Scène
I
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MIETTE,
JEANNE. JEANNE veille à ses casseroles;
MIETTE, près de la
table, pèle des pommes de terre, qu'elle dépose dans
une grande terrine. MIETTE
porte le costume des paysannes.
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JEANNE.- Est-ce que tu t'endors, petite? Je les
attends toujours, tes pommes de terre.
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MIETTE.- Mes pauv'mains! En ai-je pelé,
en ai-je pelé! Dis donc, mam' Jeanne, est-ce que les
seigneurs ont un plus gros ventre que le pauv'monde?
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JEANNE.- Cette question!
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MIETTE.- Sans doute... C'est rapport aux
préparatifs! Nous avons ici de quoi rassasier une centaine
de petites gens. Combien de seigneurs attendons-nous, voyons?
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JEANNE.- Ma foi, je ne sais pas au juste...
Monsieur, Madame, son bébé, l'Anglaise qui soigne le
bébé... Seulement, il y a les domestiques... les
domestiques de grande maison, c'est comme qui dirait des messieurs.
On a préparé neuf chambres.
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MIETTE.- (Jetant le
couteau.) Fini de peler. Ce serait une bande de
loups, qu'ils auraient assez de pommes.
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JEANNE.- Voyez-vous ce louchon? Les seigneurs
mangent beaucoup et il doit en rester davantage. Veux-tu que les
plats reviennent à la cuisine bien torchés?
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MIETTE.- Voilà! Ce que c'est les
seigneurs!
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JEANNE.- Sans doute... Lorsqu'on m'a
engagée ici, je sortais de chez le comte de Brito, parce que
la comtesse qui est folle, avait le caprice d'un cuisinier noir...
Eh bien, chez le comte de Brito, je vendais aux hôtels
d'Oporto trois marmites de restes, tous les jours.
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MIETTE.- Quel gros péché!
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JEANNE.- Un péché? Mais, je
n'avais rien volé... C'étaient des restes...
Seulement, au marché je faisais d'amples provisions. Les
seigneurs... vois-tu, petite...
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MIETTE.- Certes! Les seigneurs, il faut qu'ils
vivent autrement que nous... Monsieur Jacques et moi, nous nous
contentons d'un peu de soupe... et il en reste pour les chiens ...
C'est vrai que Monsieur Jacques, lui, n'est pas un seigneur...
comme notre maître! Vous comprenez, mam'Jeanne?
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JEANNE.- A présent, on devra m'arranger
une cuisine à la moderne, car ici, pas moyen de faire mon
travail... Il faudra enlever toutes ces laides choses, qui me
gênent...
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MIETTE.- II paraît que not'maître
défend de rien changer. Pas une nouvelle tuile au toit, pas
une planche au parquet. Et tout se trouve dans un
état...
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JEANNE.-
(Curieusement.) Connais-tu le
seigneur? On raconte, vois-tu...
|
MIETTE.- Lorsque je l'ai vu la dernière
fois, j'étais toute petite, je menais paître la vache.
Car je suis -26- au
service de Monsieur Jacques, seulement depuis la mort de sa
mère, mam'Ildare.
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JEANNE.- Comment est-il, notre seigneur?
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MIETTE.- Sauf vot'respect, il est très
bon... Il m'a embrassée, il m'a donné une
pièce blanche.
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JEANNE.- II n'est pas revenu ici, depuis
lors?
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MIETTE.- Sais pas, s'il est revenu ou non... On
a causé, dans le village... On a chuchoté qu'il
était malade, qu'il souffrait des accès... sais pas
quelle maladie étrange... Pour lors, il était
à Oporto... Et puis, on a parlé de son mariage, avec
ma jeune demoiselle d'Ourente, soeur d'une dame qui est morte... ou
disparue... sais pas non plus... Des choses...! Et j'ai entendu
tout ceci dans une veillée, au moulin, car monsieur Jacques
ne parle presque pas, et si je parle me gronde, oh! bien
fort...
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JEANNE.- Ah! Ce Jacques, est-il farouche? Mais
c'est tout un homme, généreux, économe, qui ne
va pas s'enivrer, ni faire des frasques comme ces autres...
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MIETTE.- Ma fine je le crains... je n'ose pas le
regarder en face. Lorsqu'il fronce les sourcils... Les
maîtres seront plus aimables, bien sûr...?
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Scène
III
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JACQUES,
JEANNE. JACQUES s'assied devant la table, sort
son étui à cigares et roule lentement un papelito.
JEANNE, prévenante,
s'approche de lui.
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JEANNE.- Par ta vie, Jacques, dis-moi donc. Pour
quoi détestes-tu les dames?
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JACQUES.-
(Dédaigneusement.) Parce
que...
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JEANNE.- Parce que...?
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JACQUES.- Parce que vous êtes toutes les
mêmes... Vous êtes curieuses et tout le mal de
l'humanité est né de vous.
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JEANNE.- Et de vous autres, hommes, est-ce qu'il
naît des monnaies d'or et des miches de pain?
(JACQUES
garde silence.) On te connaît, toi, on te
connaît, car on se morfond ici depuis un mois, à
attendre des -27-
maîtres qui n'arrivent pas... Toujours muet, pour cacher la
couleur de tes pensées, qui doit ressembler à celle
du charbon...
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JACQUES.- A quoi bon parler? Tu parles pour moi
et pour une douzaine. (Un silence.)
Sers-moi une écuelle de soupe bien chaude.
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JEANNE.- Pauvret! Ton ventre sera gelé!
Par monts et vaux toute la matinée! (Elle
remplit l'écuelle et la sert.) Prends, mon
gars. C'est la fleur comme qui dirait de la marmite. II y a
jusqu'à la bonne tranche de porc. Écoute, si le coeur
te dit! Je vais te frire un beefsteak de la viande
préparée pour les maîtres.
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JACQUES.- Tu en es bien capable, certes.
|
JEANNE.- Ingrat! Tu ne voudras pas même
ouvrir la bouche pour dire: Jeanne, ta soupe est excellente!
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JACQUES.- Je l'ouvre pour manger. Cela
suffit.
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JEANNE.- Est-ce qu'elles coûtent gros, les
paroles. Est-ce que la langue se décroche en parlant, et il
n'y a pas moyen de la raccrocher?
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JACQUES.- Qu'est-ce que cela te fait, que je me
taise?
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JEANNE.- Nous sommes seuls ici... A qui parler?
C'est agaçant.
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JACQUES.- Tu as Miette.
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JEANNE.- Miette! Allons donc! Je me demande
pourquoi tu as pris cette servante de rien du tout.
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JACQUES.- Je n'ai pas trouvé d'autre si
menue.
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JEANNE.- Tu l'as prise parce qu'elle
était menue?
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JACQUES.- Quand ce n'est rien de bon, j'en
prends le moins possible.
|
JEANNE.- Insolent! (Un
silence.) Ma foi, si j'avais connu d'avance cette
boîte... je ne serais jamais venue! Drôle de maison! Je
ne m'y habituerai jamais. C'est vieux, c'est délabré,
et puis, le soir, j'ai une peur affreuse!
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JACQUES.-
(Alarmé.) Tu as peur? Peur...
de quoi?
|
JEANNE.- Ah! Voilà! Je ne sais pas de
quoi, mais je te le jure, j'ai une peur bleue, lorsqu'il fait nuit.
Ces caves si sombres! Ces énormes caves! On dirait que dans
les recoins il y a des choses... des choses qui ne sont pas de ce
monde, entends-tu?
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JACQUES.- Que Dieu te confonde,
mégère!
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JEANNE.- Ave Maria! Quel effet cela te fait!
Peut-être c'était vrai, ce qu'on m'a raconté
à l'auberge de Monzon.
|
JACQUES.- (Se
maîtrisant.) Des jolies inventions sans doute.
(Affectant de la bonne humeur.) Mais
mon... Va ton train... Nous vivons, ma fille.
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JEANNE.- Écoute donc... On racontait...
que tu as... fait mourir ta mère. (Mouvement
de JACQUES.) Oh! Pas avec
une arme quelconque... Seulement, tu l'as enfermée dans sa
chambre, elle était là, cloîtrée, et
elle est morte... d'ennui. Et elle revient...et -28- on
voit de la lumière dans sa chambre... et c'est son
âme, qui se promène.
|
JACQUES.- (S'épongeant le
front de son mouchoir.) Son âme! Des
âmes! C'est à pouffer de rire! Si on ajoutait foi
à tout ce qu'on jase! Justement, à cette même
auberge de Monzon, on raconte que tu es sortie de chez le comte de
Brito parce que la police a trouvé dans ta malle...
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JEANNE.- C'est faux! C'est faux! Des
calomnies!
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JACQUES.- Assurément.
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JEANNE.- De ces bouches, il en jaillira des
vipères!
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JACQUES.- C'est certain.
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Scène
IV
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JEANNE,
JACQUES, MARTIN DE TRAVA. (MARTIN DE TRAVA arrive par la porte du
fond, en costume de voyage. Il s'arrête un moment sur le
seuil, très ému).
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MARTIN DE TRAVA.- (Après un
silence.) Jacques! Jacques!
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JACQUES.- Mon maître! (Il se
lève, ils vont s'embrasser, mais ils s'arrêtent, ils
se regardent avec anxiété.) Vous
êtes seul?
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MARTIN DE TRAVA.- Oui... Je suis venu par le
chemin de traverse... Madame et la petite arriveront dans une
demi-heure ...Les chambres sont prêtes?
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JACQUES.- Tout est en bon ordre. Madame peut
venir.
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MARTIN DE TRAVA.- (Se tournant
vers JEANNE.) Cette
femme...
|
JACQUES.- La cuisinière que j'ai
engagée, elle était à Oporto...
|
JEANNE.- (Saluant.)
Votre servante...
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MARTIN DE TRAVA.- Oui, il faut laisser en repos
ma vieille nourrice, Ildare...
|
JACQUES.- Maître, Dieu lui a
déjà accordé le repos.
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MARTIN DE TRAVA.-
(Saisi.) Elle est morte! Jacques... Ce
que c'est que la mort! C'est si prévu, et pourtant... Ma
pauvre nourrice! Elle n'avait fait du mal à personne.
|
JACQUES.- Voulez-vous visiter les chambres?
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MARTIN DE TRAVA.- Tout à l'heure, je suis
fatigué... Mes jambes sont molles comme du coton.
(Il s'assied, accablé.)
Donnez-moi de l'eau très fraîche... Un grand
verre...
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JEANNE.- Je vais la chercher à la
fontaine ... Celle que j'ai ici est échauffée.
(Elle prend une jarre et sort par la
fond.)
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Scène
V
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JACQUES,
MARTIN DE
TRAVA.
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JACQUES.- (Il regarde autour de
soi, puis il se rapproche de MARTIN DE TRAVA et lui dit
presqu'à l'oreille.) Soyez tranquille...
Respirez... pas de traces.
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MARTIN DE TRAVA.- (Avec
égarement.) Tu dis...?
|
JACQUES.- Je n'ai pas voulu vous écrire
sur ce sujet-là, parce qu'un morceau de papier, c'est la
perte d'un homme... Mais, avant que madame arrive, je veux rassurer
mon maître, et après, ce sera fini, jamais un mot de
plus... Vivez sans crainte. La justice peut venir, peut
démolir la maison, tout visiter... -29- Rien,
rien. Et le seul témoin, ma mère n'existe plus.
|
MARTIN DE TRAVA.- C'est toujours ainsi, Jacques.
Impossible de cacher nos actes, de tromper entièrement. La
vérité se fait jour.
|
JACQUES.- Eh! Non! J'étais là, mon
maître! Et je connais ces femmes! Et j'ai enfermé ma
mère dans sa chambre... et elle n'a pas jasé, elle
n'a vu personne! Je lui apportais la nourriture... Je la
soignais... mais j'avais la clé de sa chambre dans ma poche!
II fallait veiller car au village on a parlé, c'était
des cancans...
|
MARTIN DE TRAVA.- Tais-toi, Jacques! Depuis que
je suis ici, que j'entends ta voix, il sera possible que le temps
marche en arrière, six années passées ont la
durée d'une minute! Tu n'étais pas bavard,
pourtant... Tu me fais mal, tais-toi.
|
JACQUES.- Excusez-moi... C'est pour vous
rassurer... Le corps, je l'ai d'abord caché dans la grande
cave...
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MARTIN DE TRAVA.- La cave!
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JACQUES.- Et après... Je l'ai pris.. Je
l'ai réduit en cendres... Pas de preuves, pas de
traces...
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MARTIN DE TRAVA.-
(Absorbé.) Ce corps! Son corps!
Celui d'Irène! Jacques, mon ami..., je te remercie...
À mon tour, j'ai quelque chose à te dire... Ma femme,
tu sais, c'est...
|
JACQUES.- La soeur de celle qui...
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MARTIN DE TRAVA.- Oui, la jeune demoiselle
d'Ourente... L'as-tu vue?
|
JACQUES.- Mais non ... Je ne suis jamais
allé du côté d'Ourente... Qu'elle soit la
bienvenue...
|
MARTIN DE TRAVA.- Je te préviens
que...
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Scène
VI
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JACQUES,
MARTIN DE TRAVA,
MIETTE, par la petite
porte à gauche, très agitée, JEANNE, par la porte du fond, portant
la jarre pleine.
|
MIETTE.- Monsieur Jacques! Mon sieur Jacques!
(Elle s'arrête, surprise, en voyant
MARTIN DE
TRAVA.)
|
JACQUES.- (En
colère.) Je t'avais bien dit de ne pas
approcher d'ici!
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MIETTE.- C'est que... C'est que... par la porte
de la petite cour...
|
JACQUES.- Quoi? Qui?
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MIETTE.- Les gendarmes! A cheval!
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MARTIN DE TRAVA.- (Malgré
soi.) Les gendarmes? Pourquoi les gendarmes ici,
Jacques?
|
JACQUES.-
(Paisiblement.) Mais ils viennent
très souvent... En passant, ils cassent une croûte,
à la cuisine... (à MIETTE.) De quoi vas-tu
t'étonner, sotte?
|
MIETTE.- C'est que... ils apportent un
prisonnier!
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JACQUES.- Un prisonnier?
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MIETTE.- Ligoté! Les mains liées,
sauf votre respect. Il semble à moitié mort... Doux
Jésus!
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JACQUES.- Quelque vaurien.
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MIETTE.- Ils veulent se reposer ici...
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JACQUES.- Volontiers... Donne du maïs aux
chevaux... Mon maître, -30-
montez, je vous en prie, vous verrez les chambres...
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MARTIN DE TRAVA.- Non, j'attendrai ici...
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Scène
VII
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JACQUES,
MARTIN DE TRAVA,
JEANNE, deux Gendarmes,
LE BRIGADIER DE LA
GENDARMERIE, SANG
NOIR. Le bandit a les bras liés et des fers aux
poings.
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-
(Saluant.) A votre service, car je
crois que vous êtes Monsieur Martin de Trava... Nous savions
que c'était aujourd'hui que vous passeriez la rivière
avec votre digne famille et nous avions le projet de venir nous
mettre à votre disposition entièrement... Et
voilà que nous arrivons à l'improviste, car nous
venons de pincer cet individu que nous poursuivons depuis hier, et,
comme il avait à ses trousses toute la gendarmerie de ces
contours, il n'a pas mangé depuis longtemps, il tombe en
défaillance... et nous venons prier, si vous voulez
bien...
|
JACQUES.- Avec la permission de Monsieur,
Jeanne, de la soupe pour tous, du vin pour les gendarmes.
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Grand merci,
nous avons déjeuné. C'est lui qui a besoin...
|
JACQUES.- Un verre de vin frais, ce n'est pas de
refus...
|
SANG NOIR.- De l'eau! La charité d'un
peureux!
|
MARTIN DE TRAVA.- Jeanne, la jarre.... De l'eau
fraîche, je vous en avais demandé... Une tasse...
(Il s'approche de SANG NOIR et lui verse de l'eau, il
tient la tasse pour qu'il boive.)
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Oh! Monsieur de
Trava, vous daignez... Si vous connaissiez le bonhomme! Il nous a
extenués, à le poursuivre... Il s'est tapi, dans les
coins de la forêt, où les bêtes fauves elles
mêmes... Mais il fallait le pincer, sapristi! Avant qu'il
eût réussi à repasser la frontière...
C'est la faim qui nous l'a livré.
|
MARTIN DE TRAVA.- Et qu'a fait donc ce
malheureux? (JEANNE apporte la soupe pour
SANG
NOIR.)
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Malheureux!
Dites un franc vaurien! Il n'a pas volé le sobriquet de Sang
Noir! C'est un criminel de la pire espèce... II
s'était expatrié, il travaillait à la route
qu'on construit vers Monzon...,et, avant hier, il a sauvé la
frontière, il est venu tout simplement égorger sa
femme.
|
MARTIN DE TRAVA.- (À
SANG NOIR.)
Pourquoi tuer? Dis-moi, pourquoi tuer?
|
SANG NOIR.-
(Pleurnichant.) Des calomnies... Des
mensonges... Je n'ai pas tué, mon bon seigneur.
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LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Que voulez-vous
qu'il dise?
|
SANG NOIR.- Je prends Dieu à
témoin... Que la foudre tombe et me réduise en
poussière si je ne suis pas innocent.
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- La belle
innocence! Nous savons qu'il a dit à ses camarades, les
ouvriers, qu'il viendrait couper le cou à sa femme,
puisqu'elle avait un galant.
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-31- |
MARTIN DE TRAVA.- Regardez, Brigadier... il a
les poignéts enflés, les vêtements en
lambeaux.
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LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Le beau
miracle! Nous l'avons traqué comme un loup, parmi les ronces
et les fourrés épineux... Et nous-mêmes, nous
sommes abîmés, pour ainsi dire. C'est de la mauvaise
engeance que ces truands.
|
MARTIN DE TRAVA.- Nous sommes tous de la
mauvaise engeance.
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SANG NOIR.- (Exploitant la
pitié de MARTIN DE
TRAVA.) Seigneur, par l'âme de vos
parents, par le repos de ce que vous avez de plus cher, obtenez,
qu'on me délivre de ces chaînes, que je sois
délié... Ces cordes m'entrent dans la chair. C'est un
martyre atroce.
|
MARTIN DE TRAVA.-
(Anxieux.) Brigadier, est-ce que vous
pourriez...?
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Monsieur, c'est
fort à craindre qu'il s'échappe... Il est subtil,
quoi!... II nous glissera d'entre les doigts, ni plus ni moins
qu'une anguille... Déjà deux fois il s'est
évadé de la prison, où il était pour
avoir mis le feu aux meubles de son voisin...
|
SANG NOIR.- Mais, c'est faux! C'est
lui-même qui a brûlé les meubles, pour me
perdre! (Encouragé voyant que MARTIN DE TRAVA
l'écoute.) On invente, on invente, mon bon
seigneur... Et moi, je n'ai rien fait de mal.
|
MARTIN DE TRAVA.- Ne parle pas ainsi, si tu
cherches à m'apitoyer. Dis la vérité, et
alors... (S'approchant de SANG NOIR.) Est-ce que
tu n'éprouves pas le besoin de tout avouer? Est-ce que les
mots vrais ne montent pas dans ton coeur un poids énorme,
dont tu serais soulagé si tu disais ce qui est vrai?
(SANG NOIR
le regarde, ahuri.)
|
JACQUES.- Mon maître... (Il va pour se
placer entre MARTIN DE
TRAVA et SANG NOIR,
MARTIN DE TRAVA
l'écarte avec autorité.)
|
MARTIN DE TRAVA.- Tu crois peut-être que
le silence efface l'acte... C'est le contraire qui arrive. Tu seras
muet, ton visage parlera... Tu feras disparaître les traces,
le moindre indice et pourtant...
|
JACQUES.- Mon maître,
écoutez...
|
MARTIN DE TRAVA.- (Sans
l'entendre.) Autour de toi, personne n'aura le
moindre soupçon, tu seras respecté, tu sembleras
heureux...
|
JACQUES.-
(Violemment.) Maître... à
cet homme tout cela lui est égal... Finissez. Madame va
arriver... Faites attention...
|
SANG NOIR.- Mon bon seigneur, si charitable,
priez qu'on me délie, je dirai la vérité... et
donnez-moi un petit peu d'eau de vie, autrement, impossible
d'avaler la nourriture!
|
JACQUES.- Mon maître!
Écoutez...
|
MARTIN DE TRAVA.- Brigadier... Je vous en
conjure. (LE
BRIGADIER DE LA GENDARMERIE et les Gendarmes se regardent,
se font signe, et mécontents, ils délient
SANG NOIR.)
À présent, mange, repose-toi... Jeanne, du rhum, du
café pour cet homme.
|
JEANNE.-
(Maugréant.) Du rhum? Du
café?
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MARTIN DE TRAVA.- Faut-il insister?
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-32- |
JEANNE.- Ma foi! Si vous y tenez...
(Elle cherche, elle apporte la liqueur et le
café.)
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Monsieur de
Trava, volts êtes mille fois trop bon... avec votre
permission nous partons vers Tuy.
|
JACQUES.-
(Enchanté.) Les chevaux ont
mangé leur ration de maïs.
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Et nous sommes
en retard. (A SANG
NOIR.) Houps! Lève-toi, plus vite que
ça!
|
SANG NOIR.- (Il tâche de se
lever, et les forces lui manquent
réellement.) Je ne puis pas! Pitié,
chrétiens!
|
MARTIN DE TRAVA.- C'est impossible,
voyez-vous... Cet homme est exténué... Restez,
brigadier... On vous donnera une chambre, un bon lit, et demain
matin...
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Je vous
remercie, Monsieur, mais il nous faut faire notre devoir. Nous
sommes tous diablement fatigués, et cependant, Sang Noir.
(À MARTIN DE
TRAVA, confidentiellement.) Ils ont ses
chevaux... Moi, je me traîne à pied.
|
MIETTE.- (Entrant, à un
gendarme.) On l'a délié... J'ai
peur.
|
GENDARME.- Ne crains rien, approche, petite...
(MIETTE
avance, elle regarde curieusement, craintive, le
bandit.)
|
JACQUES.-
(Qui a entendu le dialogue de MARTIN DE TRAVA et de SANG NOIR.)
Je vais lui offrir ma pouliche... Toi, Miette, selle-la,
tiens-la... (Miette ressort.) |
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.- Que Monsieur de
Trava est compatissant! Quel excellent seigneur!
(SANG NOIR
boit goulûment le rhum; il est tout
raigallardi.)
|
Scène
VIII
|
|
Les mêmes, LE CURÉ, LE NOTAIRE, endimanchés. En
entrant, ils saluent respectueusement MARTIN DE TRAVA.
|
LE CURÉ.- Monsieur de Trava, soyez le
bienvenu, trop longtemps vous avez été absent du
manoir de votre noble famille... Nous savons que Madame, et le
charmant bébé, vont arriver aussi... Nous sommes
à votre disposition entièrement. Commandez à
cet humble chapelain.
|
LE NOTAIRE.- Et moi donc! Votre serviteur, le
Notaire de Trava... Je suis charmé, je suis ravi... Mais
comment se fait-il que Madame de Trava n'est pas encore
arrivée? Elle viendra aujourd'hui, pour sûr? Car la
paroisse est sens dessous dessus, et ces gars ne veulent pas
travailler, ils font fête... Ils parlent de danser ici,
à la grande cour, et de brûler des feux d'artifice,
pour éblouir les Portugais.
|
MARTIN DE TRAVA.- Que tout se passe selon les
vieilles habitudes... Jacques, tu feras boire les gars de la
paroisse.
|
LE CURÉ.- (Au LE NOTAIRE.) Monsieur
de Trava semble fort distrait.
|
LE NOTAIRE.- (Au LE CURÉ.) Il ne
nous a pas regardés... Il n'a pas écouté nos
discours.
|
LE CURÉ.- (Au LE BRIGADIER DE LA
GENDARMERIE.) Cet homme... c'est le fameux
Sang Noir?
|
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-
Lui-même.
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-33- |
LE CURÉ.- Alors, il me semble que vous
deviez le ligoter un peu. On l'a dit capable de s'enfuir par le
trou d'un serrure.
|
LE NOTAIRE.- C'est cela, enchaînez-le-moi
proprement... II faudrait le clouer à la fenêtre,
comme une chauve-souris.
|
MARTIN DE TRAVA.- Monsieur le Curé,
Monsieur le Notaire... Un peu de bonté, un peu de
pitié... C'est moi qui a prié le brigadier de
délier ce misérable...
|
LE NOTAIRE.- Si vous le protégez, c'est
différent... Songez que c'est Sang Noir, un bandit de la
plus belle eau...
|
MARTIN DE TRAVA.- Un homme... oui, un homme, et
voilà tout... Il a péché, il va expier... Ce
n'est pas le cas de tous les criminels... Monsieur le Curé,
parlez-lui qu'il confesse.
|
LE CURÉ.- Oh! Je crois qu'il n'est pas
très repentant...
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MARTIN DE TRAVA.- Qui sait? Je voudrais
l'entendre avouer..., s'accuser.
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LE CURÉ.- Mais, Monsieur, si vous voulez
qu'il avoue, vous voulez le perdre.
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LE NOTAIRE.- Pour ceux-là, le non, c'est
le salut.
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