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Nouvelles études sur Sainte Thérèse1

Alfred Morel-Fatio





Nos Carmélites du faubourg Saint-Jacques, actuellement établies à Anderlecht-lez-Bruxelles, viennent de publier le sixième volume de leur traduction des oeuvres complètes de sainte Thérèse. Pour savoir ce que représente ce travail imposant, qui apparaît comme un des plus notables de la littérature religieuse d'aujourd'hui, il importe de retracer l'histoire des écrits de la Sainte et de leur divulgation. Cette histoire se divise en quatre périodes. La première appartient à Louis de Léon, l'illustre hébraïsant et exégète, auquel fut dévolu l'honneur de publier pour la première fois à Salamanque, en 1588, un recueil de la plupart des ouvrages composés par la réformatrice du Carmel. De cette édition princeps, répétée et améliorée en 1589, dérivent directement ou indirectement toutes celles qui correspondent à la seconde période, dite des Pères déchaussés. Pendant plus de deux siècles, en effet, les religieux du Carmel réformé, maîtres à peu près partout du gouvernement de l'Ordre, s'attribuèrent en outre le droit de gérer l'héritage littéraire de Thérèse de Jésus. Ces religieux, qui se firent aussi les éditeurs des lettres de la Sainte, n'usèrent que fort peu desfacilités qui s'offraient à eux de consulter les manuscrits originaux, et leur travail ne marque aucun progrès sérieux sur celui de leur devancier. Enfin, lorsque, au XIXe siècle, l'ordre des Carmes déchaussés dut renoncer au monopole dont il avait si longtemps joui et que les écrits thérésiens tombèrent dans le domaine public, un laïque, professeur de discipline ecclésiastique à Madrid, D. Vicente de la Fuente, se mit en devoir de les rééditer en recourant aux manuscrits. Malheureusement cet érudit, qui a rendu d'inappréciables services à la cause de sainte Thérèse et de ses filles, manquait de méthode et travaillait trop vite: ses éditions qui constituent la troisième période ne sont guère qu'un compromis entre les éditions anciennes et un déchiffrement insuffisant des manuscrits. On doit cependant lui reconnaître le mérite d'avoir eu le sentiment de ce qu'il y avait de plus urgent à faire et d'avoir pris l'initiative de la reproduction par la photographie des autographes de la Sainte. Grâce à lui et à d'autres qui ont suivi son exemple, nous possédons aujourd'hui le fac-similé de cinq ouvrages de Thérèse écrits de sa main: le Livre de la vie, les Fondations, le Chemin de la perfection, les Instructions aux visiteurs des monastères et le Château de l'âme. C'est la quatrième période de notre histoire. La pensée de la réformatrice dans sa forme authentique nous a été ainsi rendue immédiatement accessible, et le devoir de quiconque veut s'en pénétrer consiste à déchiffrer ces fac-similés et à les transcrire avec la plus minutieuse exactitude.

Ce que valent les traductions exécutées sur des textes inconsciemment, et même, parfois, volontairement altérés, on le donne à penser. Aux défectuosités primordiales, que les traducteurs étaient contraints de reproduire, tous ont ajouté des fautes provenant d'une connaissance imparfaite de la langue originale; la plupart aussi d'autres fautes encore, dues au désir de rectifier, d'atténuer ou de paraphraser. Qu'il se rencontre, çà et là, d'heureuses réussites chez quelques anciens interprètes, religieux de la réforme, versés dans l'oraison et qui eux-mêmes la pratiquaient, comme le P. Elisée de Saint-Bernard ou le P. Cyprien de la Nativité, qu'il s'en rencontre aussi chez d'autres traducteurs bons théologiens et capables de bien comprendre les doctrines contemplatives, comme Arnauid d'Andilly ou l'abbé Chanut, nul ne le contestera; mais il n'en reste pas moins queces versions françaises -je ne parle que de celles-là, de beaucoup les plus importantes- appartiennent trop au genre de la « belle infidèle «ou même de l'infidèle» tout court. La plus récente, qu'ont seule pratiquée chez nous de notre temps les dévots de sainte Thérèse ainsi que les philosophes voués à l'étude des idées mystiques2, la traduction du P. Marcel Bouix, de la Compagnie de Jésus, réunit à peu près tous les défauts des premiers traducteurs sans aucun des mérites qui les distinguent: elle est inexacte et dénuée de la saveur propre à la langue du XVIIe siècle et aux livres pieux de cette grande époque.

Transposer d'une langue dans une autre n'est que le premier devoir de l'interprète. Les vieux traducteurs, qui ne s'intéressaient qu'aux matières ascétiques ou mystiques des écrits de Thérèse, sans fixer leur attention sur ce qui s'y trouve de personnel ou d'historique, n'eurent jamais la pensée de joindre à leur traduction le moindre éclaircissement. Sur ce point le P. Bouix innova; ses versions s'accompagnent de copieux commentaires, estimables à coup sûr, mais qui généralement laissent sans explication ce qu'il nous importerait le plus de connaître. Il ne disposait d'ailleurs pas des instruments indispensables pour contrôler les récits de Thérèse, qui contiennent des sous-entendus, parfois des contradictions apparentes ou réelles, même des erreurs involontaires.

D'une part, donc, remonter aux manuscrits autographes toutes les fois qu'ils ont été conservés et qu'on les a rendus utilisables, ou, dans les autres cas, aux éditions princeps; d'autre part, expliquer tout ce qui réclame une explication, commenter les allusions de Thérèse à sa propre vie ou aux personnes qu'elle a rencontrées sur son chemin, signaler tout ce que les divers écrits contiennent d'obscur, de contradictoire ou d'inintelligible, faire pour chaque ouvrage l'historique de sa composition et de sa transmission, résoudre mille questions relatives à l'écriture des manuscrits, aux corrections que diverses mains y ont introduites, aux particularités de vocabulaire, de syntaxe et de style..., telles sont les multiples obligations qui incombaient à nos Carmélites pour se montrer à la hauteur de la tâche ardue qu'elles s'étaient imposée. Sans restriction aucune, on peut affirmer que, pour l'interprétation des oeuvres aussi bien que pour l'annotation destinée à résoudre les difficultés qu'elles soulèvent, le premier Carmel de Paris a réussi à annuler tous les travaux antérieurs au sien. Est-ce à dire qu'il ait atteint la perfection? Ce mot n'a pas de sens dans les études historiques, où tout demeure toujours soumis à revision, où rien n'est jamais définitif. Des retouches feront disparaître dans une nouvelle édition quelques erreurs de fait de peu d'importance, et il y aura sans doute des rectifications à apporter soit à la traduction elle-même, soit aux notes, à mesure que de nouvelles investigations ou découvertes éclaireront mieux le sujet! La religieuse spécialement chargée de traduire, et qui, à sa connaissance approfondie de l'espagnol, a pu joindre les conseils et le contrôle d'un prélat instruit de l'Amérique du Sud, s'est fort heureusement tirée de ce langage assez déconcertant, où la familiarité du tour, qui va souvent jusqu'à l'incorrection grammaticale, s'allie à des locutions empruntées et à des mots livresques, sans parler d'ellipses d'où l'on peut induire que chez Thérèse la pensée allait souvent plus vite que la plume. A ce qu'il semble, l'habile traductrice a fait tout ce qu'il lui était possible de faire avec les ressources dont elle disposait.

Ira-t-on jamais au-delà? Peut-être, mais à la condition de s'entourer de lumières qui nous manquent encore. Nul n'ignore que Thérèse fut pendant un temps assez long une grande liseuse de livres pieux, mais qu'un acte d'autorité, dont elle parle en termes vagues, la priva brusquement de cette nourriture spirituelle. Sur une malencontreuse indication donnée par La Fuente, on admettait que l'acte dont il s'agit devait être la publication d'un index en 1565, lequel d'ailleurs n'a jamais existé. Je pense avoir démontré, il y a tantôt trois ans, que les paroles de Thérèse s'appliquent à l'index de 1559, célèbre dans l'histoire religieuse espagnole et dont le trait dominant consiste dans la proscription d'un grand nombre de traités contemplatifs, pour la plupart d'origine franciscaine3, estimés dangereux par un grand inquisiteur hostile à ce genre de littérature. Ces traités, où la théologie mystique du moyen âge était mise un peu imprudemment à la portée des femmes, ont beaucoup contribué à l'explosion de ferveur religieuse qui caractérise l'Espagne de la première moitié du XVIe siècle. Thérèse s'en est nourrie. Dans un passage de son autobiographie, elle nous dit qu'elle fit l'apprentissage de l'oraison avec le troisième Abécédaire de François d'Ossuna, un franciscain; et dans un autre passage du même ouvrage, elle déclare que, pour expliquer à ses directeurs de conscience certains phénomènes de sa vie intérieure, elle dut les renvoyer au livre d'un autre franciscain, l'Ascension du mont Sion de Bernardin de Laredo. Que conclure de là, si ce n'est que ses moyens d'expression quand elle cherche à décrire les étapes de son oraison, ou, en d'autres termes, que son langage mystique procède de la littérature contemplative franciscaine? Jusqu'à quel point réussitelle à s'assimiler la terminologie de cette école, à l'employer avec propriété et à lui faire traduire, exactement ses expériences personnelles? Nous ne sommes pas en mesure de le bien discerner. Les contemporains, eux, se rendaient compte de l'importance de cette question, et ses ennemis ne se privèrent pas de lui reprocher certains quiproquos dont tous les théologiens de l'époque pouvaient s'apercevoir et dont ils s'aperçurent en effets La réponse de son grand ami, le P. Gracian, à ces critiques, où il dit que peu importent les termes qu'elle emploie, du moment qu'elle se fait comprendre, ne les réfute pas, vu qu'il conviendrait de savoir si elle fut toujours conséquente dans l'adaptation à ses états mystiques des termes que lui fournissaient ses lectures4. Elle-même, avec son admirable sincérité, reconnut ce qui lui manquait pour se mouvoir à l'aise sur ce terrain peu sûr et ce qu'on pouvait trouver à redire à sa façon de s'exprimer. Lorsqu'un jour Gracian l'incitait à écrire le livre qu'elle intitula Les Demeures, elle lui répondit: «Pourquoi veut-on que j'écrive? C'est aux savants qui ont étudié qu'il appartient d'écrire; moi je ne suis qu'une sotte et je ne saurais pas ce que je voudrais dire; je mettrais un mot pour un autre, et cela causera du mal. Il y a bien assez de livres sur les choses d'oraison. Pour l'amour de Dieu, qu'on me laisse à mon rouet, ou assister au choeur et prendre part aux exercices de notre religion, comme les autres religieuses; je ne suis pas faite pour écrire, n'ayant ni santé ni tête pour cela»5. Prenons, par exemple, une des pierres d'achoppement des oeuvres de Thérèse, les fameux chapitres sur l'oraison de l'autobiographie. Qui nous dit que tel ou tel passage, aujourd'hui fort obscur ou dont il faut forcer le sens, solliciter pour ainsi dire les mots, afin d'arriver à quelque chose d'à peu près intelligible, ne recevrait pas du rapprochement avec les livres franciscains dont il vient d'être parlé une illustration satisfaisante? Souhaitons donc que les ouvrages, devenus presque introuvables, parce que jadis condamnés et pourchassés, des maîtres spirituels de Thérèse nous soient rendus en éditions nouvelles, strictement conformes aux plus anciennes: en les étudiant de près, nous y découvrirons sans doute pour bien des cas la clef du vocabulaire mystique de la Sainte. Au surplus, l'enquête déjà commencée sur les lectures de Thérèse gagnerait à être poussée dans toutes les directions: mieux on saura ce qu'elle a lu, mieux on comprendra ce qu'elle a écrit. Mais ces recherches exigent une extrême précision. Il ne suffit pas d'établir que la Sainte a pu ou dû s'inspirer de tel livre; il faut démontrer, si possible, à partir de quel moment elle l'a connu, dans quelle édition ou dans quelle traduction, s'il s'agit d'un livre latin, elle l'a lu. C'est ce qui a été fait déjà pour les Confessions de saint Augustin6, livre qui produisit sur elle une si vive impression, et c'est ce qui pourrait être tenté pour d'autres livres encore.

Les notes explicatives ou autres ont pris, dans la traduction des Carmélites, un développement si considérable qu'elles renouvellent en partie le sujet. De la contribution du P. Bouix au commentaire historique il a déjà été dit quelques mots. Son annotation, antérieure aux travaux de La Fuente, laissait beaucoup à désirer, et les changements et additions qu'il a pu y apporter lui-même, ou dont se sont chargés plus tard ses continuateurs, ne résument guère que les résultats acquis par l'érudit espagnol. Depuis La Fuente, mort à la peine et sans avoir réalisé tous ses projets, d'autres ont poursuivi l'enquête; dans le nombre, D. Manuel Serrano y Sanz, auteur d'une bibliographie des femmes espagnoles écrivains7, qui a su mettre à profit les débris des archives du Carmel réformé déposées à la Bibliothèque nationale de Madrid et qui a réuni en outre sur Thérèse elle-même, sa famille et ses premières disciples des informations abondantes et sûres. Nos Carmélites ont utilisé tout ce précieux labeur, mais elles ont aussi voulu puiser directement aux sources, non seulement en exploitant les papiers de l'Ordre déjà examinés par M. Serrano, mais les archives de beaucoup de monaslèrés d'Espagne qui se sont libéralement ouvertes en l'honneur du monument élevé à la gloire du Carmel tout entier. Dans cet énorme apport de documents inédits et de renseignements venus de toute part, il y a des choses d'importance secondaire, au moins pour le profane, qui ne saurait aborder l'étude de la réforme thérésienne dans le même esprit que les religieuses de l'Ordre; mais, à côté des nombreuses notices biographiques sur les premières recrues de la nouvelle milice priante, destinées à l'édification des communautés, le lecteur du dehors, qui s'attache surtout à la personne, aux pensées et aux actes de la réformatrice, trouvera très abondamment de quoi satisfaire sa curiosité. Certaines oeuvres de Thérèse, en particulier les chapitres historiques de l'autobiographie, et le Livre des Fondations, bénéficient, grâce à ce commentaire, d'un surcroît d'intérêt et acquièrent une valeur que, moins bien instruits auparavant, nous ne soupçonnions même pas; nous y discernons pour la première fois avec netteté les traits qui nous associent intimement à la personne de la Sainte et au milieu où elle a vécu.

Après les ouvrages historiques et mystiques de ces six premiers volumes viendront les traités de discipline monastique et surtout la correspondance. De l'immense trésor épistolaire de la Sainte il ne subsiste plus que quatre cents lettres environ: dans le nombre, des lettres manifestement fausses; d'autres dont le texte porte des traces de fortes altérations; d'autres encore où se lisent des passages douteux, ce qui tient au fait que les transcripteurs ne connaissaient ni ne comprenaient bien les habitudes d'écriture de Thérèse. Règle générale, toute lettre de Thérèse dont on ne possède plus l'original doit être mise en quarantaine. Malheureusement la plupart des originaux ont péri ou ont disparu. Les Carmels d'Espagne se laissèrent souvent dépouiller, n'osant pas résis ter à la pression d'un supérieur ou de quelque grand personnage désireux de se procurer à bon compte une relique de la Sainte, et de cette façon s'éparpillèrent un peu partout beaucoup d'épaves de cette correspondance. Même les autographes que réussirent à garder les monastères n'y demeurèrent pas indemnes: traités comme reliques et enchâssés dans des reliquaires, il en est qu'on a mutilés et dont certaines parties résistent au déchiffrement. Et que dire des pratiques de tant de dévots qui, pour s'en faire un talisman, ont rogné au bas des lettres la signature de la Sainte, privant ainsi ces précieux documents de leur marque d'authenticité la plus essentielle? La partie épistolaire donc de l'oeuvre de Thérèse ne fut pas entourée des précautions dont profitèrent la plupart des autres écrits; puis, chose non moins grave, quand il s'agit de la communiquer au public, loin de la lui rendre intacte, la seule préoccupation des premiers éditeurs fut de n'en livrer que des bribes, soigneusement expurgées de tout ce que leurs convenances personnelles les incitaient à ne point divulguer. Dans ce domaine des lettres, le travail d'épuration de La Fuente s'exerça d'une façon moins satisfaisante encore que pour les oeuvres, et sa tentative de reproduire les autographes échappés à la destruction par la photolithographie échoua faute de ressources8. Cela étant, comment s'étonner de la regrettable insuffisance de nos versions françaises, de la dernière en date surtout, celle du P. Grégoire de Saint-Joseph9, que déparent de si nombreuses erreurs de traduction et de critique? Nos Carmélites auront fort à faire pour dégager le résidu authentique de cette matière épistolaire et pour en éliminer définitivement les portions fausses ou suspectes; elles auront encore à s'initier à l'histoire religieuse et politique de l'Espagne au XVIe siècle, car à la réforme du Carmel, dont cette correspondance fournit en quelque sbrte la documentation, se mêle celle d'autres ordres, notamment la réforme des Franciscains, en Andalousie surtout, où Thérèse se rencontra avec divers agents de Philippe II, qui s'était fait le champion de cette délicate opération. Enfin il leur restera à s'enquérir de tous les personnages mentionnés dans les lettres, ces données pouvant servir souvent à dater telle missive qu'on ne réussirait pas sans cela à mettre à sa place dans le classement chronologique de l'ensemble.

J'ai la conviction que les religieuses du premier monastère de Paris surmonteront victorieusement toutes ces difficultés et donneront aux six premiers volumes, dont je me suis efforcé de montrer le rare mérite, une suite digne du culte si pieux qu'elles ont voué à leur Mère, digne aussi des grandes traditions de leur ancienne demeure, qui les accompagnent, les fortifient et les consolent dans les tristesses de l'heure présente.





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