints particulièrement vénérés «y demás de la Corte del Cielo» dont il a heureusement le bon goût de ne pas nous infliger la liste, le testament proprement dit commence par ordonner cent «misas rezadas», le versement de vingt quatre réaux au titre des «mandas forzosas de que gozan los Santos Lugares de Jerusalén, Redempción de cautivos christianos, Rs Hospitales General y de Pasión de esta Corte», puis sont enfin évoqués les héritiers: en premier lieu, la mère, Inés González Cordón, toujours en vie, chose que, me semble-t-il, on ignorait jusque là, le journal intime de D. Leandro s'interrompant de 1782 à 1792, et qui se voit attribuer trois mille réaux «si me sobreviviese»; le frère non encore décédé, le maladif Manuel qui dépendit toujours de sa famille, était assuré de recevoir trois réaux par jour grâce aux intérêts produits par un capital à constituer. Leandro Fernández de Moratín, quant à lui, recevrait mille deux cents réaux en échange d'une prière. Sont également concernés deux personnages féminins bien moins connus, même si l'un d'eux apparaît furtivement dans le Diario du dramaturge; il s'agit des deux filles de Victorio Galeoti, mari de Dª Ana Fernández de Moratín, tante de D. Leandro, à savoir Jorja et Rita, lesquelles se voient attribuer chacune six cents réaux «para lutos»; quant à leur mère, elle recevrait la même somme que son neveu. Les domestiques, ceux qui percevaient «salario, y no ración», se verraient attribuer six mois de gages; quant aux pauvres, on donnerait à douze d'entre eux cent réaux, à charge pour eux de recommander à Dieu le défunt. Déjà, Manuel était désigné comme tuteur et «curador ad bona», responsabilité qu'il partageait avec l'oncle Victorio, puis venaient les noms des exécuteurs testamentaires. Les trois frère et soeurs hériteraient en définitive, une fois effectués les prélèvements ordonnés ci-dessus, de tous les «bienes, muebles, rayces [c'est à dire, les «haciendas de campo»], d[e]r[ech]os, acciones o futuras   —141→   succesiones» de leur père, de toute évidence bien nanti, comme nous le disions ci-dessus.

En effet, un acte notarié du 8 mars 1785, évoqué en 1976 par John. C. Dowling10 et qui fit suite à ce testament, montre bien qu'il en était ainsi: les deux époux s'étant réciproquement donné le 8 février 1776 tout pouvoir pour tester en cas de décès de l'un d'eux, D. Nicolás Miguel fit dresser, une dizaine de jours, donc, après la rédaction de son testament, un inventaire général des biens du ménage de manière à établir la part de la défunte, et, par suite, celle qui revenait en héritage à chacun des trois enfants. La toute jeune Aniceta, née après les accords passés par ses parents, se voyait accorder en sus par sa mère douze mille réaux -une belle somme!- que devait faire fructifier «el otorgante, como su Padre legítimo, imponiéndosela en el Banco Nacional, Fondo vitalicio o en otra parte segura y cierta». Le montant global («cuerpo de hacienda») s'élevait à 300.353 réaux, dont 68.275 en espèces sonnantes et trébuchantes (pour une pareille somme, il est permis de faire abstraction des maravédis...); déduction faite notamment de la dot de Doña Eugenia, qui revenait naturellement à ses héritiers et des «arras o donación propter nuptias» non restituées au mari survivant puisqu'elles étaient à l'origine destinées à «más aumento de dicha dote», ce sont 135.991 réaux qui revenaient à chacun des époux et qu'avaient à se répartir, ou plutôt à attendre de se répartir à leur majorité, Manuel, Antonia et Aniceta, cette dernière étant en raison de son jeune âge, on l'a vu, favorisée par rapport, à ses frères; à cette somme s'ajoutaient donc le montant de la dot (23.570) et celui des «arras», ce qui donnait un total de 162.861 réaux -à peu de chose près, «lo aportado al matrimonio» en 1781 par l'actrice «La Caramba»-11...dont il fallait déduire les frais des obsèques et des messes pour le repos de la défunte (4.550: d'enviables funérailles, à n'en pas douter) et la «mejora» de 12.000 réaux consentie à Aniceta. La part de chaque enfant se montait donc à 48.770 réaux, soit alors l'équivalent de dix à onze années de salaire de l'apprenti joaillier Leandro Moratín;   —142→   restait à parvenir à atteindre cette somme en puisant dans les biens meubles du domicile dûment évalués, ce qui fut fait. Et c'est bien là que réside le principal intérêt d'un tel inventaire considéré en tant que tel, d'abord, ensuite si on le compare a celui qui fut dressé un an après lors des préparatifs des secondes noces: quelques tableaux sans grande valeur mais moins nombreux en 1785 qu'un an plus tard (nous reviendrons plus loin sur ces différences, parfois importantes), peu de livres, certains religieux (une trentaine), d'autres techniques (quatre, dont le nom de l'auteur est précisé), mais beaucoup de meubles, et surtout de sièges, dont certains «maltratados» et d'un prix raisonnable (curieusement, les «colchones» et les courtepointes valaient plus que les lits eux-mêmes)' qui donnent à penser que le logis de l'oncle Nicolás, situé à l'étage, était d'une superficie relativement importante; il y avait d'ailleurs un «despacho» orné de rideaux de satin à rayures, appelé aussi «gabinete», comme chez tout commerçant ou artisan d'un certain niveau économique, une «sala», une «antesala» pourvue de sa porte vitrée, et plusieurs «habitaciones», le tout éclairé notamment à l'aide de «cornucopias» et également orné de nombre de rideaux en taffetas bleu ou cramoisi ou bien encore en «arrati» (?) de même couleur; la rubrique Muebles de cozina12 nous donne une idée précise de ce dont disposait Doña Eugenia, ou plutôt sa servante, pour pourvoir à l'alimentation de la famille, depuis les «tinajas» contenant l'eau et l'huile et le «fregadero de pino» jusqu'à la vaisselle composée notamment de «doce docenas de platos de piedra ingleses», en passant par les soupières, les couverts, évalués selon leur poids tout comme les récipients de cuivre, la typique «chocolatera», appelée ici «chocolatero», les pincettes, les soufflets, les trépieds, les poêles, les grils, le braséro et les fers à repasser, ces derniers quasiment hors d'usage. Quant aux Provisiones de casa13 elles comprenaient deux douzaines de chorizos, trois arrobes et demie de morue séchée, cinq de pois chiches, trois d'huile, une de vin rouge et une demie de vin de Peralta et quarante de charbon: de quoi soutenir un siège! Et l'on a moins de peine ainsi à imaginer quelle devait être la batterie de cuisine du D. Diego de El sí de las niñas, encore plus rutilante si l'on en croit la brave Doña   —143→   Irene, si sensible aux «bienes y posibles» du vieux mari qu'elle destinait à sa fille.

Mais le plus attrayant est constitué par les rubriques relatives aux vêtements masculins et féminins14 (il y a là tout un vocabulaire -celui des tissus et de leurs couleurs notamment- avec lequel nous sommes assez peu familiarisés, exception faite du plus courant), ainsi qu'aux parures, impressionnantes par leur nombre et leur coût, de la maîtresse de maison, épouse d'un joaillier, certes, et de ce fait plus choyée que d'autres, et aussi des sommes imposantes que représentaient les divers lots de pierres précieuses dont disposait D. Nicolás pour exercer son métier, l'un des plus respectables alors dans le monde «gremial». La défunte -ou, légalement, le couple- possédait, entre autres atours, plusieurs «batas con brial», dont l'une en «estofa [ou: «estopa»] de francia» (la France, comme aujourd'hui, exportait ses modèles), autant de «desevillés» (sic), une polonaise, deux basquines, que l'on mettait pour sortir, dont une de «muer» et l'une et l'autre «color de porcelana», ainsi que les non moins typiques mantilles, destinées au même usage, plusieurs manteaux pour l'hiver et l'été, le tout abondamment orné de diverses fanfreluches, l'inévitable «cotilla» couleur de rose, cette ancêtre du corset, contre les méfaits de laquelle s'élevait un Ignacio de Merás, des mitaines et plusieurs gants de soie blanche, comme on en voit sur mainte «petimetra» immortalisée par les meilleurs graveurs du temps, et enfin plusieurs paires de chaussures de soie «sin estrenar», valant chacune seize réaux. Le veuf, pour sa part, disposait, en plusieurs exemplaires, du classique «vestido de militar», composé de sa «chupa», sa casaque et ses «calzones», l'un de toile, vraisemblablement pour l'été, un autre à gilet et culotte de daim, un autre encore de couleur noire, un quatrième bleu, enfin un dernier en velours de soie, «y una chupa de tela para Semana Santa», à laquelle correspondent le pourpoint et la busquière de velours noir que mettait de son côté Doña Eugenia au cours de la même période, coutume vestimentaire que, pour ma part, j'ignorais encore. Deux capes complétaient l'ensemble, l'une «con su embozo de tafetán de aguas», l'autre en toile bleue «con su embozo de terciopelo negro» et le niveau social de l'intéressé se devinait aussi à son «espadín». Laissons de côté le linge de corps:   —144→   chemises d'homme et de femme, jupons, bas de soie ou de coton, chaussettes («calcetas»), que l'on mettait sous le bas, si l'on en croit le Diccionario castellano de Terreros, et venons-en à la caverne d'Ali Baba à laquelle fait songer, si l'on tient également compte des «pedrerías sueltas» utilisées par le joaillier dans l'exercice de son art, le petit trésor que possédait en bijoux de toutes sortes la regrettée Doña Eugenia López Ballesteros;15 les pièces les plus belles en étaient: un collier d'or et d'argent orné de brillants estimé à 26.000 réaux (le salaire annuel d'un haut fonctionnaire), une parure composée d'un «collar, pulseras y sortija, de diamantes rosas y topacios, engastados los diamtes en plata y los topacios en oro, en doce mil rrs de vellón», une seconde parure de diamants roses et d'émeraudes, «una cruz de la Concepción, de diamantes rosas de Olanda, engastada en plata», une aigrette, un pectoral toujours orné des mêmes diamants, qui devaient sans doute plaire particulièrement à la défunte, et d'améthystes, un second pectoral, une bonne quinzaine de bagues dont l'une atteignait 16.000 réaux, des pendentifs et des pendants d'oreille, une paire de boucles de chaussure ornées des inévitables diamants, un camée, un «relox de oro ginebrino» qui faisait pendant tout jeu de mots mis à part à deux autres pour homme, l'un signé Alin Walker, d'Amsterdam, l'autre de David Hubert, ainsi que quelques babioles encore, le tout estimé à prés de 150.000 réaux, c'est à dire environ la moitié des biens meubles du couple.

La «hijuela»,16 c'est à dire la part, revenant à Manuel fut vite constituée: le collier à 26.000 réaux y contribua pour beaucoup; on y rajouta des émeraudes du stock paternel pour 71 carats, un plateau en argent sans grande valeur et 16.092 réaux d'argent liquide. Celle d'Antonia comportait les deux splendides parures et deux bagues, quelques objets de peu de prix, et l'on compléta avec environ 9.000 réaux. Quant à celle de la toute jeune Aniceta, dont l'avenir devait être mieux assuré que celui de ses aînés, il fut décidé de la constituer à l'aide de la bague à 16.000 réaux, du camée et de la montre, plus quelques menus objets et, enfin et surtout, on parvint aux 60.000 qui lui revenaient au moyen d'un versement de 40.745 «en especie».

  —145→  

Mais le célibat forcé convenait mal à un maître joaillier encore dans la force de l'âge (il approchait la cinquantaine) et, qui plus est, chargé d'une famille relativement nombreuse. Notre homme songea donc à se remarier le temps du deuil à peine écoulé: on sait en effet qu'il jeta son dévolu, ou qu'on lui proposa de le jeter, sur une jeune orpheline de Ségovie, Isabel de Carvajal, «de estado onesto», née au «Real Sitio de Balsaín» où avaient résidé sa mère et feu son père, et que le mariage se fit par procuration.17 Beau sujet pour une pièce de Leandro Moratín, alors hébergé par son oncle, encore inconnu du public comme dramaturge et qui allait se mettre à ébaucher ses premières comédies, dont celle qui nous conte les infortunes d'une autre Isabel, la mère de la jeune ségovienne ayant de son côté pris un nouvel époux, sans atteindre, il est vrai, le record de celle de Doña Francisca dans El sí de las niñas ou celui de la malheureuse correspondante de Cadalso dans une de ses Cartas Marruecas...

Et selon la coutume, D. Nicolás dressa un nouvel inventaire de ses biens18 qui fut cosigné par les témoins et le notaire le 1er avril 1786, de manière a pouvoir évaluer le montant du cinquième de la somme totale qu'ils représentaient, la loi lui permettant de disposer de ce cinquième à sa guise sans que ses héritiers s'y puissent opposer. C'est de cette partie de son patrimoine qu'il allait soustraire la somme destinée à la traditionnelle «donación propter nupcias» (sic), rajoutée à sa propre dot par la nouvelle épousée. Celle-ci, disons-le d'ores et déjà, reçut de son prétendant vieillissant 20.000 réaux auxquels furent ajoutés 5.000 autres sous forme de bijoux et de vêtements «para que sean para la susodicha y su adorno». Mais on ne laisse pas d'être intrigué par les changements parfois importants qui sont intervenus dans certaines rubriques de cette nouvelle mouture et celles de l'inventaire datant d'une année à peine.

En effet, si l'on se rappelle que l'ensemble des biens du couple Nicolás-Eugenia était estimé en 1785 à quelque 300.000 réaux, force nous est de constater qu'en un an à peine le patrimoine de l'oncle de D. Leandro avait plus que doublé, de sorte que, compte non tenu pourtant des nombreux impayés restant à recouvrer auprés des clients de la bijouterie,19 il   —146→   atteignait exactement 722.129 réaux. Comment expliquer une pareille augmentation en si peu de temps? Une comparaison entre les diverses rubriques du premier et du second document fait apparaître un bon nombre d'acquisitions dont certaines semblent devoir être reliées à la prochaine installation de la nouvelle épouse: en premier lieu, le nombre des tableaux s'accroît de plusieurs unités dont quelques unes portent la signature de leur auteur (Antolínez, Nani), des bondieuseries encore, mais aussi des natures mortes aux fleurs, trois paysages flamands, qui viennent tenir compagnie aux deux copies «del Corezo» (Correggio?) déjà en place, dix gravures de plus qu'en 1785, huit autres, anglaises, à placer sous verre et avec leur cadre non encore doré; quant au mobilier proprement dit, D. Nicolás Miguel a fait l'acquisition de deux nouveaux miroirs, de quatre «rinconederas» [pour: «rinconeras»] à neuf doublons la pièce, soit au total 2.160 réaux, «ocho taburetes y un camapé [sic: orthographe courante à l'époque] nuebos de nogal hechos a la moda que se hallan en el gavinete, cubiertos de raso azul matizado y listado», deux tables de jeu, l'un de dames et l'autre de jacquet, une grande table de noyer, un nouveau coffre, «un espejo grande de vestir de dos lunas» avec sa table; il faut y ajouter quatre sculptures de plâtre imitant le marbre ainsi que trois têtes de «las Niove» (Niobé?), deux grands vases de Chine et, enfin, «un relox de sobremesa, su autor Salvator Micalef», soutenu par quatre colonnes de marbre ornées de bronze doré (coût: 3.300 réaux). Le linge de maison et la literie s'enrichissent également de plusieurs pièces, mais l'économe D. Nicolás inclut dans son inventaire toute la garde-robe ayant appartenu à la défunte, corset compris. Le futur jeune marié, pour sa part, s'est fait faire trois «bestidos» complets, l'un de drap noir, l'autre de camelot de même couleur et le troisième de «paño de Sn Fernando». La vaisselle augmente aussi, comme le nombre des fers à repasser, dont les premiers étaient par trop «maltratados» (il y en a sept à présent!); par délicatesse, D. Nicolás -nous rappelant la brave Doña Irene moratinienne- a acheté deux cages toutes neuves avec chacune son canari pour mettre plus de vie dans la demeure, et, sans doute en prévision de la petite fête familiale consécutive à l'arrivée de la «novia», il a dans sa dépense vint sept bouteilles de «vinos generosos a ocho reales cada una», sans aucun doute de bonne qualité puisque, selon le Memorial Literario de janvier 1785, ce que   —147→   nous appelons aujourd'hui le vin de table coûtait 1 réal six maravédis le «cuartillo» (un tiers de litre environ), celui de Peralta, dont il est fait mention dans le premier inventaire, 2 réaux 28 maravédis, la bouteille de Bordeaux 9, comme celle de Frontignan, mais tout de même 20 celle de Bourgogne et 24 celle de Champagne; cent huit livres de chocolat à huit réaux la livre donnent à entendre que la boisson typiquement espagnole de l'époque ne déplaisait pas au maître de maison, lequel, sans doute pour éduquer sa femme, avait en outre enrichi, si l'on peut dire, sa bibliothèque d'un ouvrage de médecine domestique et d'un autre d'histoire d'Espagne... Pour résumer, disons qu'en un an, le mobilier est passé de 24.000 à 52.000 réaux. Quant aux bijoux, évalués à quelque 125.000 en 1785, ils atteignent à présent 214.000 réaux, et il faut sept folios contre trois auparavant pour les énumérer, l'écriture du premier inventaire, il faut tout de même le dire, étant plus serrée que celle du second; la «pedrería suelta», elle, a pratiquement doublé: de 83.000 à 159.000 (par contre, l'argent liquide est passé de 68.000 à seulement 40.000); c'est que le beau collier de Doña Eugenia, destiné à son fils, a été avantageusement remplacé par une somptueuse parure de 48.000 réaux et que ceux dont doivent hériter les deux filles ont fait place à un plus grand nombre; D. Nicolás s'est d'ailleurs offert à lui-même une superbe chaîne de montre en or garnie de diamants pour la modique somme de... 19.000 réaux, assortie au «relox de París de repetición sorda, su autor Baltasar», lequel, pour sa part, coûte dix fois moins.

Il est une rubrique originale, qui ne figurait pas dans le document de 1785: celle des «deudas cobrables» et des autres, qu'on a perdu tout espoir de recouvrer. Parmi les premières figurent des noms d'officiers, de membres de la domesticité des aristocrates (duchesse d'Albe, comte de Fernán Núñez, par exemple) et de l'infant Don Luis; on trouve même l'«ayuda de cámara» de Sa Majesté, des aristocrates aussi d'ailleurs, assez bien représentés (dont le marquis de Tolosa), l'avocat Nicolás Lamiel y Benages, qui fut présent comme témoin lors de la rédaction du testament du 26 février 1785 et qui apparaît aussi dans le journal de Don Leandro, ainsi qu'un bon nombre de membres de la corporation de D. Nicolás; on a même la surprise d'y voir apparaître le «tío Miguel el prendero que vibe en el quarto vajo de la casa». Mais ce qui nous permet de   —148→   rejoindre directement l'histoire littéraire du temps, c'est cette brève mention d'une dette particulière, rédigée comme suit:

Idem se halla existente sin vender el canto épico de
las Naves de Cortés que imprimió el Dn Nicolás Fernández,
que vale mil quatrocientos ochenta y tres rs v.



On sait que cette oeuvre posthume du père de Leandro Moratín fut éditée en 1785 par la Imprenta Real, événement dont la Gazeta de Madrid se fit l'écho le 1er novembre de la même année. De toute évidence, le «Nicolás» dont il est ici question ne saurait être l'auteur lui même -disparu depuis 1780- puisqu'il est précisé qu'il a assuré l'impression («imprimió») de l'oeuvre. Il faut donc conclure logiquement que si ce sont bien Don Leandro et son ami Loche qui ont préparé l'édition,20 celui qui fournit alors les fonds nécessaires à la réalisation de ce projet n'était autre que l'oncle Nicolás Miguel. Voici éclairci, semble-t-il, un petit point de détail dont l'intérêt, sans être capital, n'est pas totalement négligeable.

Il reste à se demander pourquoi, de cette enviable aisance, l'oncle du dramaturge en était venu à une indigence qu'il avoue péniblement dans les deux textes de 1808 et 1809, c'est à dire, répétons-le, la supplique au roi et le dernier testament. Je ne suis pas en mesure d'apporter à cette question une réponse satisfaisante. Un seul document, également conservé aux archives notariales de Madrid, en l'occurrence une reconnaissance de dette (!) datée d'octobre 1794,21 fait état de la vente à Don Nicolás, par un certain Bartolomé Martínez, «vecino de la ciudad de Murcia y residente en el lugar de Barqueros», de «quatro carretas con sus bueyes» pour une somme dont le solde, évalué à 2.800 réaux, devra être versé le 3 juin 1795 sous peine de saisie; un peu plus d'un mois près cette date, le 16 juillet, ledit Martínez déclarait devant un notaire madrilène (il s'était donc apparemment déplacé à cette occasion) qu'il avait effectivement reçu satisfaction de son débiteur et, ne sachant pas signer, laissait ce soin à l'un des trois témoins légalement convoqués.22 Cela signifie-t-il que, du temps de sa   —149→   splendeur, le joaillier avait acquis une propriété terrienne dans la région de Murcie? Les «rayces» auxquel il est fait référence dans le testament de 1785 ne correspondent pas nécessairement à une réalité précise, car le terme faisait partie d'une formule habituellement utilisée en pareil cas. Il reste que dès 1797, deux ans à peine après le paiement de la dette, Leandro Fernández de Moratín commence à verser régulièrement des sommes importantes soit aux enfants de son oncle, qui en avait alors cinq, soit, à partir de 1800, à l'oncle lui-même jusqu'à la mort de celui-ci;23 on sait en outre qu'il s'occupa tout particulièrement de ses deux derniers cousins issus du second mariage, Gumesindo et María Josefa, dont il acquitta les frais d'entretien, pour le premier avant et pendant ses études à Salamanque, pour la seconde jusqu'à son mariage en 1816: à cette date, le total des sommes versées à cet effet se montait à 118.960 réaux; le 31 mars 1809, il avait déjà renoncé aux 91.763 dont sa famille lui était redevable... non sans avoir accepté tout de même dès 1804 une procuration en bonne et due forme pour gérer le bénéfice ecclésiastique obtenu par le jeune Gumesindo à Linares (Jaén) et en percevoir la rente.24

Telles furent, séparées entre 1785 et 1809 par des «acahecimientos fatales» qui le ruinèrent totalement et sur lesquels il est douteux, mais non pas impossible, qu'on puisse un jour faire quelque lumière, les péripéties de l'existence de «Michaelitus», ainsi que Leandro Moratín l'appelait familièrement dans son journal intime.





 
Indice