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Acte II

 
Au manoir de Trava. Une grande cuisine campagnarde. A gauche, haute cheminée, à foyer bas. La marmite pend de la grosse chaîne, le feu est allumé. Au fond grande porte, qui laisse voir une cour avec des arbres. A gauche, à coté de la cheminée, petite porte, qui conduit à la cour de la ferme. A droite, une autre porte plus grande, qui accède au vestibule. Grande table, sièges, instruments agricoles, beaucoup de casseroles, de la vaisselle grossière par le mur, et sur le rebord de la cheminée.

    -25-  

Scène I

 
MIETTE, JEANNE. JEANNE veille à ses casseroles; MIETTE, près de la table, pèle des pommes de terre, qu'elle dépose dans une grande terrine. MIETTE porte le costume des paysannes.

 

JEANNE.-  Est-ce que tu t'endors, petite? Je les attends toujours, tes pommes de terre.

MIETTE.-  Mes pauv'mains! En ai-je pelé, en ai-je pelé! Dis donc, mam' Jeanne, est-ce que les seigneurs ont un plus gros ventre que le pauv'monde?

JEANNE.-  Cette question!

MIETTE.-  Sans doute... C'est rapport aux préparatifs! Nous avons ici de quoi rassasier une centaine de petites gens. Combien de seigneurs attendons-nous, voyons?

JEANNE.-  Ma foi, je ne sais pas au juste... Monsieur, Madame, son bébé, l'Anglaise qui soigne le bébé... Seulement, il y a les domestiques... les domestiques de grande maison, c'est comme qui dirait des messieurs. On a préparé neuf chambres.

MIETTE.-   (Jetant le couteau.)  Fini de peler. Ce serait une bande de loups, qu'ils auraient assez de pommes.

JEANNE.-  Voyez-vous ce louchon? Les seigneurs mangent beaucoup et il doit en rester davantage. Veux-tu que les plats reviennent à la cuisine bien torchés?

MIETTE.-  Voilà! Ce que c'est les seigneurs!

JEANNE.-  Sans doute... Lorsqu'on m'a engagée ici, je sortais de chez le comte de Brito, parce que la comtesse qui est folle, avait le caprice d'un cuisinier noir... Eh bien, chez le comte de Brito, je vendais aux hôtels d'Oporto trois marmites de restes, tous les jours.

MIETTE.-  Quel gros péché!

JEANNE.-  Un péché? Mais, je n'avais rien volé... C'étaient des restes... Seulement, au marché je faisais d'amples provisions. Les seigneurs... vois-tu, petite...

MIETTE.-  Certes! Les seigneurs, il faut qu'ils vivent autrement que nous... Monsieur Jacques et moi, nous nous contentons d'un peu de soupe... et il en reste pour les chiens ... C'est vrai que Monsieur Jacques, lui, n'est pas un seigneur... comme notre maître! Vous comprenez, mam'Jeanne?

JEANNE.-  A présent, on devra m'arranger une cuisine à la moderne, car ici, pas moyen de faire mon travail... Il faudra enlever toutes ces laides choses, qui me gênent...

MIETTE.-  II paraît que not'maître défend de rien changer. Pas une nouvelle tuile au toit, pas une planche au parquet. Et tout se trouve dans un état...

JEANNE.-   (Curieusement.)  Connais-tu le seigneur? On raconte, vois-tu...

MIETTE.-  Lorsque je l'ai vu la dernière fois, j'étais toute petite, je menais paître la vache. Car je suis   -26-   au service de Monsieur Jacques, seulement depuis la mort de sa mère, mam'Ildare.

JEANNE.-  Comment est-il, notre seigneur?

MIETTE.-  Sauf vot'respect, il est très bon... Il m'a embrassée, il m'a donné une pièce blanche.

JEANNE.-  II n'est pas revenu ici, depuis lors?

MIETTE.-  Sais pas, s'il est revenu ou non... On a causé, dans le village... On a chuchoté qu'il était malade, qu'il souffrait des accès... sais pas quelle maladie étrange... Pour lors, il était à Oporto... Et puis, on a parlé de son mariage, avec ma jeune demoiselle d'Ourente, soeur d'une dame qui est morte... ou disparue... sais pas non plus... Des choses...! Et j'ai entendu tout ceci dans une veillée, au moulin, car monsieur Jacques ne parle presque pas, et si je parle me gronde, oh! bien fort...

JEANNE.-  Ah! Ce Jacques, est-il farouche? Mais c'est tout un homme, généreux, économe, qui ne va pas s'enivrer, ni faire des frasques comme ces autres...

MIETTE.-  Ma fine je le crains... je n'ose pas le regarder en face. Lorsqu'il fronce les sourcils... Les maîtres seront plus aimables, bien sûr...?



Scène II

 
JEANNE, MIETTE, JACQUES, par la porte du fond. Il a son fusil de chasse en bandoulière et son filet plein de gibier.

 

JACQUES.-  Je vous prends encore à parler de nos maîtres. Je vous avais bien dit de les laisser tranquilles.

MIETTE.-  Mam'Jeanne m'avait dit...

JEANNE.-  C'est Miette qui m'avait demandé...

JACQUES.-   (À MIETTE.)  Vite, à la cour, plume-moi ces perdrix et écorche-moi ce liévre... II remet son filet à Miette.  (MIETTE sort par la petite porte.) 



Scène III

 
JACQUES, JEANNE. JACQUES s'assied devant la table, sort son étui à cigares et roule lentement un papelito. JEANNE, prévenante, s'approche de lui.

 

JEANNE.-  Par ta vie, Jacques, dis-moi donc. Pour quoi détestes-tu les dames?

JACQUES.-   (Dédaigneusement.)  Parce que...

JEANNE.-  Parce que...?

JACQUES.-  Parce que vous êtes toutes les mêmes... Vous êtes curieuses et tout le mal de l'humanité est né de vous.

JEANNE.-  Et de vous autres, hommes, est-ce qu'il naît des monnaies d'or et des miches de pain?  (JACQUES garde silence.)  On te connaît, toi, on te connaît, car on se morfond ici depuis un mois, à attendre des   -27-   maîtres qui n'arrivent pas... Toujours muet, pour cacher la couleur de tes pensées, qui doit ressembler à celle du charbon...

JACQUES.-  A quoi bon parler? Tu parles pour moi et pour une douzaine.  (Un silence.)  Sers-moi une écuelle de soupe bien chaude.

JEANNE.-  Pauvret! Ton ventre sera gelé! Par monts et vaux toute la matinée!  (Elle remplit l'écuelle et la sert.)  Prends, mon gars. C'est la fleur comme qui dirait de la marmite. II y a jusqu'à la bonne tranche de porc. Écoute, si le coeur te dit! Je vais te frire un beefsteak de la viande préparée pour les maîtres.

JACQUES.-  Tu en es bien capable, certes.

JEANNE.-  Ingrat! Tu ne voudras pas même ouvrir la bouche pour dire: Jeanne, ta soupe est excellente!

JACQUES.-  Je l'ouvre pour manger. Cela suffit.

JEANNE.-  Est-ce qu'elles coûtent gros, les paroles. Est-ce que la langue se décroche en parlant, et il n'y a pas moyen de la raccrocher?

JACQUES.-  Qu'est-ce que cela te fait, que je me taise?

JEANNE.-  Nous sommes seuls ici... A qui parler? C'est agaçant.

JACQUES.-  Tu as Miette.

JEANNE.-  Miette! Allons donc! Je me demande pourquoi tu as pris cette servante de rien du tout.

JACQUES.-  Je n'ai pas trouvé d'autre si menue.

JEANNE.-  Tu l'as prise parce qu'elle était menue?

JACQUES.-  Quand ce n'est rien de bon, j'en prends le moins possible.

JEANNE.-  Insolent!  (Un silence.)  Ma foi, si j'avais connu d'avance cette boîte... je ne serais jamais venue! Drôle de maison! Je ne m'y habituerai jamais. C'est vieux, c'est délabré, et puis, le soir, j'ai une peur affreuse!

JACQUES.-   (Alarmé.)  Tu as peur? Peur... de quoi?

JEANNE.-  Ah! Voilà! Je ne sais pas de quoi, mais je te le jure, j'ai une peur bleue, lorsqu'il fait nuit. Ces caves si sombres! Ces énormes caves! On dirait que dans les recoins il y a des choses... des choses qui ne sont pas de ce monde, entends-tu?

JACQUES.-  Que Dieu te confonde, mégère!

JEANNE.-  Ave Maria! Quel effet cela te fait! Peut-être c'était vrai, ce qu'on m'a raconté à l'auberge de Monzon.

JACQUES.-   (Se maîtrisant.)  Des jolies inventions sans doute.  (Affectant de la bonne humeur.)  Mais mon... Va ton train... Nous vivons, ma fille.

JEANNE.-  Écoute donc... On racontait... que tu as... fait mourir ta mère.  (Mouvement de JACQUES.)  Oh! Pas avec une arme quelconque... Seulement, tu l'as enfermée dans sa chambre, elle était là, cloîtrée, et elle est morte... d'ennui. Et elle revient...et   -28-   on voit de la lumière dans sa chambre... et c'est son âme, qui se promène.

JACQUES.-   (S'épongeant le front de son mouchoir.)  Son âme! Des âmes! C'est à pouffer de rire! Si on ajoutait foi à tout ce qu'on jase! Justement, à cette même auberge de Monzon, on raconte que tu es sortie de chez le comte de Brito parce que la police a trouvé dans ta malle...

JEANNE.-  C'est faux! C'est faux! Des calomnies!

JACQUES.-  Assurément.

JEANNE.-  De ces bouches, il en jaillira des vipères!

JACQUES.-  C'est certain.



Scène IV

 
JEANNE, JACQUES, MARTIN DE TRAVA. (MARTIN DE TRAVA arrive par la porte du fond, en costume de voyage. Il s'arrête un moment sur le seuil, très ému).

 

MARTIN DE TRAVA.-   (Après un silence.)  Jacques! Jacques!

JACQUES.-  Mon maître!  (Il se lève, ils vont s'embrasser, mais ils s'arrêtent, ils se regardent avec anxiété.)  Vous êtes seul?

MARTIN DE TRAVA.-  Oui... Je suis venu par le chemin de traverse... Madame et la petite arriveront dans une demi-heure ...Les chambres sont prêtes?

JACQUES.-  Tout est en bon ordre. Madame peut venir.

MARTIN DE TRAVA.-   (Se tournant vers JEANNE.)  Cette femme...

JACQUES.-  La cuisinière que j'ai engagée, elle était à Oporto...

JEANNE.-   (Saluant.)  Votre servante...

MARTIN DE TRAVA.-  Oui, il faut laisser en repos ma vieille nourrice, Ildare...

JACQUES.-  Maître, Dieu lui a déjà accordé le repos.

MARTIN DE TRAVA.-   (Saisi.)  Elle est morte! Jacques... Ce que c'est que la mort! C'est si prévu, et pourtant... Ma pauvre nourrice! Elle n'avait fait du mal à personne.

JACQUES.-  Voulez-vous visiter les chambres?

MARTIN DE TRAVA.-  Tout à l'heure, je suis fatigué... Mes jambes sont molles comme du coton.  (Il s'assied, accablé.)  Donnez-moi de l'eau très fraîche... Un grand verre...

JEANNE.-  Je vais la chercher à la fontaine ... Celle que j'ai ici est échauffée.  (Elle prend une jarre et sort par la fond.) 



Scène V

 
JACQUES, MARTIN DE TRAVA.

 

JACQUES.-   (Il regarde autour de soi, puis il se rapproche de MARTIN DE TRAVA et lui dit presqu'à l'oreille.)  Soyez tranquille... Respirez... pas de traces.

MARTIN DE TRAVA.-   (Avec égarement.)  Tu dis...?

JACQUES.-  Je n'ai pas voulu vous écrire sur ce sujet-là, parce qu'un morceau de papier, c'est la perte d'un homme... Mais, avant que madame arrive, je veux rassurer mon maître, et après, ce sera fini, jamais un mot de plus... Vivez sans crainte. La justice peut venir, peut démolir la maison, tout visiter...   -29-   Rien, rien. Et le seul témoin, ma mère n'existe plus.

MARTIN DE TRAVA.-  C'est toujours ainsi, Jacques. Impossible de cacher nos actes, de tromper entièrement. La vérité se fait jour.

JACQUES.-  Eh! Non! J'étais là, mon maître! Et je connais ces femmes! Et j'ai enfermé ma mère dans sa chambre... et elle n'a pas jasé, elle n'a vu personne! Je lui apportais la nourriture... Je la soignais... mais j'avais la clé de sa chambre dans ma poche! II fallait veiller car au village on a parlé, c'était des cancans...

MARTIN DE TRAVA.-  Tais-toi, Jacques! Depuis que je suis ici, que j'entends ta voix, il sera possible que le temps marche en arrière, six années passées ont la durée d'une minute! Tu n'étais pas bavard, pourtant... Tu me fais mal, tais-toi.

JACQUES.-  Excusez-moi... C'est pour vous rassurer... Le corps, je l'ai d'abord caché dans la grande cave...

MARTIN DE TRAVA.-  La cave!

JACQUES.-  Et après... Je l'ai pris.. Je l'ai réduit en cendres... Pas de preuves, pas de traces...

MARTIN DE TRAVA.-   (Absorbé.)  Ce corps! Son corps! Celui d'Irène! Jacques, mon ami..., je te remercie... À mon tour, j'ai quelque chose à te dire... Ma femme, tu sais, c'est...

JACQUES.-  La soeur de celle qui...

MARTIN DE TRAVA.-  Oui, la jeune demoiselle d'Ourente... L'as-tu vue?

JACQUES.-  Mais non ... Je ne suis jamais allé du côté d'Ourente... Qu'elle soit la bienvenue...

MARTIN DE TRAVA.-  Je te préviens que...



Scène VI

 
JACQUES, MARTIN DE TRAVA, MIETTE, par la petite porte à gauche, très agitée, JEANNE, par la porte du fond, portant la jarre pleine.

 

MIETTE.-  Monsieur Jacques! Mon sieur Jacques!  (Elle s'arrête, surprise, en voyant MARTIN DE TRAVA.) 

JACQUES.-   (En colère.)  Je t'avais bien dit de ne pas approcher d'ici!

MIETTE.-  C'est que... C'est que... par la porte de la petite cour...

JACQUES.-  Quoi? Qui?

MIETTE.-  Les gendarmes! A cheval!

MARTIN DE TRAVA.-   (Malgré soi.)  Les gendarmes? Pourquoi les gendarmes ici, Jacques?

JACQUES.-   (Paisiblement.)  Mais ils viennent très souvent... En passant, ils cassent une croûte, à la cuisine...  (à MIETTE.)  De quoi vas-tu t'étonner, sotte?

MIETTE.-  C'est que... ils apportent un prisonnier!

JACQUES.-  Un prisonnier?

MIETTE.-  Ligoté! Les mains liées, sauf votre respect. Il semble à moitié mort... Doux Jésus!

JACQUES.-  Quelque vaurien.

MIETTE.-  Ils veulent se reposer ici...

JACQUES.-  Volontiers... Donne du maïs aux chevaux... Mon maître,   -30-   montez, je vous en prie, vous verrez les chambres...

MARTIN DE TRAVA.-  Non, j'attendrai ici...



Scène VII

 
JACQUES, MARTIN DE TRAVA, JEANNE, deux Gendarmes, LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE, SANG NOIR. Le bandit a les bras liés et des fers aux poings.

 

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-   (Saluant.)  A votre service, car je crois que vous êtes Monsieur Martin de Trava... Nous savions que c'était aujourd'hui que vous passeriez la rivière avec votre digne famille et nous avions le projet de venir nous mettre à votre disposition entièrement... Et voilà que nous arrivons à l'improviste, car nous venons de pincer cet individu que nous poursuivons depuis hier, et, comme il avait à ses trousses toute la gendarmerie de ces contours, il n'a pas mangé depuis longtemps, il tombe en défaillance... et nous venons prier, si vous voulez bien...

JACQUES.-  Avec la permission de Monsieur, Jeanne, de la soupe pour tous, du vin pour les gendarmes.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Grand merci, nous avons déjeuné. C'est lui qui a besoin...

JACQUES.-  Un verre de vin frais, ce n'est pas de refus...

SANG NOIR.-  De l'eau! La charité d'un peureux!

MARTIN DE TRAVA.-  Jeanne, la jarre.... De l'eau fraîche, je vous en avais demandé... Une tasse...  (Il s'approche de SANG NOIR et lui verse de l'eau, il tient la tasse pour qu'il boive.) 

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Oh! Monsieur de Trava, vous daignez... Si vous connaissiez le bonhomme! Il nous a extenués, à le poursuivre... Il s'est tapi, dans les coins de la forêt, où les bêtes fauves elles mêmes... Mais il fallait le pincer, sapristi! Avant qu'il eût réussi à repasser la frontière... C'est la faim qui nous l'a livré.

MARTIN DE TRAVA.-  Et qu'a fait donc ce malheureux?  (JEANNE apporte la soupe pour SANG NOIR.) 

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Malheureux! Dites un franc vaurien! Il n'a pas volé le sobriquet de Sang Noir! C'est un criminel de la pire espèce... II s'était expatrié, il travaillait à la route qu'on construit vers Monzon...,et, avant hier, il a sauvé la frontière, il est venu tout simplement égorger sa femme.

MARTIN DE TRAVA.-   (À SANG NOIR.)  Pourquoi tuer? Dis-moi, pourquoi tuer?

SANG NOIR.-   (Pleurnichant.)  Des calomnies... Des mensonges... Je n'ai pas tué, mon bon seigneur.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Que voulez-vous qu'il dise?

SANG NOIR.-  Je prends Dieu à témoin... Que la foudre tombe et me réduise en poussière si je ne suis pas innocent.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  La belle innocence! Nous savons qu'il a dit à ses camarades, les ouvriers, qu'il viendrait couper le cou à sa femme, puisqu'elle avait un galant.

  -31-  

MARTIN DE TRAVA.-  Regardez, Brigadier... il a les poignéts enflés, les vêtements en lambeaux.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Le beau miracle! Nous l'avons traqué comme un loup, parmi les ronces et les fourrés épineux... Et nous-mêmes, nous sommes abîmés, pour ainsi dire. C'est de la mauvaise engeance que ces truands.

MARTIN DE TRAVA.-  Nous sommes tous de la mauvaise engeance.

SANG NOIR.-   (Exploitant la pitié de MARTIN DE TRAVA.)  Seigneur, par l'âme de vos parents, par le repos de ce que vous avez de plus cher, obtenez, qu'on me délivre de ces chaînes, que je sois délié... Ces cordes m'entrent dans la chair. C'est un martyre atroce.

MARTIN DE TRAVA.-   (Anxieux.)  Brigadier, est-ce que vous pourriez...?

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Monsieur, c'est fort à craindre qu'il s'échappe... Il est subtil, quoi!... II nous glissera d'entre les doigts, ni plus ni moins qu'une anguille... Déjà deux fois il s'est évadé de la prison, où il était pour avoir mis le feu aux meubles de son voisin...

SANG NOIR.-  Mais, c'est faux! C'est lui-même qui a brûlé les meubles, pour me perdre!  (Encouragé voyant que MARTIN DE TRAVA l'écoute.)  On invente, on invente, mon bon seigneur... Et moi, je n'ai rien fait de mal.

MARTIN DE TRAVA.-  Ne parle pas ainsi, si tu cherches à m'apitoyer. Dis la vérité, et alors...  (S'approchant de SANG NOIR.)  Est-ce que tu n'éprouves pas le besoin de tout avouer? Est-ce que les mots vrais ne montent pas dans ton coeur un poids énorme, dont tu serais soulagé si tu disais ce qui est vrai?  (SANG NOIR le regarde, ahuri.) 

JACQUES.-  Mon maître... (Il va pour se placer entre MARTIN DE TRAVA et SANG NOIR, MARTIN DE TRAVA l'écarte avec autorité.)

MARTIN DE TRAVA.-  Tu crois peut-être que le silence efface l'acte... C'est le contraire qui arrive. Tu seras muet, ton visage parlera... Tu feras disparaître les traces, le moindre indice et pourtant...

JACQUES.-  Mon maître, écoutez...

MARTIN DE TRAVA.-   (Sans l'entendre.)  Autour de toi, personne n'aura le moindre soupçon, tu seras respecté, tu sembleras heureux...

JACQUES.-   (Violemment.)  Maître... à cet homme tout cela lui est égal... Finissez. Madame va arriver... Faites attention...

SANG NOIR.-  Mon bon seigneur, si charitable, priez qu'on me délie, je dirai la vérité... et donnez-moi un petit peu d'eau de vie, autrement, impossible d'avaler la nourriture!

JACQUES.-  Mon maître! Écoutez...

MARTIN DE TRAVA.-  Brigadier... Je vous en conjure.  (LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE et les Gendarmes se regardent, se font signe, et mécontents, ils délient SANG NOIR.)  À présent, mange, repose-toi... Jeanne, du rhum, du café pour cet homme.

JEANNE.-   (Maugréant.)  Du rhum? Du café?

MARTIN DE TRAVA.-  Faut-il insister?

  -32-  

JEANNE.-  Ma foi! Si vous y tenez...  (Elle cherche, elle apporte la liqueur et le café.) 

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Monsieur de Trava, volts êtes mille fois trop bon... avec votre permission nous partons vers Tuy.

JACQUES.-   (Enchanté.)  Les chevaux ont mangé leur ration de maïs.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Et nous sommes en retard.  (A SANG NOIR.)  Houps! Lève-toi, plus vite que ça!

SANG NOIR.-   (Il tâche de se lever, et les forces lui manquent réellement.)  Je ne puis pas! Pitié, chrétiens!

MARTIN DE TRAVA.-  C'est impossible, voyez-vous... Cet homme est exténué... Restez, brigadier... On vous donnera une chambre, un bon lit, et demain matin...

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Je vous remercie, Monsieur, mais il nous faut faire notre devoir. Nous sommes tous diablement fatigués, et cependant, Sang Noir.  (À MARTIN DE TRAVA, confidentiellement.)  Ils ont ses chevaux... Moi, je me traîne à pied.

MIETTE.-   (Entrant, à un gendarme.)  On l'a délié... J'ai peur.

GENDARME.-  Ne crains rien, approche, petite...  (MIETTE avance, elle regarde curieusement, craintive, le bandit.) 

JACQUES.-   

(Qui a entendu le dialogue de MARTIN DE TRAVA et de SANG NOIR.)

  Je vais lui offrir ma pouliche... Toi, Miette, selle-la, tiens-la...  (Miette ressort.) 

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Que Monsieur de Trava est compatissant! Quel excellent seigneur!  (SANG NOIR boit goulûment le rhum; il est tout raigallardi.) 



Scène VIII

 
Les mêmes, LE CURÉ, LE NOTAIRE, endimanchés. En entrant, ils saluent respectueusement MARTIN DE TRAVA.

 

LE CURÉ.-  Monsieur de Trava, soyez le bienvenu, trop longtemps vous avez été absent du manoir de votre noble famille... Nous savons que Madame, et le charmant bébé, vont arriver aussi... Nous sommes à votre disposition entièrement. Commandez à cet humble chapelain.

LE NOTAIRE.-  Et moi donc! Votre serviteur, le Notaire de Trava... Je suis charmé, je suis ravi... Mais comment se fait-il que Madame de Trava n'est pas encore arrivée? Elle viendra aujourd'hui, pour sûr? Car la paroisse est sens dessous dessus, et ces gars ne veulent pas travailler, ils font fête... Ils parlent de danser ici, à la grande cour, et de brûler des feux d'artifice, pour éblouir les Portugais.

MARTIN DE TRAVA.-  Que tout se passe selon les vieilles habitudes... Jacques, tu feras boire les gars de la paroisse.

LE CURÉ.-   (Au LE NOTAIRE.)  Monsieur de Trava semble fort distrait.

LE NOTAIRE.-   (Au LE CURÉ.)  Il ne nous a pas regardés... Il n'a pas écouté nos discours.

LE CURÉ.-   (Au LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.)  Cet homme... c'est le fameux Sang Noir?

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  Lui-même.

  -33-  

LE CURÉ.-  Alors, il me semble que vous deviez le ligoter un peu. On l'a dit capable de s'enfuir par le trou d'un serrure.

LE NOTAIRE.-  C'est cela, enchaînez-le-moi proprement... II faudrait le clouer à la fenêtre, comme une chauve-souris.

MARTIN DE TRAVA.-  Monsieur le Curé, Monsieur le Notaire... Un peu de bonté, un peu de pitié... C'est moi qui a prié le brigadier de délier ce misérable...

LE NOTAIRE.-  Si vous le protégez, c'est différent... Songez que c'est Sang Noir, un bandit de la plus belle eau...

MARTIN DE TRAVA.-  Un homme... oui, un homme, et voilà tout... Il a péché, il va expier... Ce n'est pas le cas de tous les criminels... Monsieur le Curé, parlez-lui qu'il confesse.

LE CURÉ.-  Oh! Je crois qu'il n'est pas très repentant...

MARTIN DE TRAVA.-  Qui sait? Je voudrais l'entendre avouer..., s'accuser.

LE CURÉ.-  Mais, Monsieur, si vous voulez qu'il avoue, vous voulez le perdre.

LE NOTAIRE.-  Pour ceux-là, le non, c'est le salut.



Scène IX

 
Les mêmes, MIETTE.

 

MIETTE.-  Miette.- La pouliche est sellée.

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-  À vot'commandemant, don Martin... et la compagnie.  (À SANG NOIR.)  T'as de la chance, tu iras à cheval, comme un honnête homme... Remercie donc Monsieur de Trava.

SANG NOIR.-   (À MARTIN DE TRAVA.)  Mon bon Seigneur, j'espère que vous me protégerez, car je suis accusé sans motif...

MARTIN DE TRAVA.-  Avoue! Mais avoue, infortuné!

LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.-   (Au Gendarme.)  Lorsque nous serons hors vue, nous l'attacherons solidement.  (Ils sortent par le fond.) 



Scène X

 
Les mêmes, moins LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE, les Gendarmes et SANG NOIR.

 

JEANNE.-   (À JACQUES.)  Puisse le diable les emporter!

JACQUES.-   (S'épongeant le front.)  Ainsi soit-il!

MIETTE.-  Et si le mécréant s'échappe? S'il revient la nuit, nous couper le cou?  (Elle va regarder par la grande porte.)  Ils s'éloignent... Ah! Voilà qu'il s'arrêtent... Ils ont rencontré des dames... Des dames, des monsieurs... Du monde qui vient...



Scène XI

 
Les mêmes, ANNE D'OURENTE, la Nurse Anglaise, les femmes de chambre, des Domestiques. On les voit par la grande porte, sans qu'ils entrent, excepté ANNE D'OURENTE, qui avance en costume de voyage, voilée; en arrivant près de   -34-   MARTIN DE TRAVA, elle lève son voile, souriante. MARTIN DE TRAVA court vers elle.

 

MARTIN DE TRAVA.-  Anne! Anne! Par ici, non... Viens, je te guiderai...

JACQUES.   (Qui s'est élancé, et fait deux pas en arrière épouvanté, quand ANNE D'OURENTE lève son voile.)  Miséricorde! Les morts reviennent!

 
(Les Paysans, les Paysannes, crient d'allégresse, au fond).

 


 
 
RIDEAU
 
 


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