Poètes modernes de l'Espagne. Le Duc de Rivas
Charles de Mazade
—[321]→
La sanglante
bataille d'Ocaña fut une cruelle et néfaste
journée: néfaste pour l'Espagne, qui voyait sa
fierté trompée, sa résistance vaincue, et pour
la France elle-même, qui payait chèrement une victoire
douteuse et triste. Ce choc terrible de l'héroïsme
guerrier et de l'héroïsme national fut moins encore un
combat qu'une grande immolation où l'on vit s'entretuer deux
peuples faits pour s'aimer. Parmi les victimes de ce
désastre, parmi les blessés restés dans ces
plaines funèbres, la fortune se plut à aller relever
un jeune officier presque mortellement atteint, et qui
déjà ne se pouvait plus mouvoir, pour en faire un des
poètes les mieux inspirés de la Péninsule.
C'était don Ángel de Saavedra, duc de Rivas. Celui
qui l'arracha à une mort infaillible était un pauvre
soldat du nom de Buendía, dont l'obscur dévouement
rappelle celui du javanais Antonio sauvant Camoëns près
de périr sur les mers qui le portaient à Goa, et
gardant, sans le savoir, les Lusiades au monde. Ainsi
cette existence poétique s'illuminait, au début, des
lueurs du champ de bataille. Depuis, le duc de Rivas a
été tour à tour, dans —322→
les heures les plus périlleuses,
député, ministre, diplomate. Il s'est vu
comblé d'honneurs et persécuté. Envoyé
aux cortès par sa ville natale en 1822, il était
bientôt obligé de se réfugier à Londres,
puis condamné à mort par l'audience de
Séville. Ministre en 1836 avec MM. Isturitz et Galiano, il
n'échappait aux fureurs de la multitude égarée
qu'à l'aide d'un déguisement. Aujourd'hui il est
ambassadeur à Naples, où le ciel italien lui rend
sans doute les douceurs du ciel de l'Andalousie. Comme on voit,
c'est l'agitation, le mouvement, la participation a tout ce que
l'Espagne a tenté depuis un demi-siècle,
c'est-à-dire la vie dans son expression la plus saisissante.
En même temps, par un noble effort, le duc de Rivas faisait
le Moro
expósito (Le Bâtard maure), les
Romances historiques, Don Alvaro ou la force du
Destin, drame étrange, qui fut le premier fruit de la
rénovation dramatique espagnole, l'agréable
comédie de Tanto vales cuanto tienes. Cette alliance de
l'activité extérieure et de l'activité non
moins féconde de la pensée, du prestige des aventures
romanesques et de l'éclat littéraire, est ce qui
distingue beaucoup d'anciens écrivains de la
Péninsule. Ercilla, jeune encore, franchissait
l'océan pour prendre part aux expéditions
d'Amérique, et la nuit, dans l'intervalle de deux combats,
il écrivait ces vers de l'Araucana, dont la gloire a fait vivre la
résistance d'une petite peuplade du Chili. «Aucun pas, disait-il, n'avait été
fait sur cette terre qu'il n'en eût mesuré la trace;
aucune blessure n'avait été reçue qu'il n'en
connût l'auteur»
. Garcilaso de la Vega fut un des
brillants soldats de Charles-Quint, et, durant ses courses de
Vienne à Tunis, comme pour se reposer du fracas des armes,
il faisait renaître les pasteurs de Virgile. Avant
d'être surpris par la mort dans un assaut, le doux
poète avait créé l'églogue espagnole.
Hurtado de Mendoza était plus connu comme diplomate, comme
gouverneur en Italie, que comme écrivain, et cependant sa
plume, tour à tour légère ou grave, s'est
jouée dans les amusantes intrigues d'un roman picaresque, de
Lazarille de Tormès, et a retracé
l'Histoire des Guerres de Grenade. Cervantès avait
perdu un bras à Lépante; il avait été
captif à Alger; il souffrait la pauvreté, et c'est
l'âme mûrie par ces revers que, de la main qui lui
restait, il écrivit Don Quichotte, ce livre devenu
populaire, si attrayant pour la foule, si profond pour le penseur.
Race pleine d'énergie active et d'ardeur, qui, dans
l'histoire littéraire, forme un contraste naturel avec cette
autre famille de grands esprits uniquement voués au travail,
sobres d'action, timides même devant les difficultés
matérielles, et qui, sans franchir le cercle de leurs
coutumes, paisibles, devinent, par la méditation, par la
profondeur de l'étude, —323→
les réalités qu'ils ignorent. Sans aucun
doute, ces conditions hasardeuses qu'affrontaient si
aisément tant d'hommes célèbres se sont
modifiées avec le temps; l'idée qu'on se faisait du
rôle de l'écrivain a changé aussi. Au fond
cependant, des vicissitudes d'un nouveau genre ont vu se produire
les mêmes caractères, la même facilité
à se partager entre les exigences d'une vie semée
d'agitations et d'embûches et les préoccupations
littéraires, à se précipiter dans les plus
chaudes mêlées, et à revenir aussitôt aux
plus calmes, aux plus délicates recherches de l'art et de la
science. Le duc de Rivas n'est point seul, sous ce rapport, en
Espagne; il n'est qu'un exemple de plus dans cette
génération éprouvée dont Martinez de la
Rosa, Toreno, Galiano, Isturitz, ont été les
orateurs, les historiens, les publicistes: exemple éclatant,
il est vrai, qui fait qu'on peut justement se demander si les
souffrances, si les leçons quotidiennes des
événements, toujours profitables à
l'expérience, à la sagesse humaine, servent aussi
à faire éclore et à développer les
germes de poésie qui sont en nous!
Certes, ce serait un cruel sophisme, ainsi que l'a dit l'auteur de René, de vouloir imposer le malheur au génie comme un indispensable aliment. Le malheur corrompt bien plutôt le talent et le frappe d'une de ces langueurs morales pareilles aux maladies lentes, mais incurables, qui détruisent insensiblement le corps. La diversité même de la vie, les distractions laborieuses des honneurs, des devoirs publics, l'entraînement de nécessités pratiques toujours changeantes, sont plus souvent un obstacle qu'un stimulant; ils émiettent, pour ainsi dire, nos facultés, ils émoussent ce qu'il y a de vertu littéraire dans l'esprit, et lui ôtent cette force de concentration qui fait son aptitude à la production intellectuelle. C'est le cours ordinaire des choses; c'est une loi commune à cette foule de vocations indécises qui flottent entre tous les desseins, parce qu'elles ne cèdent à aucune impulsion puissante. Qu'on suppose pourtant, au milieu des épreuves que chaque jour multiplie, une nature heureuse, libre et désintéressée, vraiment marquée à l'origine, pour ainsi parler, du sceau de la Muse: rien ne saurait effacer en elle cette divine et primitive empreinte. Les fatigues des situations les plus diverses ne détourneront pas l'invincible penchant qui la ramène sans cesse vers la poésie comme vers la plus douce gloire ou la consolation la plus élevée. L'inspiration, bien loin de s'éteindre comme une flamme dispersée par le vent, jaillira plus rapide et plus vive, nourrie de ces émotions viriles qu'éveillent dans le coeur les mille accidents d'une destinée orageuse. Quel plus grand intérêt que celui de voir ainsi l'homme —324→ que les hasards se disputent ressaisissant toujours la lyre d'or et chantant comme Alcée, au dire d'Horace, les rigueurs de la tempête, de l'exil ou de la guerre?1 Ceci peut, à beaucoup d'égards, s'appliquer au duc de Rivas, qui est une de ces organisations favorisées et, avant tout, noblement acquises à l'art. Le dévouement prodigue de la jeunesse, l'occasion, les circonstances, l'ont pu jeter dans les camps et dans les conseils, l'ont seuls fait militaire ou homme d'état; c'est la nature qui l'a fait poète. Dans l'homme politique même se retrouve encore cette qualité précieuse et innée. Soit qu'il se laisse aller à son ardeur révolutionnaire, et s'ouvre ainsi la route de l'exil, soit qu'en présence de la révolution triomphante il jette un triste adieu à Charles IV, qui fui le roi de son enfance, et mette la mémoire de ce souverain, dont l'âme était infirme, sous la protection de son inoffensive candeur, c'est plutôt un instinct généreux qui le domine qu'une conviction raisonnée et fondée sur de savants calculs. Le fond de sa conviction comme de sa poésie, c'est un amour vague, passionné, ardent pour son pays à toutes les époques, dans son passé grandiose, comme dans son présent attristé, comme dans son avenir douteux -amour peint à chaque page de ses oeuvres en traits où se révèle l'homme qui a souffert de ce mal cruel de l'absence. C'est sans aucun doute par le duc de Rivas que l'Espagne est représentée avec le plus d'éclat dans la littérature européenne. Ainsi l'imagination tient encore le premier rang dans la rénovation intellectuelle de la Péninsule; elle est le signe de l'illustre parenté qui unit quelques uns des écrivains nouveaux aux génies d'un autre âge. L'histoire de cette antique tradition rajeunie, faite à un point de vue large et élevé, pourrait être l'histoire même de l'Espagne.
La littérature castillane, aujourd'hui renaissante, a traversé depuis trois siècles bien des phases diverses; elle a en ses heures de gloire et d'abattement profond. Faut-il ajouter que ces alternatives dans les destinées de l'art espagnol coïncident toujours avec les périodes de prospérité ou de décadence politique? L'âge qui dans l'histoire littéraire a gardé ce beau nom d'âge d'or répond à ce temps où, chaude encore d'une lutte de sept siècles, l'Espagne se répandait dans le monde entier et tentait de lui imposer une domination gigantesque. Tout alors, dans ce vaste empire, était monté au ton de la grandeur. C'est par l'imagination surtout que brilla cette ancienne et glorieuse littérature. L'exaltation de la foi, l'amour du merveilleux, la fougue —325→ spiritualiste, le chevaleresque héroïsme des sentiments, l'audace d'une libre et aventureuse fantaisie, dont l'Espagne s'est montrée si prodigue dans son existence même, devaient être, en effet, des aliments naturels pour l'imagination; mais quand cette sève généreuse fui tarie, quand ces sentiments héroïques furent épuisés, quand les revers vinrent placer cette ardente et mobile fantaisie, la poésie, à qui l'inquisition avait interdit ces rajeunissements salutaires produits par le mouvement de la pensée philosophique, n'ayant plus rien à exprimer, se réfugia dans de futiles jeux de parole, dans la recherche, dans l'affectation. Le génie espagnol, enfermé en lui-même, moitié par orgueil, moitié par contrainte, périt par l'abus de ses qualités les plus belles. Primitivement pompeux et fier, il tomba dans l'enflure; naturellement ingénieux, il se perdit dans de méprisables subtilités: par ces deux routes, il aboutit au culteranisme. La poésie de Gongora est le plus prodigieux effort de l'imagination livrée à elle-même, succombant à ses excès et parant encore sa stérilité, sa misère, de haillons de pourpre et d'or. Sous Charles II, il n'existe plus même un seul poète, un seul écrivain, qui mérite d'être cité. L'élément littéraire a disparu avec la vitalité politique.
C'est d'une telle chute que la Péninsule avait à se relever; c'est de cette flétrissante corruption que l'art a eu à se guérir, à se purifier, pour retrouver une seconde jeunesse. Était-il un génie plus apte à seconder cette oeuvre de réparation que le génie français, si libre et en même temps si sage, si hardi et si pratique, si facile et si mesuré? Le duc d'Anjou, en traversant les Pyrénées, introduisit en Espagne la pensée littéraire de la France aussi bien que sa pensée politique. Auprès de l'époque qui va de Luis de Léon à Calderon, et qui, entre ces deux dates littéraires, a vu naître et grandir Cervantès, Ercilla, Rioja, Lope de Vega, Moreto, Alarcon, Guillen de Castro, le XVIIIe siècle, il est vrai, n'a encore que de pâles mérites; tout, au premier abord, est servile imitation, flagrante copie de nos modèles. Luzan, Montiano, Torre-Palma, Porcel, sont les sectateurs inexpérimentés des doctrines de Boileau bien plus que les disciples des vieux maîtres nationaux. L'influence française fut néanmoins incontestablement salutaire pour l'Espagne. Il ne faut plus s'arrêter aux côtés puérils de l'imitation dans les arts, et ne saisir dans un tel mouvement que les ridicules de cette académie du bon goût, sorte d'hôtel de Rambouillet de la comtesse Lemos. L'influence française eut d'autres effets: elle excita vivement l'esprit espagnol, elle lui ouvrit la route du monde moderne, lui apporta le renouvellement moral qui lui avait —326→ manqué autrefois, l'épura des superstitions qui l'avaient souillé, et, en le ramenant pas à pas à la vie, prépara l'instant où il pourrait ressaisir quelques traits de son originalité première. Tandis qu'une complète déchéance littéraire avait signalé les commencements du XVIIIe siècle, le talent lyrique de Melendez Valdez ornait d'un éclat nouveau ses années tombantes: si l'auteur de l'ode sur le Triomphe des Arts est français encore par le fond, il retrouve parfois les richesses de l'antique forme espagnole. Le même caractère apparaît dans les poètes venus après lui, et qui marquent non seulement la transition d'un siècle a l'autre, mais encore le passage de l'imitation française à l'originalité moderne, dans cette école qui se compose de Quintana, Gallego, Arjona, Lista. Ce n'est point sans doute une école puissante, dont le passage ait été victorieux, qui se soit élevée au-dessus des conditions moyennes de l'art, de la mesure, de l'élégance, de la correction; on ne peut nier cependant qu'elle n'ait été un progrès réel, le seul peut-être qui fût possible alors. Il faut ajouter que, lorsque quelques-uns de ces écrivains ont rencontré un sentiment vrai, une émotion patriotique inspirée par le malheur du temps, ils ont su trouver en eux-mêmes des accents généreux et durables. Le duc de Rivas semble se rattacher à cette tradition par les essais de sa jeunesse; mais ce n'était qu'un premier culte de son esprit inexpérimenté. Sa vraie place devait être dans la renaissance poétique plus profonde et plus large qui allait s'accomplir à côté de la révolution politique. C'est dans quelques-unes de ses compositions lyriques, telles que Le proscrit (El desterrado), l'ode au Phare de Malte ou Aux étoiles, dans ses poèmes ou dans ses drames, qu'on peut voir briller les premiers éclairs du génie nouveau. Destinée singulière! Le combat qu'il avait livré avec l'épée à Ocaña pour l'indépendance, vingt ans plus tard, son intelligence le renouvelait dans le Moro Expósito, pour revendiquer pleinement la nationalité littéraire de son pays. Cette oeuvre d'une imagination facile et énergique a été la première victoire de l'école moderne au-delà des Pyrénées. Le duc de Rivas appartient donc tout entier à la rénovation littéraire espagnole; il en a été le brillant promoteur. Poussé par son instinct, averti par les douleurs dans lesquelles il expiait le tort d'être de son siècle, instruit par l'exil, il a été l'un des premiers à vouloir créer un art qui exprimât fidèlement la civilisation nouvelle de la Péninsule. Ce qu'il y a de grand ou d'incomplet dans ses tentatives tient aux grandeurs et aux imperfections de cette civilisation même, qui n'est point arrivée encore à saisir bien nettement, bien distinctement, et sa loi et son but.
—327→Il n'est point
rare de voir en Espagne l'éclat de la naissance
rehaussé par le talent littéraire. Il y avait
autrefois au-delà des Pyrénées une noblesse
belliqueuse et lettrée; des grands seigneurs tels que
Santillane ou Villena pouvaient dans leur blason unir aux signes
guerriers les signes de la poésie. Malgré la
décadence morale de la noblesse, ces exemples se peuvent
encore renouveler: don Ángel de Saavedra est le second fils
d'un grand d'Espagne, du duc de Rivas; il est né, le 10 mars
1791, à Cordoue. L'image de la cité mauresque est
bien souvent revenue à sa mémoire; plus d'une fois
ses chants ont rappelé l'archange qui étend
ses ailes d'or sur la ville. «Insigne Cordoue! dit-il dans le Moro,
ô patrie où j'ai goûté l'amour et les
caresses qui sont le trésor de l'enfance! [...] jamais mon
attachement pour toi ne tiédit; tu ne sors pas un seul
instant de ma pensée depuis que je traîne sous des
climats étrangers une vie nourrie du pain amer de la
douleur, mais soutenue par l'espoir qu'à la fin mes cendres
pourront reposer dans ton sein»
. Merveilleux
témoignage de la puissance de ces premiers souvenirs sur une
âme poétique! C'est dès l'enfance que les
véritables instincts de Saavedra se sont
déclarés; son imagination rebelle à
l'étude des sciences exactes ne recherchait pas seulement
avec ardeur la poésie; elle se passionnait en même
temps pour la peinture. Sa première éducation avait
été confiée à un prêtre
français émigré, dont le sort pouvait
être un précoce et utile enseignement pour son
élève. On l'a remarqué d'une façon
touchante: l'Espagne payait alors par avance l'hospitalité
future que la France devait donner à ses proscrits. Cette
vive nature de Saavedra ne fit que se mieux déceler
lorsqu'il entra au séminaire des nobles à Madrid,
où il poursuivit ses études avec M. Demetrio Ortiz,
qui a été depuis à la tête du tribunal
supérieur de justice. La révolution
déjà imminente, les premiers éclats de la
guerre de 1808, ces grands événements si propres
à détourner le cours d'une existence, le surprirent
donc jeune encore, et vinrent donner à son éducation
ce complément vigoureux qui fait disparaître toute
trace de l'enfant sous le caractère de l'homme. Saavedra
voyait commencer sa vie publique sous de terribles auspices son
coeur ardent s'ouvrait aux voeux, aux espérances d'une
régénération politique qui animaient
l'Espagne, comme aux haines nationales suscitées par
l'invasion. Témoin des scènes de scandale d'Aranjuez,
ces misères de l'autorité souveraine, cette
puérile et honteuse dispute du pouvoir entre un roi plus
faible que coupable, une reine dissolue, un prince astucieux qui
n'avait de l'ambition que les mauvais côtés, et un
favori à qui sa fortune, née du caprice, avait fait
illusion, ne —328→
contribuèrent pas peu sans doute à
éveiller en lui le sentiment révolutionnaire
exalté qu'il déploya en 1812 et en 1820. La position
de sa famille l'appelait d'ailleurs à prendre une part
active aux luttes qui s'ouvraient. Saavedra avait été
de bonne heure pourvu d'un grade dans l'armée; il
était officier dans les gardes-du-corps lorsque la
journée du 2 mai rendit l'insurrection
générale. C'est à ce titre qu'il fit la guerre
de l'indépendance et qu'il exposa noblement sa jeunesse
à tous les dangers; c'est à ce titre qu'il se
trouvait, le 18 novembre 1809, à la bataille d'Ocaña,
où, frappé à la tête et à la
poitrine et laissé parmi les morts, il ne dut son salut
qu'à un hasard bienfaisant. Le dernier combat auquel il
assista fut le combat de Chiclana. C'était le moment
où le sol de l'Espagne allait de nouveau être libre.
Ainsi, de 1808 à 1814, sa vie est livrée au jeu des
batailles, et se poursuit à travers le bruit des armes, le
mouvement des insurrections, les incertitudes publiques. Sa
destinée agitée est la destinée même du
pays. Les colères de Ferdinand VII, qui frappèrent
tant d'hommes distingués, épargnèrent du moins
Saavedra, et lui laissèrent même d'heureux loisirs. La
révolution de 1820 le rejeta tout à coup dans des
luttes nouvelles, dans les luttes politiques. Il était
député de Cordoue en 1822, et comptait avec
MM. Isturitz et Galiano parmi les
membres les plus exaltés des cortès. En fallait-il
d'avantage pour que la vie de Saavedra allât aboutir à
d'autres épreuves, à celles de la proscription, plus
pénibles et plus dures cent fois que les hasards de la
guerre?
Au milieu de ces puissantes diversions de la guerre et de la politique qui semblent devoir absorber les facultés d'un homme, ce qui est à remarquer, c'est la persistance, le développement de l'instinct littéraire de Saavedra. Soldat, il saisit toutes les occasions qui le ramènent vers l'étude, vers la culture de l'art, et cela prouve à quel point il était né poète. Dés 1807, il s'était lié avec le comte de Haro, aujourd'hui duc de Frias, et don Mariano Carnerero, et avait rédigé avec eux un journal sous la direction de Capmany. Le même entraînement de ses goûts littéraires, autant que la communauté des sympathies politiques, le rapprochait en 1811, à Cadix, de Gallego, de Quintana, de Martinez de la Rosa. En 1813, il publiait ses premiers essais, parmi lesquels se trouve le Paso honroso, poème de jeunesse, oublié et médiocre au fond, mais où on peut déjà distinguer une heureuse facilité d'inspiration et une aptitude naturelle à manier la langue poétique. Il faut rajouter quels que fussent les réels penchants de Saavedra, il ne les laissa triompher, il ne s'y livra entièrement que lorsque son épée ne pouvait plus être utile à l'indépendance espagnole. —329→ C'est à ces années de repos de la première restauration que remontent quelques-unes de ses compositions dramatiques peu connues, Aliatar, qui fut jouée avec succès à Séville, Maleck-Adhel, le duc d'Aquitaine, Doña Blanca, qui n 'a point été publiée. Ce sont des essais plutôt que des ouvrages achevés, même en leur genre restreint. Ce sont les fruits d'un esprit ardent qui à besoin de produire, et se hâte, avant d'avoir trouvé sa vraie route, avant d'avoir découvert les lois secrètes et profondes de l'art. L'imitation, dans ce cas, est naturelle. Tout y doit porter le plus grand novateur lui-même en sa jeunesse, et l'autorité jusque-là respectée de l'exemple, et l'incertitude de la pensée inhabile encore, pour ainsi parler, à creuser son propre corps. Il y avait une autre cause d'ailleurs qui devait retenir Saavedra dans le cercle tracé par l'école littéraire du XVIIIe siècle. L'Espagne, dans ses troubles, dans les violentes préoccupations de sa défense et de sa régénération, n'avait point été initiée au mouvement poétique qui avait éclaté en Europe: les noms de Goethe, de Schiller, de Byron, ou de Scott, étaient des noms inconnus pour ses écrivains; leurs doctrines comme leurs inventions n'avaient pu encore franchir les Pyrénées.
La tragédie
de Lanuza, qui date de 1822, ne satisfait pas d'avantage
au point de vue littéraire. L'auteur n'a point songé
à retracer quelque vigoureux et solennel tableau du
XVIe
siècle, où pussent revivre et se mouvoir à
l'aise ces hommes si différents: Philippe II, Lanuza,
Antonio Pérez -l'un poursuivant de sa haine astucieuse et
profonde l'antique esprit d'indépendance provinciale,
-l'autre livrant un dernier combat pour les franchises de l'Aragon,
-le troisième allant d'aventures en aventures, et,
après avoir été le ministre des vengeances de
Philippe, son rival dans ses amours, soulevant en fuyant cette
insurrection de Saragosse, où périrent les
privilèges du pays, où de si nobles têtes
tombèrent. Lanuza n'est qu'un nom ici; le vrai sujet est la
lutte du libéralisme moderne contre Ferdinand VII. C'est une
oeuvre de circonstance, d'allusion, une véhémente
harangue de tribun. Or, ce procédé d'allusions, ce
mélange d'un intérêt actuel et passager, en un
mot, ce travestissement du passé au profit de quelques
passions du présent n'offre que de vaines ressources
à la poésie dramatique. Quand les auteurs
français du XVIIe siècle
ranimaient des personnages illustres de l'antiquité, ils
pouvaient parfois les voir à travers les
préjugés de leur temps; ils avaient peu, il est vrai,
l'entente de la couleur locale, ils violaient souvent la
vérité historique, mais, à cette
vérité appréciable seulement pour la critique,
ils substituaient une autre vérité plus large et plus
accessible à tous, la vérité
—330→
humaine. Le Grec ou le Romain était homme avant tout.
De la sorte, le XVII.e siècle a pu
arriver à créer un art qui a eu sans doute ses
imperfections; mais qui avait aussi les éléments
d'une beauté et d'une grandeur immortelles, en dehors
même des souverains mérites du style. Si, au
contraire, on ne va fouiller dans le passé que pour pouvoir
jeter dans la balance des partis un événement dont la
ressemblance avec le présent crée quelque mirage
éblouissant et trompeur; si la vérité
historique et la vérité humaine sont chassées
en même temps de la poésie pour faire place à
la peinture de ce qu'il y a de plus incertain et de plus mobile,
des passions politiques, que peut-il rester à une oeuvre?
L'intérêt qui l'a pu faire vivre un seul jour est
effacé le lendemain par quelque autre intérêt
plus pressant et plus direct, et la laisse tomber dans l'oubli.
Lanuza n'est point la seule oeuvre de ce genre que
l'Espagne ait produite. Pendant la guerre de 1808, Quintana et
Martinez de la Rosa s'étaient aussi adressés au
sentiment surexcité du peuple, le premier dans
Pelage, le second dans La veuve de Padilla. Il
faut l'avouer même, Lanuza n'a qu'on mérite
inférieur à celui de ces deux ouvrages. Au demeurant,
le but de l'auteur n'était-il pas atteint? N'avait-il pas
voulu faire une oeuvre de passion politique plutôt qu'une
oeuvre d'art, et continuer au théâtre une de ces
scènes d'émotion telles qu'on en pouvait voir au
congrès, lorsque Galiano, dans sa fougue éloquente;
disait qu'à défaut de la victoire, il ne resterait
plus à Espagne que la servitude, et à eux-mêmes
«que le poignard de Caton,
l'échafaud de Sidney ou le sort de proscrits
errants?»
.
La restauration de
l'absolutisme de Ferdinand VII produisit en effet ce cruel
résultat qui entrevoyait Galiano. Ce n'est point l'instant
de juger la révolution de 1820 et son dénouement
précipité, d'en marquer le caractère
politique; mais il y a dans ces crises un côté moral
qu'il faut saisir; sans tenir compte des violences, des
récriminations, des excès, des brutalités des
partis. Dès ce moment, l'Espagne semble pour ainsi dire
divisée en deux portions, l'une livrée
volontairement, par un fanatisme incurable, à la servitude,
ou fixée au sol par la nécessité; l'autre
rejetée au dehors pour son active participation à
toutes les tentatives constitutionnelles, pour la fierté de
ses idées et de ses désirs. La vie s'extravase en
quelque façon. Au-delà des Pyrénées,
pendant dix ans, tout essor est comprimé; le pouvoir royal
mêle dans ses actes la bouffonnerie et la terreur, frappe les
victimes qui hasardent une espérance, supprime les
écoles comme de secrets foyers de corruption, et rend des
décrets contre les barbes séditieuses de la
—331→
Catalogne. La littérature qui prospère, c'est
une charade dans la Gazette de Madrid ou quelque
honnête grammaire. La censure coupe les ailes au génie
de Calderon si on veut le réimprimer, et arrête sur le
seuil les écrivains nouveaux, tels que Zarate ou Breton de
los Herreros, s'ils tentent d'arriver à la scène. La
stagnation est complète; c'est un sommeil semblable à
la mort. Larra, dans le Pobrecito hablador, a fait plus tard le tableau de
cet état, avec l'ironie la plus acérée, en
peignant l'Espagne sous la figure des Batuecas, vallée renommée pour
l'ignorance qui y régnait. «Ici,
dit-il, on ne lit, ni on n'écrit, ni on ne parle.»
Et le Batueco
se rassure en songeant que les hommes ne meurent pus d'ignorance.
Il faut donc chercher ailleurs la vie morale de l'Espagne pendant
ce temps; il faut la suivre dans les scènes douloureusement
variées de l'exil. Les hommes les plus marquants,
MM. Toreno, Martinez de la Rosa,
Burgos, Arguellés, Galiano, Isturitz, tous ceux que leurs
opinions désignent à la haine de l'absolutisme, sont
obligés de s'enfuir; la proscription les jette loin de leur
pays, en France, en Angleterre, où leur intelligence
reçoit une éducation nouvelle. Se trouvant aux foyers
politiques les plus agités, ils étudient la marche
des idées constitutionnelles, ils se mêlent au
mouvement littéraire de l'Europe, et cherchent dans les
travaux de l'esprit des consolations élevées, souvent
des ressources. Les oeuvres de ces années d'épreuve
forment toute une littérature de l'exil: Toreno
écrivait l'Histoire du Soulèvement et de la
Révolution de 1808; Martinez de la Rosa se consacrait
à des essais plus littéraires, et faisait même
représenter à Paris le drame Aben-Humeya;
Canga Arguellés préparait ses publications sur les
finances et l'administration; Alcala Galiano
s'était fait l'utile collaborateur des revues anglaises;
Telesforo de Trueba imitait tour à tour l'art de Scott et
d'Hazlitt dans ses critiques et dans quelques romans. Les
Contes de l'Espagne romantique ont été traduits
en français. Dès 1834, quelques hommes de talent,
MM. Canga Arguellés,
Villanueva, Mendibil, avaient fondé à Londres un
recueil sous le titre de Loisirs des émigrés
españols (Ocios de los emigrados españoles). Les
Ocios
portaient pour épigraphe un mot d'Horace qui devrait servir
de devise à toute émigration: Vitanda desidia est!
c'est-à-dire, il nous faut déjouer par
l'activité de l'intelligence cette corruption secrète
que l'inaction et le malheur unis portent souvent avec eux. Les
Ocios parurent
jusqu'en 1828; ils contiennent des recherches sur les anciennes
constitutions de l'Espagne, sur l'économie politique, des
études sur la littérature, sur la philologie, de
nombreux essais poétiques. Ces travaux, dont nous ne voulons
—332→
pas cependant exagérer le prix, dans leur
imperfection même, sont encore dignes d'estime. Ils offrent
un exemple salutaire, celui de l'esprit dominant
l'adversité. Ce sont les plus nobles soulagements qui
puissent rattacher à la vie dans ces moments où
l'exil accroît ses rigueurs, où, sous le poids d'une
inexprimable angoisse, on regrette de ne pas dormir dans la patrie
opprimée, comme il arrivait à Énée
battu par la tempête de la mer Tyrrhénienne d'envier
le sort de ceux qui avaient péri sous les murs de Troie,
dans les champs d'Ilion vaincue.
Saavedra occupe une place éminente parmi ces hommes distingués. L'exil n'est pas seulement une épreuve de plus dans sa vie; il marque aussi le vrai point où son goût littéraire, où son talent se transforment. Les douleurs qui viennent l'assaillir, en le contraignant à rentrer en lui-même, à compter, si l'on peut ainsi parler, avec son coeur, le ramènent à la source où toute poésie se retrempe, à la vérité des sentiments. C'est cette vérité exprimée avec éclat qui caractérise plusieurs de ses pièces lyriques. En même temps, dans ses courses à Londres, à Malte, à Paris, il se familiarisait avec les inspirations de la littérature nouvelle de l'Europe, avec les poèmes de Byron, les romans de Scott. Les doctrines modernes, en élevant son point de vue, faisaient reparaître ses yeux non plus seulement l'Espagne classique du XVIIIe siècle, mais l'Espagne du siècle d'or, et, au fond de l'horizon, ce moyen-âge moitié gothique, moitié arabe, chanté dans les romances par un peuple de poètes inconnus. Ses écrits, dès-lors, ont les qualités de la poésie de ce siècle; à peine s'attarde-t-il encore un instant dans sa voie ancienne en rimant les octaves faciles du poème incomplet de Florinda.
Les oeuvres lyriques de Saavedra sont comme une histoire émouvante et passionnée de sa vie fugitive. Le Proscrit (El desterrado)2 est le point de départ. Le poète, réduit à s'éloigner en 1823, gagne Gibraltar, et s'embarque le coeur serré; le vaisseau quitte le bord au moment où la nuit vient déjà:
Mais, aux yeux du
poète, cette patrie n'existe plus; ce n est qu'un
mélange odieux d'oppresseurs et d'opprimés. Il
s'indigne de l'audace des uns, de la facile résignation des
autres. «Il n'est plus
d'espérance»
, dit-il, et, appelant la destruction
sur cette terre, il lance une imprécation terrible qui
expire tout à coup sur ses lèvres:
Il serait difficile de rendre le feu de cette plainte énergique et saisissante, de reproduire exactement, dans un langage étranger, la couleur dramatique que lui donne cette brûlante rapidité d'émotions qui se succèdent et se heurtent, pour aller se perdre dans un invincible élan d'amour. Ce n'est point, on le sent, un simulacre de douleur; c'est un deuil réel, ce sont des larmes vraies: l'imagination ne fait que venir en aide au coeur oppressé. L'ode Aux Étoiles date du même instant. Ceci n'était toutefois que la première heure de l'exil, (heure de la fuite amère et inconsolable, qui devait être suivie pour l'auteur de longues années d'absence pendant lesquelles il eut à souffrir plus que l'incertitude morale de la proscription. Plus d'une fois le besoin vint l'assaillir. Tantôt, vivant à Londres, il évoquait tristement, au milieu des brouillards de la Tamise, les souvenirs enivrants du pays natal, comme le témoigne le Rêve du Proscrit (El sueño del proscrito); tantôt, espérant trouver à Rome un ciel plus clément et des spectacles mieux faits pour l'inspirer, il se dirigeait vers cette antique patrie des arts, mais la police italienne l'expulsait soudainement de Livourne, et il se voyait contraint de se réfugier à Malte. L'ode au Phare de Malte reproduit ses impressions lorsqu'il aborda pour la première fois à cette île, en 1828, après avoir failli périr dans une tempête. Puis il retournait en France, et là encore il n'échappait pas aux plus dures nécessités. La peinture, qui avait été un des amusements de sa jeunesse, —335→ devenait pour lui un moyen d'existence. On a remarqué à cette époque divers tableaux de Saavedra; le musée d'Orléans en a conservé même. Il n'est qu'une joie qui puisse alors tempérer la tristesse de son coeur, c'est son union avec cette Angélique qu'il avait chantée dans le proscrit. L'ode À son fils (A mi hijo Gonzalo), qui vint bientôt au monde, est une de celles où perce le plus pur et le plus doux accent de vérité:
Saavedra songeait en même temps et travaillait déjà au Moro Expósito, qui fut publié à Paris en 1834.
Ainsi, l'émigration espagnole avait ses poètes comme ses historiens et ses critiques, tandis que dans la Péninsule même la vie littéraire, comme la vie politique, semblait suspendue. Dans les diversités de son existence errante, elle représentait la force morale et l'intelligence du pays; elle se faisait gardienne de ses traditions civilisatrices, et les empêchait de périr, jusqu'au moment où elles pourraient être renouées plus réellement, plus puissamment au-delà des Pyrénées, et —336→ poursuivre leur invincible cours. Sans doute, considérée en elle-même, dans les résultats positifs, pratiques, qu'elle a pu avoir, une telle situation recélait des vices secrets; elle a été la source de sérieux dangers qui se sont révélés par la suite. C'est par cette scission douloureuse et prolongée, en effet, que se peuvent expliquer bien des incertitudes, bien des tiraillements intérieurs, ce qu'il y a en souvent de factice dans les mouvements politiques de l'Espagne, et ces recours fréquents à l'imitation étrangère. Le peuple et les chefs replacés naturellement à sa tête ont paru plus d'une fois ne pas se comprendre; ils ne marchaient point d'un pas commun, lis n'entrevoyaient pas également le but. Ceci est la part faite au malheur, qui ne passe pas vainement sur une nation et sur les individus; mais, somme toute, quelle génération plus que celle-là a fait preuve d'un patriotisme dévoué, éclairé, efficace! Quels hommes plus que ceux qui la composent ont agi utilement dans les jours difficiles! Si la vue habituelle d'institutions fortement assises et jouant régulièrement dans d'autres pays a pu leur causer quelques illusions qui aient été les mobiles de leur pensée ou de leur conduite, il en est une qui les doit honorer: ils ont cru, dès les premiers moments, en mesurant leurs souffrances, que la liberté avait livré assez de batailles pour se fixer enfin, qu'elle était assez dégagée des incertitudes pour ne point voir dans l'ordre qui l'affermit une menace incessante de destruction; et aujourd'hui encore, après dix années d'agitations, ne se retrouvent-ils pas parmi ceux qui ont entrepris la noble tâche d'organiser les forces rajeunies de la Péninsule?
C'est par la mort
de Ferdinand VII que l'Espagne se trouva replacée sans
retour dans la voie moderne. Ferdinand fit plus en mourant qu'il
n'avait fait pendant sa vie: il donna une royauté à
l'Espagne libérale; de ses mains défaillantes et
irrésolues, il lui remit une bannière à
opposer au despotisme étroit représenté par
don Carlos. On ne peut nier que cette circonstance n'ait
été décisive pour l'avenir constitutionnel de
la Péninsule; elle ralliait en faisceau les convictions
progressives les plus avancées et les opinions scrupuleuses
qui désiraient des réformes, mais voulaient les voir
s'accomplir à l'abri de l'autorité royale; elle
traçait un cours normal aux idées nouvelles, et
accroissait leur puissance, assurait leur succès en
facilitant la modération. L'amnistie rouvrit aussitôt
les portes de l'Espagne aux proscrits de tous les temps comme aux
défenseurs naturels d'Isabelle. Le pouvoir passait de M. Zea
Bermudez à M. Martinez de la Rosa, qui promulguait le
statut royal, et à M. de Toreno. Ainsi, cette
royauté d'une enfant protégée par une femme
énergique, par Marie-Christine, —337→
se trouvait indissolublement liée à la
révolution politique de la Péninsule. L'auteur du
Desterrado
avait repassé les Pyrénées en 1834 avec ses
compagnons d'exil. Par son passé, le duc de Rivas -la mort
de son frère venait de lui laisser ce titre-, devait
être de nouveau appelé à jouer un rôle
politique. Il fut nommé vice-président des
próceres3
sous le régime du statut royal. Dans les
premières discussions même, il est aisé de
constater qu'un changement notable s'était
opéré en lui: non que le temps eût
attiédi son dévouement au progrès de
l'Espagne, mais l'expérience avait corrigé son
exaltation brûlante. Lorsqu'on proposait la loi d'exclusion
contre don Carlos, il élevait le débat au-dessus
d'une simple question de légalité, et, fidèle
à lui-même, il ne fixait ses préférences
que parce qu'il voyait la lutte établie entre la
liberté et l'absolutisme. Cependant il ajoutait en
même temps: «Certainement,
messieurs, il est douloureux que nous soyons mis dans une si
cruelle nécessité par un infant d'Espagne, descendant
de cent rois, neveu de Charles III, fils de Charles IV, ce doux et
naïf vieillard mort dans l'exil, loin de son trône et de
ses serviteurs. Je suis reconnaissant, mon père et ma
famille lui ont dû des faveurs [...] et nous qui sommes ici,
nous l'avons presque tous servi dans notre jeunesse
[...]»
. Dans ces paroles, on sent que la
modération a mûri cette tête ardente, qu'un
sentiment de patriotisme élevé, sage,
généreux, s'est substitué à un esprit
de parti exclusif et haineux. Plus tard, en 1836, on peut voir le
duc de Rivas ministre de l'intérieur dans le cabinet de M.
Isturitz, et cette fortune non enviée lui suscitait de
nouveaux chagrins, de nouvelles persécutions. Le
ministère Isturitz, en effet, disparut dans
l'échauffourée militaire de la Granja; ses membres
furent contraints de se soustraire par la fuite aux passions
ameutées qui avaient mis en pièces et
défiguré le corps de Quesada. Le duc de Rivas
partagea ce mauvais sort, et passa momentanément en
Portugal. Depuis, il a toujours occupé un rang
éminent dans le parti modéré. Par ses actes,
par ses discours, il a nettement marqué sa position dans
toutes les circonstances. Toutefois il n'est pas un seul instant de
cette vie agitée où le travail de l'imagination ne
vienne révéler les vrais penchants du duc de Rivas.
L'homme politique s'efface encore ici devant l'écrivain qui
a donné la première impulsion au mouvement
littéraire de l'Espagne, dans le poème par le
Moro
expósito, —338→
dans le drame par Don Álvaro, et a consolidé sa gloire
par les Romances historiques.
Quand le Bâtard maure parut en 1836, l'idée d'une rénovation littéraire s'emparait déjà des esprits au-delà des Pyrénées; elle mûrissait comme un fruit naturel de cette autre révolution qui allait transformer les moeurs, les lois, l'état social tout entier de la Péninsule. Le goût du XVIIIe siècle, qui avait survécu, qui dominait encore, à vrai dire, n'était pas seulement repoussé pour ses restrictions, pour ses présentes classiques désormais impuissants; il avait en outre un vice originel: c'était, dans le fond, une importation étrangère, contre laquelle protestait le mouvement de la pensée renaissante. Il y avait dans toutes les intelligences un désir inquiet, ardent, de voir l'Espagne rechercher en elle-même, dans son passé comme dans ses agitations présentes, les éléments d'une poésie nationale et rajeunie. Les imaginations excitées se détournaient des fictions académiques pour retrouver le secret de ces peintures animées et vivantes, libres et fortes, dont l'ancienne littérature espagnole, et, à d'autres égards, les littératures modernes de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France pouvaient offrir de puissants exemples. Si le Bâtard maure eut un réel succès, c'est qu'il venait à point dans cette situation transitoire, c'est qu'il répondait à ces voeux encore indistincts de perfectionnement littéraire, c'est que l'auteur, mieux préparé par les circonstances, plantait un drapeau autour duquel les nouveaux écrivains pouvaient venir se ranger. Déjà, dans ses poésies lyriques, le duc de Rivas avait montré sans doute un talent énergique, vrai, plein d'émotion; il était arrivé, par un élan spontané, à des effets nouveaux; mais n'est-ce point dans l'action variée et multiple du poème, du roman ou du drame, que se peuvent faire les plus larges applications de l'art? Là, en effet, toutes les questions se présentent; la poésie a à reproduire la nature humaine sous toutes ses faces, dans sa vérité générale, et en même temps dans cette vérité particulière qu'on nomme la vérité historique. C'est là aussi qu'on peut apprécier pleinement la grandeur ou l'insuffisance des innovations littéraires. Le Bâtard maure est tout à la fois un roman et un poème. Il est précédé d'un morceau de critique dû à M. Alcalá Galiano, sorte de préface du Cromwell espagnol; c'est un brillant essai sur l'état littéraire de l'Europe, sur la poésie de la Péninsule et sur son avenir. La critique se faisait ainsi l'auxiliaire de l'art; elle se renouvelait avec lui, elle expliquait ses oeuvres, et montrait l'imagination s'efforçant de répondre à ces lointains appels que lui adressait, du sein du passé, le vieux génie castillan.
—339→Le duc de Rivas
fait revivre, dans son poème, l'Espagne troublée du
moyen-âge, avec ses implacables passions, avec cette
variété que lui donne le mélange de deux races
toujours en guerre, luttant sans cesse de chevalerie et
d'héroïsme. Le second titre l'indique assez, c'est
Cordoue et Burgos au dixième siècle. L'auteur a
choisi pour le rajeunir un des plus terribles épisodes de
cette histoire féconde en tragiques aventures, la
destinée de la famille de Lara; il en a fait le fond de son
invention romanesque, en y rattachant toutes les digressions que
peut lui fournir le spectacle des temps, des lieux et des hommes.
Cordoue est dans la fête: les jeux, les plaisirs, les
tournois, réunissent tout ce qu'il y a de jeune et
d'illustre à la cour du calife Hixcem, à l'occasion
du mariage du fils de son ministre, l'hagib Almanzor. Au
milieu de ces fêtes, décrites avec splendeur, il n'y a
qu'un jeune homme tout entier à sa tristesse: c'est Mudarra.
Une pensée grave et profonde habite son coeur. Beau,
courageux, fait pour tous les exploits, il a une origine
mystérieuse; son père lui est inconnu, il ignore
quelle est sa mère. C'est le souci de sa jeunesse. Depuis
que Zahira, la soeur d'Almanzor, qui veillait sur lui avec
tendresse, est morte, il sent davantage le poids de sa naissance
obscure et dégradée. Confié aux soins d'un
chef arabe, Zaïde, qui, après une vie guerrière,
s'est retiré dans son château de l'Albaida, c'est pour
la première fois qu'il met le pied dans ce monde brillant,
à l'abri de la faveur d'Almanzor, et aussitôt le
terrible nom de bâtard retentit à son
oreille. Giaffar, le gouverneur de Cordoue, s'irrite de le voir
dans la fête porter les couleurs de sa fille Kerima.
Déjà, cependant, Mudarra sent naître en lui un
invincible amour pour la jeune fille. Vainqueur dans les jeux,
c'est par ses mains qu'il est couronné; c'est elle qui lui
remet avec inquiétude et en rougissant les insignes de sa
victoire, et l'émotion de Kerima se transforme aussi en une
passion brûlante. Tous les deux, dans leur amour, sont pleins
de terreurs secrètes: «O Mudarra!
Kerima! dit le poète; malheureux! quel étrange
instinct agite votre poitrine, et vous fait voir d'horribles
fantômes aux feux de votre amour! Cest comme une voix
inexorable de l'autre monde qui vous crie qu'une mer de sang vous
sépare, qu'un mur d'ossements sans sépulture
s'élève entre vous»
. Ce secret qui les doit
séparer existe en effet, et c'est à l'occasion d'un
meurtre qu'il va être révélé. Giaffar,
pour étouffer l'amour de sa fille, dirigé en outre
peut-être par quelque motif inconnu, veut faire assassiner
Mudarra, surveiller de ses propres yeux l'accomplissement de ce
funèbre dessein, et lui-même il tombe sous les coups
du jeune homme qui défend sa —340→
vie. Mudarra arrive auprès de Zaïde, à
l'Albaida, les mains teintes encore du sang de Giaffar: «Lève-toi, jeune homme, s'écrie
alors le vieillard, ton bras innocent a été le
ministre des colères célestes [...] tu as noblement
commencé tes vengeances [...] le moment de la
révélation est venu pour toi! [...]»
.
Zaïde entraîne Mudarra dans un jardin; il lui raconte
cette sombre histoire des infants de Lara, que l'auteur a
trouvée éparse dans le Romancero.
Aucun
détail ne manque à cette horrible tragédie.
Vingt ans avant le moment où parle Zaïde, qui a
été l'ami de la famille Lara et a connu tous ses
malheurs, les sept infants avaient éveillé la haine
de doña Lambra, épouse de Ruy Velasquez, leur oncle
et favori du comte souverain de Castille. Dès-lors cette
haine s'appesantit sur eux avec fureur. Doña Lambra jure
leur perte et anime la colère de son époux. C'est
d'abord le père, Gonzalo Gustios, qui, sous l'apparence
d'une mission de paix et d'honneur, est envoyé à
Cordoue. Ruy Velasquez met de moitié dans sa vengeance
Giaffar, ministre du calife, qui garde encore le ressentiment d'une
défaite que lui a fait subir la valeur de Lara, et Gonzalo
est revenu, puis plongé dans un cachot sous un vain
prétexte. Ses fils, les sept infants, saisis d'une
belliqueuse ardeur, prennent les armes pour aller le
délivrer, et, par l'effet de la même vengeance
concertée entre Ruy Velasquez et Giaffar, ils tombent dans
une embuscade. Giaffar jette leurs sept têtes en pâture
à l'affreux désespoir de Gonzalo
enchaîné. Il lui montre ces faces souillées,
sanglantes, défigurées, mais reconnaissables encore
pour l'oeil d'un père, et Gonzalo, stupide de
désolation, appelle vainement ses fils: Diego! Martin!
Fernando! Suero! Enrico! Veremundo! Gonzalo! Voilà
l'effroyable présent que Giaffar fait à son
prisonnier avant de le remettre à Ruy Velasquez, qui enferme
à son tour dans le château de Lerma. Toutefois, avant
cette péripétie, dans sa captivité même,
Gonzalo avait eu un instant d'oubli et de bonheur: une noble jeune
fille, la belle Zahira, séduite par son infortune, avait
pénétré jusqu'à lui dans son cachot;
ils s'étaient aimés, et bientôt le fruit de cet
amour avait germé dans le sein de la jeune Arabe. Ce fruit,
c'est Mudarra. Qu'on se figure le jeune Maure instruit tout
à coup d'un tel passé, à l'heure où ses
mains fument encore du sang de ce même Giaffar, qui fut le
persécuteur de son père, le meurtrier de ses
frères! Qu'on imagine l'évocation de tels souvenirs
faite par un vieillard sous la voûte du ciel, à la
lueur vacillante des étoiles, témoins impassibles de
toutes les catastrophes humaines, et tandis que le vent de la nuit
fait frissonner le feuillage noirâtre de sept cyprès
plantés en mémoire des sept infans!
—341→
Certes, c'est une scène qui n'est pas sans grandeur.
Un indéfinissable sentiment de terreur s'éveille dans
l'âme. Hier Mudarra s'abandonnait à une douce
tristesse en songeant à l'incertitude de la naissance; ses
occupations étaient d'aller porter des fleurs au tombeau de
Zahira, sans savoir que la noble Moresque fût sa mère,
et de parcourir les rives du Guadalquivir, le coeur plein de son
amour naissant pour Kerima. Aujourd'hui il est sous le poids de ce
passé de sang et de larmes, et ne voit devant lui qu'un
avenir de vengeance. Ce n'est pas assez de la punition de Giaffar;
il faut qu'il aille compléter le châtiment que
réclame l'honneur de sa race; il faut qu'il aille chercher
son père, mort peut-être, peut-être encore
misérablement enfoui dans quelque prison de la Castille, et,
en partant, il laisse un noble adieu à Kerima: «Adieu, dit-il, Kerima [...] En accomplissant mon
devoir, je chercherai la mort; je la souhaite [...] Zahira fut ma
mère; ne laisse pas périr les fleurs qui entourent sa
tombe sacrée [...]»
.
Durant ces vingt
années qui ont conduit Mudarra à son âge viril,
que s'est-il passé en Castille? Gonzalo Gustios est
resté toujours dans un cachot du château de Lerma,
privé d'air et de lumière. Un geôlier venait
lui annoncer le jour; le soir, on frappait sept coups contre le
mûr, comme pour lui rappeler sans cesse, par ce signe
sinistre, le sort de ses fils. A peine délivré de ses
tortures par le nouveau comte de Castille, Fernan-Gonzalez, il peut
ramener sa vieillesse flétrie dans les lieux même
où il a été puissant et heureux, -au
château de Salas; mais ses yeux se sont usés dans les
larmes, ses regards se sont éteints. Il ne reconnaît
la ruine de son antique palais qu'en sentant le vent et la pluie
lui fouetter le visage à son entrée. Les pierres se
sont écroulées comme la grandeur de sa race. Ce
malheur est un motif de plus pour que le peuple fête le
retour inespéré du seigneur de Lara. C'est le moment
où Mudarra arrive avec Zaïde à Salas. Gonzalo
Gustios, en retrouvant ce fils de son ancien amour avec Zahira,
qu'il croyait à jamais perdu pour lui, se livre à une
joie d'enfant; il l'entoure de ses vieilles caresses: «O ciel, dit-il, rends-moi un instant la vue! que
je puisse voir mon fils un instant, dussé-je rentrer
après dans ma nuit éternelle!»
. La foule
elle-même se plaît à reconnaître le jeune
Arabe; en lui revivent tous les traits de Gonzalo, le fils
préféré de Lara. De là naît
même un touchant épisode, celui de la vieille Elvida,
qui, après avoir perdu la raison en apprenant la mort du
jeune Gonzalo qu'elle avait nourri de son lait, croit le voir
revenu comme un voyageur qui on ne semblait plus attendre, et se
laisse aller à toutes les illusions d'un amour
—342→
mêlé de folie. Mudarra cependant n'abdique pas
ses sentiments de vengeance, et une occasion naturelle se
présente pour les laisser éclater. Le comte
Fernan-Gonzalez, sachant que des Maures sont entrés sur le
sol castillan, vient à Salas; il est accompagné de
Ruy Velasquez, le premier auteur des maux de la famille Lara, le
cruel complice de Giaffar. Mudarra demande à combattre pour
l'honneur et la loyauté de son père contre Velasquez,
et c'est dans cette passe d'armes chevaleresque, en présente
de la Castille assemblée, que le sang de Gonzalo Gustios
vient venger ses affronts et ses malheurs par la mort de
l'époux de doña Lambra. L'auteur fait
reparaître encore à la fin du poème la douce
figure de Kerima. Exaltée par sa passion, poussée par
l'égarement, la jeune fille, surmontant tous les obstacles,
a voulu suivre les traces de son amant. On la voit tout à
coup se jeter sur le champ de bataille où gît Ruy
Velasquez et où Mudarra lui-même est près de
succomber à ses blessures. Plus que toute chose,
l'apparition de Kerima, sa tendresse retrouvée, doivent
ramener le jeune Arabe à la vie. Tout donc semble sourire
à leur bonheur nouveau. Gonzalo Gustios accueille la
Moresque comme sa fille; les deux jeunes gens embrassent la foi
chrétienne, et leur union se prépare; mais, comme si
la loi religieuse à laquelle vient de se vouer Kerima
développait en elle d'intimes remords, de
mystérieuses douleurs, sa beauté s'efface et
pâlit par degrés, et, à l'instant même
où elle va être liée pour toujours à
Mudarra, elle recule avec effroi, voyant le sang de son père
sur la main de son fiancé. «Je me
consacre à Dieu! s'écrie-t-elle, le Christ est mon
époux!»
-Ce dénouement imprévu est
trop prompt; il est peu motivé, mal amené. Si l'on
s'y arrête un peu cependant, pour en chercher le sens, ne
voit-on pas la fatalité s'y montrer avec un caractère
particulier? Ingénieuse à diriger ses corps, toujours
poète à faire sentir sa puissance par quelque
côté, elle respecte l'orgueil de l'homme, laisse
Mudarra sortir vainqueur de ses luttes, regagner l'honneur d'un nom
illustre, et a la même heure elle le frappe dans son bonheur;
elle flétrit sa joie la plus chère. N'y-a-t-il pas
quelque chose d'émouvant dans la fuite soudaine et
irréparable de cette illusion d'amour qui a flotté
sur la jeunesse du bâtard, qui a triomphé de tant
d'obstacles et semble attendre, pour s'évanouir tout
à coup, que le coeur ait pu croire a sa durée?
Il est aisé
de le remarquer, la fiction se mêle sans cesse à
l'histoire dans le Bâtard maure, et cela serait plus
visible encore s'il était possible de suivre la fantaisie du
poète dans tous ses détours, dans toutes ses
excursions. Le duc de Rivas a mérité d'être
appelé le Walter —343→
Scott de l'Espagne moderne, jugement qui est l'indication du
prix attaché à son talent plutôt qu'une
appréciation bien exacte. Cette habileté du
récit en effet, cette connaissance profonde et
désintéressée de la nature humaine, cet art de
recomposer les caractères les plus divers avec une
fidélité minutieuse, de reconstruire une
époque dans son ensemble et dans ses détails, de
faire vivre et agir les hommes en donnant de la logique même
a leurs inconséquences, du naturel même à leurs
folies, toutes ces qualités, en un mot, qui font le
génie du grand auteur des Puritains et de
Rob-Roy, n'apparaissent que faiblement dans le Moro expósito. Il
y a sans contredit des éléments dramatiques dans
l'action; il y a des tableaux puissants et vrais a
côté de quelques scènes comiques par moments
heureuses; il y a des traits énergiques et expressifs dans
les caractères que l'auteur retrace, dans Gonzalo Gustios,
Ruy Velazquez, Mudarra, Zaïde, le vieux serviteur Nuño,
la pauvre nourrice Elvida. La pureté idéale de Kerima
fait un noble contraste avec la beauté hautaine, empreinte
de passions sensuelles, de la vindicative doña Lambra.
«Pourquoi, dit le poète, le ciel
n'a-t-il pas mis dans doña Lambra une âme noble et
grande, digne d'habiter un si beau corps? C'était un
sépulcre de marbre brillant au dehors, et qui
recélait dans son sein tes vers et la pourriture. Elle
ressemblait à un riche palais où éclatent
l'or, le brome et le jaspe, et où se cachent des
hyènes furieuses [...]»
. Certainement la vie
circule avec abondance dans cette oeuvre, dont l'analyse ne peut
donner que le froid squelette; mais ce qui manque a tous ces
éléments rassemblés par l'auteur, c'est la
cohésion, l'unité; ce qui manque a l'action, c'est
une suite logique et bien déterminée. Nulle part on
no sent la présence de ce sentiment supérieur de
l'ordre, qui doit présider même aux inventions les
plus libres, et qui marque la différence entre une
ébauche, quelque magnifique qui elle soit, et une oeuvre
achevée. Encore moins peut-on y reconnaître le
génie large et compréhensif de Walter Scott; si ces
deux noms ont pu être rapprochés; c'est parce que le
goût de cette poésie chevaleresque a été
visiblement suggéré à l'écrivain
espagnol par l'Illustre Écossais, et que le Bâtard
maure est le premier essai pour lui donner une naturalisation
nouvelle au-delà des Pyrénées. -La partie la
plus incontestablement belle du poème est la partie lyrique.
La l'inspiration se retrouve dans sa forte et dans son
originalité, soit que l'auteur donne corps à ses plus
intimes émotions, soit qu'elle dépeigne la
beauté des campagnes. S'il ramène quelqu'un de ses
héros dans son pays après une longue absence, il fait
involontairement un retour sur lui-même.
L'instant où Mudarra quitte l'Andalousie pour la Castille amène naturellement un tableau des deux pays, qui est un des beaux fragments de la poésie descriptive espagnole.
Un pareil éclat rappelle l'époque où le génie espagnol n'avait pas été corrompu encore par le faux goût et refroidi par le mélange des fadeurs mythologiques; la forme et le fond sont ici en rapport. Il n'y a pas seulement dans ces vers cette fluide facilité descriptive, si commune dans les pays méridionaux, si naturelle avec une langue riche, sonore, harmonieuse, qui est elle-même une musique enivrante; tout y atteste une inspiration renouvelée et vivace; et, chose à observer, cet art de la composition, cette vue supérieure, cette force concentrique, qui font trop souvent défaut dans l'action, reparaissent dans les passages lyriques comme pour mieux marquer la vraie nature du poète. Le Bâtard maure méritait donc, à ce point de vue surtout, le succès durable qu'il obtint. Dans ses parties même les plus imparfaites, c'est encore une remarquable tentative. En remettant la poésie en présence de ce vaste domaine d'un passé héroïque, le duc de Rivas donnait un exemple fécond; il imprimait à l'art une direction salutaire, et, s'il n'atteignait pas toujours le but, il prouvait du moins qu'il l'avait entrevu, qu'il en saisissait la grandeur; son imagination, en pénétrant dans cette voie nouvelle, y faisait briller une de ces lumières soudaines que tous les esprits attendent, dans les moments de transformation, pour se mettre en marche.
Don Álvaro o la fuerza del sino a réalisé au théâtre, en 1835, un progrès analogue. Si l'on songe, d'un côté, à l'état d'abaissement où se trouvait, plus peut-être que tout autre genre de littérature, l'art dramatique au-delà des Pyrénées, aux difficultés que faisait peser sur lui une censure ignorante, implacable, qui ne tolérait que l'imitation —346→ des plus plates vulgarités étrangères, et de l'autre à cet amour merveilleux que l'Espagne a toujours eu pour les représentations théâtrales, qu'elle a conservé même dans les heures les plus mauvaises, on ne peut s'étonner que le drame du duc de Rivas ait été un événement littéraire considérable; il ne faut point être surpris si la joie fut vive de voir que le pays illustré par Calderon, Lope, Moreto, Alarcon, Tirso de Molina, pouvait encore trouver des ressources en lui-même, et qu'il suffisait d'un peu de liberté pour seconder l'essor d'une nouvelle poésie dramatique plus nationale, et qui s'accordât mieux avec les instincts modernes. Le Brame n'avait point eu à la fin du siècle dernier l'heureuse fortune qui était échue à la comédie. Tandis que celle-ci était réformée par un esprit vif et original, par Moratin, dont les oeuvres, La Femme hypocrite (La mogigata), le Oui des jeunes filles (El sí de las niñas), n'ont pas perdu leur intérêt, et se maintiennent de nos jours par leur verve brillante, la tragédie était restée ce que l'avait faite l'école du XVIIIe siècle. Les ouvrages les plus dignes de remarque qui touchent à notre temps, nous les avons nommés quelques-uns, Pelage et la Veuve de Padilla, ont eu une valeur de circonstance. D'autres plus récents, tels que l'Oedipe de M. Martinez de la Rosa, montrent le goût purement classique dominant encore les intelligences les plus élevées, et gardant son empire jusqu'à un moment bien rapproché de nous. Aucun caractère nouveau ne signale ces compositions, et bien moins encore les traductions innombrables qui réduisaient l'Espagne à n'être que l'écho servile d'un autre peuple. Entre ces travaux timides ou inutiles et Don Álvaro, il y a toute une révolution accomplie dans l'art comme dans la société. L'auteur revenait vers la scène qu'il avait forcément quittée depuis plus de dix ans; mais il y revenait l'esprit libre des passions qui avaient fait de Lanuza un dialogue politique plutôt qu'une oeuvre tragique, n'ayant en vue que l'intérêt littéraire et familiarisé avec les hardiesses des écoles poétiques étrangères. Il trouvait en même temps un théâtre délivré de la surveillance oppressive de la censure et un public vaguement désireux de nouveautés dans son ignorance, déjà ébranlé par les secousses politiques qui l'agitaient. Tout servait donc à favoriser l'audace.
Le drame du duc de Rivas est tout d'invention; il est né exclusivement de la fantaisie du poète; aucune date certaine ne pourrait être assignée à l'action. Si quelques mots sur la guerre de Philippe V n'indiquaient qu'il la faut placer au XVIIIe siècle, les campagnes d'Italie où don Alvaro va vainement chercher la mort pourraient aussi bien être les campagnes de Charles-Quint. Le vrai sujet, c'est la vie —347→ d'un homme livrée aux poursuites inflexibles du malheur; c'est la force du destin prenant un être condamné à son berceau, pour le pousser, de déception en déception, de douleur en douleur, de chute en chute, jusqu'à une fin lamentable. Cette fatalité, que nous montrions dénouant les amours du bâtard maure et de Kerima, elle est ici dans toute sa puissance. Don Alvaro est le fils d'un vise-roi révolté du Pérou, qui s'est uni à une descendante des Incas pour secouer le joug castillan, au mépris de la loyauté et de l'honneur. C'est donc sous un astre funeste qu'il voit le jour. Il a traversé les mers pour venir justifier la mémoire de son père, mort avec la flétrissure du traître, pour chercher à laver l'écusson qui lui a été laissé souillé, et qu'il ne peut tirer de l'ombre avant l'heure de la réhabilitation. A Séville, où il vit cependant, sa naissance est ignorée; héros de la famille de Conrad ou de Lara, il n'est connu que pour la beauté étrange de sa figure, pour la profusion de ses richesses, et la facilité avec laquelle il jette l'or à pleines mains. Le mystère même dont il s'environne attire sur lui tous les yeux. L'inexprimable fierté qui perce en lui, l'apparence de noblesse qu'il garde toujours, tous ces dons extérieurs, à l'aide desquels il séduit et fascine les regards, empêchent qu'on ne sonde plus profondément les secrets de sa vie. C'est dans cette situation où le merveilleux a sa part, que don Alvaro s'éprend d'un violent amour pour doña Léonor de Vargas, la fille du marquis de Calatrava; mais lui qui n'a qu'un nom inconnu à offrir, dont la fortune est peut-être celle d'un aventurier heureux, d'un pirate qui veut se reposer dans les jouissances de ses fatigues coupables, comment pourrait-il aspirer à la main de l'héritière d'une illustre race? Il l'a osé pourtant, et la passion qu'il a éveillée dans l'âme de Léonor lui faciliterait singulièrement la route, s'il n'y avait un obstacle plus fort, celui que met entre eux l'honneur de la maison de Calatrava. Le vieux marquis oppose un refus invincible. Dans ces circonstances, Léonor, entraînée par l'amour de don Alvaro, consent à le suivre. La nuit les réunit secrètement, comme Roméo et Juliette. Près de partir, ils épanchent encore leur ardeur passionnée. Malgré tout, la jeune fille ne saurait étouffer ses regrets, ses remords, les terreurs qu'elle éprouve en foulant aux pieds le devoir et l'affection filiale; elle veut retarder, elle hésite, elle se combat elle-même, lorsqu'au milieu de ces incertitudes et de ces angoisses apparaît la figure irritée du père. Don Alvaro abaisse son orgueil devant le marquis, qui veut le faire enchaîner comme un vil larron; il se met à ses genoux, appelant sur lui seul le châtiment, et dépose à terre un pistolet dont il s'était d'abord —348→ saisi; mais, par un jeu cruel du destin, ce pistolet part, et va frapper Calatrava, qui tombe et meurt en maudissant sa fille. Affreuse catastrophe! Vainement, dès-lors, don Alvaro cherchera à retrouver la paix, à réunir les éléments dispersés de son bonheur, comme on rassemble les morceaux d'un verre fragile qui a volé en éclats: le malheur partout l'accompagne; chaque effort qu'il tentera ne fera qu'élargir l'intervalle marqué de sang qui le sépare de Léonor. La lutte qui s'est engagée dans cette nuit funeste entre les serviteurs de Calatrava et don Alvaro, lutte où celui-ci a failli succomber, fait même que chacun des deux amants perd la trace de l'autre. Léonor s'enfuit chez une de ses parentes à Cordoue, et bientôt va se cacher plus profondément, sous les habits d'un religieux, dans une solitude abrupte qui avoisine le couvent des Anges, des Hornachuelos. Là, elle vit isolée, pleine de douleur et de repentir, retranchée du monde, morte pour sa famille. Pendant ce temps, don Alvaro, afin de tromper son désespoir, ou pour y mettre un terme, est allé, sous le nom de don Fadrique de Herreros, se mêler aux guerres d'Italie, et, bien loin de rencontrer la mort en allant au-devant d'elle, il ne fait qu'acquérir une brillante renommée de courage. Il n'a qu'un ami auquel il est lié par la communauté des dangers, par la noble fraternité du champ de bataille: c'est un jeune officier, don Félix de Avendaña; et, comme si le destin préparait une embûche sous chacune de ses joies passagères, don Félix n'est autre que le fils aîné du marquis de Calatrava, qui est à sa recherche pour venger la mort de son père et l'honneur de sa maison. C'est cette amitié même qui les remet en présence sous leurs vrais noms de don Alvaro et de don Carlos de Vargas. Le premier gravement blessé, dans la prévision de la mort, confie à son ami une cassette, pour brûler, s'il succombe, les papiers qui y sont contenus. Celui-ci, cédant à un instinct plus fort que sa loyauté, ouvre à peine la cassette, et voit le portrait de sa soeur, doña Léonor. Tout lui indique qui il a enfin trouvé le meurtrier de son père; il attend sa guérison, le provoque, et tombe fatalement lui-même sous les coups de son adversaire, qui s'est inutilement efforcé de détourner cette catastrophe nouvelle. Ce n'est pas tout encore: don Alvaro revient-il en Espagne pour s'enfermer au couvent des Anges et se soustraire par là aux malignes influences de sa fortune, la paisible expiation ne lui est pas permise. Le second fils du marquis de Calatrava, don Alonso, viole sa retraite, l'arrache à sa cellule, fouette son sang par l'injure, et lui remet une épée dans la main; don Alonso meurt comme son frère, dans une gorge de la montagne, laissant don Alvaro pétrifié.
—349→Il n'y a qu'une terreur à ajouter à celle-ci, c'est l'apparition de doña Léonor à cette heure suprême; le combat a eu lieu, en effet, près de la solitude où elle s'est ensevelie depuis longtemps. Son frère mourant peut encore rassembler ses forces pour la frapper d'un coup de poignard. Don Alvaro se précipite du haut d'un rocher en jetant au ciel un dernier blasphème, et les moines, les gardiens du couvent, accourus, s'écrient, pleins d'épouvante: «Miséricorde! Seigneur, miséricorde!».
C'est là une oeuvre incontestablement tragique. Il y a dans don Carlos et don Alonso un âpre et malheureux désir de vengeance; dans don Alvaro, un effroi de tout ce qui l'entoure, de ce sang toujours prêt à lui rejaillir à la face, qui laissent une longue et sinistre impression. Une poésie forte et colorée relève et ennoblit ce qui portrait parfois paraître simplement mélodramatique. Toutefois en considérant au fond le sujet lui-même, no doit-on pas aussi faire remarquer ce qu'il y a d'un peu étrange à montrer la fatalité comme la souveraine et l'exclusive maîtresse d'une vie entière? Certes, nous comprenons ce que ce dogme mystérieux a de saisissant pour l'imagination, et particulièrement pour une imagination espagnole; nous savons quels effets on en peut tirer encore. Il faut bien que cette idée de la fatalité soit naturelle, pour qu'elle se retrouve, sous des noms différents, dans toutes les religions, pour qui elle ait été reproduite à divers égards par les littératures les plus éminentes; mais la raison humaine, en grandissant, n'a-t-elle pas diminué le prestige de cette puissance invisible? Ce n'est plus une croyance pour nous, et, puisqu'avec le temps, le sentiment de la liberté morale s'est de plus en plus développé ne serait-ce pas un spectacle également grand et plus vrai aujourd'hui que celui de l'homme, non plus aveuglement soumis à une force supérieure, aveugle elle-même, mais luttant contre elle, arrivant parfois à déjouer ses coups, lui disputant son intelligence et son âme, et se montrant vainqueur aussi souvent que vaincu dans ce combat héroïque? Si le drame antique, dont la fatalité est le ressort, nous rend les témoins de la défaite continuelle et assurée de l'homme, ces alternatives, cette perspective d'une lutte incertaine qui tient toujours nos forces en éveil, no sont-elles pas la source d'un autre ordre de sentiments plus élevés et particuliers à la civilisation chrétienne, dont le bienfait nous rouvre les sphères supérieures, nous donne l'espérance dans les plus grands abandons? Pense-t-on qu'il y ait moins d'éléments dramatiques dans cette idée, que les douleurs soient moins touchantes parce qu'elles ne sont pas irrémédiables, que l'émotion se doive refroidir parce que —350→ les efforts tentés pour corriger la fortune obtiendront quelque prix? La morne pitié qu'inspire un héros condamné et livré à la fureur vengeresse d'une destinée implacable serre le coeur, lui communique un oisif et venimeux désespoir. Une compassion douce et féconde, au contraste, naît à la vue de l'être assailli par les épreuves, et qui parvient de nouveau à découvrir les étoiles du ciel, selon le langage de Dante, après avoir suivi sans succomber la voie des douleurs humaines.
Quel que soit
d'ailleurs ce jugement général, il faut le
reconnaître, le duc de Rivas a développé son
sujet avec une réelle puissance. On conçoit que pour
une telle donnée les fictions classiques fussent
insuffisantes, qu'il fallut un cadre plus libre et plus large aux
agitations renaissantes de la destinée de don Alvaro.
L'auteur n'a ménagé ni le temps ni l'espace; les
années s'écoulent entre le commencement et la fin de
l'action dramatique, la scène change à son
gré, et est tantôt en Espagne, tantôt en Italie.
L'élément comique vient par instants reposer des
terreurs du drame. La prose se mêle aux vers, comme dans
certains ouvrages anciens. Rien ne manque à cet essai hardi,
qui, le premier, a donné la mesure des facultés
dramatiques du duc de Rivas, comme Le bâtard maure
avait fait éclater dans un jour nouveau ses autres
qualités poétiques. Il est maintenant facile
d'apercevoir les traits distinctifs du génie de l'auteur. On
pourrait dire de lui ce que Sheridan disait de Moore: «Son âme est une étincelle de feu
échappée du soleil»
. Donc d'une
sensibilité énergique, d'un enthousiasme prompt et
chaleureux, dans la poésie lyrique il trouve d'incomparables
accents; s'il plonge dans l'histoire, la vérité se
révèle à lui par éclairs, dans quelque
vision magnifique et passagère; il la devine d'instinct
plutôt qu'il n'en a une connaissance exacte. S'il peint un
caractère, il en saisit surtout les côtés
extérieurs et saillants qui frappent l'imagination. Il est
habile à d'écrire les désastreux effets d'une
calamité fatale, bien plus qu'à suivre pas à
pas les passions dans leur développement moral et logique.
Son style a toute l'opulence méridionale, la richesse de la
couleur, la profusion des images, avec les défauts
inséparables de ces qualités même. Il y aurait,
sans contredit, de nombreux points de comparaison entre cette
nature généreuse dominée par l'imagination, et
celle de l'auteur des Orientales et d'Hernani,
dont le génie est à demi espagnol.
Le talent du duc de Rivas s'est montré sous une autre face dans la comédie. Le prix de l'argent -si l'on aime mieux, Tu vaux ce que tu as (Tanto vales cuanto tienes)-, est une intéressante peinture de moeurs. C'est un pauvre diable de millionnaire qui tombe des Indes à —351→ Séville chez sa soeur doña Rufina, et dont la considération baisse ou s'élève auprès de celle-ci, auprès des usuriers qui l'entourent et des amants intéressés qui courtisent sa fille, suivant qu'on le suppose ruiné par les pirates ou encore possesseur de ses richesses; ce qui doit faire réfléchir les millionnaires, et n'empêche cependant personne de tâcher de le devenir, sans doute afin que la comédie ne périsse pan. Il y a des détails faciles et amusants dans le développement de cette idée: le contraste de ce brave don Blas arrivant chargé d'or, seul pourtant, sans suite et mal vêtu, an milieu de sa famille, qui couvre sa misère d'un luxe insolent, est d'une invention comique élevée; mais Le prix de l'argent n'est qu'une diversion aimable, que le jeu d'un esprit flexible et varié. C'est dans la voie qu il s'était d'abord ouverte, dans le drame et dans le poème, que le duc de Rivas s'est maintenu avec gloire, et il n'a eu qu'à écouter son inspiration première pour produire d'autres oeuvres sérieuses et originales, où son imagination se retrouve tout entière. L'Epreuve de la loyauté (El Crisol de la Lealtad), Les consolations d'un prisonnier (Solaces de un prisionero), La Morisca de Alajuar surtout, sont de remarquables compositions dramatiques qui se rapprochent complètement des vieux modèles par l'ampleur, la liberté, le mouvement de la passion ou de la fantaisie. Dans le poème, l'auteur a mieux fait: il a rajeuni le romance; ingénieuse tentative digne de succès! Déjà il avait publié quelques romances a la suite du Bâtard maure en 1834; ses plus récents recueils sont exclusivement consacrés à faire revivre cette antique forme, et à lui donner un nouveau lustre.
Le romance, on le sait, est un genre particulier à la Péninsule. C'est dans ce mode de récit spontané, rapide, souple et toujours animé, que l'Espagne a célébré les événements de sa vie guerrière, ses faits domestiques; c'est dans cette poésie vraiment nationale que se reflètent le mieux son génie et ses moeurs. Il n'est pas de forme plus dramatique et plus heureuse que cette forme laissée par l'imagination populaire à l'imagination plus savante des poètes et qui avait été atteinte de la corruption commune à la fin du XVIIe siècle. Le duc de Rivas, en la modifiant légèrement, en lui appliquant une certaine règle rendue inévitable par les progrès de l'art, n'a fait que la reproduire dans les Romances historiques. Il s'est servi d'un genre de poésie purement espagnol pour traiter des sujets tout nationaux, aventures tragiques, combats de chevalerie, histoires d'amour prodiges de l'honneur. C'est dans les annales même de son pays qu'il a puisé; et il serait parfois curieux d'observer comment les Romances —352→ anciens et la poésie moderne représentent tour à tour les mêmes hommes, les mêmes actions, les mêmes événements. Les Romances historiques sont d'une très grande variété. L'imagination du duc de Rivas a créé tout un monde brillant et poétique: ici, au milieu des fêtes splendides de la cour de Philippe IV, c'est le conte de Villamediana qui périt victime de son amour pour la reine; là, le favori du roi don Juan, don Alvaro de Luna, touche en peu d'instants à toutes les extrémités de la fortune, et se réveille sur un échafaud après s'être endormi dans la prospérité et la puissance, destin ordinaire de tous les favoris que l'Espagne a vus passer en si grand nombre! En est-il un seul qui n'ait été violemment repris et englouti par la vague capricieuse qui l'avait porté? L'Alcazar de Séville et Le fratricide retracent l'histoire de l'amant couronné de Maria Padilla, de don Pèdre-le-Justicier, assassin d'un frère qui mourut de la main d'un frère. Le fratricide est un des poèmes qu'on peut justement citer pour l'énergie et l'intérêt dramatique. La figure de don Pèdre, d'ailleurs, est une de celles qui ont le plus attiré les portes et excité leur imagination.
Combien d'oeuvres anciennes l'ont pris pour héros! Combien d'oeuvres modernes même on réveillé sa mémoire! Plusieurs des romances du duc de Rivas lui sont consacrés, outre Le fratricide. le Souvenir d'un grand homme (Recuerdo de un grande hombre) est le mélancolique tableau des misères, des amertumes, des obstacles contre lesquels eut à lutter Christophe Colomb lorsqu'il allait sur un frêle vaisseau, poussé par une foi ardente, guidé par son génie, découvrir un monde nouveau, et agrandir l'empire des rois catholiques. L'auteur no se borne pas seulement au passé, il a donné la forme du romance à des sujets tirés du présent. Le sombrero et Le retour désiré (La Vuelta deseada), qui racontent les angoisses d'un amour tourmenté par l'exil, sont des légendés pleines de charme et d'une généreuse tristesse. -Ainsi, les Romances historiques offrent une réunion intelligente d'oeuvres propres à remettre en honneur ce genre qui tient une si large place dans la littérature espagnole, et qui peut être encore une merveilleuse ressource pour l'art moderne.
Lorsque le duc de Rivas écrivait Le Bâtard maure et Don Alvaro ou la Force du Destin, il était presque seul; aucune voix n'avait devancé la sienne. Partout il y avait l'instinct, le désir d'une rénovation littéraire, plutôt que le pouvoir de réaliser immédiatement ce noble voeu; c'était la période de la conquête laborieuse et ardue. Quand il a fait paraître les Romances historiques et ses autres drames, plusieurs années s'étaient écoulées déjà pendant lesquelles cette révolution attendue —353→ et souhaitée avait pris des proportions plus larges et était devenue le travail commun de tous les esprits. Ces années, en effet, ont vu surgir de nombreux poètes. Au théâtre, M. Gil y Zarate a fait Charles II, Rosmunda, Guzman-le-Bon; M. Hartzenbusch a donné Les amants de Teruel, Doña Mencia; Le trouvadour, Le page, de M. Garcia Gutierez, ont été de grands espoirs; M. Breton de los Herreros a écrit cent pièces pleines de gaieté et de verve; M. Zorrilla s'est signalé par Le savetier et le roi, La nuit de Montiel, La loyauté d'une femme. La poésie lyrique ou épique n'a pas été moins féconde. Les Légendes espagnoles, de M. Mora, peuvent être citées avec éloge. Espronceda, l'auteur trop tôt perdu de L'étudiant de Salamanque et du Diable Monde, n'a pas craint de lutter dans ses poèmes avec les souvenirs de Byron et de Goethe. M. Pastor Diaz a publié des vers qui dénotent un beau talent lyrique; M. Zorrilla travaille encore aujourd'hi à un poème historique sur Grenade4, qui sera la peinture de la défaite de l'islamisme, et ranimera ce monde chevaleresque et passionné ou s'agitent catholiques et maures, les uns haussant la croix triomphante, les autres repliant le drapeau lacéré de Mahomet, et emportant l'impérissable souvenir de l'Alhambrah. Voilà, sans doute, un ensemble d'ouvrages qui montrent combien la poésie est prompte à renaître en Espagne, et avec quelle ardeur l'école nouvelle a embrassé les doctrines que le duc de Rivas a le premier proclamées!
Est-ce à dire, cependant, que ce mouvement littéraire, malgré les meilleurs efforts pour atteindre un tel but, présente une entière et puissante originalité? Est-ce à dire que ces écrivains, dont les productions brillent parfois d'un si vif éclat, aient vraiment trouvé l'idéal poétique qui convient à l'Espagne de ce siècle? Non: pourquoi no l'avouerait-on pas? Il n'y a là qu'une imparfaite image de ce qu'on peut attendre du génie espagnol renaissant. C'est un réveil plein d'espoir, mais un réveil avec les vues confuses, les naïfs étonnements, les embarras, les erreurs inséparables de ce premier moment où, après un sommeil prolongé, un peuple rouvre tout à coup les yeux à la lumière intellectuelle. Certes, on l'a pu remarquer, l'imagination espagnole, ébranlée par ce mouvement, s'est déployée avec audace et grandeur. Ses tentatives les plus glorieuses, néanmoins, laissent voir je ne sais quoi d'incertain et de peu profond qui prouve qu'elle —354→ est encore à la recherche de l'aliment qui lui doit procurer la force et la vie. Trop souvent, dans son inquiète et mobile activité, elle ressemble à ces flammes errantes qui flottent à la surface du sol et qu'aucun large foyer n'entretient. Faut-il s'en étonner beaucoup? La Péninsule a eu le malheur de ne point subir cette action morale lente et progressive qui fait qu'à l'heure voulue un pays intérieurement renouvelé n'a plus qu'à rompre le dernier anneau qui le rattache au passé pour prendre possession de ses conquêtes politiques et trouver en même temps une expression littéraire rajeunie. Elle a marché un peu au hasard, poussée par de vagues instincts plutôt qu'animée d'une pensée unique et décisive. La révolution, jusqu'ici, n'avait fait que l'effleurer -pour ainsi dire et jeter au vent les ruines qui la couvrent, sans pénétrer dans son sein même, sans modifier dans l'essence, et d' une façon permanente, son état social. Dès-lors les illusions peuvent s'expliquer; on conçoit que les écrivains rendus libres, excités à produire, mais n'ayant sous les yeux que cette vaste confusion, n'aient fait qu'entrevoir les véritables éléments de l'art nouveau, qu'ils aient parfois combiné dans leurs oeuvres avec une maturité douteuse l'imitation des poésies étrangères contemporaines et l'imitation des anciens modèles nationaux. Le point d'appui leur manquait; comme une terre fuyante; le présent se dérobait sous leurs pas. Aujourd'hui, cependant, l'Espagne, après d'étranges secousses, aspire à voir la révolution porter ses fruits pacifiques. Une organisation régulière et féconde, plus que toute autre chose, est propre à développer les pensées, les sentiments modernes, qui descendent peu à peu dans les masses, et à transformer promptement les moeurs et les usages. C'est en se rapprochant de ces réalités morales chaque jour plus distinctes que l'imagination pourra ressaisir la vraie direction, et comme Antée, en retouchant la terre sa mère, regagner de nouvelles forces. Le but de toute littérature, qui est de représenter la société où elle naît devra paraître plus facile à atteindre: but assurément bien digne d'enflammer des esprits généreux; car, en résumé, de quoi s'agit-il pour l'Espagne si ce n'est de créer une poésie moderne qui ait son caractère propre à côté de celle de Goethe, de Schiller, de Byron, de Scott, de Victor Hugo, de Lamartine, une poésie nationale, qui continue la tradition de Lope, de Calderon, de Moreto, de Gabriel Tellez, d'Ercilla, sans reproduire ce qui il y a eu d'éphémère dans les écrits de ces glorieux et immortels ancêtres de l'art?