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Vers une révision critique du théâtre de Florencio Sánchez

Nicasio Perera San Martín






0.1. Nécessité de cette révision

Le discours critique que l'oeuvre de Florencio Sánchez a suscité jusqu'ici a mis en lumière surtout, dans une première étape, les aspects idéologiques de son oeuvre, l'auteur étant considéré, en priorité, comme un militant1. Ensuite, l'idée du créateur génial et maudit ayant gagné en prestige, c'est la vision du monde, sous-jacente à cette oeuvre et partant susceptible d'en être dégagée, qui a occupé surtout la critique2. Dans cette étape, l'acceptation elle-même du principe de représentativité sous-entendait -sous-entend- la conformité des éléments dramatiques (personnages, conflits, cadre social) à la «réalité», rendant ainsi plus aisée la démonstration de ce qui est, au départ, posé comme une évidence.

Ce discours critique nous a appris beaucoup de choses sur Florencio Sánchez, sur sa vie, sur son oeuvre, sur les questions que posait la société de son temps et sur les réponses qu'il y a apportées. Mais toutes ces lumières ne font que mieux ressortir, à nos yeux, les zones d'ombre.

Le contenu idéologique, substance du contenu, étant seul visé, la forme du contenu est négligée. Voilà qui explique, par exemple, l'absurde polémique, aux interminables retombées, sur M'hijo el doytor, polémique où seules n'ont jamais été dénoncées les failles évidentes dans la composition de la pièce. On s'est efforcé de prouver ou de réfuter les «incohérences» psychologiques de personnages qui n'en peuvent mais, l'auteur ayant changé de sujet en cours de route. Ce que l'on oublie de signaler. Et il n'y a, tout compte fait, rien de surprenant à cela: pour ceux qui, détracteurs ou défenseurs de Sánchez, ne s'intéressent qu'à son discours idéologique, la cohérence des personnages en tant que types représentatifs d'une mentalité donnée est beaucoup plus importante que la cohérence de Florencio Sánchez lui-même en tant qu'auteur dramatique. Dans ces conditions, la validité du jugement tourne court. Et nous sommes tout naturellement amenés à réviser certaines idées reçues à propos de Florencio Sánchez.

En effet, s'il n'avait été que ce brave garçon malheureux que l'on nous a si bien dépeint, son souvenir se serait estompé avec la disparition de ceux qui l'ont connu. Si la portée de son oeuvre ne tenait qu'aux aspects de la société de son temps qu'elle reflète, elle serait aujourd'hui aussi surannée que les controverses autour de l'amour libre ou les querelles suscitées par l'immigration massive d'Italiens au Río de la Plata. Or Florencio Sánchez est devenu un classique dans le bon sens du terme. Ceci ne peut s'expliquer aujourd'hui que par les qualités littéraires de son théâtre.




0.2. Le point précis sur lequel elle doit porter

Ces qualités littéraires ne résident pas seulement, comme on l'a souvent laissé entendre, dans le caractère universel de tel ou tel conflit dramatique, de tel ou tel personnage mais -et surtout, dirions-nous, car sans cela personnages et conflits sonneraient faux- dans les qualités formelles de ce théâtre, dans la parfaite adaptation de l'expression au contenu. Autrement dit, dans le métier de Florencio Sánchez dramaturge.

Rappelons d'abord que ce genre d'analyse n'a pas toujours été au centre des préoecupations de la critique3. Rappelons aussi que les contemporains de Sánchez étaient trop surpris de se voir transposés sur la scène, eux, leur monde et leurs conflits, pour pouvoir démêler parmi les auteurs de cette première éclosion du théâtre au Río de la Plata, la véritable fibre artistique. Mais rappelons-nous surtout que l'image trompeuse que Joaquín de Vedia nous a laissée4, d'un Sánchez rédigeant ses pièces d'un trait, sans jamais s'accorder ou consentir la moindre retouche, ne doit pas nous cacher la lente élaboration de ces mêmes pièces, la laborieuse maturation dont elles étaient le fruit. Cette image, véridique mais trompeuse, encoré une fois, venait à point nommé pour étayer les arguments de ceux qui voyaient Florencio Sánchez comme un créateur génial et maudit. Dès lors, ils se souciaient peu de souligner que cela tenait à la modalité personnelle de Sánchez en tant qu'écrivain, au fait qu'il ne couchait sur le papier que du fini après mûre réflexion.

Impossible donc de tabler, pour notre propos, sur des manuscrits raturés -ils sont d'ailleurs disséminés un peu partout et, de ce fait, d'accès difficile- ou sur des variantes révélatrices. Il y a néanmoins une pièce dont l'analyse peut être fructueuse.




0.3. La réélaboration d'une pièce mineure

Il s'agit de La gente honesta5 qui, après sa création frustrée à Rosario et sa publication sous forme de supplément du journal La Época, le 26 juin 1902, fut créée à Buenos Aires, le 2 janvier 1907, sous le titre de Los curdas, dans une version différente6.

Cette pièce pose un problème d'histoire littéraire pratiquement insoluble. En effet, d'après divers témoignages recueillis par Fernando García Esteban7 et par Julio Imbert8, Los curdas aurait été écrite vers 1899, remaniée en 1902 sous le titre de La gente honesta et reprise dans sa version originale en 1907.

Il semble impossible d'établir aujourd'hui ce qu'il en est exactement. Ce qui nous paraît indiscutable, d'après notre analyse stylistique, c'est que Los curdas, telle que nous la connaissons, est postérieure à La gente honesta, telle que nous la connaissons.

Ceci dit, il n'est pas impossible qu'une version première ait existé et qu'elle ait pu être l'objet de deux remaniements successifs. Mais que Florencio Sánchez ait transformé un «sainete ríoplatense» parfaitement canonique en une mauvaise «zarzuela», qu'il ait délayé un Troisième Tableau rondement mené en deux séries de cinq scènes suivies respectivement d'un «intermezzo» et d'un dénouement, cela oui nous paraít complètement exclu.

Nous nous en tiendrons donc aux deux versions connues et à l'ordre dans lequel elles ont été connues: 1902 -La gente honesta, 1907 -Los curdas. Et nous considérerons la seconde comme un remaniement de la première.

Le remaniement ne se bornant pas à la simple transposition du lieu de l'action, ni à la suppression des détails destinés à donner la couleur locale, l'étude comparée des deux versions devrait nous permettre de mesurer la distance qui va du jeune débutant qui écrit pour la première fois pour une troupe professionnelle, à l'écrivain chevronné au sommet de sa carrière. Autrement dit, elle devrait nous permettre de faire ressortir ce métier de dramaturge de Florencio Sánchez dont nous parlions plus haut.




1.1. Les circonstances de La gente honesta

En juin 1902, la situation de Florencio Sánchez à Rosario est des plus difficiles. Il y était revenu l'année précédente pour reprendre sa place dans le journal La República, dont il avait été secrétaire de rédaction en 1898, lors de son premier séjour à Rosario. Comme en 1898, il se multiplie en d'autres activités: il est secrétaire du Comité de grève du Centre Socialiste, il organise des syndicats, il fréquente les assemblées de la «Casa del Pueblo», il publie des entrefilets dans des journaux anarchistes et il finit par rejoindre les ouvriers en grève de La República, dont il était devenu, entre temps, le Directeur. Cette aventure finie, il fonde, avec d'autres journalistes au chômage, un nouveau journal, La Época, et il écrit La gente honesta. La cible de cette satire est toute désignée dans le titre même: c'est la bonne société de Rosario qui fait obstacle aux revendications ouvrières et aux protestations libertaires avec, en tête, Emilio O. Schiffner, propriétaire de La República, devenu Chifle, dans la pièce, par un calembour qui -l'anti-phrase du titre aidant- le ridiculise définitivement. Ce qui peut nous frapper aujourd'hui encore, c'est l'instinct sûr du jeune auteur qui ne se laisse nullement entraîner par l'exposé des conflits sociaux qui sont en arrière- plan mais se borne à satiriser les moeurs hypocrites de la gente honesta.

Apportant une preuve éclatante de la justesse de vues de Sánchez, la gente honesta réussit à combler, en quelques heures, une lacune de la législation municipale et les autorités compétentes interdisent la représentation de la pièce, peu avant le lever du rideau. Elle ne sera jamais jouée9.




1.2. Le genre

La gente honesta devait être créée par la «Compañía de Zarzuelas» de Enrique Gil. Les journaux de Rosario annonçaient une zarzuela.

Nous ignorons pour quel motif Dardo Cúneo et les autres éditeurs de Sánchez à sa suite l'ont présentée comme un «sainete de costumbres». En fait, il s'agit d'un hybride de transition comprenant notamment:

- une musique de scène ou des arrangements musicaux, dont une chanson vraisemblablement originale: la barcarolle, et un lieu d'action typique dans le genre: une sortie de théâtre, le tout provenant de la Zarzuela;

- l'exécution -parodique ou non- d'un air d'opera (la Marche de Aida), d'une chanson populaire anglaise et d'une chanson de batelier italien, entre autres, ainsi qu'un pullulement de personnages étrangers à l'action principale, éléments qui ont pu pousser Joaquín de Vedia à definir la pièce comme «una especie de revista satírica»10;

- une série de types populaires, une intention satirique, des passages brusques du comique au mélo-dramatique, le germe du «grotesco ríoplatense»11, tous éléments que développera la saynète du Río de la Plata.




1.3. La structure et les thèmes de la pièce

La gente honesta est divisé en trois tableaux correspondant plus ou moins à une structure classique: exposition - développement dénouement.

Le Premier Tableau comprend une présentation des principaux personnages et de leur milieu social, ainsi qu'une amorce complète de l'intrigue dramatique. Le ton est celui de la comédie de moeurs telle qu'elle survivait encore naguère. Le thème unique est la corruption des moeurs bourgeoises (alcoolisme - aventures extra-conjugales).

Le Deuxième Tableau présente un contraste important. Du calme du salon bourgeois à l'heure du thé -malgré l'orage qui s'y prépare- nous passons à une scène de rue à l'heure de la sortie du spectacle. Ce Deuxième Tableau, encore assez long, bien construit, n'annonce en rien le véritable caractère de transition qu'il aura dans la saynète. On y voit la gente honesta sous son vrai jour, de nuit, et l'on y entend la plupart des allusions à la politique locale.

Pour le Troisième Tableau, nous changeons encore de décor: c'est un parc, cette fois. La structure de cette partie de la pièce dénonce clairement l'auteur débutant: Florencio Sánchez s'enlise, ne sait pas comment finir, ajoute des gags (les canards) et des péripéties inutiles (Le Vieux et La Russe). Le résultat est pénible: cinq scènes -un «intermezzo»- cinq autres scènes -une scène finale. Le seul élément thématique nouveau est une bribe de discussion -dérisoire- sur l'amour libre.

La pièce pâtit de sa longueur -Deuxième et Troisième Tableaux- qui tue une intrigue insignifiante dont l'issue était trop prévisible pour que l'on puisse encore accepter sa réitération pour le deuxième couple (Adela et Adolfo -«escena última»). Du point de vue thématique, rien de nouveau à ce Troisième Tableau.




1.4. Les personnages et l'action

Les personnages, vingt-et-un sans compter les nombreux figurants que prescrivent les indications de scène12, peuvent être divisés en trois groupes.

Il y a d'abord le noyau formé par Misia Emilia, Luisa, Adela, Ernesto et Adolfo. Ils illustrent tous, chacun à sa manière, la corruption des moeurs bourgeoises. La distribution des rôles est on ne peut plus traditionnelle: les hommes agissent, les femmes subissent. S'occupant vaguement d'affaires et de politique et, plus effectivement, de fêtes et de bagatelle, Ernesto représente l'outrecuidance, et Adolfo, la désinvolture. Misia Emilia est parvenue, avec l'expérience, à l'hypocrisie parfaite; Adela semble se préparer sagement un avenir similaire et Luisa, dont la naïveté est ridiculisée dès la première scène, s'y retranche définitivement après l'évanouissement de rigueur. On sent bien que sa révolte est finie une bonne fois pour toutes.

Viennent ensuite les amis et les amies d'Ernesto et Adolfo, auxquels il faut ajouter les autres bourgeois en goguette, Chifle et le personnage désigné comme Viejo. Ainsi que leurs amies, La Rusa et La Inglesa. Soulignons deux éléments intéressants: les rapports entre les hommes montrent bien qu'ils appartiennent au même milieu, ce qui permet d'étoffer la critique sociale, d'une part, et de mieux stigmatiser Chifle, d'autre part; les filles, quant à elles, sont toutes étrangères13. Enfin il y a les cochers, le batelier, les curieux et le gardien du parc. Seul ce dernier est utilisé pour enrichir la critique sociale, quand il traite Ernesto de «cajetilla trompeta»14.

L'action est adroitement menée au Premier Tableau, où toute l'intrigue est nouée. Elle n'avance guère au second, dont le seul mérite, sur ce plan-là, est de créer une certaine expectative autour de l'apparition de Luisa et Adela. Mais il y a déjà trop de chansons et trop de personnages. Elle s'enlise définitivement au troisième, nous l'avons déjà dit, en particulier quand, après le passage mélodramatique de l'incident avec le gardien, suivi de l'évanouissement de Luisa, après la grotesque réconciliation des époux, Sánchez prétend revenir à un simple ton comique (deux dernières scènes), qui ne peut être que fade désormais. Cependant, avec La gente honesta, Florencio Sánchez a fait un bon apprentissage dramatique, développant pour la première fois une véritable intrigue15, mettant sur scène un nombre important de personnages et s'exerçant à des caricatures verbales dont il usera souvent par la suite16.




2.1. Les circonstances de Los curdas

Cinq ans plus tard, Sánchez est au sommet de sa carrière. Il a déjà écrit la majeure partie de son oeuvre, dont presque toutes les pièces qui l'ont rendu célèbre. La rivalité des compagnies théâtrales aidant, deux de ses pièces sont créées à Buenos Aires le même jour: La Tigra, mise en scène par Pablo Podestá et Los curdas, montée par José J. Podestá.

Quels qu'aient été les motifs qui ont déterminé sa présentation après le demi-succès de El pasado et en même temps que La Tigra, la pièce a été profondément remaniée et, croyons-nous, considérablement améliorée17.




2.2. Le genre et son schéma structural fixé

La transformation fundamentale de la pièce concerne son genre: Los curdas est un «sainete ríoplatense» qui peut passer pour un modèle du genre. Le Premier Tableau est une serie de scènes d'intérieur présentant les personnages, leur milieu, et amorçant le conflit dramatique. L'organisation de ce tableau ne varie pas. Le second est une scène de rue, jouée devant un simple rideau, ce qui permet de changer de décor, en même temps, au fond de la scène. Il est devenu fonctionnel, plus bref, moins construit. Le troisième, où le développement et le dénouement sont très ramassés, est un peu plus construit et prolongé, mais toujours plus bref que le premier. L'action est menee sans détours. Florencio Sánchez a entièrement refait ces deux tableaux.

Autre aspect du changement de genre: les chansons ont presque toutes disparu. Seule subsiste la parodie d'exécution de la Marche de Aida à laquelle vient s'ajouter «Cavalleria» (sic) jouée par un petit orchestre qui est sur la scène, cette fois, et dont la présence s'explique probablement par un souci de vérité (le Troisième Tableau se passe au Parc de Palermo, à Buenos Aires).

Entre 1902 et 1907, Florencio Sánchez a écrit presque toutes ses saynètes18. Le genre est donc fixé -d'autres auteurs y ont contribué aussi- et c'est en fonction de cette structure dramatique bien precise, issue du «género chico» espagnol, que la pièce qui nous occupe a été remaniée. Le Premier Tableau s'accordant assez bien avec les exigences du genre, seule la forme de l'expression est retouchée, soit pour la moderniser, soit pour mieux nuancer certaines caractéristiques des personnages19. Les Deuxième et Troisième Tableaux sont refaits de fond en comble: des personnages disparaissent, certains thèmes aussi et, l'action étant axée sur le premier noyau de personnages (1.4.), ceux-ci sont mieux dessinés, ont plus d'épaisseur dramatique.




2.3. Les thèmes, les personnages et l'action de Los curdas

L'action de la pièce a été transférée à Buenos Aires, les allusions à la politique locale, à la topographie du parc de Rosario et les scènes qui en sont inspirées ont été supprimées, ainsi que Chifle et tous les personnages étrangers au parler bizarre: l'alcoolisme et l'hypocrisie restent les seuls thèmes de Los curdas.

La pièce ainsi élaguée, on peut bâtir des personnages plus nuancés ou plus crédibles:

- Misia Emilia va jusqu'au bout de son hypocrisie et quitte la scène au moment même où Luisa a remis à son mari la lettre de Pancho. C'est là que l'intrigue va se nouer. Elle préfère tirer son épingle du jeu. Elle s'était déjà refusée à accompagner ses filles dans l'équipée nocturne qu'elles projettent -quoiqu'elle l'approuve maintenant -. Il est donc plus cohérent de la faire partir feignant l'inquiétude et réaffirmant sa mesquinerie: «¿Qué irá a pasar aquí? Yo me voy, por las dudas. Con el permiso de ustedes»20.

- Adela est le personnage dont la transformation est la plus profonde. Indifférente surtout, dans La gente honesta, où elle accepte assez lucidement le rôle passif que son avenir de jeune femme bourgeoise lui réserve, elle est d'un cynisme foncier dans Los curdas. Nullement affectée voyant que Adolfo, son fiancé, est aussi de la partie, elle prétend en faire son complice, pour mieux apaiser sa soeur Luisa, n'hésitant pas à la tromper. C'est en lui faisant annoncer ses projets, à la fin du Premier Tableau, que Florencio Sánchez donne la mesure du métier de dramaturge qu'il s'est forgé. En effet, il crée, par des apartés, une complicité entre son personnage et le public que ce dernier apprécie à coup sûr. C'est une ressource comique grossière, pourrait-on nous objecter. Nous n'en sommes pas du tout convaincu: elle joue à fond sur les conventions du théâtre, elle est donc de bon aloi. Le personnage ainsi transformé, devenu un caractère, Adela prend toute la place qui lui revient à la fin de la pièce. C'est elle qui donne des ordres: «...Usted, Adolfo, que está hecho un idiota. ¡Acompañe a esas... damas!»21. C'est elle qui organise le retour au bercail et veut limiter les dégâts: «Sácanos de aquí y trata de entenderte con tu mujer...»22).

- Luisa est presque tout aussi changée, quoique plus subtilement. La jeune épouse naïve est devenue un personnage fantasque. Elle fournit un détail comique -discutable, celui-là, nous y reviendrons- quand elle attribue à son mari «... aliento a cerveza Pilsen...23. Cette hypersensibilité rare permet à Florencio Sánchez de transformer complètement le dénouement. Ce ne sera plus son mari en danger qui la poussera à révéler sa présence, mais elle même qui va l'appeler à son secours. Affinons l'analyse de la scène. Le climat de violence y est maintenu, avec une dispute de figurants et une intervention de la police qui font fuir Luisa et sa soeur24. Mais l'endroit ne pouvait pas être si mal fréquenté puisqu'on y voit un couple bourgeois avec ses enfants. Or Luisa a rêvé d'émancipation au Premier Tableau, elle a été témoin de la conduite cavalière de López envers sa soeur, elle a entendu les propos égrillards de son mari à leur égard (il ignore leur identité) et c'est dans cette circonstance, et dans l'obscurité d'un parc qu'elle voit: «...Un hombre... un facineroso... así con los brazos abiertos... y un cuchillo...»25. Le symbolisme de ce fantasme semble trop évident pour qu'on y insiste davantage. Même si notre interprétation de ces détails est trop subtile, ce sont ces trouvailles-là qui ont permis à Sánchez de simplifier l'action de la pièce, tout en enrichissant les personnages.

- Son mari ne s'appelle plus Ernesto, mais Carlos. Il est, dans Los curdas, un ivrogne beaucoup plus convaincant: par sa lourdeur insistante du Deuxième Tableau autour des plaisanteries sur la barbe de l'agent de police, par sa vantardise aussi, aux Deuxième et Troisième Tableaux, et parce que, enfin, il ne pense qu'à boire26, alors que Ernesto déployait des initiatives beaucoup trop variées (l'invitation à La Rusa, la course, le vol des canards). Encore une fois, l'action de la pièce est simplifiée et le personnage concerné, plus crédible.

- Adolfo, par contrecoup des transformations apportées à l'intrigue et au personnage de Adela, a un rôle ridicule maintenant. Il semble bien que la seule à le définir correctement soit sa fiancée, qui le traite d'idiota à plusieurs reprises. En somme, c'est bien son personnage qui souffre de la faille créée par la modification de l'intrigue. Toutefois, comme Adela n'a pas mis à exécution devant le public, son projet de le prévenir, l'ambiguïté demeure.

- Dans le deuxième noyau de personnages que nous avions signalé, les disparus et les nouveaux venus sont nombreux. Il y a, d'une part, la suppression de Chifle et de Viejo; la Inglesa et la Rusa disparaissent avec eux. De ce fait, et tout comme les allusions politiques, le pittoresque des étrangers n'a plus de sens: Consuelo -rebaptisée Erminda- et Lola deviendront Argentines. Les amis de Carlos et Adolfo sont plus nombreux. Ce qui frappe surtout ce sont leurs noms: Pérez est devenu El Tuerto Pérez, Pancho est toujours là, et on trouve à leurs côtés El Ñato et El Gallego. Aucun de ces personnages ne présente un intérêt particulier, nous ne nous y attarderons pas.

- Le troisième noyau de personnages est tout aussi changé. Plus de cochers, plus de batelier, plus de gardien du parc. Il y a, en revanche, un cycliste -cela faisait peut-être moderne en 1907-, un Agent de Police -inévitable dans une scène de rue-, deux vagues connaissances de Carlos et Adolfo, López et El Oficial, ainsi qu'une petite tablée d'ivrognes composée par un homme et deux femmes: El Compadre, Curdelona 1a. et Curdelona 2a. Les figurants sont tout aussi nombreux, sinon plus, que dans La gente honesta, aussi bien dans le Deuxième Tableau, que dans le Troisième.

Cependant, l'action est moins dispersée, puisqu'elle n'est pas entrecoupée d'interventions des figurants comme c'était le cas dans La gente honesta. Qui plus est, ils en accélèrent le rythme (Cf. la dispute qui fait fuir Luisa et Adela, provoquant ainsi le dénouement).

Tout comme dans La gente honesta, les personnages de troisième ordre remplissent une fonction dramatique importante. L'Agent de Police et Le Cycliste permettent d'illustrer l'agressivité, la désinvolture de Carlos, en un mot, l'état où il se trouve, ainsi que celui de ses amis. López et El Oficial dénotent le milieu social auquel ils appartiennent tous. En particulier par cette sorte de solidarité et de réserve qui nuancent leurs attitudes. Sur ce point, il est intéressant de noter que le dénigrant «cajetilla» est mis, cette fois, dans la bouche d'un autre ivrogne, El Compadre27. L'opposition des couches sociales (il est indigné parce que Carlos et ses amis se vantent de ne pas avoir payé le cocher) est plus forte que la solidarité que l'alcool pourrait créer. Du coup, Florencio Sánchez montre que le vice qu'il attaque n'est pas l'apanage des bourgeois, mais il rappelle en même temps -il n'en a jamais raté l'occasion- les tensions entre les classes sociales.

Nous avons été dans 1'impossibilité, jusque-là, de discriminer entre thèmes, personnages et action, tellement ils sont imbriqués les uns dans les autres, tellement ils s'impliquent mutuellement. La pièce a en effet cessé d'être un assemblage hétéroclite de bonnes -ou mauvaises- répliques, de bons -ou mauvais- gags. Maintenant tout se tient. Et c'est par la cohésion de ses éléments qu'une pièce brève comme Los curdas peut atteindre l'intensité nécessaire pour «tenir la scène».




2.4. Analyse de quelques aspects du style

Nous avons dit que Florencio Sánchez avait «modernisé» son texte. Le mot peut paraître excessif quand on songe aux cinq ans qui séparent les deux versions. (Et, pourtant, rien n'évolue plus vite que les expressions courantes du langage familier).

Ainsi, quand Pancho téléphone (T. I - Sc. 1), la question de Misia Emilia passe de «¿Y qué se le ofrecía?»28 à «¿Y qué se le fruncía?»29. La familiarité de l'expression -qu'il serait difficile de dater- nous permet de poser le problème dans ses justes termes. Ce que la nouvelle version infléchit, c'est le registre du texte. La manifestation la plus remarquable est celle du voseo. Dans La gente honesta, en principe, on tutoie30. Dans Los curdas, on trouve un complexe mélange des deux types de formes: Misia Emilia, Luisa et Adela utilisent les formes normales de tutoiement. Carlos et Adolfo les utilisent également à la maison. Même pour parler entre eux: «...¡Entérate de esto!...»31; «...Has de saber, Adolfo,...»32. Mais ils utilisent vos et les formes verbales correspondantes avec leurs amis (Deuxième et Troisième Tableaux). Ce qui n'empêche pas Carlos de revenir à un tutoiement correct dès qu'il parle à sa femme ou à sa belle-soeur: «...Dime, Adela...»; «¡Vamos, mi queridita, tranquilízate! No llores más...»33. Leurs amis, y compris Lola et Erminda, n'emploient que les formes du voseo. Même le che honteux fait son apparition sur la bouche d'une femme: «¡Che, chaflindai! Cuando tengas tiempo te afeitás, ¿eh?». C'est Erminda qui parle34.

Ce changement du registre se manifeste d'abord dans le titre lui-même de Los curdas; ensuite, dans les noms des personnages: El Tuerto, El Ñato, El Gallego, El Compadre, Curdelona; enfin dans le choix du lexique qui, comme Carlos et Adolfo, s'encanaille. Ainsi font leur apparition des mots tels que «curdela» qui scandalise Misia Emilia35, «macanear», «chaflindai», «escaviao», «calote», «panete» et tant d'autres qui n'auraient pas trouvé leur place dans La gente honesta. De même que des expressions telles que «acabar en la cacerola» (pour: aller en prison)36 ou «dejar amurado»37.

Cette évolution des moyens expressifs nous suggère deux remarques: d'abord, elle montre que le langage théâtral se libère, devient plus réaliste; ensuite, elle est un exemple de la diversification de ce même langage chez Sánchez. Les deux remarques concourent à prouver, à nos yeux, que Los curdas est postérieure à La gente honesta.




2.5. L'intention

Ce qui, en grande partie, a permis une telle évolution d'une version à l'autre, c'est le fait que, vue son intention, La gente honesta imposait un double mouvement, de particularisation d'une part (de la gente honesta á Chifle) et de généralisation, de l'autre (de Chifle à la gente honesta). Ceci était nécessaire pour que la pièce puisse atteindre ses deux cibles: Emilio O. Schiffner et la bourgeoisie. Ici, par contre, c'est d'abord l'alcoolisme qui est visé, l'hypocrisie des bourgeois ensuite. C'est bien pour cela qu'il y a un ivrogne tel que El Compadre. Seulement les hommes du peuple, au moins, se saoulent avec leurs femmes.

Los curdas vient ainsi s'intégrer dans un des thèmes majeurs du théâtre de Florencio Sánchez (Cf. Los muertos). Dès lors, rien d'étonnant à ce que ses personnages acquièrent une épaisseur dramatique nouvelle, ni au fait que, sur la scène même, les personnages prennent leurs distances par rapport à l'action. El Ñato dit, avant de partir, sur la fin de la pièce, «...no las voy con melodramas»38. Adela dit à Carlos:«...No quieras completar tu espectáculo de esta noche con una escena de celos...»39. C'est dans cette perspective que l'expression «aliento a cerveza Pilsen», dont nous parlions plus haut, est intéressante à analyser. Il semble qu'il y ait, tout le long de la pièce, à travers les deux répliques que nous venons de citer, à travers les nombreuses allusions au théâtre40, un propos délibéré tendant à instituer le théâtre en tant que fiction, ce qui légitime pleinement ce propos fantasque.




3. Quelques conclusions

1. Notre analyse nous permet d'affirmer, croyons-nous, que Los curdas est postérieure à La gente honesta -ce qui restait en litige du point de vue de l'histoire littéraire- et que cette deuxième version de la pièce -si toutefois il ne faut pas parler de deux pièces différentes- est incomparablement supérieure à la première, même s'il s'agit d'une pièce mineure.

2. Cette supériorité s'explique -nous croyons l'avoir bien montré- par la maîtrise des ressources dramatiques, par le long apprentissage de la brièveté et de la concision qui permettent de choisir le mot juste ou la péripétie significative, par la diversification des moyens d'expression, par la définition claire de l'intention et le choix conséquent du ton stylistique.

3. En définitive, ce que nous nous sommes attachés à analyser, c'est ce métier de dramaturge de Florencio Sánchez, auquel nous faisions allusion au départ. Qu'il nous soit permis de penser, au bout de ces réflexions, et pour conclure provisoirement, que cette révision critique du théâtre de Florencio Sánchez, que nous nous proposons de poursuivre, n'est pas vaine.







 
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