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Un conte de Voltaire traduit par Moratín


René Andioc





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Dans son discours de réception au Centro de Cultura Valenciana prononcé en avril 1962 et publié la même année par la Revista Valenciana de Filología1, Rafael Ferreres décrivait la vie menée par Leandro Fernández de Moratín au cours des dix mois qu'il passa dans la cité du Turia, de septembre 1812 à juillet 1813, après l'évacuation de la capitale. On sait que selon leur ami commun Juan Antonio Melón, Moratín et Estala s'étaient vu alors confier par le général Mazzuchelli, gouverneur de la ville, la publication du Diario de Valencia - «en que no hacían nada»2, jugement quelque peu excessif - pour justifier, semble-t-il, une aide économique accordée aux deux réfugiés, et que la rénovation entreprise par ces derniers, favorablement accueillie par nombre de lecteurs, tira pour quelque temps le périodique de son «insipidité» coutumière, au dire de l'un d'eux: alors parurent en effet des articles variés «sobre poesía, sobre costumbres, sobre el teatro, sobre la agricultura»3, qui élevèrent son niveau culturel; on fit une place aux oeuvres des poètes classiques, à celles des contemporains aussi, et notamment Meléndez Valdés; Moratín, pour sa part, publia cinq de ses poèmes, et l'on conçoit donc que Ferreres se soit également attaché à rechercher, parmi ces articles, malheureusement anonymes, ceux que l'on pourrait attribuer, avec quelque vraisemblance, à l'auteur de El sí de las niñas. «Nos inclinamos a creer -écrit-il-4 que varios de ellos se deben a Moratín. Aparecen sin firma y con el título de Sobre o Reflexiones sobre la materia que trata. En el Apéndice recojo los que me parecen más seguros [...] teniendo en cuenta rasgos de estilo, temas, posición ante aspectos sociales que se hallaban dentro de sus preocupaciones literarias y humanas», mais il reconnaît, à peine une ligne plus loin, la difficulté qu'il éprouve à «asegurarse de la identificación del autor teniendo presente los estilos parecidos de los escritores de aquel momento, así como los asuntos   -8-   comunes a todos, o a casi todos los ensayistas de esa época docente». Si le dernier article reproduit, signé de l'initiale «E», est vraisemblablement de la main d'Estala, comme l'estime Ferreres (un certain nombre d'éléments, que j'analyse ailleurs5, confirment le bien-fondé de cette attribution), il est plus malaisé de se prononcer sur la paternité des dix-huit autres, que l'auteur considère «posiblemente debidos a don Leandro F. de Moratín»6: certes, le petit développement sur les Caracteres de baxo cómico (6 et 8 avril), celui qui s'intitule Sobre la educación de las señoritas (15 mai) énoncent des idées, les expriment en des phrases, que la lecture de Moratín théoricien et praticien du théâtre nous a rendues familières, même si bien d'autres que lui ont usé d'une terminologie voisine, mais que dire par contre de l'article Sucesos memorables (18 avril), dont le contenu, l'Histoire naturelle de Buffon, et la référence explicite à son traducteur Estala, semblent plutôt désigner celui-ci comme le véritable auteur? D'autant plus qu'en un raccourci dont on appréciera la hardiesse, on attribue au traducteur le mérite d'avoir adopté dans cette édition le classement de Linné («En esta nueva traducción se ha clasificado la historia de Buffon según el sistema de Lineo»), alors que l'ouvrage, publié en 1802 chez l'éditeur madrilène Villalpando, s'intitulait en fait Compendio de la Historia Natural de Buffon, clasificado según el sistema de Linneo por Ricardo Castel, traducido e ilustrado por D. Pedro Estala... Il en est d'autres encore, sur la poésie épique ou lyrique, par exemple, que Moratín n'aurait sans doute pas désavoués, mais celui qui a particulièrement attiré mon attention n'a que peu de rapports avec les théories esthétiques ou socio-pédagogiques chères à «Inarco», même s'il témoigne à tout le moins, on va le voir, d'une certaine fidélité littéraire et, à y bien regarder, d'un trait de caractère que les circonstances n'avaient pu qu'accentuer chez lui: il s'agit du «discurso» intitulé brièvement Anécdota, qui parut dans le Diario de Valencia du 29 juin 1813.

Ferreres n'a en effet pas remarqué que derrière ce titre anodin se cache tout simplement la traduction d'un conte bref de Voltaire, Les deux consolés, et il est donc compréhensible que le récent ouvrage, si bien documenté, de Francisco Lafarga, Voltaire en España (1734-1835)7, n'en fasse pas mention. Tout y est pourtant, à l'exception d'un minuscule paragraphe (moins de quatre lignes dans l'édition de René Pomeau)8   -9-   dont il est difficile d'expliquer l'absence. Mais le problème de l'identité du traducteur reste malgré tout posé, même si Ferreres l'estime, on l'a dit, à demi résolu. Etait-ce donc bien Moratín? D. Leandro possédait avant la guerre, vraisemblablement depuis son premier voyage en France en 1787, les oeuvres complètes de Voltaire, «todo el V.», comme il l'écrit prudemment dans une lettre du 2 mai 17959, mais on peut légitimement douter qu'il les ait emportées dans ses maigres bagages de fugitif. Quoi qu'il en soit, malgré les dimensions réduites du texte, il est possible d'y glaner un certain nombre d'éléments susceptibles de confirmer l'hypothèse de l'érudit valencien; dès le début, dès le premier mot, même, une modification significative est introduite par le traducteur: le «grand philosophe Citophile» devient en espagnol «D. Hermeguncio, insigne filósofo», ce qui nous met aussitôt en mémoire le seul écrit du temps dans lequel, à ma connaissance, apparaisse ce nom, à savoir l'épître en vers A Claudio, dans laquelle Moratín s'en prend justement à un «filosofastro» dont l'humanitarisme bavard n'a d'égale que sa gloutonnerie:


Ayer don Ermeguncio, aquel pedante,
locuaz, declamador, a verme vino...10



Or, contrairement à Voltaire, le traducteur qualifie justement à deux reprises de pédant son personnage, et d'autre part D. Leandro venait à peine de publier, pour la première fois, le poème en question dans le même journal le 11 mai 1813, soit un mois et demi plus tôt, et il est difficile de ne pas voir dans ce discret rappel un clin d'oeil au lecteur informé: il avait agi de même en 1811 dans une note à l'Auto de fe de Logroño, signé, comme on sait, d'un pseudonyme11. Quant au H de «Hermeguncio» -dont l'étymologie m'échappe, si tant est qu'il y en ait une-, je pense qu'il s'explique par l'association, normale chez Moratín,   -10-   entre la pédanterie et le caractère de Don Hermógenes dans La comedia nueva12; dans mon édition de l'Epistolario de l'écrivain13 j'essayais, sans succès, d'expliquer une allusion de ce dernier à son adversaire Cristóbal Cladera, qu'il écrivait «Cla-de-ra» dans une lettre du 14 mai 1817, et je me demandais s'il ne s'agissait pas là d'une variété d'acrostiche. Or l'Epistola a Claudio, telle qu'elle parut dans le Diario de Valencia, ne comportait pas le sous-titre «El filosofastro», et il se trouve que les premières lettres du titre et des mots du premier vers: «...Claudio /Ayer D. Ermeguncio, aquel...», composent le patronyme de D. Cristóbal. De plus, «Cla-de-ra pedante» avait publié dans l'Espíritu de los mejores diarios14, qu'il dirigeait, un article sur la traite des Nègres, cet «atezado pueblo» -est-il écrit dans le poème- qui gémit enchaîné aux «duros eslabones» pour permettre aux Européens de savourer, comme D. Ermeguncio, leur chocolat15. Cette terminaison «-ncio», que l'on retrouve dans d'autres pseudonymes dont Moratín affuble ses victimes (Geroncio, Pedancio, Venancio), est la même que celle de «Fulgencio (del Soto)», nom d'emprunt sous lequel, très vraisemblablement, Cladera, ancien élève du séminaire de San Fulgencio de Murcie, rédigea une critique de El viejo y la niña en 1790; or, c'est sous les traits de Don Hermógenes, le pédant ridicule, que Moratín, de l'avis des contemporains, fit paraître sur scène Cladera dans La comedia nueva.

Poursuivons; il est une tournure que, jusqu'à présent, je n'ai trouvée que chez Moratín «imitant» le langage colloquial dans la scène 3 de l'acte premier de Le sí de las niñas: évoquant l'une des piètres gloires de sa famille, Doña Irene dit à propos du défunt évêque de Mechoacán: «y murió en el mar el buen religioso, que fue un quebranto para toda la familia... Hoy es y todavía estamos sintiendo su muerte»; et le philosophe de Voltaire revu par D. Leandro, évoquant l'imprudente princesse: «Hoy día es, y coxea la pobre señora que da lástima» («de   -11-   manière qu'aujourd'hui elle boîte visiblement»). On pourrait ajouter à cela quatre occurrences d'un «laísmo» bien connu, dont témoigne notamment la correspondance de l'auteur, mais le phénomène était alors trop répandu pour qu'il soit possible de le considérer comme probant; par contre, il n'est pas sans intérêt de remarquer que cette traduction du conte de Voltaire fut publiée -et vraisemblablement rédigée- la même année que celle de Candide: la Biblioteca Nacional de Madrid conserve en effet un exemplaire de l'édition de cette oeuvre réalisée en 1838 à Cadix par Santiponce16, et sa page de garde est enrichie d'une note au crayon inscrite par le précédent possesseur, lequel a signalé, dit-il, les «Variantes que con / la copia que del original / de [sic] Moratín hizo en Valencia en 1814/ y posee en la actuali/dad, ha encontrado respecto de este impreso / Pascual As[ensio?]. Malgré la rudesse de la syntaxe (qui fait parfois escamoter dans la transcription le «de» de la troisième ligne), il est hors de doute que la date de 1814 est celle de la copie réalisée par D. Pascual; Moratín, pour sa part, comme il l'explique lui-même dans sa correspondance17, quitta Valencia le 3 juillet 1813 et n'y revint que le 3 juin de l'année suivante; le 13 du même mois il fut envoyé en prison par le brave général Elío et n'en sortit le 21 que pour embarquer sur une goélette en direction de Barcelone; on l'imagine assez mal songeant à traduire du Voltaire au cours de cette brève période particulièrement peu propice, de sorte qu'il faut évidemment avancer d'un an la date de rédaction de l'original; ainsi, la traduction de Les deux consolés et celle de Candide étaient pratiquement contemporaines; Menéndez y Pelayo18, se basant sur les caractères utilisés et le format de l'ouvrage, estime d'ailleurs que la page de titre de l'édition gaditane de Candide n'est qu'une supercherie de l'éditeur valencien Cabrerizo, et Lafarga19, comme avant lui Odriozola, se dit convaincu de l'existence de deux éditions distinctes, l'une de Cadix, l'autre, justement, de Valencia, bien qu'il ne puisse en apporter la preuve pour l'instant, de sorte qu'il ne juge pas invraisemblable que Moratín ait pu donner son manuscrit à Cabrerizo au cours de son séjour dans cette dernière ville.

Quoi qu'il en soit, cette anecdote «consolante ou désolante, au choix du lecteur»20, parue dans le Diario de Valencia, me paraît exprimer, avec Candide, une «philosophie» assez proche, toutes proportions gardées, il   -12-   va de soi, de l'attitude dont témoignent quelques lettres écrites par Moratín au cours de l'épisode levantin: se contentant, faute de mieux, de «cultiver son jardin» après la tourmente, «étonné de se retrouver d'une humeur très gaie», comme l'écrit Voltaire à propos de Citophile et de son interlocutrice, Moratín laisse faire le temps21.

La fidélité du traducteur au texte de l'oeuvre originale admet, comme il était alors d'usage, à plus forte raison chez un dramaturge, quelques menues libertés destinées à rendre le récit -le dialogue en fait («esta conversación»)- plus alerte dans sa langue d'adoption: une interjection, deux tournures interrogatives, quelques présents de narration en asyndète, plusieurs petits détails supplémentaires logiquement suscités par le texte français (Hécube et Niobé s'entourent d'Inés de Castro, chère à Moratín, et d'autres grandes dames d'antan), mais un voile pudique, par contre, sur «le visage tout en feu» de l'amant et «le teint fort animé» de la dame, une conclusion, hélas, moins concise, car il faut bien dégager la moralité du conte, enfin -pourquoi pas?-, un léger contresens syntaxique çà et là, et voici Voltaire prêt à affronter, dans l'anonymat, le lecteur valencien.

On sait que Marchena publia en 1819 la traduction de treize contes de Voltaire, parmi lesquels figure Les deux consolés; ce texte étant de nos jours aisément accessible22, il ne m'a pas paru nécessaire de le reproduire en appendice; de toute façon, sa brièveté ne permet pas une comparaison vraiment fructueuse avec celui de Moratín23; mais il n'est par contre nullement déconseillé de confronter les deux Candide castillans et de mesurer leur fidélité à l'original français... Malgré ses nombreuses éditions, il était cependant nécessaire de transcrire le texte du bref récit de Voltaire en regard de la version que -«salvo meliori judicio», comme disaient élégamment les qualificateurs du Saint Office- je crois pouvoir   -13-   sans trop de risque attribuer à Leandro Moratín et que revoici donc24, enrichie de ces deux nouvelles parentés:

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Anécdota

D. Hermeguncio, insigne filósofo, decía en cierta ocasión a una señora que se hallaba en extremo afligida, y tenía muchísima razón en estarlo: señora Condesa, la Reyna de Inglaterra, hija de Enrique IV el Grande, fue sin duda alguna tan desdichada como Vmd. La echaron del reyno: estuvo a peligro de perecer entre las tempestades del océano, y vio morir a su augusto esposo en un suplicio. Lo siento por ella, dixo la señora, y continuó llorando sus propios males.

Pero ¡válgame Dios!, dixo el filósofo; ¿por qué no se acuerda Vmd. de la Reyna María Estuarda? Estaba aquella gran Princesa honestísimamente enamorada de un cierto músico, excelente tenor; súpolo el marido, y va y mata al músico delante de ella; y después su buena amiga y prima la Reyna Isabel, que se preciaba de muy doncella, al cabo de diez y ocho años que la tuvo encerrada en una prisión, la hizo cortar la cabeza en un cadahalso cubierto de terciopelo negro con franjas de oro. Mucha crueldad fue esa, dixo la señora, y volvió de nuevo a sumergirse en sus melancolías.

Tal vez habrá Vmd. oído hablar, añadió don Hermeguncio, de la hermosa Juana de Nápoles, que se vio aprisionada en un calabozo, y por último murió de muerte de garrote. ¿Se acuerda Vmd.? Sí, algo me acuerdo de eso, respondió la afligida.

Pues ahora la voy a referir a Vmd., prosiguió el pedante, lo que la sucedió a otra insigne Princesa, a quien yo enseñé la filosofía. Tenía esta dama un amante, como le tienen todas las grandes y hermosas Princesas, y estando un día con él en su quarto a solas, entra el padre, los halla en una actitud poco de su gusto, alza la mano, y plántale al caballero el más desaforado bofetón que se ha dado nunca a persona humana. Él, ciego de cólera, coge unas tenazas de la chimenea, sacúdele con ellas al padre, y le abre la cabeza, haciéndole una profunda herida, de la qual todavía lleva la cicatriz. La Princesita, llena de temor, se tiró por una ventana abaxo; tuércese un pie al caer, y hoy día es y coxea la pobre señora, que da lástima; porque en efecto, exceptuando la coxera, tiene un cuerpo que no parece sino que se le hicieron a torno. Pues no paró en esto, porque el airado padre condenó a muerte al enamorado caballero; y bien puede Vmd. inferir quán grande sería la aflicción de la Princesa, quando supo que le llevaban a ahorcar. Mucho tiempo después de habérsele ahorcado, tuve el gusto de visitarla en su prisión varias veces, y la pobrecita no me hablaba de otra cosa que de sus desgracias.

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¿Y por qué no quiere Vmd. que yo piense en las mías? dixo la Condesa. Porque no debe Vmd. pensar en ellas, replicó el filósofo; y porque habiendo existido en el mundo heroínas tan infelices, no es bien parecido que Vmd. se aflija y se desespere. Acuérdese Vmd. de Niobe, de Doña Inés de Castro, de Agripina, de Cleopatra, de la viuda de Pompeyo, de la Reyna Doña Blanca, de Hécuba, de... Y si yo hubiese vivido en tiempo de esas grandes señoras, dixo la Condesa, y para consolarlas de sus trabajos las hubiera Vmd. contado los míos, ¿piensa Vmd. que ninguna de ellas le hubiera sufrido a Vmd. su sermón pedantesco?

Al día siguiente de haber pasado esta conversación, se le murió a D. Hermeguncio un hijo que tenía, y el hombre se puso a punto de espirar con la pesadumbre. La señora mandó a su secretario que la hiciese una lista de todos los Reyes y Emperadores a quienes se les habían muerto los hijos, y mandó que se la llevasen al filósofo: él la leyó, vio que estaba exactamente escrita, sin la menor equivocación de nombres ni fechas; pero no por eso cesó de llorar la muerte de su hijo. Pasados tres meses se encontraron un día él y la señora, y uno y otro se admiraron al verse tan consolados y de buen humor. Reflexionaron profundamente acerca de aquella mudanza, y mandaron a un escultor que les hiciese una hermosa estatua que representaba al tiempo, colocáronla sobre un pedestal, y debaxo pusieron esta inscripción: Al que consuela.

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Les deux consolés

Le grand philosophe Citophile disait un jour à une femme désolée, et qui avait juste sujet de l'être: «Madame, la reine d'Angleterre, fille du grand Henri IV, a été aussi malheureuse que vous: on la chassa de ses royaumes; elle fut prête à périr sur l'Océan par les tempêtes; elle vit mourir son royal époux sur l'échafaud. -J'en suis fâchée pour elle, dit la dame»; et elle se mit à pleurer ses propres infortunes.

«Mais, dit Citophile, souvenez-vous de Marie Stuart: elle aimait fort honnêtement un brave musicien qui avait une très belle basse-taille. Son mari tua son musicien à ses yeux; et ensuite sa bonne amie et sa bonne parente, la reine Elisabeth, qui se disait pucelle, lui fit couper le cou sur un échafaud tendu de noir, après l'avoir tenue en prison dix-huit années. -Cela est fort cruel, répondit la dame»; et elle se replongea dans sa mélancolie.

«Vous avez peut-être entendu parler, dit le consolateur, de la belle Jeanne de Naples qui fut prise et étranglée? -Je m'en souviens confusément», dit l'affligée.

«II faut que je vous conte, ajouta l'autre, l'aventure d'une souveraine qui fut détrônée de mon temps après souper, et qui est morte dans une île déserte. -Je sais toute cette histoire», répondit la dame.

«Eh bien donc, je vais vous apprendre ce qui est arrivé à une autre grande princesse à qui j'ai montré la philosophie. Elle avait un amant, comme en ont toutes les grandes et belles princesses. Son père entra dans sa chambre, et surprit l'amant, qui avait le visage tout en feu et l'oeil étincelant comme une escarboucle; la dame aussi avait le teint fort animé. Le visage du jeune homme déplut tellement au père qu'il lui appliqua le plus énorme soufflet qu'on eût jamais donné dans sa province. L'amant prit une paire de pincettes et cassa la tête au beau-père, qui guérit à peine, et qui porte encore la cicatrice de cette blessure. L'amante, éperdue, sauta par la fenêtre et se démit le pied; de manière qu'aujourd'hui elle boîte visiblement, quoique d'ailleurs elle ait la taille admirable. L'amant fut condamné à la mort pour avoir cassé la tête à un très grand prince. Vous pouvez juger de l'état où était la princesse quand on menait pendre l'amant. Je l'ai vue longtemps lorsqu'elle était en prison; elle ne me   -17-   parlait jamais que de ses malheurs, -Pourquoi ne voulez-vous donc pas que je songe aux miens? lui dit la dame. -C'est, dit le philosophe, parce qu'il n'y faut pas songer, et que, tant de grandes dames ayant été si infortunées, il vous sied mal de vous désespérer. Songez à Hécube, songez à Niobé. -Ah! dit la dame, si j'avais vécu de leur temps, ou de celui de tant de belles princesses, et si pour les consoler vous leur aviez conté mes malheurs, pensez-vous qu'elles vous eussent écouté?»

Le lendemain, le philosophe perdit son fils unique, et fut sur le point d'en mourir de douleur. La dame fit dresser une liste de tous les rois qui avaient perdu leurs enfants, et la porta au philosophe; il la lut, la trouva fort exacte, et n'en pleura pas moins. Trois mois après ils se revirent, et furent étonnés de se retrouver d'une humeur très gaie. Ils firent ériger une belle statue au Temps, avec cette inscription: A CELUI QUI CONSOLE.





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