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Les fêtes équestres dans «Les guerres civiles de Grenade» de Pérez de Hita

María Soledad Carrasco Urgoiti





Jusqu'à la fin du XIXe siècle Ginés Pérez de Hita était un nom connu en France de toute personne qui se plaisait à lire les romans du temps passé. On savait aussi que son livre Historia de los bandos de Abencerrajes y Zegríes o Guerras civiles de Granada avait connu un grand succès non seulement en Espagne, mais en France où il avait donné naissance au genre du roman hispano-mauresque1. Le motif des fêtes dont nous nous occupons, charmait tout spécialement des lecteurs qui trouvaient dans ce livre le portrait d'une société très raffinée, fameuse pour avoir fait un culte de la politesse et un art du costume et de la parure, ainsi que des sports aristocratiques, cavalcades et compétitions équestres2.

Malgré la place honorable que l'œuvre de Pérez de Hita tient dans l'histoire du roman, son attrait particulier n'a pas été expliqué de façon satisfaisante. Nous l'avons souvent lu comme un roman historique avant la lettre, dans lequel une série d'aventures et de galanteries fictives étaient placées dans la Grenade des Nasrids, pendant la guerre de conquête qui devait aboutir à l'écroulement du dernier état musulman de la Péninsule. On sait que les épisodes romanesques ont été inspirés en partie par l'Arioste, en partie par les «romances fronterizos» et les «romances moriscos», c'est-à-dire par des poèmes anonymes appartenant tantôt au genre de la ballade, tantôt à un type de poésie qui fleurit pendant la vie de Pérez de Hita et dans lequel un travesti mauresque était adopté au lieu du travesti pastoral pour exprimer des sentiments personnels3. Le style descriptif qui caractérise ces derniers se rattache à la coutume qu'avaient les nobles espagnols du temps de porter dans les fêtes équestres des habits et des armes mauresques. C'est un aspect du livre sur lequel Manuel Alvar est revenu récemment4.

Une analyse du caractère maniériste des Guerres civiles, due à Enrique Moreno Báez5 a le mérite d'examiner les éléments de composition par rapport aux positions esthétiques des contemporains de l'auteur. D'autre part il est important de signaler que de nos jours les études hispaniques prennent conscience des implications d'une partie considérable de la littérature espagnole qui se rapporte plus ou moins directement à la situation des maurisques. Songeons aux allusions que Marcel Bataillon a découvertes dans La pícara Justina, aux études de Vicente Llorens sur Don Quijote6, et aux investigations historiographiques sur la situation des grandes masses musulmanes converties au XVIe siècle, qui ont reçu une impulsion considérable des théories d'Américo Castro. Celles-ci révèlent la profonde scission causée dans la société espagnole de ce temps, et même dans la personnalité de bien des individus appartenant à la classe des «hidalgos» du fait des restrictions qui furent imposées aux nouveaux chrétiens, qu'ils fussent d'origine juive -et c'est à ce groupe que se rapportent plus spécialement les travaux de don Américo- ou maure7. En tenant compte de cet état d'âme collectif, je reviens à Ginés Pérez de Hita et je soumets qu'un sérieux souci du sort futur des maurisques est au fond de sa vision rayonnante des derniers temps de la Grenade Nasrid8.

Certains documents publiés en 19229 prouvent qu'immédiatement avant la révolte des maurisques de 1568, Pérez de Hita s'était établi comme artisan dans la ville de Lorca, qui se trouve près de l'ancienne frontière du royaume maure et fait partie d'une région de l'Espagne, l'ancien royaume de Murcie, où une nombreuse population de laboureurs et d'ouvriers d'origine «mudéjar» -c'est-à-dire des descendants de musulmans établis dans un royaume chrétien- vivaient en assez bonnes relations avec les vieux chrétiens10. Ginés était maître cordonnier et l'on fabriquait aussi dans son atelier des carrosses et des décorations pour les fêtes de la ville, dont on peut dire qu'il était aussi le poète -médiocre poète il faut l'admettre- car il fut chargé quelquefois de tous les aspects de la production des «autos» et «invenciones» et dédia à Lorca un long poème dans lequel il chante les gloires du passé et décrit les réjouissances qu'il aidait à organiser. Si l'on tient compte du fait que la manufacture d'objets en cuir, ainsi que l'industrie de la soie, avaient été perfectionnées par les artisans de Grenade, dont beaucoup s'étaient établis au cours du XVIe siècle à Murcie et dans ses environs, on ne peut douter que son métier le mettait en rapport avec des mauresques. Ces contacts firent vraisemblablement comprendre à Ginés la difficile situation dans laquelle ils étaient. En tout cas il garda des sentiments d'amitié envers ses anciens voisins, qui avaient été forcés d'abandonner le territoire de Grenade à la suite de la révolte des Alpujarras, et rendit visite, dans son lieu d'exil, au moins à l'un d'eux, qui deviendra le personnage le plus intéressant de son livre sur cette guerre11.

La question se pose d'ailleurs de savoir si Ginés n'appartenait pas lui-même à la classe des maurisques ou des vieux «mudéjares»12. En faveur d'une réponse affirmative on pourrait invoquer son idéalisation du passé musulman et surtout son souci de mettre en valeur la relation de parenté entre les chevaliers maures du XVe siècle et la haute classe des convertis grenadins de son temps. Il insiste sur le droit des membres de familles nobles dont les aïeux s'étaient convertis avant la prise de Grenade à être considérés comme de vieux chrétiens et à porter les armes13, ce qui le place nettement dans un courant d'opinion contraire aux restrictions imposées à cette classe. D'ailleurs, vers l'époque où Pérez de Hita composait son roman sur la fin du royaume Nasrid, quelques intellectuels maurisques eurent recours à une fourberie extraordinaire pour prouver que des Arabes s'étaient établis à Grenade au temps de l'empire romain et que beaucoup d'entre eux devinrent chrétiens et subirent le martyre. Un maurisque, Miguel de Luna, qui était le traducteur officiel de Philippe II, écrivit un livre pseudo-historique sur la conquête musulmane de l'Espagne, qui est également une œuvre de propagande indirecte se rapportant à la situation critique des descendants des Maures. Il est très possible, pourtant, que ni Luna ni les falsificateurs ne fussent des cripto-musulmans, car la position religieuse et le degré d'assimilation culturelle qu'on peut observer entre les familles bourgeoises de Grenade après la conquête sont extrêmement nuancés14.

La plus sérieuse objection -bien qu'elle ne soit pas insurmontable- à l'hypothèse que Pérez de Hita était un maurisque réside dans le sens général du livre, partie histoire, partie mémoires, qu'il écrivit sur la guerre des Alpujarras, à laquelle il prit part comme soldat du roi. Sa position est nettement celle d'un sujet loyal, et la franchise même de certaines de ses critiques renforce cette opinion. Ceci n'empêche qu'il ait pu avoir des liens de famille avec des maurisques. En fait, une partie considérable des convertis qui appartenaient à la petite noblesse refusa de prendre part à la révolte et vers la fin les pourparlers furent, dans une large mesure, conduits par des membres de cette classe douloureusement divisée. Quant aux jeunes gens des zones rurales, ils n'avaient souvent pas le choix du camp où ils devaient servir. Le municipe de Lorca eut grande peine à trouver des volontaires pour l'armée; Pérez de Hita ne s'enrôla qu'après plusieurs appels à la population et encore le fit-il en substitution d'un autre habitant de la ville15. Il est donc sûr qu'il devint soldat pour d'autres raisons que l'enthousiasme belliqueux. Pourtant, il combattit avec entrain et sa loyauté ne fut pas mise en doute, puisque après la fin de la guerre on le chargea de surveiller pendant quelques jours des prisonniers maurisques.

Ce livre même est un témoignage émouvant des souffrances de la population de l'Alpujarra, écrit avec une profonde sympathie pour les victimes des deux côtés. Son héros est le marquis de los Vélez, grand guerrier de vieux style dont le domaine était proche de Lorca, mais il accorde des traits d'une grande noblesse au Tuzaní, le converti qui venge la mort de sa bien-aimée. Quelques expressions sont bien appliquées aux maurisques, mais la lutte est vue comme une guerre civile de «chrétiens contre chrétiens»16 telle est son expression, et le livre se termine sur l'affirmation que la déportation des convertis grenadins fut une perte et une erreur. Si l'on tient compte des tableaux pathétiques montrant la douleur des bannis qui précèdent ces jugements, et du fait que le livre, dont nous ne connaissons d'ailleurs qu'une édition expurgée17, fut écrit alors que la menace d'une expulsion totale des maurisques devenait de plus en plus précise, il me semble très clair que l'auteur cherchait à influencer l'opinion en leur faveur. Cette attitude bien définie est à mon avis plus importante que l'hypothèse de l'ascendance, d'ailleurs impossible à résoudre.

Dans les Guerres civiles, roman dont les protagonistes sont des clans de chevaliers plutôt que des personnages individualisés, les scènes les plus importantes ont lieu en plein air, soit dans la Vega, face aux remparts de l'Alhambra, soit dans la place de Vivarrambla. La première localisation correspond au motif des combats entre les guerriers de Grenade et les chrétiens, la seconde aux compétitions des cavaliers maures, mais on ne saurait dire que les unes représentent la guerre et les autres le sport. Les rencontres que le romancier suit pas à pas ne sont jamais de grandes batailles, mais plutôt des faits d'armes ou des duels, précédés du défi de rigueur, et dans ces occasions les détails des costumes, armes et devises sont mis en valeur comme s'il s'agissait d'une fète. A travers cette brève série de combats, où apparaît l'influence de l'Arioste18 on observe une progression dans l'estime mutuelle des champions de Castille et de Grenade. Leurs relations évoluent vers l'amitié et finalement la confraternité dans la foi chrétienne. Par contre, l'inimitié croissante entre les clans grenadins transforme souvent la fête en un conflit sanglant, ce qui s'accorde bien avec le fait que c'est surtout la popularité des Abencérages que provoque la haine et l'envie.

Pérez de Hita, suivant peut-être la tendance maniériste à déplacer du centre de la composition le thème principal, a fait de l'hostilité entre les nobles familles de Grenade le principal sujet romanesque du livre, tandis qu'il a traité en historien des événements bien connus de la guerre de conquête. Mais ces intrigues parmi les grandes familles rivales, ne sont-elles pas l'expression littéraire d'une situation historique bien connue, la division et l'instabilité du royaume Nasrid? La Grenade des Guerres civiles, exquise et corrompue, est bien représentée dans la phase terminale d'une civilisation. A mesure que les motifs qui font ressortir la discorde et les forces de destruction internes deviennent plus fréquents, l'image galante et joyeuse de la cour du roi Chico se transforme en celle d'un lieu d'oppression. Les qualités chevaleresques de bravoure et de noblesse sont l'apanage des maures de Grenade, mais seulement une partie de cette noblesse est capable d'estimer et de pratiquer d'autres vertus qui ornent le chevalier chrétien. La défection des Abencérages et de leurs alliés est justifiée, en partie par un élan qui les porte vers une religion qu'ils jugent plus efficace comme soutien moral du souverain et de ses sujets. Leur annexion volontaire à l'armée des Rois Catholiques, dont ils admirent l'union et le dévouement, donne à la prise de Grenade dans les Guerres civiles un caractère tout particulier, puisqu'il s'agit d'une victoire morale plutôt que militaire. Cette interprétation du fait de la conquête nie implicitement le droit de traiter en vaincus les descendants des braves chevaliers convertis, sans que toutefois l'auteur entre directement dans le sujet délicat des clauses de capitulation qui ne furent pas respectées. En même temps, l'anéantissement de la nation musulmane est attribuée aux erreurs et aux divisions des grenadins eux-mêmes, ce qui en quelque sorte invalide le rêve de retour au passé cher à tant de maurisques. C'est cette double thèse qui se dégage de la lecture totale du livre, et à mon avis il est possible d'en discerner l'empreinte dans la conception littéraire des grandes fêtes équestres de la Grenade mauresque.

L'auteur des Guerres civiles oblige le lecteur à envisager l'action comme un proche témoin, surtout quand il s'agit de scènes qui se déroulent dans un vaste cadre urbain et champêtre, avec la participation de plusieurs groupes de personnes. Cet effet est réussi en partie grâce à la fusion de la technique descriptive minutieuse que l'on trouve dans les relations contemporaines des fêtes avec l'allure rapide, les brusques transitions du ton émotif et le sens dramatique qui caractérise les «romances». Il faut aussi tenir compte du soin avec lequel l'auteur coordonne les sujets fragmentaires de ces derniers -un tableau coloré, l'expression d'un état d'âme, une esquisse d'action guerrière- de façon à obtenir une intrigue romanesque suivie. En même temps des textes complets de poèmes sont souvent reproduits, juxtaposés et commentés comme s'il s'agissait de vrais reportages et que l'auteur ait tenu à établir ses sources. Il n'est pas toujours facile de savoir quand Pérez de Hita commet une erreur de perspective historique et quand il sélectionne la matière avec un plus grand souci d'avancer sa thèse ou simplement d'éveiller l'intérêt du lecteur que de respecter la vraisemblance du récit, selon les faits et les mœurs du temps de l'action. Il est probable qu'il n'était pas conscient de la stricte contemporanéité des «romances» esquissant le type du Maure valeureux, amoureux et jaloux, qui apparaissaient dans des florilèges vers le moment où il composait son roman. Il se peut aussi qu'il ait ignoré que cette Place de Vivarrambla, si apte pour la célébration des grands spectacles, n'existait pas dans la Grenade Nasrid en tant que place urbaine, quoique le nom désignât une esplanade où avaient lieu des cavalcades, aussi bien qu'une porte de la ville19. Mais en général, la tendance de Pérez de Hita à s'inspirer du milieu contemporain sert bien son intention, non seulement de rendre aimable et compréhensible la culture des Maures, mais aussi d'établir un lien étroit entre les mœurs courtoises de la plus prestigieuse société de son temps et le milieu duquel était issu ce groupe social déclassé, les descendants des bourgeois de la Grenade musulmane.

L'exotisme des vêtements, si fortement souligné dans les Guerres civiles, correspond aussi à un luxe contemporain, puisque l'habit mauresque était presque de rigueur dans le jeu de cannes et se portait en beaucoup d'occasions solennelles20. Cet aspect du livre a été éclairé par les recherches effectuées aux archives de l'Alhambra par Juan Martínez Ruiz21. Elles ont abouti à un répertoire de vêtements appartenant aux maurisques peu après la rébellion d'après les inventaires, ainsi qu'à un répertoire des mentions de chaque pièce du costume mauresque dans le texte de Pérez de Hita. Cette étude prouve que la garde-robe des riches maurisques correspondait presque en tout à celle des personnages des Guerres civiles. En ce qui concerne la richesse des étoffes et des parures, les descriptions du livre sont dépassées par le luxe réel des «marlotas» -manteau ample et très orné qui était un habit caractéristiquement grenadin adopté par les espagnols-, des capes ou «alquiceles», des toques de formes variées, qui se trouvaient dans les maisons de Grenade. Plus significatives encore que cet accord avec le milieu contemporain, sont les deux exceptions qui ont été relevées. Pérez de Hita emploie quarante-quatre fois le mot «librea» désignant le costume qui distinguait en Espagne, comme ailleurs en Europe, les serviteurs d'une même maison noble, ainsi que les membres de la même quadrille dans les jeux chevaleresques; pourtant, selon les inventaires, on ne trouvait point ce costume dans les maisons mauresques. Les Maures des derniers temps de Grenade nous apparaissent donc dans le livre comme étant plus hispanisés sous cet aspect que ne l'étaient leurs descendants quatre-vingts ans après la conquête. La seconde exception a un sens similaire: ni dans son roman du temps Nasrid ni dans ses mémoires de la guerre de l'Alpujarra, Pérez de Hita ne mentionne une seule fois l'«almalafa», ample cape dans laquelle s'enveloppaient les femmes mauresques, surtout celles du peuple, et qui cachait une partie de leur visage. Cette omission s'explique par le souci de l'écrivain de ne point encourager les crypto-musulmans de son temps à observer les prescriptions du Coran, en dépit des commandements de l'Inquisition, qui avait banni les habits maures et en particulier les capes ou voiles dont les femmes se servaient pour cacher leur visage. Les dames maures du roman montrent bien leurs visages, sauf en quelques occasions exceptionnelles, comme lorsque Haxa en deuil se présente à la cour22. Pourtant on danse bien la «zambra»23 -cette danse mauresque condamnée par les moralistes du temps- au palais du Roi Chico et cela à l'occasion de «saraos» qui semblent réglés par les mœurs courtoises espagnoles.

Le rayonnement et la division du royaume maure sont bien exprimés dans les chapitres des Guerres civiles qui ont pour sujet les fêtes. Les grands spectacles équestres de la place de Vivarrambla -quatre en tout- ont pour fonction de donner un sens collectif au thème des conflits individuels des chevaliers de Grenade, qui provenaient des romances, offrant d'ailleurs un point d'appui pour entrelacer les diverses intrigues amoureuses. Dans l'aspect descriptif on reconnaît les objets et la technique énumératrice des relations de fêtes de l'époque: on retrouve la même insistance sur le luxe de l'habit mauresque -presque toujours en deux couleurs-, le même goût, tout à fait européen, dans le choix des emblèmes et des devises, la même fantaisie dans les chars figuratifs au mécanisme ingénieux que l'on utilisait dans les entrées plus solennelles. Quant aux jeux sportifs il s'agissait bien de courses de taureaux, de jeux de cannes24, de tournois à thèmes chevaleresques qui jouissaient de la faveur et de la noblesse et du peuple. Seulement, dans les fêtes espagnoles du XVIe siècle, le costume mauresque et la situation empruntée à quelque livre de chevalerie qui servait d'introduction aux joutes étaient des éléments de fiction, tandis que dans le monde romanesque de Pérez de Hita les chevaliers habillés à la mauresque étaient des vrais Maures, et le sort de la reine de Grenade se décide, en effet, dans le jugement de Dieu qui est le dernier spectacle équestre du livre. Il en résulte que le monde de la fiction dépasse en authenticité la réalité vécue avec laquelle il est en évident rapport.

Le chapitre VI des Guerres civiles a pour principal sujet une course de taureaux suivie d'un jeu de cannes sur la place de Vivarrambla. Le lecteur est au courant d'un conseil secret du clan Zegrí avec ses alliés où il a été décidé de cacher sous les vêtements de fête des armes véritables et de provoquer l'indignation des Abencérages en portant leurs couleurs. En conséquence, l'on absorbe sans ennui, comme les détails de la mise en scène d'un drame qui se prépare, la copieuse information sur les costumes, les armes et l'ordre des quadrilles. Au moment où il déploie son magnifique tableau de mœurs chevaleresques qui est à la fois exotique et très espagnol par le luxe, les couleurs et l'élégance des mouvements, Pérez de Hita met aussi l'accent sur la charité des Abencérages. Il insiste sur les vertus qui les font tant aimer du peuple, leur loyauté dans l'amitié, et l'exquise courtoisie qui en fait les favoris des dames. La reine, rayonnante dans ses atours somptueux, est à sa fenêtre, entourée de nobles jeunes filles maures; les spectateurs venus de loin remplissent la Plaza. Tous vivent dans la joie du spectacle ainsi que l'émotion de la lutte contre les taureaux, qui est racontée avec la précision et le sens dramatique que doit posséder un bon reportage. Les mouvements des quadrilles de cavaliers pendant le jeu de cannes et le «caracol» par lequel il se terminait sont décrits en tenant compte des effets visuels et auditifs. L'auteur n'oublie pas de noter les émotions du public pendant les différentes phases du jeu. Et aux sentiments inspirés par la fête même il mêle, en romancier, l'enthousiasme du peuple envers les Abencérages dont il est fier, ce qui rend plus poignante l'irruption de la discorde, que provoquent les Zégris, et la fin sanglante de cette joyeuse journée. Une fête équestre similaire, décrite au chapitre XII, fait partie de la célébration du mariage des principaux personnages des intrigues amoureuses. Cette course de taureaux et ces jeux de cannes plutôt banals mais pleins de vitalité et de joie, offriront un contraste marqué avec le jugement de Dieu qui ferme le cycle des spectacles équestres.

Mais nous avons encore à considérer la fête -décrite aux chapitres IX et X- qui me semble la plus intéressante. Il s'agit d'un jeu de bague très élaboré qui s'ouvre par un défilé de chars de triomphe, ornés de motifs allégoriques et mythologiques, dans lesquels les chevaliers présentent les effigies des belles dames de Grenade. Après chaque compétition le portrait qu'avait porté le chevalier vaincu sera placé aux pieds de la statue représentant la bien-aimée du vainqueur. Quoiqu'en Espagne les jeux de bagues aient été en pleine vogue du temps de Pérez de Hita25, l'idée de présenter des portraits de dames comme thème de l'entrée n'est peut-être qu'une amplification romanesque de l'usage d'une devise d'amour, ou bien l'adaptation de la cérémonie d'introduction du chevalier par les dames qui eut lien dans certaines fêtes du Moyen Age26. Cet esprit plutôt archaïsant s'exprime cependant par des moyens qui lors de la composition du roman devaient être considérés comme modernes. Par exemple les effigies que portent tous les chars (sauf le château et la galère) sont des portraits exécutés avec une vraisemblance de détails dans la physionomie et les vêtements qui fait penser aux sculptures de bois polychrome qui atteignirent au XVIe siècle en Espagne un haut degré de qualité.

Plus singulier est le fait que cette entrée, qui semble une création de la fantaisie, met en œuvre les moyens dont les villes espagnoles d'une certaine importance pouvaient disposer pour les grandes célébrations religieuses ou civiques. Si Medina del Campo disposait de sept chars en 154327, le nombre de ceux que Pérez de Hita fait défiler à Vivarrambla est également de sept. Les deux premiers sont des chars triomphaux richement décorés et tirés par quatre chevaux. Un enfant ailé s'incline aux pieds de la figure féminine qui occupe le siège, ou bien dépose une couronne sur sa tête. Il s'agit bien de l'Amour et ceci n'est pas la seule allusion mythologique introduite dans le récit, mais le tout pourrait aussi servir pour la représentation d'une figure allégorique. Les deux chars suivants sont des «invenciones» pyrotechniques: la plus simple représente un immense serpent28, la plus compliquée un rocher couvert de verdure, autour duquel se déroule une petite pantomine inspirée du thème du château d'amour. A l'intérieur se tiennent cachés avec le portrait de la dame les quatre sauvages qui doivent le porter en triomphe. Viennent ensuite deux chars immenses, capables de porter au moins trente chevaliers, ils ont la forme d'une galère, portant de vraies pièces d'artillerie, et d'un château avec quatre portes praticables. Il s'agit évidemment de deux éléments forts persistants de la tradition processionnelle médiévale. Le dernier char, tout doré, est muni d'un espace intérieur pour les musiciens et d'un mécanisme placé au niveau supérieur, qui a extérieurement la forme d'un nuage et s'ouvre en huit parties pour se refermer plus tard. A l'intérieur apparaissent, sur un fond d'azur étoilé, une image dorée de Mahomet sur un siège, l'effigie de la dame, que le prophète est en train de couronner, et le cavalier lui-même. Il s'agit, sans doute, d'une adaptation, imaginée par l'artisan-romancier, d'un type assez répandu d'ouvrage mécanique en forme de nuée qui se déployait pour découvrir une scène céleste. On l'employa, par exemple, à Séville au XVe siècle29, et comme il est adapté à un char on doit le rapprocher de la représentation des «autos sacramentales». En fait, la description de Pérez de Hita indique qu'il envisageait un effet comparable, disons à celui de l'apparition de la justice à l'intérieur d'une nuée assez spacieuse pour contenir trois personnages, qu'on put voir en 1608 à Madrid lors d'une représentation, naturellement sur chars, de La adúltera perdonada de Lope de Vega30.

Quelques remarques sur des détails minimes de fabrication et de décoration, que Pérez de Hita connaissait bien comme constructeur de chars, renforçaient sans doute l'illusion d'un rapprochement entre le milieu contemporain et ce beau temps passé que crée l'imagination de l'auteur et qu'il présente comme une réalité historique.

Alternant avec la description des chars, les conversations des dames dont les portraits sont l'enjeu des combats, et l'expression véhémente des sentiments de triomphe ou de frustration des chevaliers soutiennent l'intrigue galante. Finalement la victoire sera remportée par un champion chrétien, le Grand Maître de Calatrava. L'absence de tout intérêt sentimental comme motivation des exploits de ce personnage, le symbolisme de son costume blanc orné de la croix qui est l'insigne de son ordre, font, il me semble, du triomphe qu'il remporte, une préfiguration de la conquête. On doit remarquer à ce sujet qu'au temps de Pérez de Hita il s'était déjà développé une structure des fêtes folkloriques dites de «maures et chrétiens», qui ont lieu encore aujourd'hui dans certaines régions d'Espagne -montagnes de Grenade, province d'Alicante et quelques villes isolées en Aragón- où la population mauresque était importante au XVIe siècle31. Et quoiqu'on ne trouve point dans les Guerres civiles les formules parallèles: défi des maures, victoire des maures, défi des chrétiens, victoire des chrétiens qui symbolisent l'histoire médiévale de la Péninsule, on devrait certainement accorder une valeur symbolique au défi lancé à Grenade par le chevalier chrétien.

Dans les Guerres civiles la noblesse et le peuple de Grenade se rassemblent une dernière fois à Vivarrambla pour assister au tournoi à outrance qui doit établir l'innocence ou la culpabilité de la femme du roi maure. L'adaptation du motif de la reine faussement accusée d'adultère, qui était très répandu dans la littérature chevaleresque32, offrait à Pérez de Hita plusieurs avantages. D'abord, l'envie que les Zégris portaient aux Abencérages pouvait, dans sa création romanesque, aboutir logiquement à une calomnie; ensuite, les lecteurs accepteraient comme vraisemblable la soudaine furie sanguinaire du roi maure si la jalousie en était la cause. Cette transformation était nécessaire puisqu'auparavant l'atmosphère de la Grenade galante et joyeuse avait déterminé le caractère aimable du roi, et qu'il convenait maintenant de faire de lui le protagoniste d'un sujet légendaire préexistant, qui rendait un roi de Grenade coupable d'avoir mis à mort plusieurs membres de la famille des Abencérages. En fusionnant ce thème avec celui de la reine calomniée on obtenait un sujet romanesque bien défini qui aboutissait logiquement, selon le principe de justice poétique, au fait historique de la perte du royaume de Grenade par Boabdil.

De plus, il est probable que cet organisateur de jeux et de spectacles qu'était Pérez de Hita cherchait une occasion de décrire un tournoi en règle. Cette fois il s'agirait d'un duel a mort dans une atmosphère de deuil, qui offrait un contraste avec l'image gaie et colorée des jeux équestres précédents. Dans la mesure où ce deuil collectif avait un rapport avec la mort des Abencérages, Pérez de Hita restait dans la tradition de la légende, telle qu'elle apparaissait dans le roman anonyme El Abencerraje. On trouvait également dans cette œuvre un locus amœnus, ainsi que dans le récit calomnieux des Zégris chez Pérez de Hita. Il est d'ailleurs possible de discerner un trait maniériste des Guerres civiles dans ce mélange d'illusion et de réalité qui consiste à situer une scène inventée par certains personnages dans un cadre réel et très connu. L'évocation de l'Abencérage rêveur flânant dans le verger royal comporte une note d'érotisme discret qui est absente des aventures galantes, tandis que la calomnie donne lieu à des scènes d'horreurs qui sont également exceptionnelles dans l'œuvre. Et tout ceci contribuera, sans doute, à faire de cet épisode un des thèmes caractéristiques des romans hispano-mauresques.

Les fausses apparences continuent à distinguer cette partie du roman, puisque les champions chrétiens à qui la reine a confié secrètement sa défense cachent leur identité sous un déguisement turc. Il y a ici, d'ailleurs, un jeu d'occultation et de révélation partielle de la réalité: les faux turcs déclarent qu'ils viennent d'être renseignés sur la situation de la reine, mais les devises qu'ils portent montrent en chaque cas la tête coupée d'un maure et contiennent des allusions à la vraie personnalité des chevaliers. Les grenadins plus avisés se rendent compte qu'ils sont venus exprès pour l'occasion, mais l'auteur se tait sur le sens plus profond de ces emblèmes, qui font évidemment allusion à la conquête de Grenade, et de cette victoire à Vivarrambla des quatre champions chrétiens, dont l'un d'eux -le Maître de Calatrava- avait déjà triomphé au même lieu.

Du point de vue du spectacle nous retrouvons l'inspiration des fêtes contemporaines, puisqu'il arrivait que l'on organisât des tournois à fin prévue, précédés d'une pantomime ou bien d'une pièce à thème chevaleresque. Pérez de Hita avait organisé lui-même à Lorca de telles réjouissances33, dont l'un des exemples espagnols les plus remarquables fut la représentation à Burgos, en 1570, d'un épisode de l'Amadis qui se terminait par une naumachie34.

Le combat à outrance des Guerres civiles est le spectacle équestre le moins réussi, probablement parce qu'il lui manque cette étincelle de vie, empruntée aux «romances» qui caractérise les autres fêtes. Pourtant, par son appel à l'émotion et par sa fonction qui est de rendre sensible par des moyens allusifs -absence des Abencérages, épreuve de la reine- les maux de Grenade, cette vaste scène est contrôlée par les mêmes principes de composition que les spectacles que nous avons examinés. En suscitant l'image des fêtes équestres de Grenade, Pérez de Hita travaille à la réconciliation des descendants des maures et des chrétiens. Il fait déployer aux grenadins les qualités physiques et morales qu'il admire le plus et parvient à donner l'impression que ce monde de perfection qui n'existe plus reste tout proche. Et cela est vrai en un sens, a cause des sentiments qui président à la création littéraire, et parce que l'auteur montre une image idéalisée des compétitions des cavaliers andalous et des représentations à valeur symbolique qui ont fait l'objet de ses soins.

Je voudrais finir sur quelques remarques à propos des fêtes décrites dans le livre sur la révolte des maurisques, que Pérez de Hita tint à intituler Segunda parte de las guerras civiles de Granada et qu'il publia en 1619. Dans cette histoire de la guerre de l'Alpujarra, qui a pour base une expérience vécue par l'auteur, on retrouve, en une version teintée de réalisme, quelques thèmes prestigieux du roman mauresque. L'auteur raconte, par exemple, une histoire similaire à l'épisode central d'El Abencerraje -capture d'un maure par un chrétien qui lui permet de continuer son voyage afin qu'il puisse rejoindre sa bien-aimée- tout en expliquant qu'il ne peut traiter longuement de ces amours parce que son livre a pour sujet une âpre guerre35. Il échappe pourtant, comme le signale Albert Mas36, à cette interdiction qu'il s'était imposée, quand il décrit par le menu les fêtes données en la ville de Purchena par le chef rebelle.

La cour d'Aben Humeya, telle qu'elle est décrite, devient l'expression des aspirations frustrées des chefs maurisques. Par le caractère raffiné de beaucoup d'entre eux, par le luxe de leurs vêtements et par l'usage d'emblèmes et de formules de courtoisie archaïsantes, les capitaines et les jeunes filles qui prennent part à ces fêtes sont les dignes descendants de la Grenade Nasrid, peinte par l'auteur dans la Première Partie. Pourtant, les compétitions qui ont lieu à Purchena -luttes, courses, soulèvement de pierres, etc.- sont forcément d'un genre plutôt plébéien, puisque les chevaux y manquent. C'est pourquoi certains maurisques habitués aux jeux équestres se plaignent de devoir mesurer leur force et leur adresse dans des épreuves qu'ils jugent indignes.

Par contre, les danses et les chansons tiennent ici plus d'importance que dans les Guerras civiles et la note de nostalgie envers l'Alhambra, perdue par le peuple maure, se fait entendre. Pérez de Hita, qui avait traité dans son premier livre le thème des soupirs du maure en historien plutôt qu'en romancier, nous laisse dans ces pages une image émouvante de ce peuple déshérité. A la veille du désastre, qui s'annonce pathétiquement avec la mort soudaine d'une jeune chanteuse qui a prophétisé le sort d'Aben Humeya, la petite cour de Purchena gardait encore l'éclat du passé grenadin, malgré des limitations douloureuses. Cette émouvante image romanesque de la fête des maurisques est, à mon avis, une création littéraire dominée par des préoccupations morales relatives à la situation des convertis, comme c'était aussi le cas, ainsi que j'ai essayé de le montrer, des vastes et radieux tableaux des Guerres civiles de Grenade37.





 
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