Selecciona una palabra y presiona la tecla d para obtener su definición.
Indice
Abajo

L'Église catholique espagnole face à la révolution française de 1789. Argumentation et manifestations contre-révolutionnaires pendant la seconde moitié du XIXe siècle

Solange Hibbs-Lissorgues





En 1889, la célébration du centenaire de l'Unité Catholique en Espagne organisée par les carlistes et les intégristes est destinée à rappeler aux catholiques «tièdes», aux «transaccionistas» que la sainte croisade contre le libéralisme et les principes révolutionnaires issus de 1789 n'est pas finie. Ce n'est pas une coïncidence si la célébration de ce centenaire organisée dans les villes les plus importantes d'Espagne apparaît comme une contre-manifestation par rapport au centenaire de la révolution française qui a lieu dans la nation voisine. Les catholiques de l'époque s'empresseront d'affirmer que l'année 1889 est une année «providentielle» puisqu'elle permet d'opposer «treize siècles de gloires catholiques espagnoles à un siècle d'impiété et d'hérésie». Ce sont là des propos qu'il faut interpréter dans le contexte religieux et politique de l'époque: de 1875 à la fin du XIXe siècle le grand débat entre la thèse et l'hypothèse1 déchire les catholiques espagnols et suscite des divisions qui atteignent toute la hiérarchie catholique. La référence de la Révolution de 1789 permet aux catholiques espagnols intransigeants de justifier la grande campagne de mobilisation à l'encontre de tous ceux qui ne partagent pas ce radicalisme religieux.

Mais les propos cités antérieurement rappellent également que tout au long du XIXe siècle l'attitude de l'Église espagnole n'a pas fondamentalement changé. L'Église s'est installée, et cela au moins jusqu'au début du XXe siècle, dans le camp contre-révolutionnaire. Les anathèmes -et les malédictions- lancés contre le libéralisme et la société moderne fruits pervers de la Révolution de 1789, sont les mêmes que ceux que prononcèrent des penseurs traditionnels comme Hervás, le père Alvarado et d'autres encore. Ce mouvement contre-révolutionnaire auquel s'identifie l'Église s'alimente d'une idéologie, d'une argumentation fondée sur le refus de la souveraineté de la raison, de l'individualisme, de la foi dans le progrès et la liberté.


L'Église face à la révolution de 1868: une mobilisation générale contre «l'odieux héritage» de 1789

En 1868, l'onde de choc de la révolution va sérieusement ébranler les structures séculaires sur lesquelles s'appuie l'Église pour exercer son contrôle sur la société et sur les mentalités.

La révolution de 1868 est pour les catholiques l'aboutissement d'un long processus de dégradation nationale; cette dégradation qui menace la nature fondamentalement religieuse de l'Espagne a été très largement suscitée par l'infiltration des idéaux révolutionnaires de 1789. Gabino Tejado, écrivain traditionaliste, analysant la situation au lendemain de la révolution de 1868, dresse un tableau des innombrables persécutions que l'Église catholique a subies depuis l'infiltration des idées libérales et rappelle que la première tentative constitutionnelle de 1812 est le fait des afrancesados imprégnés de la pensée révolutionnaire française2.

Les propos de Gabino Tejado reflètent toute la violence de l'affrontement entre l'Église et le pouvoir issu de la révolution de 1868. Affrontement qui provoque une rupture profonde et fait apparaître deux Espagnes irréconciliables3.

Il est opportun de souligner, même rapidement, comment l'Église s'organisa en un front défensif contre-révolutionnaire qui maniait les mythes et le langage déjà présents au début du siècle chez des représentants de la pensée traditionnelle comme Pérez y López, Forner ou Hervás4. Il convient d'identifier ce front défensif pour mieux comprendre la progressive radicalisation, après 1875, du secteur carliste et intégriste qui utilisa de façon presque constante les références à la Révolution française de 1789, considérée comme la cause de tous les maux.

On peut dire que pendant la période révolutionnaire apparaît un front idéologique uni dans lequel se situent aussi bien les carlistes et les catholiques de tendance intégriste que les catholiques plus modérés. L'ecclésiastique et journaliste catalan Eduardo Llanas, qui, à partir de la Restauration se démarque clairement des carlistes et des intégristes, explique à plusieurs reprises dans la presse comment les atteintes de la révolution aux intérêts de l'Église ont contribué à renforcer un front catholique contre-révolutionnaire5. Tous les catholiques défendaient alors une attitude de combat, caractérisée par son intransigeance.

Visions apocalyptiques et violences de discours sont constamment présentes dans la presse et les écrits catholiques du moment. Les références à la révolution française de 1789 qui a ouvert les vannes du «débordement de l'esprit et de la société» constituent la toile de fond. Écrivains et journalistes catholiques ne cessent de proclamer que les idées de progrès, de liberté et de civilisation s'opposent à la foi, au catholicisme6.

Dans l'émancipation de la raison prônée par le rationalisme, l'Église voit la substitution sacrilège de l'homme à Dieu. En dénonçant les principes «pervers» dont s'inspire le préambule du Code civil présenté au Parlement en mai 1869, l'évêque de Jaén, Antolín Monescillo, déclare que le libre examen qui présuppose l'indépendance de la raison est «une chose insensée» et que:

«[...] En realidad la razón del hombre no es soberana, ni el hombre es independiente»7.



D'autre part, en 1868, il existe la conviction profondément enracinée que la Révolution est le fruit d'une vaste conspiration destinée à détruire l'identité nationale de l'Espagne fondée sur le catholicisme et plus particulièrement sur son unité catholique. Le projet constitutionnel, prévoyant la liberté religieuse et présenté aux Cortes en septembre 1869, provoque une opposition générale de la part de différents secteurs catholiques et de la part du clergé qui dénonce les dangers que cela entraînerait pour l'Espagne. Parmi ces dangers apparaît l'invasion de certaines nations étrangères qui, jalouses de l'unité catholique espagnole, profiteraient de la liberté religieuse pour faire proliférer les sectes et des religions dangereuses. Ce sont l'ordre séculaire de l'Église et les traditions catholiques de l'Espagne qui sont menacés par une conspiration étrangère. Cette réaction «nationaliste» qui pousse certains écrivains et philosophes traditionalistes à prôner une totale fermeture de l'Espagne à toute nouveauté venant de l'extérieur n'est pas nouvelle. Et, comme le signale Javier Herrero, dès 1802 il existe «des théories qui constituent le noyau de la réaction absolutiste» qui se caractérisent par l'affirmation de l'existence d'une conspiration européenne destinée à détruire l'Église et la monarchie.

Déjà en 1851, dans son Ensayo sobre el catolicismo, el liberalismo y el socialismo, Donoso Cortés dénonçait l'infiltration des idées révolutionnaires issues de la Révolution française de 1789. Mañé y Flaquer explique que le voisinage de la France est à l'origine de la dégradation de la spécificité espagnole:

«Ha sido para nosotros una desgracia, una irreparable desgracia el vivir tan cerca de Francia. Esta circunstancia nos ha traído y indudablemente nos traerá males de consideración. Los galos tienen el arte de hacer todos los disparates que piensan, los germanos y nosotros tenemos la fatal inclinación de imitar a los franceses en todo lo malo»8.



La Révolution française de 1789 est perçue comme un véritable cataclysme qui a libéré des forces diaboliques et a largement empoisonné le XIXe siècle:

«El 1789 lo tiene todo invadido. Desde la primera educación hasta los límites de lo más avanzado en la esfera política, social y económica, se han esparramado las ideas filosóficas que tomaron carta de naturaleza durante el siglo XVIII»9.



Et dans le climat d'exaltation nationaliste qui est celui de l'Espagne au lendemain de la révolution de 1868, la France apparaît comme responsable de tous les maux:

«Una experiencia dolorosa se encargaría de demostrar que las doctrinas de la revolución francesa, traídas a esta católica tierra serían estériles para el bien y sólo fecundas para el mal»10.



Les agressions auxquelles doit faire face l'Espagne s'inscrivent dans un vaste plan de conspiration fomenté par les autres nations jalouses de la grandeur passée de l'Espagne et désireuses de porter atteinte à l'unité catholique:

«Quien no vea aquí una intriga política, una conspiración contra la paz, el orden y la prosperidad de los países católicos debe estar miserablemente ciego»11.



Pour l'Église espagnole de 1868, la révolution de septembre n'a fait qu'accentuer le grand combat entre le Bien et le Mal prédit par certains penseurs traditionalistes dont les prophéties apocalyptiques ont largement alimenté la vision exacerbée des secteurs catholiques les plus intransigeants de la fin du XIXe siècle.

Catholicisme et nationalisme apparaissent donc comme indissociables, et afin de démontrer la corrélation évidente entre les deux, certains écrivains catholiques puisent dans l'histoire passée de l'Espagne: la décadence de l'Espagne est toujours liée à la perte du sentiment religieux, à l'imitation des modèles étrangers et inversement c'est le catholicisme qui est à l'origine des gloires nationales de l'Espagne. La plupart du temps cette rétrospective historique débouche sur la nostalgie de la grandeur perdue de l'Espagne:

«La prueba de nuestra decadencia es a mi juicio, patente, concluyente, evidente, y subsiste para aconsejarnos sin cesar que es necesario trabajar en la regeneración de nuestra raza, que al fin y al cabo cuando no había perdido sus cualidades viriles, dio la ley a Europa, y al mundo antiguo un nuevo mundo»12.



L'essence catholique de l'Espagne est une arme idéologique qui va permettre à l'Église de s'opposer systématiquement à la pénétration des idées étrangères. Il s'agit évidemment de s'opposer surtout aux idées nouvelles, fruit du libéralisme, qui proviennent des nations décadentes et plus particulièrement de France.

Dans la presse de cette époque il y a une assimilation constante entre l'unité catholique et la nationalité espagnole. Cette assimilation débouche sur l'exaltation du passé grandiose de l'Espagne qui a forgé «la race hispanique» et permis l'affirmation de la suprématie de l'Espagne à certains moments clefs de son histoire13.

Le concept d'une essence de la nation, définie pour l'Espagne par le christianisme et certaines valeurs comme la fierté, la virilité, la foi, s'inscrit dans l'essor de ce nouveau nationalisme qui s'étend en Europe au début du XIXe siècle et dont les apologistes les plus connus sont des penseurs traditionalistes comme Campmany, l'abbé Hervás.

Cette conception de catholicisme national, et l'on pourrait même dire de «national catholicisme» sera constamment affirmée et revendiquée par le secteur intégriste et carliste après 1875. Il permet à ce secteur catholique de revendiquer une essence chrétienne de l'Espagne par opposition à toute hérésie, et surtout l'hérésie libérale, venue de l'extérieur. Comme nous le verrons, lors de la célébration du centenaire de l'unité catholique et de Recaredo en 1889, ce secteur catholique «pur et dur» opposera la France révolutionnaire de 1789 à l'Espagne catholique et élue par Dieu pour entreprendre «une sainte croisade».

En dehors de l'Église donc, point de salut et la révolution de 1868 en permettant la diffusion d'idées aussi néfastes aux yeux des catholiques que le libre examen, la liberté de conscience, l'affranchissement de l'État de l'Église, apparaît comme une menace pour la cohésion sociale. Ces idées ne sont pas nouvelles et déjà en 1850 Donoso Cortés avait affirmé:

«Fuera de la sumisión a la Iglesia no hay salvación para las sociedades humanas, de la misma manera que fuera de la sumisión de Dios no hay salvación para el hombre»14.



Bien évidemment, l'expansion de la Ière Internationale en Espagne dès 1868 et l'impact de la Commune en 1871 ne font que renforcer l'Église dans ses anathèmes à l'égard des principes révolutionnaires de 1789 qui ont permis que se propage «la dissolution sociale et les pernicieux principes d'égalité, de liberté et de fraternité».

En 1872, l'ecclésiastique catalan Joaquim Lluch y Garriga est un de ceux qui ne cessent de dénoncer ces principes qui exercent une influence pernicieuse sur les masses et menacent l'autorité de l'Église15.

Quant à l'ecclésiastique Sardá y Salvany, chantre de la contre-révolution et un des principaux théoriciens de l'intégrisme en Catalogne, il affirme, en se référant à la Commune, que cette «sanglante révolution» n'est, en fait, que le prolongement de 1789. Il reprend d'ailleurs, à son compte, dans ses écrits postérieurs, le thème de la révolution cosmopolite, développé au début du siècle par des traditionalistes comme De Maistre et Barruel; cette révolution, engendrée en France, s'est ensuite étendue à toute l'Europe et a permis que des gouvernements d'inspiration libérale s'enracinent sur le sol de nations essentiellement chrétiennes comme l'Espagne. Les contempteurs de ce «mal par excellence» qu'est la révolution de 1868 sont surtout, nous l'avons dit, les catholiques, carlistes et intégristes qui ne cessent de rappeler que si l'unité catholique de l'Espagne est menacée en 1869, c'est parce que l'Espagne n'a pas échappé, comme d'autres nations, au souffle révolutionnaire qui, depuis 1789, veut emporter l'Église et détruire la foi catholique. L'exaltation du passé glorieux de l'Espagne, la revendication d'un nationalisme religieux et d'une spécificité de l'Espagne sont des éléments constamment présents de la campagne d'offensive contre-révolutionnaire à laquelle s'identifient l'Église et la majorité des catholiques espagnols.

Au lendemain de la révolution de 1868, l'Église tient le même langage que celui que tenait Donoso Cortés en 1851:

«El liberalismo y el parlamentarismo producen en todas partes los mismos efectos: ese sistema ha venido al mundo para castigo del mundo: él acabará con todo, con el patriotismo, con la inteligencia, con la moralidad, con la honra. Es el mal, el mal puro, el mal esencial y substancial. Eso es el parlamentarismo y el liberalismo. Una de dos: o hay quien dé al traste con ese sistema, o ese sistema dará al traste con la nación española»16.



Le radicalisme de ces propos illustre de façon significative une des constantes du comportement de l'Église espagnole dans son ensemble jusqu'en 1875: une mobilisation générale qui débouchera sur une véritable tactique militante et de combat. En 1868, l'Église constate qu'elle n'est pas en mesure de freiner l'expansion des idées révolutionnaires et elle refuse de se livrer à une analyse des circonstances historiques du moment qui lui permettrait d'ajuster sa doctrine aux nouvelles structures sociales.




Le Syllabus et le Concile Vatican I. Deux événements majeurs du courant catholique contre-révolutionnaire

Le Syllabus et le Concile Vatican I eurent de profondes répercussions sur le comportement et l'état d'esprit des catholiques du XIXe siècle. La condamnation sans appel du libéralisme par Pie IX fut un élément décisif pour l'organisation d'une tactique militante et de «résistance» de la part des catholiques espagnols au lendemain de la révolution de 1868.

«Face aux principes désintégrateurs de la révolution française, face à la menace d'une société qui se sécularise chaque fois plus, le Concile Vatican I représente une réaction religieuse à laquelle adhère la majorité des catholiques espagnols et surtout le secteur traditionaliste»17.



Quant au Syllabus, qui était un catalogue des 80 principales erreurs contemporaines, il condamnait non seulement les erreurs politiques mais toutes celles qui touchaient à la philosophie, aux arts et aux sciences naturelles. En insufflant une vie nouvelle aux thèses traditionalistes dans ce qu'elles ont de plus réactionnaire, le Syllabus et le Concile Vatican I ont permis que se cristallise la doctrine intégriste et encouragé chez certains catholiques jusqu'au début du XXe siècle une attitude d'intolérance face à toute innovation, à toute rénovation du catholicisme.

Le Syllabus de 1864, qui condamnait catégoriquement toutes les hérésies suscitées par les principes révolutionnaires de 1789, la société libérale et le «régalisme», répondait à plusieurs finalités. Il constituait une réponse à deux tentatives historiques précises: l'affirmation d'un catholicisme libéral politique en France et en Belgique et les tentatives rénovatrices d'intellectuels catholiques qui comme Döllinger en Allemagne ou certains krausistes en Espagne revendiquaient une plus grande indépendance à l'égard de Rome. Toujours est-il que si le Syllabus est considéré par certains comme un exemple d'obscurantisme catholique et par d'autres comme une mise en garde nécessaire contre les dangers du libéralisme, il donne une impulsion nouvelle à un courant de pensée traditionnel, contre-révolutionnaire dont la permanence peut être constatée jusqu'au début du XXe siècle.

Pie IX, qui avait déclaré en 1871 en condamnant les catholiques libéraux français que ceux-ci représentaient un «danger pire que la Révolution et pire que la Commune» ne cessera de mettre les catholiques en garde contre ce «fléau» des temps modernes qu'est le libéralisme, engendré par les révolutionnaires français au siècle passé.

La politique religieuse définie par Pie IX constitue non seulement une réaction à un contexte politique précis mais aussi une remise à jour des thèses ultramontaines permettant d'élaborer un instrument de combat contre le libéralisme.




1876 à 1889: Les contre-centenaires: manifestations militantes du courant contre-révolutionnaire catholique

Bien qu'au lendemain de la révolution de 1868 la majorité des catholiques espagnols aient adhéré à une tactique défensive et militante fondée sur la revendication de l'unité catholique et le refus de valeurs libérales inspirées des idéaux révolutionnaires de 1789, au moment de la Restauration des débats suscités par les relations entre l'Église et la politique, la thèse et l'hypothèse divisent profondément les catholiques espagnols. Le pontificat de Léon XIII permet à un secteur catholique plus modéré de prendre ses distances par rapport aux carlistes et intégristes. Léon XIII adopte une attitude différente de celle de Pie IX en ce qui concerne l'action organisée des catholiques18. Il aspire à ce que ces derniers ne restent pas en marge de la société de leur temps et les invite à user des institutions libérales si cela peut permettre une meilleure défense des intérêts religieux. Il faut cependant bien souligner que si le changement d'attitude de Léon XIII par rapport à Pie IX est profond, la condamnation du libéralisme est inchangée.

Mais l'attitude plus conciliante de Léon XIII face à la société de son époque le fait apparaître aux yeux des intégristes et des carlistes comme le pape de l'hypothèse.

À partir de 1875, l'intransigeance catholique prônée par les tenants de l'intégrisme provoque un clivage profond entre les catholiques espagnols. C'est au nom du puritanisme religieux et d'une tactique qualifiée d'«anti-libérale» et de «contre-révolutionnaire» que les intégristes et les carlistes, ces derniers au moins, jusqu'en 1889, nient l'autorité de la hiérarchie catholique jugée trop conciliante à l'égard des pouvoirs établis. Cette attitude des intégristes espagnols qui n'est pas sans rappeler celle des ultramontains français face aux légitimistes est significative des pesanteurs qui pèsent sur l'Église catholique espagnole.

Pour le secteur catholique intransigeant l'assimilation entre nation espagnole et catholicisme est plus que jamais de mise. Par rapport à 1868, le langage n'a pas changé; les malédictions et prophéties apocalyptiques sont les mêmes que celles qui avaient été proférées par les tenants du radicalisme religieux du début du siècle. Maintenant les références à l'héritage de la révolution de 1789 s'inscrivent dans une campagne de mobilisation qui vise les catholiques modérés, «transaccionistas» ou «mestizos» contaminés par le libéralisme.

À partir de 1882, célébrations religieuses et surtout centenaires vont permettre au secteur intransigeant d'apparaître comme le seul défenseur légitime de «l'essence religieuse de l'Espagne»19. Pour les carlistes et les intégristes, ces manifestations religieuses, symboles d'un catholicisme hispanique, ne doivent à aucun prix être «récupérées» par les autorités officielles qui usurpent ainsi le label de catholiques.

Les centenaires sont l'occasion d'établir des comparaisons entre l'Espagne glorieuse des rois catholiques et de l'Inquisition et l'Espagne «pervertie par l'hérésie libérale».

Les écrivains carlistes et intégristes qui s'expriment dans la presse de cette époque expliquent que Dieu a voulu mettre à l'épreuve la foi des vrais catholiques et les inciter à réagir face au spectacle de la décadence espagnole. Par l'évocation de glorieuses épopées du passé, il s'agit de montrer que le moment est venu d'organiser une véritable «croisade». D'ailleurs, affirme encore une fois Sardá y Salvany, «la vie est un combat», et l'Église attend de ses fidèles qu'ils s'engagent sans faillir dans la grande armée de Dieu, qu'ils participent aux pèlerinages qui préparent ce combat:

«La vida es combate [...] El jefe es Cristo, que bajó del cielo para ensayar el primero las armas de esta guerra, y que sólo exige combatan los suyos en pos de Él y a su semejanza. El ejército es la multitud ordenada y fiel de los que le siguen [...]. No hay aquí el recurso de declararse neutral. La ley divina mándale empuñar las armas en su defensa: no hacerlo es ya con esto sólo declararse del bando contrario. No cabe por lo mismo pensarlo, ni discutirlo, ni andarse ideando transacciones [...] ¡Al arma, pues, todo el mundo!»20.



D'autre part, les interprétations historiques du passé de l'Espagne débouchent sur une identification constante entre patrie et religion. L'affirmation d'un catholicisme hispanique, que nous avons déjà évoquée, prend toute sa force pendant la célébration des centenaires. Il y a une véritable récupération du catholicisme qui est assimilé à un comportement précis: abnégation et sacrifice de sa vie pour un idéal, volonté de combat qui va jusqu'au mépris de tous les autres catholiques considérés comme «tièdes» ou transaccionistas. La vision manichéenne de l'histoire espagnole et les descriptions sombres et pessimistes des derniers événements politico-religieux qui ont affecté l'Espagne, depuis 1868, permettent aux intégristes et aux carlistes de revendiquer une régénération de l'Espagne: celle-ci ne peut passer que par l'unité catholique et le refus des libertés «perverses». À titre d'exemple, on peut citer l'ouvrage historico-traditionaliste de Modesto Hernández Villaescusa, Recaredo y la Unidad Católica, collaborateur de La Hormiga de Oro et du Correo Catalán21. Cet ouvrage reprend les doctrines passéistes et réactionnaires défendues par un grand nombre de carlistes et d'intégristes en 1880. Il contient la thèse de la supériorité morale du catholicisme et développe l'idée d'un «national-catholicisme». Or, affirme Villaescusa, c'est cette supériorité qui justifie toutes les entreprises destinées à préserver la pureté de la foi. Cet héroïsme chrétien a permis aux catholiques espagnols de forger l'unité religieuse de l'Espagne et de préserver ses traditions, son caractère unique, ou comme souligne l'auteur son «essence»:

«¿A quién debe España su gloriosa Reconquista? al sentimiento religioso. ¿Quién alentó, purificó, dio forma y dirección conveniente y adecuada a este sentimiento? La Iglesia. Todas las proezas de la Reconquista, ya sociales, ya individuales, están marcadas con este augusto sello»22.



De cette vision immobiliste de l'histoire se dégage une «essence» du peuple espagnol. L'auteur finit pas évoquer le nationalisme religieux qui est la base de l'identité de l'Espagne:

«Fundando sobre la inconmovible base de la religión el magnífico edificio de la nacionalidad española, modelando y purificando nuestro carácter nacional»23.



Or ce catholicisme hispanique, responsable des gloires du passé, n'a pu être entamé que par la contamination d'éléments étrangers, dont le libéralisme. Ce sont les «funestes» théories issues de la Révolution française qui menacent l'unité catholique. Dans ces circonstances, pour les carlistes et les intégristes qui défendent cette conception d'un christianisme hispanique, la célébration des centenaires est non seulement une manifestation religieuse mais aussi un véritable acte d'exaltation nationale. Pèlerinages et centenaires sont donc empreints d'une signification politique. Ces manifestations vont devenir de véritables campagnes de mobilisation.

C'est le cas lors de la célébration du XIIIe centenaire de l'Unité Catholique et de Recaredo soigneusement préparée dès juin 1888 par le secteur intégriste. Les carlistes n'adhèrent que plus tard à ce projet et El Siglo Futuro de Madrid exalte à son tour:

«[...] El glorioso aniversario, trece veces secular, de la conversión de la monarquía española del establecimiento de la Unidad Católica que hizo a España brazo derecho de la Iglesia civilizadora de las gentes bárbaras, salvadora de Europa, evangelizadora de América, espanto de la herejía [...]»24.



En fait, la célébration de ce centenaire obéit à deux finalités essentielles. Il apparaît d'abord, et surtout, comme un anti-centenaire au moment où en France va être célébré le centenaire de la Révolution de 1789.

Par ailleurs, l'apologie de l'Unité Catholique établie par Recaredo lors du troisième Concile de Tolède permet de condamner tous les catholiques qui, depuis la Restauration, ont renoncé à cette Unité Catholique. Condamnation bien sûr de la monarchie d'Alphonse XII, jugée trop conciliante par les intégristes et dont les concessions par rapport au libéralisme ne sont pas sans rappeler celles du roi Louis XVI qui avait «pactisé avec la révolution de 1789»25.

Les catholiques intransigeants espagnols veulent profiter de la célébration du centenaire de 1789 pour dénoncer à nouveau les acquis de la Révolution française. On assiste, en 1889, à l'organisation d'un contre-centenaire un peu partout en Espagne et surtout à Madrid et à Barcelone où les publications intégristes et carlistes tentent d'encadrer tous les «bons» catholiques et de les inciter à participer aux diverses manifestations. De toutes parts surgissent articles et brochures qui dénoncent «la satanique révolution française» et qui revendiquent la pureté de la foi «apanage de la race hispanique»26. On ne cesse de dénoncer, comme en 1868, cette hérésie étrangère qui a perverti l'identité nationale, «l'essence» chrétienne de l'Espagne:

«Si todas las naciones de Europa, y con ellas España, viven este siglo de las consecuencias de la revolución francesa, porque nuestras leyes actuales están inspiradas en sus máximas y calcadas en sus principios y nuestros gobiernos imbuidos en las falsas doctrinas que ella propaló, ¿presenciaremos inactivos el triunfo de la que engendró y llevó en su seno y lanzó al mundo para nuestro daño este monstruoso conjunto de miserias que nos rodean?27»



Les exhortations pastorales se succèdent et certains évêques, comme celui d'Oviedo, rappellent aux catholiques qu'il n'y a guère de différence entre la «sainte croisade» qu'il faut mener en mai 1889 contre le libéralisme et celle que l'héroïque et catholique Espagne avait organisée lors de l'invasion napoléonienne.

Quant à certaines revues catholiques, comme celle des pères capucins, El Mensajero Seráfico, elles dressent un tableau apocalyptique des conséquences de la Révolution française et de la décadence de la France:

«Hoy que el genio de la impiedad bate sus negras alas sobre la Europa entera; hoy que los bastardos hijos de la cristiana Francia se preparan a celebrar el centenario de la infame revolución del 89, sacando a la pública vergüenza las ignominias de su desolada patria»28.



Pour les intégristes et les carlistes la célébration de ces deux centenaires la même année est un «événement providentiel».

On retrouve dans la presse intégriste de 1889 les mêmes arguments que ceux de Joseph de Maistre qui affirmait que la Révolution de 1789 avait une fonction providentielle et que «la Divinité en employant des instruments aussi vils, punit pour régénérer»29.

La célébration du centenaire de 1789 doit inciter tous les catholiques à se mobiliser:

«Frente a frente coloca hoy la Providencia estos dos centenarios, representación de dos ideas y de dos banderas cuyo definitivo triunfo forma todavía hoy el problema de los destinos del mundo»30.



Cette coïncidence est en fait l'œuvre de Dieu et elle est aussi l'occasion pour les intégristes de revendiquer haut et fort le privilège d'être la «race» élue:

«De un ángulo a otro de la nación española repercute ya el eco de esta voz providencial [...]. Demos al mundo este nuevo ejemplo de lo que es y de lo que vale y de lo que puede nuestra raza todavía no degenerada de héroes y santos»31.



En parcourant les textes, et la presse intégristes et carlistes de cette époque, on est frappé de constater la fréquence de termes comme «raza hispánica», «raza latina» qui renvoient au concept d'un nationalisme, religieux déjà évoqué32. Concept qui est un des éléments essentiels de ce que l'on pourrait appeler l'idéologie intégriste et qui est alors largement présente dans les écrits de Menéndez Pelayo et dans nombre d'ouvrages historiques du moment33. Reprenant des idées déjà développées par Menéndez Pelayo, Sardá y Salvany explique que le libéralisme qui imprègne les institutions politiques espagnoles est une aberration historique qui n'est que passagère car nulle hérésie extérieure ne peut durablement pervertir «el modo de ser nacional».

La même démonstration et les mêmes arguments sont repris dans nombre d'ouvrages du moment qui se prétendent historiques et dont le titre est significatif. Citons certains de ceux qui surgirent au moment de la célébration du XIIIe centenaire de l'Unité Catholique.

Mentionnons d'abord l'ouvrage de l'archevêque Eduardo Villarasa: Falso supuesto de la decadencia de la raza latina dans lequel son auteur affirme que:

«la raza latina es delegada por la Providencia para llevar a cabo el grandioso plan de la civilización cristiana y [...] la raza triunfa. No importa todo lo realizado durante el siglo de la revolución francesa, no importa la considerable extensión de sus defectos [...] Todo lo que vemos de desastroso es extranjero»34.



Dans un autre ouvrage publié à l'occasion de la célébration du XIIIe centenaire de l'Unité Catholique, ouvrage que nous avons évoqué antérieurement et intitulé: Recaredo y la unidad católica; estudio histórico-crítico, Hernández Villaescusa exalte la supériorité morale du catholicisme et:

«El magnífico edificio de la nacionalidad española que modela y purifica nuestro carácter nacional»35.



Dans un discours destiné à réveiller l'ardeur combative des «bons» catholiques, un autre intégriste catalan, Estebanell y Suriñach condamne les catholiques qui ont trahi l'Espagne chrétienne en «collaborant» avec le libéralisme et en important les principes révolutionnaires de 1789:

«Señores: siguiendo el ejemplo de nuestros padres que lucharon sin tregua ni descanso, trabajemos para extirpar la malhadada semilla que al ser ignominiosamente arrojados, dejaron caer en el suelo español los hijos de la Francia revolucionaria y atea»36.



L'exaltation de cet hispanisme catholique se conjugue systématiquement dans ces écrits avec l'anathémisation de la corruption morale et politique de la France et de la révolution de 1789 qui symbolise l'antichristianisme.

C'est aussi ce que fait l'ecclésiastique intégriste Sardá y Salvany dont la plume prolifique et violente ne cesse de dénoncer les catholiques espagnols de la Restauration qui ont laissé la porte ouverte à tous les principes «pervers de la révolution satanique de 1789». Salvany attaque l'idéologie révolutionnaire appliquée au mot liberté et oppose les devoirs à l'égard de Dieu aux droits de l'homme:

«Aquel los hombres nacen y permanecen libres es una necedad o una blasfemia o ambas cosas a la vez [...] No, el hombre no nace libre ni permanece libre; nace vasallo de Dios y súbdito de su fe y ligado con los severos dictámenes de su natural razón primero y de la divina revelación después»37.



La déclaration des droits de Dieu doit être «le fondement de la contre-révolution» et elle doit inciter tout «bon» catholique à entreprendre une véritable croisade contre toute institution politique et contre tout catholique soupçonnés de complicité avec le libéralisme38.

Dans plusieurs chapitres d'un ouvrage qui peut être considéré comme un compendium de l'idéologie intégriste, El liberalismo es pecado, Salvany explique que si le libéralisme a pénétré en Espagne, c'est parce que le gouvernement de la Restauration, la monarchie alphonsine, la Unión Católica de Pidal sont entachés des principes révolutionnaires:

«Ya al aparecer en Francia en su primera Revolución la famosa declaración de los derechos del hombre en que estaban contenidos en germen los desatinos del moderno liberalismo, fue condenada esta declaración por Pío IX. Más tarde ampliada esta doctrina funesta, tomó en España el nombre con que en todas partes se le conoce hoy de liberalismo»39.



D'ailleurs, affirme cet ecclésiastique, comment ne pas comparer les faiblesses «transaccionistas» du souverain Louis XVI, «este primer tipo de la raza miserabilísima de los poderes transaccionistas y condescendientes», avec celles de la monarchie alphonsine? En effet, pendant la Restauration, Alphonse XII n'a pas hésité à «collaborer» avec un gouvernement libéral, de même qu'en 1789 Louis XVI a considéré:

«[...] Más cómodo pactar con la revolución que sucumbir en gloriosa batalla con ella»40.



De même que le fera le père Luis Coloma un peu plus tard avec son roman Pequeñeces, il s'agit de fustiger cette partie de la noblesse qui a fait des concessions impardonnables à la révolution et au libéralisme et qui a cessé d'être un des remparts traditionnels de la foi chrétienne.

Il est significatif de constater la fréquence dans certaines des publications, comme la Revista Popular, de la critique à l'encontre de la noblesse «pourrie» qui a pactisé avec la Révolution de 1789, comme ce fut le cas de Mirabeau:

«Cortesano corrompido, aristócrata degradado [...] resorte principal de la infernal constituyente»41.



En dénonçant la Déclaration des Droits de l'Homme de 1789, les catholiques «purs et durs» de cette époque reprennent l'argumentation développée déjà depuis un siècle par la contre-révolution catholique. On peut constater également une permanence au niveau des mythes qui alimentent cette argumentation: mythe du complot contre la chrétienne Espagne, mythe de la révolution cosmopolite. La Révolution de 1789 est le mal par excellence et en développant le thème d'une lutte universelle entre le bien et le mal les catholiques utilisent une symbolique présente dans tous les écrits de l'époque: symbolique de l'espace, fondée sur l'opposition entre l'Espagne et plus précisément Santiago de Compostela, symbole de la piété catholique en Europe, et la France, et surtout Paris, symbole de la corruption morale et espace de la révolution. Symbolique du temps fondée sur l'opposition entre la «glorieuse» époque de la Reconquête et le XVIIIe siècle, époque de l'émancipation de la raison et de l'individu. Symbolique religieuse avec l'invocation constante de la Vierge Marie, symbole de pureté et de foi, symbole d'intransigeance aux yeux des intégristes.

Nous l'avons vu, cette argumentation contre-révolutionnaire est le propre d'une Église fermée par principe, par instinct à tout souffle nouveau. Au lendemain de la révolution de 1868, le mythe de la Révolution française constitue une référence pour tous les catholiques qui se mobilisent contre les profonds bouleversements qui menacent l'Église. Après 1875, c'est surtout le secteur intégriste de l'Église, très vivace en Catalogne, qui reprend à son compte une argumentation forgée bien avant par des penseurs traditionnels comme Barruel et d'autres. Ce secteur intransigeant reprend les mêmes armes mais les adversaires ont changé. Jusqu'à la fin du siècle la polémique qui agite l'Église espagnole est celle de la thèse et de l'hypothèse.

On ne peut ignorer non plus qu'en 1889, l'organisation du contre-centenaire en Espagne, le langage employé par les catholiques intransigeants ont bien des points de contact avec les manifestations contre-révolutionnaires en France, au même moment, des catholiques français. Dans son ouvrage L'Église et la Révolution, 1789-1889, Pierre Perrard mentionne pour l'année 1889, «la célébration d'un véritable anti-centenaire, la formation d'une véritable ligue de la contre-révolution»42.







 
Indice