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La «Nouvelle Revue» et l'Espagne (1879-1892)

Yvan Lissorgues





En 1887, Clarín, toujours soucieux de la promotion de ses ouvrages, demande expressément à l'éditeur, Manuel Fernândez Lasanta, d'envoyer ses dernières productions, Nueva Campaña et Apolo en Pafos, à la Nouvelle Revue de Paris (Blanquat-Botrel, p. 34 et 35) . Il est possible que l'éditeur n'ait pas jugé utile d'accéder à la demande de l'auteur, mais il est certain que le nom de Leopoldo Alas n'apparaît à aucun moment dans la Nouvelle Revue, du moins jusqu'en 1888. D'ailleurs elle ne présente (brièvement) ou n'annonce dans son «Bulletin bibliographique», rejeté à la fin de chaque numéro, que des ouvrages traduits en français. De 1879 au début de 1888, les seuls auteurs cités sont Victor Cherbuliez (Amours fragiles, 15 mars 1880, Noirs et rouges, 15 avril 1881, La bête, 15 mars 1887) et Gustave Becquer (Légendes Espagnoles, 15 juin 1885). Clarín pouvait-il consulter la Nouvelle Revue, comme il le faisait pour la Revue des Deux Mondes? Il est permis d'en douter. D'abord parce qu'il ne la cite jamais dans ses articles; ensuite parce que, républicaine et fortement anti-canoviste (comme nous verrons), cette revue de Paris ne devait pas avoir les faveurs des conservateurs monarchistes espagnols et il est fort probable qu'elle n'arrivait pas au Casino d'Oviedo. Par contre, on peut imaginer sans risque d'erreur, que Clarín avait connu la Nouvelle Revue par l'intermédiaire de son ami et «chef politique» Emilio Castelar, ami personnel de Juliette Lamber, fondatrice et directrice de cette publication, et représentant en Espagne de la ligne politique défendue par la revue.

Aussi bien, l'intérêt de la Nouvelle Revue n'est-il pas dans la promotion en France de la littérature espagnole mais dans l'attention qu'elle porte à l'Espagne. La collection, dépouillée jusqu'au début de 1888, révèle la vision de la politique espagnole que, depuis Paris, pouvait avoir une personnalité intelligente, éclairée et républicaine convaincue, comme l'était Juliette Lamber, ou celle que, de Madrid même, avait le Comte Paul Vasili, diplomate (Russe?), en résidence à Madrid pendant quelques années (à partir, semble-t-il, de 1876), particulièrement bien introduit dans les milieux de la bonne société et familier de l'entourage du Roi.

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La Nouvelle Revue Politique, économique, scientifique et littéraire (format: 24 x 15), paraît le 1 et le 15 de chaque mois, du 1 octobre 1879 à 1892. Chaque numéro, de 250 à 300 pages, comporte de substantielles contributions de spécialistes en politique, en économie, en sciences et en liitérature, surtout français mais aussi parfois étrangers. L'unique collaborateur espagnol est Castelar. Elle publie des oeuvres de création, romans, nouvelles, contes (de Gustave Flaubert, Henry Gréville, Guy de Maupassant, Erckman-Chatrian, Tourguenief, etc.), des poèmes, surtout de poètes parnassiens (Leconte de L'Isle, François Coppée, Jean Aicard, Jules Gaillard, etc.). Enfin, elle comporte une série de rubriques fixes: «Lettres sur la politique extérieure», «Chronique politique», «Le journal de la quinzaine», «Bulletin bibliographique».

Toutes les contributions sont de haut niveau et, au gré de l'intérêt du lecteur actuel, méritent attention. Signalons sans insister une étude minutieuse et valorative, en deux livraisons (15 février et 1 mars 1880, pp. 217-218 et 440-461) des 20 premier romans des Rougon-Macquart, par T. Colani, «L'Espagne musulmane», par Hermile Reynald (1 janvier 1881, pp. 116-141), «La richesse. Essai d'économie politique positive» de Louis Denayrouze (1 février 1880), ou «Episodes de l'hitoire de la Contre-révolution» par Augustin Thierry (1 novembre 1880) ou encore «Les origines des sauvages» par Littré (1 juillet 1880). Ces quelques indications de surface «économie politique positive», valoration du naturalisme zolien, collaborations d'Augustin Thierry, de Littré, prédilection pour les poètes parnassiens révèlent une orientation positive, voire positiviste, sans que pour autant on puisse la considérer comme exclusive.

Il est certain que l'orientation de la revue est fortement marquée par la personnalité de sa directrice, Juliette Lamber, qui signe parfois ses oeuvres (romans, nouvelles, essais) du nom de son premier mari, La Messine, ou, plus souvent de celui du second, Adam (Préfet de police après la chute de l'Empire). Son salon, ouvert à partir de 1873, est le lieu de réunion de certains écrivains et des notables du Parti Républicain. Le premier numéro de la Nouvelle Revue (1 octobre 1879) est ouvert par un avant-propos, «A nos lecteurs», signé Juliette Lamber (Madame Adam), qui trace sans ambages les lignes de force de la pensée de la fondatrice et, partant, des orientations de la revue. Ces quelques pages, où s'exprime la «combativité patriotique» de Mme. Adam après la défaite de 1870, méritent un arrêt, car les idées qui y sont affirmées conditionnent la vision de la politique espagnole et de l'Espagne que donne la Nouvelle Revue. La publication s'inscrit dans une ère nouvelle, celle de la République, qui représente l'équilibre retrouvé «dans un milieu soulevé par la guerre et la révolution» (p. 9), grâce à la prise de responsabilité d'hommes nouveaux (grands industriels, grands ingénieurs, grands financiers) «portés au gouvernement de la République». «Ces hommes pratiques» (qualification vulgaire, précise Juliette Adam, «que la science ennoblira») «vont découvrir le réel, caché jusqu'ici par l'entassement des traditions et par les chimères des cerveaux imaginatifs». Positive efficacité donc, qui doit effacer les vestiges de l'ancien régime et se défier des idéalismes et qui ne peut être l'oeuvre que d'une élite («le gouvernement de tous s'apprend par le gouvernement de quelques-uns») qui favorisera l'individualisme libéral («les travaux individuels préparent aux travaux publics»). La philosophie sociale et politique de la Nouvelle Revue, exprimée avec netteté par Juliette Lamber, est celle de «l'ordre et du mouvement», préconisée par Auguste Comte et qui trouve enfin, après la chute de l'Empire, sa pleine possibilité d'expression pratique dans la nouvelle République. En outre, l'influence directe ou diffuse des idées sur les races, exprimées par Taine, donne une dimension identitaire, quasiment ontologique, à un nationalisme exacerbé par la défaite et résolument orienté vers la conquête de l'avenir. «Essayons de retrouver notre puissance dans nos vertus héréditaires» car «les instincts natifs de notre race nous conduisent sûrement aux vérités politiques et sociales et au progrès libérateur» (p. 10).

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pensée et la conviction possibiliste de l'auteur, dont le souhait est de voir «établir et conserver de jeunes républiques sur le sol de la vieille Europe» (p. 248). Le deuxième article, écrit huit ans plus tard («La politique démocratique en Espagne», 15 mars 1887, pp. 209-231), dresse le bilan des progressives conquêtes acquises par la lutte pied à pied des partis libéraux et des républicains d'ordre (Les efforts de Ruiz Zorrilla ne peuvent conduire qu'à l'insuccès car, écrit Castelar, «on ne fait rien en mettant la République au sommet du pouvoir, lorsqu'elle n'est pas encore faite dans la volonté et dans la conscience d'un peuple», p. 224). Il n'y a, en effet, pour Castelar et pour la majorité des intellectuels et des écrivains républicains espagnols (ceux, en particulier, qui gravitent autour de la Institucion Libre de Enseñanza) qu'une voie pour aller vers une vraie république, celle d'une évolution impulsée par la volonté de convaincre. «Grâce à cette politique, sans abdiquer aucune de nos croyances républicaines, nous avons aidé au progrès graduel de notre peuple et reconstitué la série de libertés proclamées par la révolution de septembre et perdues pendant la longue éclipse de la Restauration» (p. 230). C'est l'occasion pour Castelar de réitérer son «constant apostolat démocratique, à savoir qu'à plus de liberté devait correspondre plus d'ordre» (p. 224). La péroraison, comme toujours chez le grand orateur «admiré par tous, même par ses ennemis» (idée répétée par Mme. Adam et par le Comte Vasili), est la reprise au plus haut niveau des idées développées dans son discours «écrit», mais placées dans la dynamique du désir et de la volonté: «Entrons, comme il convient à la primauté de notre race et à nos immortels blasons historiques, dans la grande am-phictyonie de la démocratie européenne, en substituant aux révolutions violentes, l'évolution graduelle et mesurée qui nous préserve de tout retour en arrière en nous assurant le trésor de toutes nos réformes et de la réalisation de tous nos rêves» (p. 231). Deux aspects dans cette phrase adressée au peuple français méritent d'être soulignés, d'une part, l'allusion forte à la race et à la corrélative spécificité historique de la nation et, de l'autre, la volonté de faire de l'Espagne un pays moderne digne d'entrer dans l'amphictyonie (mot, soit dit en passant, que l'on retrouve parfois sous la plume de Clarín) de la démocratie européenne. Or, pour Castelar, le modèle de la démocratie européenne est la République conservatrice française, celle que Mme. Adam et sa revue s'emploient à consolider.

Pour la rédactrice de la Nouvelle Revue, Castelar est en Espagne «la référence absolue» et l'interlocuteur privilégié dans cette soeur latine (si étonnante!) qu'est l'Espagne. De longs extraits de ses discours sont cités à l'occasion; il est, pour Juliette Adam, le «très cher ami» (il l'est aussi, dit-on, pour Mme. Rattazzi, mais c'est une autre histoire); il est «l'ami de la France» accueilli, quand il vient à Paris, «par les républicains français comme leur frère et leur allié fidèle» (1 décembre 1886, p. 646).

Cette amitié, fondée sur l'admiration pour le talent du tribun espagnol, cimentée par une commune philosophie politique et entretenue par des relations étroites, est aussi renforcée, comme il est dit dans la citation précédente, par une position commune par rapport à ce que l'on pourrait appeler la politique extérieure, si cruciale pour la France de l'après 1870 , et qui est fondée sur un grand projet: celui du rapprochement des nations latines, la France, l'Italie et l'Espagne, susceptible, selon les républicains français, de faire pièce à l'influence allemande.

A ce sujet, la poème de Jules Gaillard, «Le chant des peuples latins» (1 novembre 1879, pp. 630-633) est l'expression synthétique du sentiment profond qui anime, par delà la Nouvelle Revue, le républicanisme français:


«Les trois nations soeurs France, Espagne, Italie
Dressent, en plein azur, leur front blanc
Recouvert d'une altière couronne [...]
Des côtes de Bretagne au détroit de Messine,
De l'onde Adriatique au clair Guadalete,
Croissez, peuples latins,car la sève latine
Est le sang de l'humanité [...]
Quand il fallait se battre on avait Charlemagne,
Quand il fallut railler, on eut Rabelais;
Puis, ce fut Cervantes, riant de par l'Espagne [...]».



Il s'agit bien, en effet, d'un projet, ou, à tout le moins, d'une aspiration, d'union latine pour faire contrepoids à la puissance expansioniste des nations du Nord. Même le libéral modéré que semble être le Comte Vasili (Russe?) partage cette conviction: «C'est l'Espagne peut-être qui décidera dans la grande bataille à livrer entre le Nord et les races latines» (p. 4).

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C'est dans cette perspective politique et philosophique bien balisée qu'il convient de lire les pages que Juliette Adam consacre, tous les quinze jours, à la politique espagnole dans sa rubrique «Lettres sur la politique extérieure». Le mot «lettres» peut surprendre, mais c'est sans doute le plus opportun pour traduire la forme d'information envoyée en permanence de Berlin, de Vienne, de Londres, d'Athènes, de Moscou, de Madrid, etc. par des informateurs attitrés (attachés d'ambassade, comme peut-être le Comte Vasili) ou par des personnalités diverses (par exemple, une lettre de Lopez Dominguez, publiée dans une des «Lettres sur la politique extérieure», révèle que celui-ci a envoyé son dernier discours à la rédactrice). Juliette Lamber, élabore ensuite ces informations selon son point de vue.

C'est dans cette même perspective, mais plus réceptive et infiniment plus ouverte, que se situent les «Lettres» du Comte Paul Vasili, publiées dans la Nouvelle Revue sous le titre «La Société de Madrid» (15 novembre, 1 décembre, 15 décembre 1885, 1 et 15 janvier 1886). L'ensemble est repris dans un ouvrage: La Société de Madrid, qui, en 1886, en est à sa troisième édition. Ce livre est certainement le témoignage en français le plus complet, le mieux informé, le plus «vivant, sur l'Espagne du dernier quart du XIXe siècle et, plus précisément, sur les cinq ou six premières années de la Restauration, durant lesquelles le Comte Vasili, qui se présente comme «un vieux diplomate» (p. 137), est en résidence à Madrid. Ce personnage, d'esprit alerte et à la plume facile, a déjà publié dans la Nouvelle Revue plusieurs ouvrages similaires: La Société de Berlin (1884), La Société de Vienne (1885), La Société de Londres (1885), résultats d'un itinéraire diplomatique particulièrement attentif aux milieux traversés et qui lui permet, au moins implicitement, de mieux mettre en valeur ce qu'il appelle l'originalié espagnole.

Le destinataire, probablement fictionnel, de ces «Lettres» est un jeune diplomate qui doit incessamment s'installer à Madrid et que son prédécesseur, prévenant, paternel et riche d'expérience, veut initier à l'Espagne. Chaque «Lettre» présente d'une manière homogène une facette de la vie madrilène et l'ensemble des vingt cinq «lettres» du livre (vingt deux ont été publiées dans la revue) constitue un tableau complet de la société de la capitale, tableau que nous, récepteurs du XXe siècle, pourrions structurer selon un schéma d'approche plus sociologique, à savoir:

  1. La Cour (Le Roi, l'entourage du Roi, la Cour..., bref, ce que Juliette Lamber appelle cosas de España, c'est-à-dire, les relations princières, les intrigues et les événements de la haute société qui alimentent les conversations dans le cercle réduit des «gens du monde», dans lequel le Comte Vasili évolue comme un poisson dans l'eau...).
  2. La politique (Les Coites, le Ministère, Cánovas et son parti, M. Sagasta et les libéraux dynastiques, le Carlisme et don Carlos, MM. Castelar, Ruiz Zorrilla, Pi y Margall, la politique espagnole, l'Armée et la Marine, les Ordres de Chevalerie).
  3. La société (Le bourgeois et le peuple, les Princes de la finance, les Grandes Familles, le Grand Monde, Toreros et Taureaux).
  4. La vie culturelle et littéraire (La Presse, la Littérature Espagnole, les Académies, la Théâtre, les Peintres Espagnols).
  5. Le corps diplomatique (sorte de codicille obligé).

Tableau «vivant», disions-nous, d'abord par la mise en scène d'une foule de personnages de premier plan, tous plus ou moins connus de l'auteur et fort bien campés et animés (depuis le Roi jusqu'à, par exemple, Santa Ana, le fondateur de La Correspondencia de España ou Georges Polak et Barrer, deux juifs, deux des hommes les plus riches du pays ou Lagartijo, etc., etc., sans oublier la galerie des hommes politiques et des militaires les plus éminents) mais aussi par la vivacité du style, qui est comme un regard souriant enveloppant les êtres et les choses. Style souple dans son impeccable correction, tout à la fois incisif, voire ironique et «diplomatique» par une certaine distance, qui révèle un regard bienveillant mais supérieur. Le Comte Vasili est manifestement un homme cultivé et un observateur fin et perspicace. Mais ce n'est pas un sociologue; plutôt un peintre, qui met en pleine lumière la haute société et en médaillons les grands personnages et rejette dans la grisaille du fond de toile ce qu'il appelle le peuple et le bourgeois (la bourgeoisie est «la grande plaie espagnole», p. 210), qui n'ont droit qu'aux couleurs déjà délavées des idées générales et des lieux communs. Cet ouvrage attrayant ne manque pas d'intérêt dans son ensemble. De nos jours, on peut s'y promener comme dans un roman historique qui a vraiment sa vérité d'époque. Aussi bien suffit-il d'inviter le lecteur à la promenade...

Ce qui nous intéresse ici, c'est le regard direct porté sur les choses d'Espagne. Regard direct, certes, mais conditionné, sans doute, par les lieux communs d'époque et orienté et coloré par une position idéologique somme toute assez proche de celle de Juliette Adam, même si elle est plus souple et moins tranchée. Le Comte Vasili, bien que d'esprit aristocratique, est un libéral qui ne dissimule pas sa position politico-philosophique, prend résolument parti pour l'opposition libérale et républicaine espagnole (p. 88) et déplore, en maints endroits de son livre, le poids réactionnaire de l'Eglise catholique. Par prudence «diplomatique» ou par manque de goût pour la chose, aucune «Lettre» n'est consacrée à la religion de ce peuple présenté comme dévot et en retard d'un siècle «sur les points où le catholicisme obscurcit son esprit» (p. 3). On pourrait appliquer au Comte Vasili le jugement qu'il porte sur Juan Valera: «un démocrate gentilhomme», «aristocrate par instinct et radical par genre» (p. 175).

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Pour l'essentiel, il y a communauté de vues, entre le Comte et la directrice de la Nouvelle Revue, sur la politique intérieure et aussi sur la politique extérieure de l'Espagne, bien que ce dernier point ne soit pas abordé de front par le brillant collaborateur diplomate.

Ces deux aspects, politique intérieure et politique internationale, sont dominants, pour ne pas dire exclusifs, dans le propos de Mme. Adam, alors qu'ils ne sont qu'incidents ou sous-jacents dans le témoignage du Comte Vasili. Il est donc opportun, pour éviter les méandres, de faire porter notre analyse, dans un premier temps, sur les articles, en prise directe sur les événements politiques espagnols de la quinzaine écoulée, de Juliette Adam et d'utiliser, à l'occasion, les éléments fournis par le Comte pour expliciter tel ou tel aspect et surtout pour donner de l'ampleur à la vision en angle aigu de la rédactrice de «Lettres sur la politique extérieure».

Madame Adam s'implique, en effet, totalement dans son discours et s'attribue la mission de porte-parole de la République française et de défenseur des intérêts moraux et politiques de la France. L'Espagne l'intéresse peut-être en soi, comme c'est le cas pour Paul Vasili, mais elle constitue avant tout pour elle (comme pour la France) un enjeu sur l'échiquier international. Sa rubrique bi-mensuelle est la constante recherche du positionnement de la France par rapport aux événements européens postérieurs a 1870, notamment ceux impulsés, selon elle, par l'expansionisme allemand et, à un degré moindre, anglais. Face à la politique de Bismarck et à celle du conservateur anglais Beaconsfield, la France recherche l'alliance de la Russie et surtout, comme il a été dit plus haut, elle essaie d'établir des relations privilégiées avec ses soeurs latines, l'Italie et l'Espagne. Face à cette dernière, la position de Mme. Adam est conditionnée par l'orientation générale de la politique extérieure française. Il convient de signaler, sans insister ici, que la clarté de cette ligne est parfois prétendument rehaussée mais en fait obscurcie par la prétention d'expliquer certains comportements par des allusions à l'emporte-pièce et bien rodées par l'usage romantique au caractère espagnol. Ces explications, soit disant ethnographiques mais sans fondement, fréquentes chez le Comte Vasili, ne sont pas rares sous la plume de Juliette Adam. Le général Salamanca «est un brave, un véritable espagnol», «étant donné le caractère espagnol si enthousiaste, si amoureux du combat...», écrit le Comte (p. 104 et 120) et Mme. Adam: l'Espagne «est restée chevaleresque. En Espagne le courage est une vertu publique. La volonté, la fierté, le dédain de la vie ne coûtent point aux Espagnols» (15 avril, 1880, p. 933).

Cette vision a priori de l'homme espagnol, impulsif, courageux mais désintéressé et généreux, qui a gardé, en somme, les traits de l'hidalgo traditionnel, les conduit à voir le système mis en place par Cánovas et dont les règles sont fixées par la constitution de 1876, comme trop artificiel, par rapport au caractère du peuple, pour être durable et, selon eux, cette précarité est une menace pour la monarchie elle-même, qui risque de sombrer une nouvelle fois dans l'agitation révolutionnaire. Pour eux, la révolution est latente dans l'Espagne de la Restauration car l'autoritarisme de Cánovas a créé une tension telle que «dans un pays demi-carliste et demi-républicain», le moindre incident peut dégénérer «et une fois la foule soulevée qui peut l'arrêter?» (Vasili, p. 105). Il semble bien que pour le regard extérieur de Mme. Adam et du Comte, la monarchie constitutionnelle soit, par la faute de Cánovas, dans une situation instable: «M. Cánovas est de ceux, écrit Juliette Adam, qui m'ont toujours l'air de conduire le pays à l'abîme» (1 mai 1880, p. 689). Ce qui est sûr, c'est que la révolution est inévitable («Si la révolution se fait...», «la prochaine révolution», Vasili, p. 21 et p. 128). Et la révolution n'est absolument pas la bonne voie pour aller vers la République, la vraie République. Sur ce point (comme sur beaucoup d'autres) Mme. Adam est en parfait accord avec Castelar. La République, écrit-elle après la mort d'Alphonse XII et à l'avènement du deuxième ministère Sagasta, «s'imposera bientôt» (il faudrait souligner ce dernier terme!), en Espagne, mais sans violence car «celui qui la fondera est le plus ardent, le plus réfléchi, le plus sage des hommes d'Etat espagnols, Emilio Castelar. Le grand orateur croit que la propagande des idées vaut mille fois mieux pour la République que les coups de fusil» (1 janvier, 1886, p. 215). L'ardent désir de Mme. Adam, comme sans doute du Comte Vasili et des républicains français proches de la revue, est que la soeur latine du Sud devienne une République et s'ils croient que leur désir est sur le point de devenir réalité, c'est que l'idée qu'ils se font de l'Espagne ne repose sur aucune analyse sociologique et les considérations sur l'impulsivité du caractère espagnol, qu'ils voient incarné en Ruiz zorrilla, ne sont pas les plus adéquates pour prendre la mesure de la situation.

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La vision du jeu politique et, dans le cas du Comte on peut même parler d'analyse, est pertinente, mais on ne va pas au-delà. Juliette Adam, depuis Paris, se contente de dénoncer le système des «candidatures officielles» imposées par le Ministre de l'Intérieur, système qui lui paraît difficile de corriger. Sagasta proclame en 1886 que les prochaines élections seront libres et Mme. Adam commente: «mais l'Espagne ne serait pas l'Espagne si le Ministre de l'Intérieur, qui est le grand Electeur de la Péninsule, ne contribuait pas à nommer ses officieux, qui constitueront la guardia negra, c'est-à-dire la majorité quand même du plus sympathique des hommes d'Etat espagnols, de M. Sagasta» (15 février, 1886, p. 878). Bien que le terme de caciquisme ne soit jamais utilisé, le mécanisme électoral est fort bien perçu et judicieusement démonté par Paul Vasili. La «Sixième lettre. Les Coites» (pp. 66-74) est sur ce point des élections et de la corruption parlementaire un morceau d'anthologie. «L'Espagne est sans cesse bouleversée par les élections» qui «sont des batailles, en effet, où partisans d'un côté et partisans de l'autre se tirent des coups de fusil au profit d'un candidat étranger, dont souvent ils entendent prononcer le nom pour la première fois au moment de la candidature» (p. 67). «Certains électeurs sont devenus depuis longtemps una machine à voter qu'on loue selon les besoins» (p. 67). Le maître d'oeuvre du système est Romero Robledo, «entièrement sympathique, malgré son système funeste d'acheter les hommes comme on achète des moutons» (p. 92). «Incomparable comme faiseur de parlements» (p. 91), il a monté «un vrai trompe-l'oeil politique très adroitement préparé» (p. 90). Quant au système parlementaire lui-même, il est régi par le jeu de la corruption: «Ces messieurs de l'une ou l'autre catégorie [c'est-à-dire canovistes ou sagastistes] votent tout ce que propose la politique ministérielle, à la condition d'obtenir en retour des emplois pour leurs parents et amis» (p. 70). Et quand Pidal («le jeune Torquemada») entre dans le ministère, c'est pour «favoriser ouvertement les carlistes ralliés (appelés mestizos) et les cléricaux et les mettre hardiment à la tête des plus hauts emplois de l'Etat» (p. 81) (On croirait lire un des nombreux articles dénonciateurs de Clarín...) Aux yeux d'un observateur étranger, un tel système, basé sur la corruption, ne peut être durable; accumulant rancoeurs et déceptions, il prépare l'explosion, la révolution, le pronunciamiento, l'abîme. A moins qu'une vraie politique libérale, celle, par exemple, que proclame Sagasta ne redresse ces «moeurs politiques».

Mais Sagasta déçoit. En 1881, son accession au pouvoir a fait naître de grands espoirs à Paris; il a, en effet, corrigé de nombreuses injustices commises par Cánovas, mais il n'a pas entrepris de réformes en profondeur. En 1886, Mme. Adam le juge trop timoré dans la mise en oeuvre des réformes promises: «Où sont les grandes réformes annoncées bruyamment?» (1 février 1886, p. 661). Reste Castelar. Le seul espoir d'une évolution vraiment libérale vers la République, c'est Castelar, qui s'accommoderait transitoirement d'une monarchie progressive car «une monarchie libérale engendrera une république libérale» (1 janvier 1886, p. 215). Le Comte Vasili fait, de son côté, un vibrant éloge du grand orateur républicain, qui «a foi en l'avenir» et «veut que l'idéal républicain se réalise à l'aide d'arguments et non par le force» (p. 120).

Pour Mme. Adam et aussi pour Paul Vasili, le responsable de cette déplorable situation, le coupable, c'est Cánovas. Pourtant, le Comte lui reconnaît, sur le mode ironique il est vrai, de grandes qualités politiques. C'est «une des personnalités les plus remarquables, non seulement en Espagne mais en Europe» (p. 84). «Son rôle politique, quoique funeste à la monarchie, a été bien rempli. Il a fait avec habileté tout ce qu'il pouvait faire pour retourner au temps de Ferdinand VII» (p. 87). «Sa main de fer, qui lui a valu la haine du pays libéral, n'en a pas moins soumis pour un temps les carlistes; il a divisé très habilement les républicains. Il a donné à l'Espagne dix ans de paix factice» (p. 88). Mais son mépris pour les hommes («Faute de boeufs, on laboure avec des ânes») l'a rendu impopulaire «dans un pays où la fierté et l'indépendance sont des qualités constantes» (p. 85).

Juliette Adam est, quant à elle, plus virulente dans sa critique sans nuance de Cánovas et de sa politique intérieure, peut-être parce que la politique extérieure du chef des conservateurs est résolument antirépublicaine et surtout antifrançaise.

D'abord Cánovas est réactionnaire et clérical et cette position suffirait à le rendre antipathique. Il a restreint les libertés, muselé la presse: «En deux semaines, à Madrid, on a poursuivi vingt deux feuilles tant libérales dynastiques que démocratiques, ultramontaines et carlistes. C'est un massacre général» (1 novembre 1880, p. 928). Il a fait de la corruption une méthode de gouvernement. C'est lui qui sera responsable de l'inévitable séparation de Cuba par le non respect des accords de Zanjón et par la brutalité de la répression de tout mouvement d'émancipation de la colonie (La conspiration de Mayari prouve que Cuba est loin d'être pacifiée: «quarante neuf créoles, parmi lesquels plusieurs chefs signataires de la convention de Zanjón viennent d'être condamnés et exécutés», 15 mai 1880, p. 452). De 1879 à 1881, Mme. Adam prête une attention toute particulière aux événements de Cuba. Curieusement, après la nomination de Sagasta comme Premier Ministre, en février 1881, Cuba est oublié dans «Lettres sur la politique extérieure». Avant cette date, les affaires de l'île sont l'objet d'un suivi permanent. Tel est le cas pour la question de l'esclavage qui devait être liée, selon les accords, «à la liberté du commerce» (15 janvier 1880, p. 444). «L'émancipation des esclaves exigeait comme corollaire la réforme économique», c'est-à-dire la fin du monopole imposé par la métropole. Il se pourrait donc que «l'insurrection essayât de trancher ce qui n'a pas été dénoué». «La révolte s'étend partout» (1 février 1880, p. 691). Martínez Campos, dont d'ailleurs les foucades ne cessent d'être soulignées, a été évincé par Cánovas et remplacé par le général Blanco pour avoir soutenu les accords de Zanjón, «c'est une chose bien scandaleuse» (15 février 1880, p. 943). Le Président du Conseil des Ministres faisant fi de toutes les revendications légitimes et dont la satisfaction était promise, met gravement en péril la cause nationale (15 mars et 15 avril 1880, p. 461 et 932). En mai 1880, une conférence est organisée par Cánovas, à Madrid, pour régler les affaires du Maroc (nous y reviendrons) et à ce propos Juliette Adam écrit: «Mieux vaudrait peut-être s'appliquer à garder Cuba, que de chercher à prendre le Maroc» (1 mai 1880, p. 213). Ainsi donc Cánovas, en appuyant avec force sur le couvercle conservateur, favorise le bouillonnement révolutionnaire dans la Péninsule et prépare l'explosion dans l'île. Il ne peut y avoir plus funeste politique, pourrait conclure la Nouvelle Revue.

La critique est forte et sans concession mais, au regard de Juliette Adam, il y a plus grave. Cánovas, les conservateurs espagnols et même le roi, blessent la fibre patriotique de la directrice de la Nouvelle Revue et probablement de tous les républicains français. «Nous ne saurions oublier que, depuis plusieurs années, la République française a été constamment malmenée par la presse gouvernementale de Madrid, quand elle n'était pas dénoncée aux colères de M. de Bismarck» (15 février 1881, p. 234). Le refus de Cánovas de donner son aval à la manifestation Paris-Murcie, organisée par la Nouvelle Revue pour venir en aide aux sinistrés des inondations de Murcie, est significatif. «M. Cánovas [...] a prétendu que la France était la République, que son chant national était La Marseillaise et que toute manifestation française est une manifestation républicaine faite pour exciter l'effervescence dans un pays monarchique» (1 février 1880, p. 209). «Le mauvais vouloir de Cánovas pour la République française» est intolérable (1 février 1881). D'autant plus qu'il s'accompagne d'une politique résolument pro-allemande, ce qui, pour la France, est insupportable et mobilise les énergies contre le chef du gouvernement espagnol et aussi, selon le Comte Paul Vasili, contre le Roi.

Celui-ci, en effet, a une admiration sans bornes pour l'armée allemande (Vasili, p. 8). A la suite de l'affaire des Carolines, qui a motivé une grande manifestation populaire à Madrid et le renvoi par le général Salamanca de l'Aigle rouge au kronprinz, le Comte écrit: «Il paraît que le Roi est plus favorable à la politique allemande que ne l'est son peuple et qu'il eût fait très aisément bon marché d'un archipel» (p. 60). Et Paul Vasili va plus loin: «L'ambition personnelle de don Alphonse et son désir de jouer un rôle militaire, qui inquiètent tous les partis et qui ont poussé le roi d'Espagne à se lier à la plus grande puissance militaire de l'Europe, à l'Allemagne, par des engagements que la duplicité prussienne a interprété à son seul profit» (p. 61). Quant à Cánovas, il a la prétention d'être un Bismarck (p. 136) mais c'est un Bismarck «à la petite main» (p. 86). Il y a donc parfaite communauté de vues entre Mme. Adam et le Comte Paul Vasili (Si ce dernier est russe, c'est un indice de la solidité de l'axe Paris-Moscou).

Il serait presque superflu de dire que le regard de Juliette Adam est fixé sur les faits, gestes et paroles de Cánovas. Rien ne lui échappe. «La figure des grands hommes d'Etat hante l'imagination de M. Cánovas. Lord Beaconsfield, malgré l'insuccès de ses aventures; M. de Bismarck, malgré l'influence néfaste qu'il a sur les destinées de la Prusse à l'intérieur et qu'il aura sur les destinées futures de la Prusse à l'extérieur, semblent enviables à M. Cánovas [...]. Une petite place dans l'alliance austro-allemande voilà des oeuvres pleines de gloire et pleines de promesses» (15 janvier 1880, pp. 444-445). A propos de la conférence sur le Maroc, du 15 mai 1880, elle écrit: «On prétend que l'Allemagne y réclamera des droits et un comptoir commercial sur la côte marocaine» (15 mai 1880, p. 452). Et quelques mois plus tard: «L'Allemagne, toujours l'Allemagne, elle est partout. L'Espagne, à laquelle, en 1870, elle a dû l'heureux prétexte d'une guerre avec la France, l'intéresse autant que notre soeur latine l'Italie. Le bruit de la cession du port de Santa Cruz sur les côtes marocaines (sic) avait déjà couru lors de la conférence de Madrid; il circule de nouveau, comme si M. Cánovas tenait avant tout à rechercher les bonnes grâces de M. de Bismarck» (1 novembre 1880, p. 927). Il n'est pas étonnant, pour Juliette Adam, que la presse de Berlin et de Vienne réclame l'entrée de l'Espagne dans le concert des nations européennes. La rédactrice de «Lettres sur la politique extérieure» cite un journal allemand qui préconise l'alliance avec l'Espagne pour contrecarrer l'influence anglaise et surtout française en Méditerranée. Cánovas qui «s'appellerait volontiers le Bismarck espagnol» se prêterait au jeu pour pouvoir jouer un rôle important dans le concert des grandes puissances (15 janvier 1881, p. 457).

Quel soulagement quand Sagasta devient Président du Conseil! Parce qu'il est libéral mais surtout parce qu'il est un ami de la France. «Les sympathies de la France sont acquises à des hommes qui avaient su flétrir les rancunes systématiques de leurs prédécesseurs contre notre République; il avait vraiment fallu toute Pâpreté, toute l'ambition de M. Cánovas pour maintenir les Pyrénées politiques dont les hauteurs plaisaient tant à M. de Bismarck» (1 février 1881, p. 952). Dès lors, il convient de resserrer les liens entre Paris et Madrid. Entre «deux nations voisines et de même race» (15 novembre 1880, p. 214), les relations doivent être, pour ainsi dire, naturelles, face aux alliances contre-nature préconisées par Cánovas... Si, grâce à l'action de Sagasta, la monarchie espagnole devient progressive, libérale, démocratique, il sera «inutile de tenter une révolution pour la seule forme du gouvernement» (15 mai 1881). D'autant que, comme le pense Castelar «une monarchie libérale engendre une république libérale». Il n'y a donc qu'à oeuvrer dans le sens de cette évolution, pour faire mûrir cette République con Castelar a la cabeza (comme la voit Clarín) et pour pouvoir livrer «la grande bataille [pas nécessairement guerrière] entre le Nord et les races latines» (Vasili, p. 4).

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Si la Nouvelle Revue ne répond pas à l'attente de Clarín de voir ses oeuvres promues à Paris, cette ville que l'on appelle «le cerveau du monde», cette capitale du goût, par laquelle passe la gloire (Vasili, p. 199), elle mème de l'extérieur et jusqu'en 1892, un combat similaire à celui que livre le provinciano universal d'Oviedo pour une République saine et authentique, dont la garantie morale sera Emilio Castelar.






Ouvrages cités

  • BLAMQUAT, Josette et BOTREL, Jean-François, Clarín y sus editores (1884-1893), Rennes, Université de Haute Bretagne, 1981.
  • VASILI, Comte Paul, La Société de Madrid, édition augmentée de lettres inédites, Paris, Nouvelle Revue, 23, Boulevard Poissonière, 23, 3.e édition, 1886.


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