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ArribaAbajoLe centre et la périphérie

Dans le Criticón, Rome est présentée comme la ville-modèle, le microcosme par excellence, le «centre des merveilles», le point de départ privilégié vers le «centre de l'immortalité», c'est-à-dire l'île du même nom, et vers le ciel catholique:

«Trataron, ya vitoriosos, de encaminarse a triunfar a la siempre augusta Roma, teatro heroico de inmortales hazañas, corona del mundo, reina de las ciudades, esfera de los grandes ingenios [...], trono del lucimiento, que lo que ella luce por todo el mundo campea, [...] emporio de todo lo bueno, corte de todo el mundo, que todo cabe en ella [le microcosme]: pues el que ve a Madrid ve a sólo Madrid, el que a París no ve sino a París, y el que ve a Lisboa ve a Lisboa, pero el que ve a Roma, las ve todas juntas y goza de todo el mundo de una vez, término de la tierra y entrada católica del cielo [...] Paradero de prodigios y centro de maravillas»52.



Cet éloge de Rome, but et centre du voyage de Critilo et Andrenio, est parfaitement dans la ligne de l'exaltation de la cité sainte que la papauté ne cessait d'orchestrer depuis le XVIe siècle, puissamment aidée en cela par l'ordre ultramontain par excellence: la Compagnie de Jésus. Lorsqu'on lit le bel ouvrage consacré par Gérard Labrot à l'image de Rome aux XVIe et XVIIe siècles, on s'aperçoit que tous les éléments de la rhétorique laudative de Gracián se trouvent déjà dans l'abondante littérature à la gloire de la Ville éternelle53. Mais il ne s'agit pas uniquement de rhétorique littéraire: les papes de la Renaissance et de l'époque baroque ont délibérément voulu faire de leur ville, en inscrivant cette volonté dans l'architecture et l'urbanisme, le centre du monde, l'abrégé de l'univers et le miroir du paradis, en un mot la Nouvelle Jérusalem. Cette volonté atteint son point culminant sous le règne du pape contemporain de la troisième partie du Criticón, Alexandre VII (1655-1667), qui fit construire par le Bernin la fameuse colonnade, théâtre ouvert aux pèlerins du monde venus vénérer le centre des centres: le représentant du Christ sur la terre, le «nouveau Salomon» en son «nouveau Temple», la basilique de Saint-Pierre. Tous les chrétiens étaient invités, au moins une fois dans leur vie, à venir gagner des trésors d'indulgences, notamment à l'occasion des jubilés qui, à partir de 1575, se mirent à rythmer, tous les vingt-cinq ans, la vie du monde catholique: le pèlerinage de Jérusalem, coûteux et risqué, en devenait inutile et les pèlerinages locaux, encouragés, certes, en étaient relativisés.

Pourquoi cette obsession du centre, qui va bien au-delà de la rhétorique? La tendance de l'esprit humain à organiser l'espace autour d'un centre est générale depuis les civilisations traditionnelles jusqu'aux États centralisés. Les Chinois considéraient qu'ils vivaient dans l'Empire du Milieu, les musulmans voyaient dans La Mecque le centre du monde, les Incas imposèrent aux anciens Péruviens leur conception du Tawantinsuyu, l'empire des quatre quartiers, organisé autour du Cuzco. Pour les chefs de la catholicité menacée par le schisme, puis reconquérante à partir du concile de Trente, l'affirmation de Rome comme centre du monde allait de pair avec le renoncement au mirage médiéval de Jérusalem: il fallait mettre un terme à la «nostalgie des origines», périlleuse pour l'absolutisme romain; cette affirmation était aussi une réponse militante et triomphante aux attaques des hérétiques du bas Moyen Âge, puis des protestants, ainsi qu'aux tentations qui se faisaient jour, dans de nombreux pays, de créer de nouvelles Jérusalem rivales; elle témoignait surtout de la consolidation d'un ordre catholique hiérarchique et centralisé.

Précédemment, pour les chrétiens du Moyen Âge, qui suivaient en cela les juifs, le centre du monde n'était pas Rome mais Jérusalem, le «nombril de la terre» (umbiculus terrae). C'est ce qui apparaît dans les cartes anciennes de l'oekoumène jusqu'au XVe siècle54. C'est ce qui apparaît aussi dans la cosmologie de la Divine Comédie: un grand axe symbolique traverse le globe terrestre; il part de Jérusalem, pénètre dans l'enfer souterrain, arrive au centre du globe où se trouve, comme le ver dans la pomme, le prince des démons, et débouche, aux antipodes de Jérusalem, sur l'île-montagne du purgatoire dont la partie supérieure est occupée par le paradis terrestre, d'où le poète entreprendra son ascension vers le ciel55. On voit là tout ce qui rapproche et tout ce qui sépare la cosmologie de Dante, représentative du christianisme médiéval, de celle de Gracián, typique du catholicisme baroque romain. Dans les deux cas, l'espace s'organise autour d'un centre, géographique et sacré: axe central chez Dante, point central chez Gracián; dans les deux cas, le but final de la pérégrination terrestre est une île, monde clos de perfection, lieu de départ vers le paradis. Mais pour Dante, esprit pénétré de symbolisme religieux ésotérique, partisan de l'empereur contre le pape, Jérusalem est le point initial, sur la terre des vivants, de l'axe qui, à travers un enfer où ne manquent pas les hommes d'Église, l'unit au purgatoire et au paradis; tandis que pour Gracián, esprit laïque qui préfère laisser deviner le message chrétien à travers une allégorie pédagogiquement somptueuse, propagandiste jésuite du pouvoir pontifical, c'est la Rome des triomphes antiques, image de la Rome des papes, qui est le lieu d'embarquement privilégié pour l'île de l'Immortalité, antichambre allégorique d'un paradis non nommé.

Mais c'est surtout dans les croisades que se manifesta la fascination de Jérusalem-nombril du monde. Cette fascination pouvait revêtir, chez les pauvres qui n'hésitaient pas à partir, confiants dans l'élection divine, des colorations millénaristes: Jérusalem pour mourir dans la lutte contre l'Antéchrist, mais Jérusalem pour revivre mille ans sur une terre où il n'y aurait plus d'exploitation, sur une terre où couleraient le lait et le miel56. Mais à partir du XIVe siècle, l'esprit de la croisade de Terre Sainte s'affaiblit; même si le mirage de Jérusalem continue de s'exercer, c'est plus au niveau du rêve que des réalisations effectives. La croisade toujours projetée, toujours remise à plus tard, est utilisée comme un élément de propagande par les souverains qui veulent se poser en champions de la Chrétienté et justifier idéalement leurs ambitions absolutistes et hégémoniques. Les rois d'Aragon depuis la fin du XIIIe jusqu'au XVe siècle, les rois de France depuis Philippe le Bel jusqu'à Charles VIII, les papes Calixte III et Pie II au milieu du XVe siècle, Ferdinand le Catholique et Charles Quint en plein XVIe siècle, proclamèrent, en partie par conviction, en partie par calcul politique, leur intention d'organiser la croisade qui libérerait les lieux saints; le fait est qu'ils en tirèrent de grands profits politiques et financiers. Et les prophéties circulaient, en France comme en Espagne, jusqu'en plein XVIIe siècle; elles prédisaient la victoire finale du «roi des derniers jours», de l'«empereur eschatologique», unificateur du monde dans la vraie foi après la reconquête de Jérusalem. Ces prophéties, qui exaltaient le roi national charismatique, traduisaient aussi des sentiments de fierté nationale: celle d'appartenir à un peuple élu, conduit par un roi élu. En Espagne, jusqu'à l'expulsion des morisques, ces vaticinations se mariaient avec le cycle prophétique autochtone de la «destruction de l'Espagne» par l'islam: la réalité (ou la menace) de la destruición ou pérdida du temps du roi Rodrigue se renouvellerait, mais l'Espagne serait définitivement «restaurée», l'islam serait «détruit» et la victoire de la chrétienté espagnole serait scellée par la conquête de la Casa santa, nom habituellement donné à Jérusalem57. Dans El héroe, sa première oeuvre (1637), Gracián lui-même donna dans la rhétorique messianique officielle, en évoquant la future entrée triomphale du Cardinal-Infant, le récent vainqueur de Nordlingen, dans la Jérusalem des croisés58. Mais dans le Criticón il devait se moquer de ces rêves anachroniques dans une «crise» où il ridiculisait la crédulité populaire qui retrouvait, à l'occasion des grands malheurs subis par l'Espagne depuis 1640, les schémas traditionnels sur la destruction et la restauration, prolongée sous forme de croisade:

«Estaban divididos en varios corrillos hablando, que no razonando, y así oyeron en uno que estaban peleando: a toda furia ponían sitio a Barcelona y la tomaban en cuatro días por ataques, sin perder dinero ni gente; pasaban a Perpiñán, mientras duraban las guerras civiles de Francia; restauraban toda España, marchaban a Flandes, que no había para dos días; daban la vuelta a Francia, dividíanla en cuatro potentados, contrarios entre sí, como los elementos, y finalmente venían a parar en ganar la Casa Santa [...] Llegó un embustero sembrando cien mil desatinos, vendiendo pronósticos llenos de disparates, como que se había de perder España otra vez, que había acabado ya la casa otomana, leía profecías de moros y de Nostradamus, y al punto se llenó la tienda de gente [...]»59.



A côté du messianisme officiel, souvent mêlé à lui dans des rapports complexes et ambigus, se développe, depuis la fin du XIIIe siècle jusqu'à l'éclosion de la Réforme, une forme subversive de millénarisme, orientée vers Jérusalem, où se manifestait l'hostilité à l'égard des puissants du monde civil et clérical. Franciscains spirituels, puis fraticelles partisans de la pauvreté absolue, suivant à la lettre le testament de saint François, béguins et autres contestataires aux franges de l'hérésie sont à l'origine de cycles prophétiques où la croisade de Terre sainte devrait déboucher sur la victoire des pauvres et la translation du siège papal à Jérusalem. En réalité, ce qui importait à ces partisans millénaristes de la reformatio, de la renovatio de l'Église, c'était moins la cité réelle de Palestine que son mythe: Jérusalem devenait pour eux le symbole de l'anti-Rome, le double purifié de Rome. Le retour rêvé à Jérusalem, c'était le retour aux origines, à la simplicité du christianisme primitif, perverti par les fastes de l'«Église charnelle»60 et le monarchisme grandissant des papes de la fin du Moyen Âge et de la Renaissance. Cette critique de Rome, considérée comme la Babylone de l'Apocalypse, siège du pape-Antéchrist, et cette volonté de retrouver la pureté évangélique furent reprises par tous les courants de la Réforme qui, par contre, laissèrent de côté le rêve, désormais anachronique, de retour à Jérusalem.

Après la liquidation, dans les années 40 du XVe siècle, des tendances conciliaristes, séquelles du Grand Schisme d'Occident, les papes de la Renaissance voulurent restaurer et fortifier le prestige de Rome, en même temps qu'ils renforçaient la fiscalité pontificale, condition de leur autorité monarchique. Dès la seconde moitié du XVe siècle, ils prétendirent faire de Rome, ce qu'elle n'avait encore jamais été sous les papes, le véritable centre du monde, une véritable Nouvelle Jérusalem dont les édifices religieux feraient oublier le Temple. En fait le projet ne commença pas à se réaliser avant Jules II qui confia à Bramante l'élaboration du plan primitif de Saint-Pierre. «Le plan primitif de Bramante adoptait une optique centrale afin de symboliser l'unité divine du cosmos, garantie, en son ombilic, par l'ordre chrétien»61. C'était là une réponse aux héritiers des fraticelles et autres hérétiques qui souhaitaient la destruction de la Babylone romaine. Lorsque les protestants auront pris la relève des contestataires médiévaux, la réponse romaine par l'embellissement de la Ville éternelle ira en s'accentuant, comme on l'a vu, jusqu'à l'apogée, marquée par le règne d'Alexandre VII et la colonnade du Bernin. Il va sans dire que cet embellissement, loin de convaincre les anti-romains qu'il s'agissait de la Nouvelle Jérusalem, excitait encore plus leur condamnation des richesses de l'Église.

Le prestige romain eut aussi affaire, tout au long des XVe, XVIe et XVIIe siècles à un autre mouvement tendant à le relativiser, voire à le disqualifier. Avec l'affaiblissement de la pulsion de croisade et de l'image de la Jérusalem de Terre sainte, avec aussi le développement des sentiments nationaux, naquit la croyance dans la présence, sur le sol national sacralisé, d'une Nouvelle Jérusalem, ou Nouvelle Rome, où serait peut-être transférée la capitale de la Chrétienté. Ce rêve traduit souvent un sentiment franchement hétérodoxe de refus de la Rome pontificale. Ce fut le cas des hussites qui voyaient dans Prague une Nouvelle Jérusalem; de Savonarole pour qui Florence, «tête, coeur et nombril» de l'Italie, était la città novella, la Jerusalem superna, opposée à la Babylone romaine; des anabaptistes qui situèrent leur Nouvelle Jérusalem successivement à Strasbourg, Amsterdam, puis Munster; des calvinistes qui firent de Genève la Rome de la Réforme; des puritains qui considéraient la Nouvelle-Angleterre comme une terre promise qu'ils sacralisèrent de noms bibliques. Mais ce rêve d'une Nouvelle Jérusalem pouvait aussi témoigner de la montée des sentiments d'orgueil national et/ou de l'hostilité, même en pays catholique, à l'accroissement de l'absolutisme des papes, à leurs prétentions sur la collation des bénéfices ecclésiastiques et à leurs exigences fiscales.

Prenons le cas de la très catholique Espagne. A la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, il se développe tout un courant qui tend à présenter Tolède comme la Nouvelle Jérusalem. Il s'y mêle des sentiments divers, dans des proportions différentes suivant les individus: rivalité, voire hostilité vis-à-vis de Rome, frustration parfois agressive à l'égard de Philippe II qui avait préféré Madrid et l'Escorial à la vieille ville impériale, et dans tous les cas fierté nationale, Tolède étant la ville élue d'un peuple élu.

C'est le groupe d'illuminés rassemblés entre 1587 et 1590 autour de la visionnaire Lucrecia de León qui va le plus loin dans la contestation, franchissant des limites de l'orthodoxie religieuse et politique. Les temps eschatologiques s'approchent: Dieu va permettre une nouvelle «destruction» de l'Espagne où périra Philippe II, tyran Habsbourg, donc étranger, mais dans la Nouvelle Jérusalem tolédane, où sera transféré le siège papal, surgira un «roi des derniers jours» d'origine nationale qui «restaurera» l'Espagne et assurera le triomphe universel du christianisme, inaugurant ainsi le millenium62.

Fray Rodrigo de Yepes, dont on a eu l'occasion de parler à propos de symbolisme chronologique, était, lui, un esprit parfaitement orthodoxe et un thuriféraire de la dynastie des Habsbourgs dont il célébrait la légitimité qui lui venait des Goths. En 1583, ce hiéronymite publiait un traité où il présentait l'Espagne, plus précisément la région de Tolède, comme l'héritière -mieux, comme la copie conforme- de la Terre sainte et de Jérusalem. Sa démonstration était illustrée par deux extraordinaires gravures, l'une de la Palestine, l'autre de la région tolédane où l'on pouvait lire la «conformité», la «concordance» entre ces deux terres élues63. De plus, se fondant sur les études étymologiques d'hébraïstes espagnols comme Arias Montano, il démontrait l'origine hébraïque de plusieurs noms de villes et villages du royaume de Tolède. Le lecteur habitué au conceptisme de Gracián sera amusé de lire ce jeu conceptiste auquel se livre Fray Rodrigo à propos de l'étymologie prétendue de Tembleque:

«Tembleque es el mismo nombre que Bethleem, porque en entrambos nombres las letras radicales son b, t, l, m; y siendo unas mesmas letras radicales, poco importa estar trastocadas, que es cosa que acaece fácilmente en la lengua hebrea».



Ces élucubrations onomastiques permettaient au hiéronymite de suggérer que le peuplement juif de la péninsule était à l'origine de l'élection du peuple espagnol: les juifs de la diaspora avaient marqué la terre espagnole de leur empreinte de peuple élu de l'Ancien Testament, mais les catholiques espagnols, leurs héritiers, représentaient le nouveau peuple élu, qui avait légitimement expulsé les juifs rebelles à la conversion et avait porté au Nouveau Monde, déjà peuplé par les Hébreux (cette croyance était en train de se développer), la bonne nouvelle du salut. Sur cette terre élue d'Espagne, Tolède occupait évidemment une place privilégiée: «nombril de l'Espagne», à l'image de la Jérusalem de Palestine. Héritière des juifs, elle avait été purgée de toute judaïté, ce qui nétait pas le cas de Rome, où subsistaient encore des synagogues.

Le dominicain Juan de la Puente publiait en 1612 un volumineux traité en l'honneur de la monarchie pontificale et surtout de l'Espagne impériale. Dans la ligne de «l'exégèse géographique» de Yepes, mais sans dévaloriser comme lui la Rome pontificale, Fray Juan affirme que le Mont Sion des prophéties messianiques d'Isaïe pouvait s'entendre de l'Espagne (terre montagneuse et sèche dont il interprétait la géographie sacrée comme un reflet de celle de Palestine) et plus particulièrement de Tolède:

«[...] ay mil conveniencias entre España y Palestina, por las quales se puede muy bien llamar monte de Syon [...] La ciudad de Ierusalén, metrópoli de aquel pueblo, está en la mitad de la provincia y assí la llama el propheta: Umbilicus terrae: el ombligo de Palestina. Está fundada sobre montes y cercada de otros muchos. En todos siglos fue Toledo cabeça de la Iglesia española. Está fundada sobre montes y puesta en el coraçón del reyno, como Ierusalem en mitad de Palestina. Antes que naciesse Christo fue la principal de las colonias hebreas que avía en España, y tuvieron atención los Iudíos Católicos a que la cabeça de su santa religión en España fuesse aquella ciudad que más imitava en su sitio y assiento a Ierusalem, metrópoli de su nación y cabeça de la Monarquía Eclesiástica»64.



D'autres villes, lieux ou régions du monde ibérique et de ses prolongements d'outre-mer reçurent aussi les qualificatifs de Nouvelle Jérusalem, Nouvelle Rome ou Terre Promise. Cela était parfois de la pure rhétorique; dans d'autres cas cette rhétorique renvoyait à une conception plus profonde, qui traduisait un réel esprit de rivalité vis-à-vis de Rome-Centre du monde. Lorsque les humanistes sévillans élaborent le mythe de Séville-Nouvelle Rome, il s'agit tout au plus de la manifestation de fierté d'une cité qui se juge, sur le plan culturel, l'égale de Rome65. Lorsque les jésuites portugais appellent Goa la «Rome de l'Asie», cela ne témoigne pas d'un esprit de rivalité avec l'ancienne Rome, mais d'une réalité: Goa était bien la capitale du catholicisme asiatique, siège d'une université jésuite et lieu saint où l'on vénérait la tombe de saint François Xavier. Lorsque Philippe II conçoit, avec Juan de Herrera, le monastère de l'Escorial comme une reproduction idéale du Temple de Salomon, le problème est plus complexe: certes, il ne s'agit pas d'un défi à la Rome pontificale, mais il s'agit tout de même de l'affirmation monumentale d'un partage du pouvoir dans la direction du monde catholique; celui-ci avait bien à sa tête deux «nouveaux Salomon» qui, à plusieurs reprises, en arrivèrent à s'affronter66. On retrouve une idée voisine de partage du pouvoir dans les écrits messianiques du jésuite António Vieira, contemporain de Gracián, qui mit son talent prophétique et littéraire au service de la cause de l'émancipation du Portugal de la tutelle hispanique: pour lui Lisbonne, appelée à devenir la capitale politique de l'empire des derniers temps, est le centre du monde, mais elle laissera à Rome sa dignité de capitale religieuse67.

Plus inquiétantes pouvaient être pour l'autorité romaine certaines manifestations messianiques dans l'empire hispano-américain. Certes, les premiers évangélisateurs franciscains du Mexique, disciples de Joachim de Fiore, voyaient dans la Nouvelle-Espagne une terre promise des derniers temps où ils pourraient construire avec les Indiens, ouailles simples et pauvres, une Église digne des temps apostoliques, loin du faste de l'Église institutionnelle, mais jamais ils ne mirent en cause l'autorité de Rome, pas plus que celle du roi d'Espagne68. En revanche, l'illuminisme millénariste du dominicain Francisco de la Cruz, qui mourut sur le bûcher de l'Inquisition de Lima en 1578, était incomparablement plus grave: il rêvait du transfert du siège de la papauté à Lima, Nouvelle Jérusalem et Nouvelle Rome d'une chrétienté américaine dont il serait lui-même le Roi-Prêtre, véritable Nouveau David69. Sans sombrer dans l'hétérodoxie, un contemporain de Gracián, le franciscain péruvien Gonzalo Tenorio rêvait lui aussi de destruction de la chrétienté européenne, le pape devant quitter Rome pour se réfugier en Amérique70. Ces deux derniers cas étaient révélateurs de la force du sentiment qu'avaient certains créoles d'appartenir à une terre élue, revendiquant la dignité du Nouveau Monde face à la mère-patrie et à l'Europe, ce qui préparait les voies de l'émancipation spirituelle, sinon de l'indépendance politique. On retrouve ce sentiment dans le Mexique du XVIIIe siècle où le culte de la Vierge de Guadalupe, encouragé par les jésuites, s'accompagne de la croyance que le Mexique est la terre élue de Marie et Mexico une Nouvelle Jérusalem71.

Pour Gracián, la suprématie de Rome-centre du monde ne fait aucun doute: son pouvoir ne se partage pas.

Notons d'abord qu'il n'y a pas d'autre allusion à Jérusalem, dans le Criticón, que le passage déjà cité où il ridiculise le rêve de récupération de la Casa Santa. L'évolution avait été grande, dans les mentalités d'Occident, depuis qu'Iñigo de Loyola avait fait en 1523 son pèlerinage à Jérusalem. Le fondateur de la Compagnie avait encore conservé pendant de longues années l'obsession de la Terre sainte, puisqu'en 1534 lui et ses premiers compagnons, réunis à Montmartre, firent le voeu de passer leur vie à Jérusalem pour convertir les infidèles, prenant ainsi la relève des franciscains qui, pour des raisons bien évidentes d'accommodement avec l'occupant turc, avaient abandonné le prosélytisme de saint François, héritier spirituel de la croisade et obsédé de Jérusalem. «Cependant, comme un voyage en Palestine et comme un séjour chez les Turcs pouvaient se montrer impossibles, les Compagnons décidèrent qu'à défaut d'apostolat en Terre sainte ils se consacreraient aux tâches que l'Église voudrait leur confier et se rendraient à Rome pour demander directement au pape une mission à remplir»72. Cette hésitation entre Jérusalem et Rome qui va se résoudre, et de quelle façon, au profit de la Nouvelle Jérusalem est extraordinairement significative du passage du Moyen Âge à la Modernité. Dorénavant, les jésuites et les dévots catholiques ne garderont plus de la Terre sainte que quelques images utiles à la fameuse «composition de lieu», cette mise en scène imaginative que recommandait saint Ignace pour aider à la méditation sur les scènes de la vie du Christ. Gracián aurait pu faire sienne cette affirmation péremptoire du franciscain Juan de Silva qui, dans un traité publié en 1621, tordait le cou à un esprit de croisade qui se survivait encore dans les prophéties messianiques:

«Vaya Roma creciendo y levantando cabeça más y más en magestad y grandeza y en sumptuosos y grandiosos templos y edificios; y por el contrario Ierusalén no sólo no levante cabeça ni se reedifique en ella el templo santo que era figura de todo lo demás; pero esté impossibilitada de poder levantar cabeça, ni reedificar el templo hasta la fin del mundo; queden por tierra sus antiguas grandezas y esté siempre assolado el templo, porque Roma crezca en magestad, y no aya otra cabeça en la tierra»73.



Mais l'esprit messianique de Fray Juan de Silva ne se contentait pas de cette exaltation de Rome, typique de la Contre-Réforme. Il engageait Philippe III à consacrer tous ses efforts financiers à une tâche qui serait un merveilleux substitut de la croisade: la propagation pacifique de la foi dans les immenses territoires non encore contrôlés de l'empire hispano-portugais. Imaginant que la voix de Dieu s'adresse à Philippe III, il écrit:

«[...] advierte que mi Yglesia ha de crecer y ensancharse hasta que la luz de mi Evangelio llegue y alumbre hasta los últimos fines de la tierra con tan gran colmo y aprovechamiento, que no aya en toda la redondes del mundo más de un pastor y un rebaño, y todo lo que está por convertir de la gentilidad en el Oriente y en Occidente está a tu cargo [...] ésta es la más importante jornada a que deves atender, mucho más que a la restauración y reedificación de mi templo y ciudad de Ierusalén»74.



Cette nouvelle expansion missionnaire devrait aboutir à une monarchie universelle qui ferait l'économie de la reconquête de Jérusalem. La gloire en rejaillirait sur tous les Espagnols, «decendiendo de Iacob, y verdaderos israelitas, y legítimos herederos de la fe de Abrahán»75.

Mais qu'en est-il de ces rêves de propagation de la foi et de monarchie universelle chez Gracián? Assume-t-il l'esprit missionnaire de son ordre qui, à la suite de saint François Xavier, s'était déjà illustré en Inde, en Chine, au Brésil et dans tout l'empire hispanoaméricain? Participe-t-il du même enthousiasme messianique à l'égard de la monarchie espagnole que Fray Juan de la Puente, Fray Juan de Silva, Fray Juan de Salazar76 et tant d'autres? Quels rapports ces thèmes entretiennent-ils avec le symbolisme du centre, si important dans le Criticón?

On est surpris du peu d'importance accordé par l'auteur du Criticón à l'immense champ missionnaire parcouru par les jésuites de son temps. On dira que cela n'était pas le propos de Gracián. A cette objection on peut répondre que le Criticón présente un panorama du «grand théâtre du monde» qui n'est pas seulement social et moral, mais aussi géographique. Comme tous les jésuites, Gracián disposait d'informations sur les différents pays grâce aux «lettres édifiantes» qui contribuèrent à la naissance de l'étude de la géographie dans les collèges. De fait, outre les longues remarques sur les pays visités par Critilo et Andrenio lors de leur périple, le Criticón fourmille d'allusions aux contrées des diverses parties du monde, ce qui est révélateur de la modernité de la Compagnie. Mais qu'en est-il de la Chine où l'étonnante tentative de sinisation du message chrétien, menée par le Père Ricci et ses disciples, mais déjà contestée par les dominicains, commençait à porter ses fruits? Rien, sinon deux allusions à la soi-disant couardise des Chinois, opposée au courage des Japonais, qualifiés par Gracián d'«Espagnols de l'Asie»77? Qu'en est-il du Brésil où les jésuites, dès 1549, avaient commencé leur apostolat auprès des Indiens d'Amérique? Qu'en est-il du Mexique et du Pérou où, venus tardivement (à la fin des années 60 du XVIe siècle), les fils de saint Ignace avaient, à l'époque du Criticón, pris la première place longtemps occupée par les ordres mendiants? Qu'en est-il du Paraguay où les jésuites étaient en pleine expérience de théocratie communiste, dont ils avaient jeté les bases dès 1610? Rien sur les activités missionnaires, mais de fréquentes références aux trésors américains et à la gloire de la conquête et une allusion, du plus mauvais aloi, à la paresse des Indiens, contre laquelle les meilleurs des défenseurs de l'indigène, dominicains, franciscains ou jésuites, auraient pu protester78.

Certes, il y a l'île de Goa, la «Rome de l'Asie», le point de départ et le point d'arrivée de la prédication de saint François Xavier, puisque son corps y fut ramené, après sa mort dans une des îles des côtes de Chine. Goa est aussi le point de départ de la vie de Critilo qui y vint au monde, après avoir été porté par sa mère pendant une longue traversée depuis l'Europe, y passa une enfance trop choyée et une jeunesse orageuse. C'est aussi le point de départ de son périple vers l'Europe, puisqu'il y part à la recherche de celle qu'il avait épousée en secret: Felisinda, qui avait dû prendre le bateau, enceinte, comme cela avait été le cas pour la mère de Critilo; on sait que, pour sauver son honneur, elle abandonna son enfant, qui n'est autre qu'Andrenio, dans l'île de Sainte-Hélène. Goa fait l'objet d'un éloge litanique, classique dans le Criticón:

«La rica y famosa ciudad de Goa, corte del imperio católico en el Oriente, silla augusta de sus virreyes, emporio universal de la India y de sus riquezas»79.



Même si Goa n'est pas qualifiée de «centre», contrairement à d'autre hauts lieux du périple d'Andrenio et Critilo, il faut évidemment insister, avec Benito Pelegrín, sur l'importance symbolique de ce point dans l'espace jésuitique du Criticón: de l'île de Goa à Rome, lieu de départ pour l'île d'Immortalité, de la Rome asiatique de saint François Xavier à la Rome de saint Ignace. Mais il faut aussi souligner que Goa est également présentée sous un jour négatif: ville de la corruption, ville surtout de la jeunesse pécheresse de Critilo. C'est là qu'il a brûlé d'un amour coupable pour Felisinda, allégorie du bonheur terrestre fallacieux dont il sera en quête jusqu'au moment -désabusement suprême- où il apprendra sa mort, à Rome, peu avant sa propre mort. Mais Felisinda -Felix India- n'est-elle pas aussi l'allégorie du faux bonheur d'outre-mer, Orient et Occident confondus, où tant de Portugais et d'Espagnols perdaient leur âme en gagnant l'or, l'argent, les plaisirs, la vie facile. Certes, Gracián ne pouvait qu'adhérer à l'entreprise missionnaire universelle des jésuites, mais, faisant le silence sur l'oeuvre d'évangélisation des indigènes, il paraît sensible surtout aux périls qu'encourent là-bas les âmes des Européens, ce qui est une attitude que l'on trouve chez de très nombreux moralistes espagnols des XVIe et XVIIe siècles. Il est probable qu'il n'appréciait guère les envolées messianiques des franciscains ou des jésuites qui voyaient dans les nouvelles terres d'Asie ou d'Amérique autant de terres promises. La situation des nouvelles chrétientés semble moins importante, pour Gracián, que celle de l'Ancien Monde où se développent la lutte contre l'hérésie protestante et le jansénisme ainsi que la reconquête catholique en Allemagne et en Pologne; moins importante, surtout, que l'approfondissement intérieur, la quête d'une sagesse stoïco-chrétienne. Goa n'est pas, pour lui, une Nouvelle Rome, ce n'est pas un centre, elle est dans une périphérie pécheresse, même si elle est le phare catholique et jésuite qui éclaire un monde barbare et lointain. En juin 1553, ignorant la mort de François Xavier six mois plus tôt, Ignace de Loyola lui envoya un message par lequel il lui ordonnait, au nom de la sainte obéissance, de regagner Rome80. Dans cette réalité historique on peut voir un symbole que Gracián concrétisera plus tard dans le départ de Critilo de Goa pour l'Europe et Rome: Rome importe plus que la mission, ou tout au moins la mission n'a de sens que dans l'obéissance la plus stricte à Rome.

Cette île de Goa pose aussi un autre problème. Pourquoi Gracián, qui écrit bien après la sécession du Portugal en 1640, situe-t-il le point de départ de l'aventure de Critilo dans une ville qui était redevenue portugaise? Il semble ignorer volontairement que depuis 1640 le Portugal et ses colonies asiatiques, au même titre que le Brésil, ne faisaient plus effectivement partie de l'empire espagnol. Goa est présentée, dans la quatrième «crise», comme la capitale des possessions asiatiques de l'Espagne. De plus, au début de la première «crise», l'île de Sainte-Hélène, qui était sur le chemin de la carreira da India portugaise et non de la carrera de Indias, est vue comme le centre (avec toute l'importance symbolique qu'a ce mot) géographique de la monarchie hispanique qui couvre l'Orient et l'Occident:

«Ya entrambos mundos habían adorado el pie a su universal monarca el católica Filipo, era ya real corona suya la mayor vuelta que el sol gira por el uno y otro hemisferio, brillante círculo en cuyo cristalino centro yace engastada una pequeña isla, o perla del mar o esmeralda de la tierra: dióla nombre augusta emperatriz, para que ella lo fuese de la isla corona del Océano. Sirve, pues, la isla de Santa Elena (en la escala de un mundo al otro) de descanso a la portátil Europa, y ha sido siempre venta franca, mantenida de la divina próvida clemencia en medio de inmensos golfos, a las católicas flotas del Oriente»81.



Il semble bien que Gracián, qui publiait ces lignes en 1651, refusait de reconnaître la réalité de la sécession portugaise, à l'image de Philippe IV qui continua jusqu'à sa mort à se considérer roi du Portugal. Ce n'est, en effet, qu'en 1668, sous la minorité de Charles II, que l'Espagne reconnut officiellement l'indépendance du royaume voisin. Cette politique de l'autruche est constante tout au long du Criticón. La première partie est dédicacée à son ami le militaire portugais Pablo de Parada, qui faisait partie de cette fraction de l'aristocratie portugaise qui resta fidèle à Philippe IV et s'illustra dans la guerre contre la France. Dans cette même première partie, Gracián fait l'éloge de Lisbonne, «la mayor población de España», et des Portugais («jamás se halló un portugués necio»)82. Dans la deuxième partie, publiée en 1653, il place le Brésil parmi les possessions de l'Espagne83, comme il l'avait fait pour Goa dans la première partie. Quant à la troisième partie, de 1657, il y présente des Portugais plus espagnols que les Espagnols eux-mêmes, guettés par le vice le plus luciférien, le plus noble aussi: l'orgueil et la vanité84.

Mais pourquoi Gracián a-t-il, en quelque sorte, cherché la difficulté en faisant partir Critilo et Andrenio respectivement de Goa et de Sainte-Hélène? N'aurait-il pas été plus simple de les faire partir du Nouveau Monde américain? En fait, Gracián semble percevoir l'espace à travers l'implantation géographique de la Compagnie de Jésus. Or la présence jésuite était plus ancienne et plus déterminante dans les colonies portugaises que dans le monde hispano-américain. Rappelons que les jésuites, à la suite de François Xavier, arrivent à Goa dès 1542, au Brésil dès 1549, alors qu'il faudra attendre le début des années 70 du XVIe siècle pour qu'ils commencent à s'implanter dans une Amérique espagnole qui avait été jusque-là le domaine réservé des ordres mendiants.

Jusqu'en 1610, l'espace jésuite se confondait avec l'espace hasbourg: hormis les États pontificaux, les principautés italiennes, la France et la Pologne, dont les souverains protégeaient aussi la Compagnie, les jésuites étaient dans leur majorité, comme l'ensemble des catholiques, sujets d'un monarque habsbourg: le roi d'Espagne ou l'empereur d'Allemagne. Certes, en 1635 avait éclaté entre la France et l'Espagne une guerre qui devait durer jusqu'en 1659; mais cette longue période d'hostilités n'affecta pas gravement l'unité du monde jésuite: les jésuites français furent, en effet, un des principaux soutiens du parti ultra-catholique qui prônait la réconciliation avec l'Espagne et la rupture d'avec les princes protestants d'Allemagne. Par contre, la sécession portugaise devait diviser beaucoup plus profondément l'ordre fondé par saint Ignace. Dans leur majorité, les jésuites portugais, au premier rang desquels se détache la figure du Père Antonio Vieira, prirent fait et cause pour l'indépendance du Portugal et de son empire, et cherchèrent à obtenir du pape qu'il la reconnût officiellement. Confronté à ce douloureux problème qui déchira la Compagnie, Gracián préfère l'esquiver par l'anachronisme: tout se passe dans le Criticón comme si l'unanimité des jésuites et de l'empire habsbourg d'Espagne était celle d'avant 1640.

Mais plus profondément, n'y aurait-il pas chez Gracián une certaine relativisation de la monarchie espagnole par rapport à la monarchie pontificale?

Remarquons d'abord qu'on ne trouve pas chez Gracián le thème de l'élection du peuple espagnol, courant chez les porte-parole du messianisme officiel. Certes, l'Espagne reste bien pour lui la première des nations, et il exalte les qualités de courage, d'honneur, de noblesse, du jugement et de «gravité» qu'il attribue, comme tant d'autres contemporains, à ses compatriotes85. Mais il ne leur ménage pas ses critiques: orgueil et vanité (autrement dit la face négative de la noblesse et du sens de l'honneur), mais aussi infériorité culturelle par rapport aux Italiens et manque d'intérêt pour la mise en valeur des richesses naturelles86. En fait, plus que les Espagnols, ce sont les Habsbourgs d'Espagne, mais aussi d'Autriche, soutiens du catholicisme, qui apparaissent chez lui comme des élus de Dieu. Voici comment il termine le panégyrique de El Político Don Fernando el Católico, ouvrage publié en 1640, mais conçu avant que ne se produisent les grandes catastrophes:

«El último rey de los godos, por línea de varón, pero el primero del mundo, por sus prendas; cuyo mayor acierto, entre tantos, fue haber escogido, digo haber ejecutado la ya superior divina elección de la catolicísima casa de Austria. Casa que la ensalzó Dios, para ensalzar con ella su Iglesia [...] Casa que, después que ella reina, no sabe la Iglesia del Señor qué son schismas, ni los conoce... Casa que la levantó Dios para muralla de la cristiandad contra la potencia otomana. Casa que la fortaleció Dios para ser martillo de los herejes en Bohemia, Hungría, Alemania, Flandes y aun en Francia [...] Casa que la estendió Dios por toda la redondez de la tierra, para dilatar por toda ella su santa fe y evangelio. Casa que la escogió Dios en la ley de gracia, así como la de Abrahán en la escrita, para llamarse Dios de Austria, Dios de Rodolfo, de Filipe y de Fernando. Esta, pues, escogió el católico y sabio rey para sucesora augusta de su católico celo, para heredera de su gran potencia, para conservadora de su prudente gobierno, para dilatadora de su felicísima monarquía, que el cielo haga universal. Amén»87.



On retrouve une attitude semblable dans le Criticón, quoique sur un ton moins triomphaliste en raison des échecs subis par la Maison d'Autriche depuis 1640, surtout du côté espagnol. La «bonne raison d'État», bonne parce que catholique, y est exaltée88. L'Escorial de Philippe II y reçoit des qualificatifs dignes d'une rhétorique messianique à laquelle on a déjà fait allusion: «gran templo del Salomón Católico, asombro del hebreo, [...] triunfo de la piedad católica»89. Mais les critiques à l'égard de Philippe IV, forcément voilées, sont parfaitement perceptibles par le lecteur attentif90. En revanche, Gracián ne tarit pas d'éloges sur les souverains de la branche autrichienne des Habsbourgs, Ferdinand II (1619-1637) et Ferdinand III (1637-1657)91. Si ces deux empereurs n'arrivèrent pas, malgré l'aide des armées espagnoles, à restaurer une autorité impériale qui sortit définitivement affaiblie de la guerre de Trente Ans, ils favorisèrent puissamment les essais jésuites de reconquête spirituelle de l'Allemagne protestante.

Mais, dans le Criticón, Gracián ne se contente pas de faire l'éloge des Habsbourgs. Deux souverains étrangers font notamment l'objet de sa rhétorique laudative: il s'agit du roi de Pologne Jean Casimir Wasa, dont on aura l'occasion de reparler, et du roi de France Henri IV, ce qui est plus étonnant si l'on considère qu'il s'agit d'un ancien huguenot, résolument hostile à la politique du roi catholique92. Or ces éloges s'expliquent facilement si l'on considère qu'il s'agit des deux monarques qui, en dehors des Habsbourgs, avaient probablement été les plus favorables aux jésuites93. Bien plus que le peuple élu espagnol, cher aux Fray Juan de la Puente et Fray Juan de Salazar, au-delà de la dynastie élue des Habsbourgs, c'est donc la cause catholique et jésuite qui préoccupe Gracián.

Il est un passage du Criticón où notre jésuite relativise assez clairement tout empire humain, fût-il habsbourg. Certes, dans la première partie, il manifestait son adhésion à la théorie, classique chez les thuriféraires de la monarchie espagnole, de la transmigration des empires d'est en ouest: des Assyriens, Chaldéens et Egyptiens à la Grèce d'Alexandre, puis à la Rome des empereurs, puis au Saint-Empire de Charlemagne, enfin à l'Espagne94. Mais dans la «crise» qui précède la mort des deux héros, Gracián médite sur la «roue du temps» qui élève et abaisse dynasties et empires. On sent bien là le désenchantement d'un homme de la génération qui a connu les échecs des années quarante95. Peut-être que la «roue du temps» fera apparaître un sauveur de la monarchie espagnole, en qui s'incarneraient à nouveau les vertus de Ferdinand le Catholique ou de Charles Quint96. Mais au-delà de cet espoir peut-être fallacieux, il y a une certitude: la puissance de la monarchie pontificale. C'est, en effet, sur l'évocation du pape Alexandre VII que Gracián achève en apothéose sa méditation historique:

«Más os digo, que vuelve a salir el mismo Alejandro: ya le veo y le reverencio, no gentil, sino muy christiano; no profano, sinon santo; no tirano de las provincias, sino padre de todo el mundo, conquistándole para el cielo»97.



On aura remarqué la force de la métaphore: Alexandre VII est un «nouvel Alexandre», quoique a lo divino. On ne peut mieux exalter la volonté de ce pape de se faire considérer comme le vrai monarque universel. Les monarchies humaines passeront, peut-être même l'empire espagnol et habsbourg, mais la monarchie jésuitico-pontificale ne passera pas: telle semble être la leçon politico-religieuse du Criticón98.

Cette interprétation est confirmée par l'analyse de la signification des divers lieux qui, dans le Criticón, sont qualifiés de «centres». Face à Rome, le «centre» par excellence, tous les autres centres sont relativisés, voire dévalorisés, sans parler de l'anti-Rome qu'est la Babel sévillane.

Le premier lieu qui, dans la pérégrination d'Andrenio et Critilo, est qualifié de «centre» n'est autre que l'île de Sainte-Hélène. On a vu que Gracián faisait de cette île située en plein milieu de l'Atlantique le point géographique central d'un empire hispano-portugais -anachronique depuis 1640- sur lequel le soleil ne se couchait pas. Ce lieu clos insulaire a aussi une autre valeur symbolique: celle d'une sorte de paradis terrestre où Andrenio et Critilo, avant leur «entrée dans le monde» pécheur, contemplent dans la Nature les merveilles de Dieu. Mais il s'agit d'un lieu qui n'est qu'une ébauche imparfaite de l'autre île, située au point d'arrivée: l'île d'Immortalité où parviendront les pèlerins, venus de Rome, l'«entrée catholique du Ciel».

Le second lieu qualifié de «centre» est la capitale du roi Falimundo, «centre du mensonge99», «modèle de labyrinthes et centre de minotaures100», pour laquelle Séville sert de support géographique, comme l'a parfaitement démontré Benito Pelegrín. Il s'agit d'une Babylone, c'est-à-dire, suivant le schéma biblique, l'antithèse diabolique de Jérusalem, où, suivant le schéma catholique et baroque de Gracián, le double inversé de Rome. Cette vision négative de Séville, ainsi que de l'Andalousie, s'inscrit dans une longue tradition de méfiance, mêlée d'attirance, vis-à-vis d'une ville et d'une région profondément marquées par la civilisation musulmane. Dans un traité sur l'Antéchrist et la destruction de l'Espagne qui circula dans toute la péninsule aux XVe et XVIe siècles, l'on opposait la Haute-Espagne, celle des montagnes du Nord d'où partit la reconquête, à la Basse-Espagne, celle de l'Andalousie pécheresse, où les chrétiens eux-mêmes étaient contaminés par «les sales appétits charnels des maures maudits de la lignée d'Agar». Heureusement une armée conduite par un roi messianique, «el Encubierto», et composée de lions (c'est-à-dire des Castillans), d'éléphants (c'est-à-dire des princes), de licornes (c'est-à-dire des aristocrates) et de pauvres exterminera les mauvais riches et les mauvais prêtres et religieux de la ville d'Hercule (c'est-à-dire Séville); cette extermination purificatrice sera le prélude de la croisade définitive qui fera la reconquête de Jérusalem et contribuera à l'instauration des temps messianiques101. S'il avait connu ce texte, Gracián en aurait certainement ridiculisé le caractère apocalyptique et millénariste, mais ses images permettent de saisir la permanence d'un état d'esprit qui survécut à la reconquête de Grenade et même à l'expulsion des morisques de 1609: la suspiscion des Castillans et des Aragonais à l'égard de la périphérie andalouse et valencienne. Héritier de cette tradition, Gracián insinue, en parant l'Andalousie d'un vert fallacieux et luxurieux, que les vices légués par l'islam n'y sont pas morts; en revanche, il exalte l'Espagne centrale: Tolède, Madrid, l'Escorial, et surtout ce qu'il appelle la «bonne Espagne»: sa terre natale aragonaise dont les montagnes rappellent la Haute-Espagne de la prophétie qu'on vient de citer; et il n'est pas jusqu'à l'image de la licorne, ce symbole de pureté et de purification, qui ne soit employé par Gracián pour exalter l'expulsion des juifs par Ferdinand le Catholique et des morisques par Philippe III102.

Dans l'allégorie de Falimundo, roi de Babylone, on peut déceler -mais en partie seulement- la facette, négative pour Gracián, de Philippe IV, celle du roi qui aimait exagérément les fêtes dispendieuses et se reposait trop sur le machiavélique Olivares. Sachons gré à Benito Pelegrín d'avoir montré de façon claire et nuancée qu'il ne pouvait s'agir que de traits allusifs qui ne touchaient qu'à un aspect de la personnalité du monarque; un peu plus, et Gracián tombait dans le crime de lèse-majesté103. On peut voir surtout dans Falimundo -mais les deux interprétations ne s'excluent pas- le paradigme du monarque machiavélien qui incarne la diabolique raison d'État: Falimundo qui incite les paysans andalous à se révolter contre la sage Artemia, cela ne fait-il pas penser à Richelieu puis à Mazarin qui soufflèrent sur le feu de toutes les révoltes et conspirations qui agitèrent, à partir de 1640, les provinces périphériques de l'empire espagnol: rébellion des Catalans (1640), sécession du Portugal (1640), conspirations séparatistes, en Andalousie, du duc de Medina Sidonia et du marquis d'Ayamonte (1641), puis du seul marquis d'Ayamonte (1648), conspiration séparatiste, en Aragon, du duc de Híjar (1648), révoltes populaires en Sicile (1647), puis à Naples (1647-1648)104? À la machiavélique raison d'État de Falimundo-Richelieu-Mazarin, Artemia répond oeil pour oeil, mue par une légitime raison d'État au service de la bonne cause: artifice pour délivrer Andrenio des griffes du monstrueux Falimundo105, artifice pour réduire la révolte des paysans soulevés par l'insidieuse propagande de ce dernier106. La monarchie catholique ne faisait pas autrement lorsqu'elle encourageait, en réponse aux menées occultes de la France dans l'empire espagnol, les conspirations de Gaston d'Orléans contre Richelieu, puis Mazarin, et lorsqu'elle soutenait les Frondeurs contre Mazarin et le jeune Louis XIV. Falimundo en sa Babylone, c'est aussi l'incarnation allégorique des ennemis de la cause catholique et espagnole: les dirigeants français qui se sont juré d'abattre la puissance des Habsbourgs; c'est enfin l'esprit de révolte qui a agité les provinces périphériques de l'empire hispanique. Cette Andalousie trompeuse, ambiguë sur les plans politique et religieux, sur laquelle règne Falimundo, est, comme l'a montré Benito Pelegrín, la préfiguration de la France ambiguë; elle est aussi le paradigme de toutes ces terres périphériques qui se sont révoltées contre le coeur de la monarchie catholique et ont ainsi porté tort à Rome, le centre de la Chrétienté. L'anti-Rome de Falimundo, la Babel-Babylone où les deux pèlerins assistent aux mascarades, diaboliquement profanes, de la Fête-Dieu, ce n'est pas seulement Séville: ce serait tellement injurieux pour la ville que Gracián, d'ailleurs, ne l'identifie jamais explicitement107. C'est aussi un peu, comme on l'a déjà vu, la Barcelone du Corpus de la sang, ou la Naples révoltée de Masaniello, ce pêcheur dont Gracián fait un boucher, traditionnellement le plus abject des métiers, lorsqu'il condamne de façon très classique l'hydre révolutionnaire, ce monstre à plusieurs têtes, antithèse diaboliquement démocratique du corps mystique civil et religieux dont le roi et le pape sont respectivement les tètes108.

La Babylone de ce nouvel Antéchrist qu'est Falimundo109 dépasse donc considérablement le support géographique de Séville, qui ne méritait ni cet excès d'indignité ni l'excès d'honneur que lui conféraient ses humanistes en la qualifiant de Nouvelle Rome. N'oublions pas que si l'Espagne du Criticón recèle dans sa périphérie ce «centre du mensonge», c'est aussi pour les besoins de la logique temporelle du roman: Babylone ne pouvait se situer qu'à l'étape suivant l'«entrée du monde», au début du voyage de la vie, dont le terme terrestre est fixé à Rome, où les pèlerins, dans un parallélisme significatif, quitteront ce monde pécheur. La présence périphérique de Babylone ne porte donc pas tort à l'Espagne, même si elle montre que dans les royaumes les plus catholiques, comme dans les âmes les plus saintes, le diable peut être tapi, tel le ver dans le fruit.

Malgré sa périphérie pécheresse, l'Espagne est saine, et le qualificatif de «centre», cette fois-ci de façon positive, apparaît à trois reprises à son propos. D'abord à propos d'Artemia, l'allégorie de la Sagesse et du Savoir qui accompagne la transmigration des empires à laquelle on a déjà fait allusion; attirée par le prestige de la monarchie espagnole, Artemia s'est installée dans «este augusto centro de su estimación»110. C'est donc l'Espagne toute entière qui est ici qualifiée de «centre». Artemia finira par s'établir définitivement à Tolède, «centro no tanto material, cuanto formal de España»111. Bien quelle fût, en ce milieu du XVIIe siècle, en franche décadence, Tolède était encore un haut lieu culturel et gardait malgré tout son prestige de «ville impériale»; elle était toujours, ce qui était probablement le plus important pour Gracián, la capitale religieuse de l'Espagne et le chef-lieu d'une des quatre provinces jésuites, où il avait fait ses études d'humanités. Notons cependant que Gracián ne se livre pas à une exaltation messianique de Tolède qui porterait ombrage à Rome; on a vu que cela avait été nettement le cas avec le mouvement millénariste de Lucrecia de León, et partiellement le cas dans les oeuvres de Rodrigo de Yepes et de Juan de la Puente; mais on ne trouve rien de comparable dans le Criticón.

Andrenio et Critilo n'entrent pas dans Tolède, vers laquelle se dirigent Artemia et sa cour; quittant la compagnie de celle-ci, ils se dirigent vers Madrid, «centre de la monarchie»112. Plus loin, on peut lire l'éloge suivant de la capitale:

«una real madre de tantas naciones, una corona de dos mundos, un centro de tantos reinos, un joyel de entrambas Indias, un nido del mismo fénix y una esfera del Sol Católico»113.



Mais Madrid a aussi, pour Gracián, une face négative, puisqu'elle est également appelée «Babylone» et «labyrinthe», en raison des vices qui y prospèrent114: ce sont là les mêmes qualificatifs qu'avait reçus Séville. C'est pourquoi Artemia, malgré le prestige du «centre de la monarchie», refuse de s'y établir, préférant la cité de Tolède. On ne peut mieux dire la supériorité de la capitale religieuse sur la capitale politique. Madrid, pourtant le siège d'une des deux monarchies habsbourgs, est relativisée par rapport à une cité qui, sans être l'égale de Rome, en est l'image.

Curieusement, le palais de Virtelia, le lieu le plus excellent, juste après Rome, de la pérégrination d'Andrenio et Critilo, n'est pas qualifié de «centre». Le dernier lieu qui le soit avant l'entrée dans Rome, est le siège du «Trono del Mando», c'est-à-dire la capitale de l'empereur du Saint-Empire, Vienne très probablement. Contrairement à Madrid, dont on a souligné l'ambivalence, l'autre capitale des Habsbourgs est présentée, à première vue, de façon entièrement positive. Voilà qui confirmerait la remarque déjà faite au sujet de l'estime plus grande dans laquelle Gracián aurait tenu Ferdinand III d'Autriche par rapport à son cousin Philippe IV. L'empereur Ferdinand apparaît comme:

«La honra de nuestro siglo, la otra columna del non plus ultra de la fe, trono de la justicia, basa de la fortaleza y centro de toda virtud»115.



Mais si l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que la leçon essentielle de la «crise» intitulée El Trono del Mando est la relativisation de tout pouvoir humain: Gracián ne nous présente-t-il pas comme modèle ce roi mythique qui aurait abandonné sa charge pour devenir portefaix -«charge» bien moins lourde- et roi de lui-même?116 De plus, dans la «crise» antérieure, à propos de la cour d'Honoria, l'allégorie de l'honneur, Gracián nous avait prévenu «que toda gran corte es Babilonia»117.

Il ne reste plus aux pèlerins, d'autant plus désabusés qu'ils ont appris que Felisinda, le bonheur terrestre dont ils sont en quête, est partie pour Rome, qu'à rejoindre ce «centre des merveilles», «entrée catholique» du «centre de l'immortalité» et du Ciel.

Centro est vraiment un mot-clé chez Gracián. Il ne sert pas seulement à désigner les grandes étapes géographiques et symboliques de Sainte-Hélène, Séville, Tolède, Madrid, Vienne, Rome et de l'île d'Immortalité. Voici quelques exemples de son utilisation, parmi les plus significatifs:

1. «Luego que el Supremo Artífice tuvo acabada esta gran fábrica del mundo, dicen trató repartirla, alojando en sus estancias sus vivientes [...] Llegó el último el primero, digo el hombre, y examinado de su gusto y de su centro, dijo que él no se contentaba con menos que con todo el universo, y aún le parecía poco»118.



«Centre» a ici le sens de «lieu qui convient», «lieu naturel», «place qui doit être assignée», avec la notion d'ordre, de hiérarchie que cela implique.

2. «Es el sol -ponderó Critilo- la criatura que más ostentosamente retrata la majestuosa grandeza del Criador. Llámase sol, porque en su presencia todas las demás lumbreras se retiran: él sólo campea. Está en medio de los celestes orbes como en su centro, corazón del lucimiento y manantial perenne de la luz»119.



Gracián serait-il copernicien? C'est ce que semble suggérer ce passage, comme le fait remarquer Romera Navarro, qui observe cependant que Gracián se montre clairement ptoléméen dans d'autres endroits de l'Agudeza et du Criticón120. Je crois en fait que Gracián émet ici une théorie de type platonicien, plutôt que copernicien: le soleil, image de Dieu, est au centre non pas du système solaire tel que l'entendait Galilée, mais du monde céleste, immuable et incorruptible, hétérogène par rapport au monde sublunaire, où règnent la mort et la corruption. Il ne faut pas oublier que les théories de Galilée ne se limitent pas à l'héliocentrisme; approfondissant les hypothèses de Copernic, il ne réfute pas seulement la théorie géocentrique, mais aussi la théorie platonicienne classique, reprise par Gracián à la suite de tant d'autres121, de l'hétérogénéité entre le monde céleste et le monde sublunaire et terrestre; pour Galilée, les lois qui régissent la matière sont universelles, l'univers est définitivement désacralisé122. Gracián n'adopterait-il pas le système intermédiaire de Tycho-Brahé qui essaya de concilier le système ptoléméen et le système copernicien? Pour Tycho-Brahé, «le Soleil tourne autour de la Terre rendue ainsi à son lieu naturel, mais les planètes tournent autour du Soleil, ce qui ne présente pas d'inconvénient, puisque, corps célestes, elles sont dépourvues de masse»123.

En outre, Gracián ne peut qu'être fidèle à la thèse classique de la finitude du monde, définitivement réfutée par ses contemporains Descartes et Pascal. Dans le monde «indéfini» de Descartes, dans les «espaces infinis» de Pascal, la notion même de centre n'a plus de sens, sinon dans le cadre d'un système restreint, comme le système solaire. Pour reprendre l'image de Nicolas de Cues, ce précurseur, au XVe siècle, de la thèse de l'infinitude du monde découverte par les savants du XVIIe siècle, l'univers est un cercle dont la circonférence est nulle part, et le centre partout124. Pour Gracián, au contraire, le monde est clos et divisé entre le monde céleste, parfait, au centre duquel trône le Soleil, image platonicienne de la perfection divine, et le monde terrestre, corruptible, au centre duquel règne Rome, qui sert en quelque sorte de jonction entre la Terre et le Ciel.

3. «[...] cualquier cosa criada tiene su centro en orden al lugar, su duración en el tiempo y su fin especial en el obrar y en el ser. Por eso verás que están subordinadas unas a otras conforme al grado de su perfección [...] Unos y otros, árboles y animales, se reducen a servir a otro tercer grado de vivientes mucho más perfectos y superiores que sobre el crecer y el sentir añaden el raciocinar, el discurrir y entender; y éste es el hombre, que finalmente se ordena y se dirige para Dios, conociéndole, amándole y sirviéndole»125.



On retrouve ici, pour le mot «centre» le sens de «lieu naturel», de «place assignée dans l'ordre immuable du monde» que l'on a rencontré dans le premier exemple. À la notion de hiérarchie s'ajoutent celles d'anthropocentrisme et de théocentrisme, la seconde s'harmonisant avec la troisième: l'homme est le centre de l'univers terrestre, la nature est faite pour lui, car Dieu l'a voulu ainsi; mais l'homme est fait pour Dieu, qui est son principe et sa fin. Employant un langage classiquement scolastique, Gracián affirme que l'homme est «ordonné à Dieu» qui est la fin qui justifie son existence: ne pourrait-on pas voir s'ébaucher, dans ce texte, l'image d'un Dieu qui serait le «centre» de l'homme? Le centre, c'est-à-dire le but vers lequel il tend; le centre, c'est-à-dire la source qui au plus profond de lui-même, lui donne vie de la même manière que le soleil, «centre» du monde céleste, symbole platonicien de Dieu, est la «source éternelle de la lumière» (voir exemple n.º 2). On verra se préciser cette image dans les exemples suivants.

4. L'homme est un microcosme: tel est le grand thème classique développé dans la «crise» intitulée Moral anotomía [sic] del hombre. Voici comment la sage Artemia décrit le coeur, situé au centre de la «grande république du corps»:

«Es el rey de todos los demás miembros y por eso está en medio del cuerpo como en centro muy conservado, sin permitirse ni aun a los ojos [...] Tiene también dos empleos: el primero, ser fuente de la vida, ministrando valor en los espíritus a las demás partes, pero el más principal es el amar, siendo oficina del querer»126.



L'homme est bien l'abrégé de l'univers. Son coeur est à l'image du soleil, «centre» du monde céleste, «corazón del lucimiento», comme il est dit dans l'exemple n.º 2. Peu à peu nous voyons donc se construire le système de correspondances qui s'élabore autour du concept fondamental de centre.

5. Arrivés à la «douane de la vie», située au «centre sublime» des montagnes aragonaises qui marquent la frontière entre la jeunesse et l'âge mûr127, Andrenio et Critilo entendent ces conseils qui sont donnés à celui qui prétend devenir un homme accompli, qui en impose par sa «gravité» et son jugement:

«Advierta que el proporcional Euclides dio el punto a los niños, a los muchachos la línea, a los mozos la superficie y a los varones la profundidad y el centro»128.



Ce passage éclaire toutes les autres citations. C'est au centre de lui-même, au plus profond de lui-même que l'homme trouve la sagesse. À l'intérieur du microcosme du monde céleste que le suprême Horloger a voulu qu'il soit (exemple n.º 4), l'homme, centre de toute la Création, mais ordonné à Dieu (exemple n.º 3), doit retrouver au fond de son coeur le soleil qui éclaire sa vie (exemple n.º 2), situé dans son «centre», c'est-à-dire «à sa place naturelle» (exemples n.º 1 et 3)? Mais ce soleil est-il le Dieu des mystiques chrétiens qui estimaient depuis Eckhart et Tauler, les maîtres rhénans du mysticisme occidental, que Dieu se trouve au tréfonds de l'âme humaine? Est-ce le Dieu de Jésus-Christ qui est intimité et altérité, qui est lumière qui révèle par contraste les ténèbres du péché, qui sauve et pousse à agir et à aimer ses frères? Est-ce le Dieu de Pascal, cet esprit moderne ouvert aux «espaces infinis» et à l'infini de l'amour divin? Ou n'est-ce pas plutôt la sagesse du stoïcien, autarcique (du grec autarkeïa, auto-suffisance, indépendance, perfection), qui refuse l'échange avec ses semblables, à la manière d'Egenio (étymologiquement: «le nécessiteux») qui accompagne les deux héros à la «Foire de tout le monde» pour acquérir ce qui lui manque, n'achète rien et se retrouve «riche de lui-même», ce qui sert de conclusion à la première partie du roman129? N'est-ce pas la Sagesse du stoïcien qui marie l'autarcie à l'autarchie (du grec autarkhia, gouvernement de soi-même), à l'image de ce roi qui, à la fin de la deuxième partie, renonce à sa charge pour devenir «roi de lui-même»130? Le sage selon Gracián ne serait-il pas à lui même son propre soleil, centre d'un univers personnel aussi clos que l'univers physique auquel il s'obstinait à croire, comme la majorité de ses contemporains, malgré la révolution qui s'opérait? Il est sûr que la culture classique et la sensibilité de Gracián le conduisaient vers le second type d'attitude. Mais même s'il a eu du mal à concilier sagesse antique et christianisme, Gracián est jésuite, dans un monde catholique. Aussi ne manque-t-il pas de préciser, à la fin de la première partie du Criticón où il exalte la sagesse «autarcique» d'Egenio que «el sabio, consigo y Dios, tiene lo que basta». Au coeur de lui-même, c'est donc bien Dieu que le sage chrétien doit découvrir, peut-être pas le Dieu de la Bible mais sûrement celui de la religion hiérarchique et romaine de son temps.

6. Pour parachever cette analyse du symbolisme du centre dans le Criticón, il nous reste à lire une phrase de Critilo qui permet de saisir la pluralité des lectures possibles de l'oeuvre. Ayant appris que son épouse Felisinda, qui fait partie de la suite de l'ambassadeur d'Espagne, a quitté la cour de l'empereur pour Rome, il déclare à son guide:

«El mayor favor sería guiarnos a casa de aquel ínclito marqués embajador de España cuya casa es nuestro centro, donde pensamos poner término a nuestra prolija peregrinación hallando nuestra felicidad deseada»131.



Le «centre», le but de la pérégrination de Critilo et d'Andrenio, c'est pour eux de retrouver Felisinda, leur épouse et mère. Cette recherche de Felisinda, c'est aussi la quête du bonheur (Felis-inda, felicidad), quête qui finit par les conduire, sans qu'ils l'aient voulu au départ, à Rome, «centre» et but du voyage de la vie: tous les chemins de la grâce, lorsqu'elle est acceptée par l'homme qui y collabore par ses mérites, mènent à Rome. À Rome ils découvrent le «centre» de la Chrétienté, la Nouvelle Jérusalem terrestre qui unit la Terre et le Ciel, mais ils découvrent aussi ce qui est au «centre» d'eux-mêmes: la vraie sagesse, faite de stoïcisme antique et de christianisme. La prise de conscience définitive, par les pèlerins de la vie, de leur condition de mortels les amène à «se désabuser du monde» et à ratifier, pour l'éternité, le choix des vraies valeurs qui justifient les efforts de toute une vie: la Renommée fondée sur la Vertu et Dieu.

Le voyage de Critilo et d'Andrenio est l'aventure de la vie dans un cadre symbolique où l'allégorie se développe toujours à partir d'une réalité géo-politique concrète, quoique non réaliste. Mais c'est aussi, les deux niveaux de lecture étant complémentaires, un voyage depuis la «surface» des choses jusqu'au «centre» de l'âme, comme le suggère le cinquième des exemples cités. Engagés dans cette aventure intérieure, les pèlerins partent de la «surface», de la «périphérie» (la Nature et ses plaisirs légitimes, le commerce agréable avec les honnêtes gens) pour parvenir, après avoir triomphé des tentations, à Rome, le «centre» de leur âme. Suivant cette lecture, on peut voir tous les monstres qui apparaissent dans le Criticón comme autant de représentations des péchés que l'âme qui médite se fait à elle-même, suivant le schéma de la «composition de lieu» que saint Ignace recommandait dans ses Exercices spirituels132. Benito Pelegrín a déjà fait remarquer que la description du diabolique Falimundo fait penser à celle de Lucifer, «chef de tous les ennemis dans ce grand campement de Babylone», dans la «méditation des deux étendards» du quatrième jour de la deuxième semaine des Exercices133.

Quant à ce que Rome fût chez Gracián l'image de l'âme humaine, il ne faut pas s'en étonner si l'on considère que l'exégèse médiévale, suivant sa méthode qui distinguait quatre sens dans l'Écriture (un sens «littéral» et trois sens «mystiques») invitait à voir dans Jérusalem, chaque fois qu'il en était question dans la Bible: 1) la ville historique de Palestine (sens littéral); 2) l'Église militante (sens allégorique); 3) l'âme de chaque fidèle (sens moral); 4) la Jérusalem céleste (sens anagogique, c'est-à-dire figuratif du ciel et de la vie éternelle)134. Tant que la Jérusalem de Terre Sainte conservait son prestige, c'est-à-dire encore au XVIe siècle, les écrivains spirituels et mystiques parlaient naturellement de l'âme humaine comme s'il s'agissait de la Ville sainte, assiégée par les ennemis venus de Babylone, à moins qu'ils n'en parlent comme d'un château féodal; mais les deux images, à vrai dire, se superposaient puisque Jérusalem, celle d'en bas et celle d'en haut, était couramment représentée avec de hautes murailles dans l'iconographie du Moyen Âge et d'une première Renaissance encore marquée par la sensibilité gothique. Notons aussi que les Indes, considérées comme une terre promise par certains Espagnols, purent aussi signifier l'âme humaine et ses richesses surnaturelles. C'est ainsi qu'on peut lire, dans une épître adressée en 1577 par le capitán Francisco de Aldana à Arias Montano «sobre la contemplación de Dios y los requisitos della»:


«Mas ¿quién dirá, mas quién decir agora
podrá los peregrinos sentimientos
que el alma en sus potencias atesora?
aquellos ricos amontonamientos
de sobrecelestiales influencias,
dilatados de amor descubrimientos;
[...]
¡Oh grandes, oh riquísimas conquistas
de las Indias de Dios, de aquel gran mundo
tan escondido a las mundanas vistas!»135.



Comme le fait remarquer Elías L. Rivers, ce dernier tercet, sommet de l'épître, est probablement à l'origine du titre d'une autre oeuvre où l'image des Indes est appliquée à l'âme et au royaume de Dieu: les Diálogos de la conquista del espiritual y secreto reino de Dios de Fray Juan de los Ángeles, publié en 1595.

Dante quittait l'hémisphère habité pour rejoindre les antipodes où il situait le paradis terrestre à l'extrémité de l'axe qui le reliait à Jérusalem. Ces deux points faisaient rêver les hommes du Moyen Âge et de la Renaissance: espérance messianique centrée sur Jérusalem, recherche à la fois messianique, exotique et intéressée des paradis tropicaux, toutes ces aspirations se mêlant chez un homme comme Colomb. À l'époque de Gracián, Jérusalem était bien oubliée et pour ce jésuite de l'âge baroque, les paradis exotiques n'étaient plus que des terres où regnait l'idolâtrie que les missions s'employaient à combattre; mais ce mouvement missionnaire, loin d'engendrer l'utopie, n'avait de sens pour lui qu'en relation d'obéissance directe vis-à-vis de Rome.

Rome, capitale de la monarchie pontificale, mais aussi allégorie de l'âme humaine, celle du sage chrétien, non celle du mystique, est bien pour Gracián le centre des centres, tout le reste étant rejeté à la périphérie. Après les rêves de monarchie universelle espagnole, après les rêves exotiques des découvreurs du Moyen Âge et de la Renaissance, après les rêves messianiques d'expansion missionnaire, on assiste dans le Criticón comme au retour de l'Ulysse occidental. Que sert à l'homme de gagner l'univers, même pour Dieu, s'il ne garde fidélité absolue au Souverain Pontife, s'il n'a le regard fixé sur Rome, s'il n'a le regard fixé sur son âme136?



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