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Les frontières du temps dans El verdugo de Luis García Berlanga

Pilar Martínez-Vasseur


Université de Nantes

La relation entre le cinéma et l'Histoire pose le problème de la fonction du cinéma dans l'Histoire, de sa relation aux sociétés qui le produisent et le consomment, du processus social de création des oeuvres de cinéma comme source de l'Histoire.

Les éléments principaux ainsi définis, la dynamique de leurs rapports détermine autant les transformations de la technique que le style même des cinéastes, que l'évolution de l'art cinématographique. celui-ci ne saurait en effet être dissocié à la fois des cultures qui le sécrètent et du public auquel l'oeuvre est destinée.

Le film de Berlanga El verdugo que nous nous proposons d'analyser dans ce deuxième numéro de «Voix off» sort en 1963. Il ne peut être, en aucun cas, détaché du cinéma qui se fait en Espagne dans ce début des années soixante. Il doit satisfaire un public bigarré, aux références politiques et aux tabous multiples; un public marqué encore par la Guerre civile de 36, conflit qu'il veut soit oublier, soit explorer, et ce très souvent à travers le cinéma.






ArribaAbajoEl verdugo, un film espagnol des années 60?

Les années cinquante avaient représenté un moment charnière entre la crise du modèle autarcique de l'après-guerre civile et l'ouverture du régime franquiste vers un certain libéralisme économique.

C'est en 1950 que l'amiral Carrero Blanco entre au gouvernement et c'est cette même année que le Ministère de l'Information et du Tourisme est créé. Gabriel Arias Salgado en sera le ministre et aura pendant son long règne (1951-1962) un rôle prépondérant sur le contrôle de toute la culture espagnole par le biais d'une censure de fer1. Le cinéma restera bien évidemment lié dans son évolution à la personne en charge de ce ministère.

En 1962, le Ministère de l'Information et du Tourisme, de plus en plus important, tenant compte de la politique d'ouverture du Régime dans certains domaines, est confié à Manuel Fraga Iribarne2. Il va attribuer le poste de directeur général de la cinématographie à Jose María García Escudero et ce jusqu'en 1967, date à laquelle sa fonction est supprimée dans un climat de retour à une politique de plus en plus répressive.

Entre ces deux dates (1950-1967), dans un pays où l'immobilisme est de rigueur, des changements vont cependant se produire et ces changements toucheront bien entendu le monde du cinéma. Tout d'abord nul ne peut ignorer l'impact de ce que l'on a appelé les premiers «états généraux»3 du cinéma espagnol qui eurent lieu dans le cadre prestigieux de l'Université de Salamanque. Le septième art s'interroge sur lui-même, ce qui est rare en soi, mais encore plus rare dans un pays où il était plus aisé, à l'époque, d'obéir que de réfléchir. Basilio Martín Patino et Juan Antonio Bardem signent le texte suivant: «Le cinéma espagnol vit isolé. Isolé non seulement du monde, mais de notre propre réalité. Alors que le cinéma de tous les pays concentre son intérêt sur les problèmes que pose la réalité au quotidien, servant ainsi une mission essentielle de témoignage, le cinéma espagnol reste un cinéma de poupées grimées. Il ne présente ni les problèmes ni les témoignages que notre temps demande à toute création humaine». L'essentiel de la profession participe a ces journées: Garcia Escudero, Muñoz Suay, Sáenz de Heredia, Fernán Gómez, Berlanga, Làzaro Carreter, del Amo et Bardem. Ce dernier en dresse le bilan: «Le cinéma espagnol actuel est politiquement inefficace, socialement faux, intellectuellement infime, esthétiquement nul et industriellement rachitique4». Parmi les autres conclusions, il faut retenir la demande de règles précises fixant les limites du «censurable» et le besoin d'une critique «honnête et libre».

Malgré leur modération, comme l'écrit Emmanuel Larraz, ces conversations de Salamanque provoquèrent une grande effervescence en Espagne, mais elles furent finalement suivies de bien peu d'effet immédiat étant donné le contexte politique5.

C'est plutôt dans les années 70 que le contenu de ces conversaciones aura un large retentissement chez les nouveaux réalisateurs. Cependant il ne faut pas oublier que le contenu de quelques unes de ces propositions vont être mises en pratique pendant la courte période du règne de José María García Escudero.

Cette politique «d'ouverture contrôlée», qui touche l'ensemble des ministères à l'époque, s'est traduite par la publication d'un décret qui libéralisait la censure, en publiant des normes que beaucoup de professionnels réclamaient depuis longtemps dans l'espoir de limiter l'arbitraire. Ces nouvelles nonnes seront en vigueur jusqu'au 19 février 1975, quelques mois à peine avant la fin du Régime (voir annexe pp. 138-140).

Les années soixante resteront dans l'histoire comme des années contradictoires où Franco choisit de continuer la politique d'expansion économique et d'accentuer conjointement la libéralisation et la répression. Années contradictoires aussi pour le cinéma, comme on le verra plus loin, où de nouveaux cinéastes (M. Camus, Summers, B. Martin Patino, Saura) prennent la relève, tandis que des anciens, (Bardem, Berlanga ou F. Fernán Gómez) rencontrent de nombreuses difficultés pour tourner. On assiste à une augmentation de la production cinématographique à partir de 1962, mais cette augmentation ne traduit pas une amélioration de la qualité moyenne des films. Contradictions encore au niveau des genres qui vont coexister dans le cinéma espagnol de cette période. À côté de films de propagande religieuse et politique de Rafael Gil ou Luis Lucía, dont le plus célèbre sera sans contexte Marcelino pan y vino (1955) de Ladislao Vadja., il existait des comédies légères ou des mélodrames qui aspiraient uniquement à divertir les spectateurs parmi lesquels El último cuplé avec Sara Montiel (1957) qui sera le plus grand succès cinématographique de l'époque, battant tous les records de la décennie.

Ces cinémas de propagande et d'évasion, très appréciés d'un large public, coexistent avec des films dont la problématique est diamétralement opposée. Les cinéastes J. A. Nieves, J. A. Bardem, L. García Berlanga, Ana Mariscal ou F. Fernán Gómez, parmi d'autres, parviennent à entrer en contact avec la réalité du pays, que ce soit à travers la comedia de costumbres, du drame social, des essais de néoréalisme, ou du cinéma noir.

Le ton est souvent grinçant, sarcastique, persifleur, mais aussi tragique ou pessimiste. Ils se veulent témoins et chroniqueurs d'une société qui, pour le moins, ne leur plaît pas. Pour certains, dont Bardem, proche du parti communiste, il faut «montrer, en termes de lumière, d'images et de son, la réalité de ce qui nous entoure, ici et aujourd'hui. Être le témoin du moment humain, car à mon avis, conclut-il, le cinéma sera avant tout témoignage, ou il ne sera pas»6. Pour d'autres comme Berlanga, et le film El verdugo en est un bon exemple, montrer le quotidien des Espagnols, soulever les problèmes, c'est en quelque sorte les combattre. L'humour sera pour lui, comme pour León Felipe la poésie, «une arme chargée d'avenir».

Dans ces années soixante, contradictoires pour les uns, «tournantes» pour d'autres7, il paraît nécessaire, pour mieux situer la place de El verdugo dans le contexte du cinéma espagnol de l'époque, de présenter quelques-uns des films et des cinéastes avec lesquels Berlanga partage les écrans. La décennie commence avec l'arrivée de deux jeunes réalisateurs qui s'engagent sur la vole d'un nouveau néo-réalisme. Il s'agit du débutant Carlos Saura, avec son premier long métrage Los Golfos (Les voyous, 1958) dans le style du cinéma reportage, et de l'italien Marco Ferreri, installé en Espagne depuis quelques années, qui en collaboration avec le scénariste Rafael Azcona, tourne deux films El pisito (Le petit appartement, 1958) et El cochecito (La petite voiture, 1960). Ces deux films d'un humour noir, macabre, apparaissent comme une «bouffée d'air frais» dans l'atmosphère étouffante qui régnait dans la société espagnole d'alors. Fernando Fernán Gómez qui avait commencé sa carrière comme réalisateur en 1952, réalise à son tour plusieurs longs métrages au cours de ces années soixante: El mundo sigue (Le monde continue, 1963) et El extraño viaje (L'étrange voyage, 1964) figurent parmi les plus importants de sa filmographie. Ce réalisateur sera l'un des premiers avec Bardem, Berlanga et quelques autres à apprécier les limites de la politique de J. M. García Escudero. Ces films subiront de multiples coupures, ne seront pas autorisés à être diffusés dans la capitale et dans certains cas, par pression de l'Administration sur les distributeurs, leur sortie est différée de quelques années...

Un des moments les plus importants pour le cinéma espagnol de l'époque fut le retour de Luis Buñuel. Exilé au Mexique, le Régime va se réjouir de ce retour de l'un des trois grands artistes qui, avec le musicien Pablo Casals et le peintre Pablo Picasso, avaient toujours refusé de collaborer avec les vainqueurs de la Guerre civile. Les républicains et les anti-franquistes, au contraire, condamnèrent durement cette décision de Buñuel de retourner en Espagne.

Il tourne Viridiana en 1961 sous les pressions constantes de l'Administration qui l'obligera à modifier son scénario selon les exigences de la censure. Le film, primé à Cannes, connaîtra une carrière qui peut être considérée comme un exemple supplémentaire des contradictions idéologiques dans lesquelles se trouvait empêtré le Régime à cette époque là. L'Administration décida d'annuler rétroactivement l'autorisation de tournage et de «dénaturaliser» le film en considérant que Viridiana n'existait pas en tant que film espagnol. Il fut distribué comme film mexicain et il ne fut autorisé en Espagne qu'en 1977, deux ans après la mort de Franco. La nationalité espagnole ne lui fut restituée qu'en 1983. Il faudra attendre 1970 pour que Buñuel tourne son troisième film en Espagne, après Las Hurdes (1932) et Viridiana8.

J. A. Bardem, après ses deux grands films de la décennie précédente, Muerte de un ciclista (Mort d'un cycliste, 1955), Calle Mayor (Grand Rue, 1956), est celui, , parmi les cinéastes déjà confirmés, qui traverse cette période avec le plus de difficultés. Usé par les tracasseries constantes avec la censure, et ne pouvant pas bénéficier des subventions officielles pour des raisons idéologiques, il évolue vers un cinéma plus commercial et peu significatif: Los inocentes (Les innocents, 1962) Nunca pasa nada (Il ne se passe jamais rien, 1963) et Los pianos mecánicos (Les pianos mécaniques, 1965) ne connaîtront qu'un succès très limité auprès d'un public de plus en plus restreint.

Luis García Berlanga, quant à lui, n'aura tourné que quatre longs métrages dans ces années soixante, un peu pour les mêmes raisons que son ami Bardem, bien que l'écoute du public ne lui ait jamais manqué.

Il s'agit de Plácido (1961), El verdugo (Le bourreau, 1963), La boutique (1967), et Vivan los novios (Vive les mariés, 1969).

En même temps, et dans les mêmes années, que cette génération des cinéastes critiques connaît des difficultés, toute une série de nouveaux réalisateurs commencent leur carrière. La timide libéralisation engagée par J.M. García Escudero et surtout sa volonté de créer unenouvelle vague à l'espagnole, ce que l'on a appelé le «nouveau cinéma espagnol» (N.C.E.), bien qu'ayant ses limites, autorisent la réalisation d'oeuvres importantes dont l'écriture et l'esthétique ne permettent que rarement le succès face à un cinéma de divertissement et d'évasion qui est toujours en vogue et qui attire, lui, le grand public.

Comme pour la politique économique, le Régime se dotera pour sa politique culturelle d'un objectif prioritaire: la reconnaissance internationale qui permettrait aux différents pays, surtout européens, d'oublier les aspects les plus sordides et anachroniques du franquisme.

D'après Emmanuel Larraz, il s'agit moins d'obtenir une cinématographie de qualité ou très commerciale, qu'un cinéma nouveau, d'allure moderne, susceptible de donner l'illusion d'un renouveau culturel9. D'après J. M. García Escudero lui-même «ces hommes nouveaux (...) apportaient à notre cinéma un ton qui lui manquait et qui devait l'approcher du cinéma qui se faisait dans le monde». Mais ce renouveau, comme l'explique toujours le directeur général de la Cinématographie, «n'est pas né de la base... Il avait été promu, fomenté, continuellement appuyé, en un mot, lancé d'en haut»10. García Escudero pouvait tolérer une critique, même radicale du regime franquiste à condition qu'elle touche peu de gens, ou ne soit comprise que d'un petit nombre d'initiés. Le libéralisme dont García Escudero fit preuve vis à vis de l'EOC (École Officielle du Cinéma) et la réglementation qu'il instaura pour les salles d'art et d'essai -autorisées exclusivement dans les agglomérations de plus de 50.000 habitants, et avec une capacité maximale de 500 places- en sont la preuve, mais le ministre s'est aussi trompé, car il avait négligé l'effet amplificateur que certains scandales -celui de El verdugo à Venise- pouvaient avoir, alors que les événements de Cannes deux ans plus tôt, lors de la présentation de Viridiana, auraient dû lui mettre la puce à l'oreille.

Parmi les cinéastes ayant bénéficié de ces appuis, seuls les plus habiles et les plus solides réussirent à tourner à leur avantage les règles du jeu, et à se servir du système des aides officielles pour aborder, par des moyens les plus divers, et parfois par des moyens détournés, les thèmes qui leur tenaient à coeur.

Malgré quelques défaillances, le panorama de ce nouveau cinéma espagnol, aussi bien à Madrid qu'à l'école de Barcelone, fut très fécond. Peuvent être cités quelques-uns des grands réalisateurs du cinéma espagnol d'aujourd'hui: Carlos Saura, Vicente Aranda, Mario Camus, Basilio Martín Patino, Francisco Regueiro, José Luis Borau, Jaime Camino, Antonio Mercero... D'autres noms prestigieux s'ajouteront aux précédents vers la fin des années soixante; nous mentionnerons, pour mémoire, Victor Erice, Pedro Olea, Antoni Ribas, Ricardo Franco, Manuel Gutiérrez Aragon, etc., etc.

El verdugo de L. G. Berlanga s'inscrit chronologiquement aussi dans ce renouveau du panorama cinématographique espagnol.




ArribaAbajoRegards sur Berlanga

Comment approcher un réalisateur dont le souci principal est de se cacher, d'égarer le spectateur, de jouer à l'homme invisible? Qui est donc Berlanga? Le réalisateur, le professeur, l'auteur censuré, l'archiviste, l'auteur de comédies, le «mauvais espagnol», l'anarchiste, le spectateur de la vie et le voyeur du monde, l'enfant, l'adolescent, l'ancien membre de la Division Azul11», le séducteur, le valencien, le mysogine, le faiseur de paradoxes, le scatologue... Voilà autant de personnages à l'intérieur d'un seul, ce qui le rend, sinon complexe, pour le moins contradictoire; mais ce ne sont pas ses films, plus que les anecdotes qu'il aime raconter, qui nous aideront davantage à le connaître, car dans chacune de ses oeuvres il ne parle jamais de lui. Elles expriment plutôt une vision du monde et un regard sur la vie, mais un monde et une vie où habitent surtout les autres. On s'arrêtera donc pour cette approche de Berlanga sur le fabulateur d'histoires et le réalisateur de films et plus particulièrement, notre regard se portera sur l'homme qui, en 1963, décida, dans un contexte politique de dictature, alors que la censure avait déjà amputé une partie importante de sa production, d'immortaliser une profession qui était loin d'être banale dans l'Espagne des années soixante, celle de bourreau. En cette année 1963 le réalisateur jouissait déjà d'un solide prestige d'auteur, avec une filmographie où l'on trouvait des titres aussi significatifs que Bienvenido Mr Marshall (Bienvenue M. Marshall, 1953). Novio a la vista (Fiancé en vue, 1954), Calabuch (1956), Los jueves milagro (Miracle les jeudi, 1957) et surtout Plàcido (1961). Berlanga a toujours affirmé que l'histoire de El verdugo s'est inspirée d'un fait réel: «Un avocat de mes amis, dit l'auteur, me raconta qu'il avait dû, dans le cadre de ses fonctions, assister à l'exécution d'une condamnée à mort, une femme qui avait empoisonné ses camarades de travail, toutes cuisinières, parce qu'elle voulait être la seule à servir ses patrons. L'exécution fut terrible, car, tandis que le condamné était relativement calme, le bourreau commença à se trouver mal. Il fallut lui faire une piqûre pour les nerfs, et, finalement, on dut pratiquement le traîner jusqu'au lieu d'exécution»12.

Agrave; partir de cette situation initiale, Berlanga et le scénariste Azcona écrivirent le scénario de El verdugo en transformant toutefois un possible plaidoyer réaliste pour l'abolition de la peine de mort -probablement difficile à accepter par la censure franquiste- en une chronique sordide «camouflée» en comédie à propos des perspectives vitales d'un homme obligé de devenir bourreau pour conserver un certain statut social. Le thème de la peine capitale, quoique non essentiel, était toutefois bien présent, car il ne faut pas oublier que les condamnations à mort pour délit politique ou de droit commun figuraient à l'ordre du jour du régime franquiste13. Ainsi, une tragique coïncidence voulut que l'exécution du communiste Julián Grimau, en avril 1963, fût pratiquement contemporaine du début du tournage du film de Berlanga qui devenait, de ce fait, d'une grande et dangereuse actualité pour le réalisateur. Le film fut présenté au Festival de Venise où il provoqua une violente polémique qui ne fut pas sans rappeler celle soulevée quelques trois ans auparavant par Viridiana de Buñuel à Cannes. Le scandale de Venise14 ne fut certes pas étranger à la trajectoire professionnelle postérieure de Berlanga, qui ne put tourner un nouveau film, La boutique, qu'en 1967. Finalement El verdugo repassa devant le «Conseil supérieur d'orientation cinématographique» qui, dans sa résolution du 3 octobre 1963, imposa de nouvelles coupures fondamentales avant sa sortie dans un circuit commercial.

En février 1964, le film est présenté à Madrid et fait l'objet de critiques généralement favorables mais qui, inévitablement, escamotent toute allusion à son contenu politique.

En Italie, El verdugo paraît sur les écrans sous le titre La Ballata del boia et obtint un grand succès commercial. En France, la première eut lieu en février 1965 et coïncide avec l'attribution à Berlanga du prix de l'Académie Française de l'Humour Noir, dont le trophée était le modèle réduit d'une guillotine...

Le monde du cinéma après 1975 aura rendu, enfin, justice à cette oeuvre, considérée par la critique comme le meilleur film de l'histoire du cinéma espagnol. Aujourd'hui (avril 1999), El verdugo ressort dans toutes les grandes villes espagnoles dans sa version intégrale (la censure l'avait amputé de quatre minutes). Dans La guía del ocio (Le guide des spectacles) de ce mois d'avril, les critiques de cinéma classent El verdugo comme le premier des quatorze films retenus, dont La vie est belle, Central do Brasil, Celebrity, Bellissima, Morts de rire, etc. Ces mêmes critiques lui accordent un maximum de cinq étoiles ce qui automatiquement le situe dans la catégorie «Chef d'oeuvre».




ArribaAbajoEl verdugo ou les signes du temps

L'histoire que le réalisateur propose pour ce film (début de tournage en avril 1963) pourrait être le sujet d'une banale comédie dont le cinéma espagnol a l'habitude dans ces années soixante: un employé de pompes funèbres (José Luis) rencontre Carmen, la fille du bourreau (Amadeo); ce dernier les surprend dans leur intimité et veut les marier, mais pour pouvoir conserver leur logement, José Luis doit demander la place occupée par son beau-père. Le jour de sa première exécution capitale arrive, à Palma de Majorque, et le bourreau doit faire son office.

En août 1963, comme nous l'avions signalé plus haut, lors de la présentation du film au Festival de Venise, l'ambassadeur espagnol à Rome, Alfredo Sánchez Bella, dans une lettre mémorable au ministre des Affaires étrangères, qualifie le film d'un des plus impressionnants libelles jamais réalisés contre l'Espagne, un pamphlet politique incroyable, non seulement contre le régime, mais contre toute la société. Le film prétend être comique, mais seulement dans les titres (sic). Le reste n'est rien d'autre qu'une interminable critique caricaturale de la vie espagnole... Que l'on parle «d'humour noir» ou de n'importe quoi, mais que l'on évite par tous les moyens la référence directe à l'Espagne actuelle. Ensuite, l'ambassadeur reprend dans sa lettre les propos qu'après la projection il tint à Berlanga. «Pourquoi donc présenter de forme caricaturale la vie espagnole? Rien n'est épargné, personne n'échappe à votre critique implacable: les prêtres, les militaires, les gardes civils, les fonctionnaires, les intellectuels, les marquis, les femmes, les hommes»15.

Il est certain que Sánchez Bella ne se trompait pas lorsqu'il qualifiait El verdugo «d'interminable critique caricaturale de la vie espagnole».

Toutefois, ce que ce fonctionnaire jugeait péjoratif apparaît comme un des portraits les plus fidèles de la société espagnole qu'on n'ait jamais réalisé. Et d'une société non pas considérée abstraitement à partir des éternels lieux communs sur l'Espagne et son Régime, mais spécifiquement centrée sur le contexte historique du début des années soixante, soumis aux conditionnements que le franquisme avait voulu imposer. Le film est certainement pénétré par les préoccupations, les tendances, les peurs, les tabous et les aspirations de l'époque. On y côtoie, comme le dit Sánchez Bella: «les prêtres, les militaires, les gardes civils, les fonctionnaires, les intellectuels, les marquis, les femmes, les hommes» et c'est de toutes et chacune de ces catégories dont il sera question dans les pages qui suivent.




ArribaAbajoPrésence de l'Église dans la société espagnole

La religion, omniprésente tout au long du film, est en même temps un des thèmes récurrents dans l'oeuvre de Berlanga. Elle est considérée normalement comme un élément aussi quotidien que répressif. Dans El verdugo le frère de José Luis, Antonio, qui se définit comme un «tailleur ecclésiastico-militaire, diplômé» (cortador eclesiàstico-militar, diplomado) lui fait essaver une soutane et lui demande d'imiter le geste de la bénédiction afin de vérifier «s'il n'est pas gêné aux emmanchures» (plans 38-39)16. Le contraste entre ce geste sacré, solennel et le contexte dans lequel il se déroule -Estefanía la belle soeur, très négligée, donnant le biberon au bébé et du hors champ gauche, de l'eau d'un camion d'arrosage éclabousse par la fenêtre Antonio et José Luis- provoque chez le spectateur un premier regard ironique et moqueur à l'égard d'une profession qui était devenue pour le moins exemplaire depuis la fin de la Guerre civile.

La huitième séquence (plan 64) se déroule dans une église où va avoir lieu le mariage de José Luis et Carmen. Dans un panoramique vers la gauche pour suivre le prêtre qui va célébrer la cérémonie, on voit ce dernier, d'un geste, appeler un enfant de choeur et lui demander de rouler le tapis de cérémonie qui se trouve dans l'allée centrale. Le prêtre se dirige vers le fond de l'église et fait signe au mariage suivant d'avancer. Il indique à l'organiste, hors champ, d'arrêter «La Marche nuptiale» de Mendelssohn. Le cortège sera même obligé de s'écarter pour laisser l'enfant rouler le tapis. Berlanga ne se contente pas de ses deux attitudes pour montrer comment l'église établit une discrimination dans toute sorte de cérémonie religieuse (baptême, mariage ou enterrement) en fonction de l'appartenance sociale des croyants: il y aura le tapis qu'on roule, la musique qu'on interrompt et enfin les bougies qu'on éteint au point que le curé aura du mal à lire son texte. Nous savons, par ailleurs, que pour cette séquence le réalisateur s'inspira de son propre mariage: «Ce mariage en réalité était le mien. J'avais demandé la cérémonie la moins chère et, comme auparavant avait eu lieu une cérémonie pour riches, pendant que l'on entrait à l'église, on nous avait enlevé tout l'appareil ornemental. Oui, tout ce que je mets dans cette scène, même l'orgue qu'ils étaient en train de jouer qui s'arrête, est un calque de mon mariage avec María Jesús. Seulement un de mes frères y assista... et ce frère finit par donner une taloche au sacristain. Ce que j'ai inventé pour la scène c'est l'histoire des bougies qu'ils commencent à éteindre et le cure qui ne peut pas lire»17.

Notre lecture historique du film pourrait s'avérer complémentaire de la lecture filmique de l'histoire qui nous est proposée consciemment ou inconsciemment par le réalisateur. Après une cérémonie religieuse dont tout l'aspect solennel et rituel est laminé par un croisement des scènes qui ne peuvent que susciter, par le biais de l'humour, le ridicule de l'Église, Berlanga emmène le spectateur vers la sacristie où une simple formalité administrative lui permet d'accéder à des zones moins visibles et moins connues de l'Espagne franquiste, les conséquences dans la vie quotidienne du caractère confessionnel de l'État: les nouveaux mariés se dirigent vers la sacristie afin de signer le registre, ainsi que des témoins. Le nouveau-ancien code civil mis en vigueur après la Guerre civile a provoqué une altération dans la législation civile du mariage afin d'adapter celle-ci aux exigences du droit canon18. Aux termes de l'article 42 du Code civil, on sait que le mariage canonique est de droit commun si l'un au moins des futurs conjoints est catholique. Bien entendu ils ne sont pas nombreux les Espagnols qui osent dans ces années-là établir un certificat attestant qu'ils n'appartiennent pas à la religion catholique, la seule tolérée par ailleurs. Cette association étroite entre l'Église catholique et l'État franquiste que Berlanga montre à l'aide de quelques séquences entraîne la première à défendre une politique sociale injuste à l'égard des couches les plus défavorisées de la société.

Cette discrimination que l'on constate dans El verdugo au cours des cérémonies religieuses de première, deuxième ou troisième classe, (mariage et enterrement), nous les constatons également au niveau de l'enseignement ou de l'apostolat. Là où la présence de l'Église est au premier plan.

Mais l'épiscopat, au moins en partie, est conscient du péril. Le rapport établit en 1954 par des assesseurs ecclésiastiques chargés d'enquêter dans les milieux ouvriers signale que «les travailleurs considèrent tant l'Église que les prêtres comme plus favorables au capital qu'aux humbles». Mais il faudra attendre les suites du Concile Vatican II pour que s'esquisse en 1965 la suppression des classes dans les services religieux.

La troisième référence à la religion dans le film El verdugo passera presque inaperçue. Il s'agit, au plan 78, de la présence d'un jeune séminariste qui assiste hagard à la dispute entre deux familles pour accéder à la propriété d'un appartement. Les regards curieux et ébahis du jeune séminariste envers Carmen «célibataire», d'après la déclaration tonitruante de son père à l'adresse des présents, et «cependant» enceinte jusqu'aux yeux, interpellent le spectateur sur ce qui pourrait être sujet de scandale pour le séminariste et ce qui n'est qu'un incident de parcours dans le récit berlanguien. La dame résume la situation du jeune éberlué. «Ne regardes pas! Grâce à Dieu, nous, nous sommes des personnes comme il faut!»19.

Le séminariste, personnage curieux pour le spectateur d'aujourd'hui, était cependant familier dans la plupart des villes et campagnes espagnoles depuis la fin de la guerre et encore dans ces années soixante. La plupart des familles modestes et paysannes ont, après la Guerre civile, une attitude propice à l'éclosion d'une vocation religieuse chez leurs enfants. On pourrait ajouter que l'effectif des élèves de petits et grands séminaires diocésains, qui avait diminué fortement sous la République, passant de 13.000 en 1930 à 7.500 en 193420 remonte dès la réouverture de ceux-ci à partir de 1941-1942. Il atteint le chiffre de 14.297 inscrits en 1946, 20.163 en 1955 et 24.093 en 1963 année où le film fut tourné. L'Espagne se situe alors au troisième rang mondial quant au nombre de ses futurs prêtres, après l'Italie (30.595 séminaristes), à peu près à égalité avec les États-Unis (24.831) et avant la France (19.738)21. La chute des vocations ne s'amorcera qu'à partir de 1967.

La religion, dont l'importance sur la vie des Espagnols peut se percevoir tout au long du film, est considérée par le réalisateur comme un élément quotidien mais aussi castrateur. Dans la prison majorquine (plan 52), José Luis ne peut apercevoir le condamné dans sa cellule: «On ne voit rien», dit-il, «tout est noir». Il en est empêché par la soutane du prêtre en train d'administrer l'extrême-onction au malheureux. L'apparition du prêtre lorsque la porte s'ouvre produit une des situations les plus comiques du film, bien différente de celles qui vont suivre, car le curé, d'abord indifférent devant l'angoisse de José Luis, se montre ensuite fier et impassible lorsqu' arrive le moment d'emmener le condamné et le bourreau vers le lieu du supplice. Ce personnage ne manque pas de susciter chez le spectateur alternativement le rire et le mépris, comme chaque fois que l'Institution ou ses représentants sont «croqués» par l'oeil de Berlanga. Le cinéaste une fois encore montre une grande indépendance face aux courants idéologiques dominants de l'époque. Hors de tout engagement, il nous rappelle progressivement, et par le biais de l'humour, le poids de l'Institution religieuse dans l'existence des Espagnols depuis la naissance et jusqu'à la mort.

Cette présence se retrouve aussi dans le milieu carcéral. Il est vrai que les aumôniers des prisons étaient nombreux depuis 1939. Selon une confidence faite par le général Franco au comte Ciano au milieu de 1939, l'Église accueille cette concentration carcérale comme une chance offerte à son apostolat. Partout ces aumôniers organisent le catéchisme, les messes et communions collectives et obligatoires. Ceux qui se dérobent, ce n'est pas le cas du prisonnier du film, sont rangés aussitôt, selon l'expression d'un aumônier, parmi «les prisonniers tellement corrompus par leur perversion que leur retour au droit chemin est difficilement concevable». Même dans le cas des condamnés à mort, la mansuétude de ces aumôniers laisse souvent à désirer. Aumônier de prison depuis 1937, le Père Martin Torrent considère par exemple que ces condamnés ont «l'incomparable fortune» de connaître par avance l'heure de leur mort «grâce la plus grande qui puisse être accordée à une âme qui a traversé la vie séparée de Dieu»22. Ces propos pourraient se rapprocher par leur côté fallacieux de ceux tenus par le Directeur de la prison (plan 157) à l'égard de José Luis essayant de le convaincre d'exécuter le condamné en vue de contribuer à sauver son âme: «D'autre part c'est une question de résignation» dit le directeur. «Le condamné s'est confessé... il a communié... pour la plus grande édification de tous. C'est une âme dans la grâce... de Dieu. Et qui nous assure que pendant ces jours, alors que nous attendrons la réponse, il ne sombrera pas a nouveau dans le désespoir. Vous trouvez que c'est juste José Luis?»23. Berlanga ne s'attaque pas au dogme mais plutôt à l'Institution et aux comportements de ses représentants et des croyants qui récupèrent, après la Guerre civile, le terrain perdu sous la IIe République. Si, dans l'Espagne de Franco par exemple, les soutanes oubliées depuis près de trois ans prolifèrent en quelques jours, elles prolifèrent aussi dans l'couvre du réalisateur valencien.




ArribaAbajoFemme et ordre moral

L'Église espagnole espérait sans doute que les attitudes imposées par la contrainte séculière se convertiraient en une réalité profondément sentie et vécue pour une nouvelle génération élevée dans les préceptes de la religion catholique. Malgré le monopole exercé en matière d'enseignement on ne peut pas dire que les jeunes de ces années 60 donnent des signes d'être très proches de la doctrine de l'Église. Il faudrait préciser ici qu'en milieu bourgeois, la religion revêt un caractère essentiellement formaliste. Si l'on considère le milieu ouvrier, l'impression qui domine est celle que nous aurions pu relever un siècle auparavant. L'indifférence populaire confine à l'hostilité. La principale explication avancée est d'ordre matériel: en raison de leur niveau de vie, extrêmement bas, les ouvriers n'ont pas de temps à consacrer aux préoccupations spirituelles. Quand il est nécessaire de se battre pour vivre., quand la question quotidienne consiste à savoir comment terminer le mois, même en avant plusieurs emplois, la matière prend le pas sur l'esprit. Ce sera bien le cas de José Luis et de la famille de Carmen.

Par contre, quelque soit la religion de l'Espagnol -et même s'il n'en a pas- l'Église catholique entend lui imposer une conduite précise, afin de sauvegarder sa propre conception de la morale. Sur ce plan l'institution religieuse n'est pas très avancée: elle semble plus proche du XVIIe siècle que du XXe. En 1962, une affiche destinée à détourner la jeunesse de la danse, plaisir malsain, a figuré sur les murs des villes. Elle se composait de deux dessins juxtaposés: à gauche, un premier couple. le jeune homme y est normal, mais la jeune fille, vue de près se révèle une créature de Satan; il faut admettre qu'avec ses cornes, ses ailes de chauve-souris et ses pieds fourchus, elle n'est guère séduisante: à droite le même couple, mais les rôles sont inversés. la jeune fille est redevenue normale, c'est son partenaire qui est diabolique. La légende est ainsi conçue, «Danses modernes. Jeunes gens, choisissez d'autres divertissements».

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Dans le film El verdugo, dans la séquence du pique-nique au bord du lac artificiel (plan 48) Carmen et José Luis commencent à danser au son de la musique venant d'un transistor. José Luis la prend dans ses bras et ils dansent enlacés. La caméra suit le couple en train de danser... Au bout de quelques secondes José Luis très attiré par la sensualité de Carmen pose sa main «distraitement» près de la poitrine de Carmen qui l'écarte une première fois, mais l'accepte ensuite... L'ordre moral semble incarné dans cette séquence par le couple des propriétaires du transistor, qui, tout en coupant la musique, s'exclament mi-gênés, mi-scandalisés, «s'ils veulent danser, qu'ils apportent leur musique! Quel culot!» ajoute la femme24. Ce qui pourrait rejoindre en quelque sorte la recommandation de la «publicité» pré-citée.

Berlanga, une fois encore, tourne en dérision cette pudibonderie qui s'est installée dans certaines couches de la population espagnole par le bon vouloir d'une Église qui règle tout: depuis la longueur des jupes et des manches des femmes jusqu'à la durée des baisers au cinéma en passant par la dimension des maillots de bain. Prélats et prêtres multiplient les lettres pastorales et les sermons contre le relâchement des moeurs. Le cardinal-primat, Mgr Pla y Daniel, choisit un mois de juillet particulièrement torride, celui de 1959, pour jeter un solennel anathème sur les femmes qui se promènent «sans manches et largement décolletées». «Les bains publics sur les plages, dans les piscines ou au bord des rivières, constituent -ajoute-t-il- un péril particulier pour la moralité... Il faut éviter les bains mixtes, qui entraînent presque toujours des occasions de péché et de scandale...»25. La vertu des fiancés sollicite particulièrement l'attention du chef suprême de l'Église d'Espagne: «Ils doivent -écrivait-il à la même date- fuir la solitude de l'obscurité... Il est inacceptable qu'ils marchent en se donnant le bras; il est scandaleux et indécent de se promener enlacés de quelque façon que ce soit». La vertu persuasive de ces recommandations n'inspire d'ailleurs qu'une demi-confiance au cardinal, qui ajoute que «les fiançailles ne doivent pas être très longues»...

Malgré ces recommandations sous forme d'anathèmes Carmen et José Luis cherchent bien la solitude. Ce dernier y a même pensé dans l'aéroport lorsqu'il attend l'avion qui doit ramener un cercueil: «Bon, alors je l'appelle -dit José Luis à Alvarez son complice- et si elle est seule, je reste» (plan 50)... et un peu plus loin. «Salut, Carmen... Comment ça va? Ton père est là? Il est là? Et quand part-il? Non, non, non, je ne veux pas lui parler...»26. La scène se terminera avec José Luis dans le lit de Carmen (plan 57) celle-ci ayant sans doute décidé qu'il valait mieux dans sa situation trouver un mari que de préserver sa vertu...

Dans leur cas il n'y aura pas de fiançailles car pour réparer l'honneur perdu, Amadeo le dit bien «il n'y a qu'une réparation possible» et plus loin José Luis, sans grand enthousiasme, arrive à bafouiller ces quelques mots pour calmer Monsieur Amadeo: «Je suis un homme honnête, mes intentions sont bonnes et je suis disposé à vous faire un plus grand plaisir que celui de l'appartement... Monsieur Amadeo, je vous demande la main de votre fi... (Son pantalon tombe et il le relève) fille Carmen27».

Bien sûr que l'Église espagnole condamne sévèrement et par tous les moyens les rapports sexuels avant mariage. Par ailleurs, le concubinage étant très répandu dans les zones rurales (et beaucoup moins dans les villes), lorsque les jeunes gens veulent régulariser leur union les curés leur infligent de dures vexations car ils seront traités de «pêcheurs publics», ils sont mariés à la sauvette (le cas du film) à une heure insolite et parfois la jeune épouse (ce ne sera pas le cas de Carmen), est privée de la robe blanche afin que nul dans le village ou le quartier n'ignore son indignité.

La société, on le voit dans El verdugo, traitera les femmes de golfa (dévergondée), desgraciadas (malheureuses), sucias, guarras (garces) ou simplement on s'acquittera de cette situation avec une frontière de verre entre «les gens comme il faut» et les autres.

Cet ordre moral qui a pour fondement le rigorisme sexuel et la vigilance envers la morale féminine, clef de voûte du système, est quasi obsessionnel. L'État et l'Église ont trouvé là un parfait terrain d'entente. Pour l'Etat, une famille de type patriarcal où la femme jouera un rôle stabilisateur offre les meilleures garanties, dispense finalement de l'énorme effort d'encadrement qu'il aurait fallu consentir pour contrôler l'ensemble de la société en dehors du travail. C'est bien ce rôle qui est dévolu dans le film à Carmen qui trouve dans la vie conjugale son plein épanouissement. La femme deviendra la digue contre laquelle se heurte toute velléité de révolte: celle de José Luis (lorsque le télégramme arrive pour qu'il aille à Majorque afin d'accomplir son métier de bourreau), prêt à laisser femme, enfant et appartement pour récupérer sa liberté. Cependant Carmen réussira à le convaincre à force de brandir l'étendard de la déchéance: «Si tu démissionnes maintenant, nous perdrons l'appartement, et où allons-nous aller?» Au nom toujours de l'équilibre familial, elle va présenter sa possible dégringolade sociale en tant que femme: «Moi, ça ne me fait rien de me remettre à coudre»28. Si une loi du 22 juillet 1961 reconnaît aux femmes le droit au travail dans la nouvelle perspective de développement économique, en 1963 la femme sans instruction ne trouve dans le marché du travail d'autre métier à exercer que celui de bonne ou vendeuse, ou encore la possibilité de faire de la couture chez elle. Il s'agit d'emplois précaires et mal rémunérés, ce qui explique que le comble de la réussite pour la plupart des femmes, et surtout celle de condition modeste, encore dans les années soixante était de se marier avec un homme riche pour ne pas ou ne plus avoir besoin de travailler.

La femme apparaît ainsi tout au long du franquisme comme un relais idéologique destiné à indiquer à chaque Espagnol les principes du Régime, comme une courroie de transmission entre l'individu, d'une part, et l'appareil d'État et l'Église catholique d'autre part. La dernière séquence du film (séquence 19) pourrait être exemplaire à ce propos, elle matérialise la victoire et la réussite d'une Carmen mère et épouse accomplie sur un José Luis définitivement broyé par l'appareil d'un État dont le symbole le plus atroce reste encore aujourd'hui la peine de mort.




ArribaLos «félices sesenta»29: les grandes migrations

Le Régime franquiste, comme nous l'avons écrit ailleurs, peut se définir dans la phase que l'on appellera «développementiste» comme un régime techno-autoritaire qui prône notamment à partir de 1957 une révolution autoritaire par le haut30; étant entendu que cette révolution touche à l'économie et non aux structures de la société, qu'elle s'efforce au contraire de maintenir au prix de concessions mineures à la petite et moyenne bourgeoisie et aux classes paysannes, ainsi que par un contrôle étroit du danger de subversion représenté par les niasses ouvrières. La nature institutionnelle importe beaucoup moins que l'enjeu primordial de modernisation économique dans la stabilité sociale. Seul compte le résultat. Dans l'ensemble, la nature répressive du régime, comme le prouvent les trois exécutions à mort de l'année 1963 (Grimau, Delgado, Granados)31, n'est modifié que dans les détails par le décret du 21 septembre 1960, qui redéfinit le délit de rébellion militaire et soustrait à lajuridiction des cours martiales certaines affaires présentées désormais devant une autre juridiction d'exception appelée Tribunal d'Ordre Public (T.O.P.).

Années tournantes, que ces années soixante, où les Espagnols ont vu leur niveau de vie augmenter, si l'on s'en tient tout simplement à l'indicateur du revenu moyen par tête. Si l'on affecte de l'indice 100 l'année 1942, celui de l'année 1962 est à 302: il y a donc triplement du revenu moyen. Toutefois, le résultat le plus spectaculaire est évidemment celui de la période 1960-1974, car c'est en quinze ans seulement que le revenu moyen est multiplié par 2,5: il passe alors de 300 à 2000 dollars par habitant, ce qui, meme en tenant compte de la dévalorisation du dollar pendant cette période, est impressionnant. Si l'on considère qu'en 1962, avec 360 dollars le pays se trouvait encore au-dessous du seuil de sous-développement estimé à 400 dollars, la mutation est extraordinaire, elle a été particulièrement spectaculaire dans les premières années: 497 dollars en 1964, 637 en 1966, 765 en 1967. Certes le revenu espagnol par tête n'atteignait pas tout à fait en 1974 la moitié du revenu français32.

Ces chiffres sont significatifs des changements majeurs qui se sont produits, mais ils cachent la réalité d'un pays plus que jamais à deux vitesses. Cependant l'Espagne perçue par loeil de Berlanga est toujours celle du sous-développement: des familles nombreuses -auxquelles s'ajoutent parfois un parent en sous-location (José Luis chez son frère Antonio)- qui s'entassent dans un sous-sol à même la rue, et dont le voeu le plus cher est de quitter ce patio de vecindad pour accéder après plusieurs années d'attente à un appartement: «trois chambres, chauffage», comme l'annonce Amadeo fou de joie à Carmen. En réalité il s'agit des carcasses surgies dans des terrains vagues loin des villes, sans aucune urbanisation et mal reliées par des transports inexistants au moins jusqu' aux années soixante dix. Mais même ces carcasses font rêver et sont l'objet de toutes les convoitises et de disputes musclées (plans 72 à 77).

Attente, concurrence sont les maîtres mots de la décennie pour de nombreux Espagnols pour lesquels le problème du logement constitue un problème majeur. Comme l'écrit J. A. Biescas, pendant la période 1951-1958, 26.531 logements furent édifiés en moyenne chaque année, alors que les besoins minimum étaient évalués à 70.000. Aussi le déficit s'élevait-il, à la fin de l'année 1957 à 1.067.452 logements, Pour résorber en vingt ans ce retard, tout en faisant face, au jour le jour, aux besoins des nouveaux mariés et à l'accroissement démographique, il aurait fallu construire 200.000 logements chaque année. Or, l'année 1958 vit l'achèvement de 115.000 logements. Mais le rythme de la construction fléchit au cours des deux années suivantes et se releva à partir de 1961. Cette année-là, 125.000 logements furent mis sur le marché. Au cours de ces quatre années, le déficit initial s'était donc accru de 100.000 logements par an en moyenne. Comme les capitaux privés se portent sur la construction d'appartements luxueux ou moyens et que la loi -qui limite l'augmentation des anciens loyers- tolère, en revanche, une hausse presque illimitée des loyers dans les immeubles neufs, les classes nécessiteuses sont les principales victimes de la carence du logement33.

Ces carences expliquent le recul de l'âge du mariage de nombreux couples. José Luis, lors de la scène du pique-nique, avance pour expliquer les raisons qu'il a de ne pas vouloir se marier: «Oui, moi... Mais ensuite tu commences à penser au salaire, à l'appartement et...34». Les conditions de ces logements (trop petits) et les équipements ménagers laissent encore à désirer. En 1960 seulement 4% des ménages disposaient d'un réfrigérateur et 1% d'un téléviseur. La machine à laver était encore une denrée rare35.

Si dans ces «heureuses années soixante» certains espagnols de la classe moyenne accèdent à une encore bien timide société de consommation, ce n'est pas dû à une augmentation de salaire, comme le répète la presse, mais en fait à ce que, comme José Luis dans le film, (bourreau et croque-mort) ou son frère Antonio, tailleur et vendeur d'oiseaux à ses heures, les Espagnols cumulent plusieurs petits emplois. Nombre d'ouvriers travaillent de 10 à 12 heures par jour, parfois dans deux ou trois entreprises différentes. L'historien Tuñón de Lara cite le cas d'ouvriers métallurgistes qui, au sortir de l'usine, effectuaient un service de nuit dans un garage et qui totalisaient ainsi 14 heures de travail36.

La répartition des ressources est très inégale et le film El verdugo avec le temps est devenu un témoignage essentiel et un important atout pour l'historien, Ces déséquilibres dans la répartition des ressources se retrouvent sur le plan régional, mais aussi dans le domaine social.

Dans «Ecclessia», publication de l'Église catholique, en février 1962, l'évêque de Bilbao constate: «Des statistiques récentes démontrent que l'Espagne se range parmi les pays dont le revenu national est le plus bas d'Europe. En revanche, elle se place au troisième rang dans le classement mondial des pays pour les dépenses superflues. Le luxe et le gaspillage des classes riches sont une provocation à l'égard de ceux auxquels manque le strict nécessaire pour mener une vie digne et humaine et ils créent un état pathologique au sein de l'organisme social». Non seulement l'Espagne, à cette date, est économiquement un pays sous-développé37, même si sur une longue période (1960-1974) on a l'impression que le revenu moyen par habitant a triplé, mais une frange de la population se trouve au-dessous de la limite de la misère. Toujours en 1963, 7 millions de personnes ne disposent pas chaque mois, pour vivre, de 2500 pesetas, c'est-à-dire 200 francs français38. Situé surtout dans le sud, dans les périphéries de grandes villes, ce «Lumpenproletariat» représente quand même un cinquième de la population. Les conséquences d'une telle situation consistent d'abord en une émigration intérieure, dont on ne trouve pas de trace directement dans le film, à moins que chacun des personnages, ce qui est fort possible, ne soit originaire d'un village du sud ou de l'ouest qu'ils auraient dû quitter pour trouver un emploi dans la capitale. On sait qu'entre 1950 et 1960, 1.800 émigrants de la terre se sont établis chaque mois dans la capitale39. Ceux que la campagne repousse et qui ne trouvent pas de travail à la ville, ou un travail précaire ou accablant comme celui du nouveau bourreau, sont obligés de s'expatrier.

Dans cette répartition de l'espace, entre l'Ici et l'Ailleurs, que nous propose André Gardies40, José Luis, tout au long du film, cherche constamment à clamer, alors quel'on ne veut surtout pas l'entendre, son désarroi d'être Ici. Dès sa première rencontre avec Carmen, lorsqu'il ramène la mallette, alors qu'Amadeo cherche à le présenter à sa fille comme quelqu'un «qui a un travail très sérieux», il tient à préciser: «Oui, mais je préférerais partir en Allemagne, pour... pour apprendre la mécanique»41.

Partir en Allemagne est devenu chez lui une obsession. Lorsque Carmen lui annonce qu'elle est enceinte, il répond: «Moi je dois partir en Allemagne, En un an je peux devenir un bon mécanicien et laisser ce travail une bonne fois pour toutes42». C'est Ailleurs, que José Luis veut aller, dans un monde nouveau qu'il imagine aux antipodes de son quotidien. Ce sera aussi le cas de nombreux Espagnols, qui après la mise en vigueur du Plan de Stabilisation (1959-1961). générateur de chômage, vont prendre le chemin de l'exode, d'un nouvel El dorado croient-ils. Mineurs en Belgique, serveurs de restaurant en Suisse ou en Hollande, les Espagnols travaillent en France dans le bâtiment et l'agriculture et en Allemagne dans les usines automobiles. On estime que 20.000 travailleurs espagnols, en moyenne, se sont établis chaque année en France entre 1958 et 1960. À la fin de décembre 1969, 650.000 espagnols se trouvaient en France à des titres divers. Le Régime s'employa sans relâche à organiser l'émigration des travailleurs en surnombre. Un traité fut signé à cet effet en 1960 avec l'Allemagne fédérale. En juin 1961, on comptait déjà, dans ce pays, 30.146 ouvriers espagnols sous contrat. Et ce chiffre doubla au cours de l'année 1961. Presque tous les Espagnols établis en Allemagne sont des ouvriers qualifiés. Cela aurait pu être le cas de notre «héros». Cet exode de travailleurs spécialisés, unique dans l'histoire de l'émigration espagnole, et qui s'explique par une récession momentanée, est venu se greffer sur un courant d'émigration dont nul, en Espagne ne peut plus méconnaître aujourd'hui le caractère permanent jusqu'au milieu des années soixante-dix.

Le journal phalangiste «Arriba» écrivait, le ler avril 1961, que le rapport entre l'accroissement démographique et les possibilités de l'emploi exigeait «un drainage non inférieur à 80.000 ou 100.000 unités par an» (sic). Mais les dirigeants franquistes savaient que les possibilités d'absorption du marché européen du travail n'étaient pas illimitées et que les grands centres urbains d'Espagne risquaient d'être envahis dans les années à venir par une énorme masse de paysans chômeurs, véritable armée de la révolution. Aussi, le leader phalangiste, José Solis, a-t-il préconisé en 1961, au cours d'un discours prononcé à Alicante, la création de 2 millions et demi d'emplois nouveaux. Mais en attendant les gens ont continué de partir et ce flot ininterrompu ne s'achèva qu'en 1975.

Ce nouvel espace, l'Allemagne, qui constitue un Ailleurs hors de portée pour José Luis, est évoqué à chaque fois qu'un obstacle insurmontable se dresse devant lui pour étouffer toute velléité subversive. C'est ainsi dans la scène de la prison, avant l'exécution, au moment où il se confie au directeur, de façon pathétique, lui avouant: «Monsieur le Directeur, Monsieur le Directeur. Il nous avait dit qu'il valait mieux que je reprenne son poste. Mais moi je ne voulais pas... Moi, ce que je voulais, c'était aller en Allemagne. Vous comprenez? Mon frère, quand j'ai épousé Carmen, a cessé de m'adresser la parole. Ce n'est pas qu'il me parlait beaucoup auparavant, mais il disait au moins bonjour, bonne nuit!43»

Certaines femmes vont vouloir aussi partir dans cet Ailleurs, la Carmen de la pièce de théâtre La camisa de Lauro Olmo, alors que son mari a du mal à accepter de ne pas pouvoir trouver de travail dans son pays44, Carmen dans El verdugo manifeste également son désir, elle, «d'aller en France... ou n'importe où pourvu que je parte»45. Pour la deuxième Carmen cependant cet Ailleurs pourrait aussi bien se trouver dans le mariage, loin de cette société qui la condamne en tant que fille de bourreau.

Le régime franquiste et l'Église tout d'abord condamnent le départ des femmes. De nombreux discours de Franco, de lettres pastorales d'évêques et prêtres abondent dans ce genre de critiques46. Dans le roman de Miguel Delibes, Cinco horas con Mario, c'est une autre Carmen, celle-ci relais de l'idéologie franquiste, qui donne son point de vue sur ce qui est devenu pour elle un raz de marée: «Mario, car ils partent par centaines, écoute, de plus en plus, il faudrait savoir ce qu'ils font là-bas comme boulot, d'après Valen, les travaux les plus rudes, ceux que font ici, par exemple les animaux, tu vois, tirer des charrues, c'est pas facile à croire, bien que moi, de ces espèces d'étrangers, ça ne m'étonnerait pas... Ils partent trompés, ces gens rustres, qui n'ont pas pris la peine d'apprendre à lire ni rien, tu leur parles de l'étranger et ils te regardent béats, car il y a beaucoup de moutons de panurge encore, Mario, et ils pensent qu'il suffit de changer. Il ne faut pas tout prendre pour de l'argent comptant, car après ils repartent en râlant et ils ne souhaitent qu'une chose après... c'est de rentrer, bien sûr! Car ce qu'on trouve en Espagne on ne le rencontre nulle part ailleurs. Mais après tout, que croient-ils trouver à l'étranger? C'est ce que je dis, mais ils pensent que l'essentiel c'est de changer et faire l'andouille, apprendre ce qu'ils ne devraient pas, c'est ça, ils ne se rendent pas compte que les temps sont difficiles et même si tu en ris, un jour l'Espagne sauvera le monde et ce ne sera pas la première fois... L'autre jour [la bonne] Valen me dit: «Je m'en vais en Allemagne, c'est le seul moyen d'avoir cuisinière et servante...»47.

L'Allemagne, devenir un ouvrier spécialisé, une profession dont on n'aurait pas à rougir et puis finalement cet Ailleurs loin de sa ville, de son chez soi, c'est aussi Palma de Majorque qui aurait pu le devenir. Or, c'est dans ce haut lieu du tourisme international qu'il doit pour la première fois jouer son rôle de bourreau. D'un exil à l'autre, d'une migration à l'autre. Si l'émigration a apporté une quantité importante de devises à la Balance de paiements dans ces années soixante, cet apport paraît faible comparativement aux recettes touristiques, ce ne sont pas les changements économiques qui seront abordes ici, mais plutôt les changements idéologiques.

C'est essentiellement à compter des années soixante que la présence massive des touristes étrangers va s'imposer en Espagne et l'on ne pourra plus ignorer longtemps que, par la force des choses, leur comportement va interférer sur les mentalités du pays d'accueil.

D'un exil à l'autre, d'une migration à l'autre. La volonté de montrer, de décrire, d'exprimer la rencontre de deux sociétés, c'est-à-dire l'arrivée des visiteurs étrangers dans l'Espagne de Franco, et les interactions de ces deux facteurs, sont des moments essentiels dans deux films de Berlanga qui se suivent de près dans sa filmographie: El verdugo (1963) et Vive les mariés! (Vivan los novios, 1969). Entre les deux, le réalisateur n'a pu tourner que La boutique (1967) pour des raisons liées sans doute au scandale suscité par le premier de ces deux films.

En effet, on s'accorde trop souvent à ne considérer le tourisme espagnol qu'à compter de 1962, à l'arrivée de Manuel Fraga Iribarne à ce ministère, alors qu'il s'inscrit d'emblée dans la ligne de libéralisation d'une Espagne qui «bouge» depuis 1956, après tant d'années d'immobilité apparente. Les nouveaux ministres arrivés au gouvernement espagnol en 1957 sont des technocrates rompus aux méthodes financières modernes et, en choisissant une croissance économique tournée vers l'extérieur, ils ont favorisé l'ouverture des frontières. Désormais «toutes les portes sont ouvertes, tous les chemins» peut-on lire dans les fascicules édités à l'intention des touristes. Mais si les mesures de la politique de stabilisation relèvent en grande partie de l'opportunisme économique, les ministres de Franco ne peuvent ignorer que cette première tentative de redressement va nécessairement accélérer la mutation de la société espagnole et la transformation des mentalités.

Ces mêmes fascicules touristiques préviennent que l'on peut tout apporter en Espagne et surtout de l'argent, excepté des cartes postales pornographiques. L'ordre moral à l'égard des populations autochtones sera toujours gardé avec zèle.

En 1963, afin d'apprécier à leur juste mesure quelles sont les transformations subies par la cellule familiale sous l'influence du tourisme, une enquête socio-religieuse est menée sur la Costa Brava, où l'affluence étrangère n'a cessé d'augmenter depuis une dizaine d'années, par l'équipe de chercheurs du Centro Barriada y Vida (Centre Banlieue et Vie) de Madrid sous la direction du père Jesús María Vázquez Rodríguez. D'une part, il lui est impossible de nier les apports bénéfiques du tourisme, et les «exportations invisibles» deviennent alors un don de Dieu, d'autre part il déclare que le tourisme est dangereux pour la moralité48.

Ces mêmes contradictions se retrouvent dans la presse de l'époque: ce sont ces millions d'Européens, métamorphosés par l'information en suédoises avides de soleil, franchissant chaque année à date fixe les frontières espagnoles, qui témoignent le mieux de l'attitude ambivalente d'exclusion, notamment de la part des femmes espagnoles (Carmen les traite de «garces») et d'inclusion de l'étranger, ainsi que du rapport conflictuel à l'autre inhérent à toute présence touristique.

On enregistre également une xénophobie latente qui se pare des alibis d'un nationalisme agressif, où l'alter sert de repoussoir à l'égo: au moment de l'arrivée du bateau, qui emmène la famille à Palma, n'est-ce pas Carmen qui, dévisageant une des touristes, s'exclame: «Et la Noire, qu'est-ce qu'elle fait là?»49.

Face à l'étranger, l'Espagnol ressent aussi un malaise perçant dès lors que les touristes cessent d'être une abstraction ou de simples flux. Seuls les dessins humoristiques, ceux de Mingote par exemple, qui saisissent les travers du touriste américain, allemand, français ou plus généralement «nordique», pour le ridiculiser, laissent affleurer le caractère humain, trop humain peut-être, de ces touristes qui, après tout, sont aussi des hommes comme les autres, quand bien même on souhaiterait qu'ils fussent tous des femmes, propos que notre «héros» ne démentirait pas, ambiguïté que la presse entretient pour flatter les séducteurs ibériques.

En reprenant une fois de plus l'éternel cliché de Don Juan parangon de la virilité ibérique, face à Carmen et à sa féminité ravageuse, Michel del Castillo, comme Berlanga dans El verdugo, et plus tard dans Vivan los novios, nous en donne la version touristique: «Des armées de Nordiques, blondes et pleines de vigueur, font un tourisme d'un genre très particulier: elles ne visitent pas les musées, mais collectionnent les amants. Cela remplit d'aise les Espagnols. Ils se disent que les hommes de ces pays ne savent pas s'y prendre et que les malheureuses sont obligées de traverser l'Europe pour connaître les joies des sports amoureux. Car tout Espagnol se croit un Don Juan»50 et José Luis malgré une «surveillance rapprochée» ne sera pas en reste...

C'est en réalité cette présence de l'Autre mieux que n'importe quel autre facteur présent dans le film qui montre la rupture entre un pays sous régime autoritaire -rappelé à chaque instant par la profession de Amadeo et José Luis- et ce même pays dont on voudrait donner, notamment dans certains lieux -Palma pour El verdugo, Sitges pour Vivan los novios- une image de modernisation et d'ouverture. Ce contraste entre ces deux Espagnes qui semblent coexister, s'ignorant superbement, s'impose avec la fin de El verdugo: les touristes anglais insouciants s'éloignant joyeusement sur leur bateau, alors que José Luis rentre humilié, vaincu, broyé par un système contre lequel il ne pourra plus se battre.

Si à un moment donné José Luis avait pu succomber à la tentation du «Tourisme» qui lui avait fait miroiter un mieux être trop escompté, le film se termine sur un constat pessimiste de ces années d'ouverture apparente: face à la nouveauté extérieure ressentie par certains, dont Carmen, comme un péril, se produit un phénomène d'autodéfense, et les valeurs traditionnelles (celles de la mère et de l'épouse) assurent la survie d'une société qui, de toute évidence dans ces années soixante se sent menacée.

Berlanga repère dans cette Espagne-là cet écart formidable entre les aspirations collectives et la contrainte des institutions, des idéologies et des croyances qu'elle secrète. Privé d'espoir le citoyen cherche refuge, comme il peut, entre les besoins que l'argent suscite, son règne et la légalité qui en est sa transcription, la loi de l'iniquité.





 
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