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Église, lecture et stratégies éditoriales au XIXe siècle: les traductions et adaptations de la littérature étrangère

Solange Hibbs-Lissorgues





Malgré sa profonde méfiance a l'égard de l'imprimé en général et particulièrement du genre romanesque, au cours du XIXe siècle l'Église assouplit quelque peu une attitude fondamentalement intransigeante. En effet, interdits, anathèmes et menaces alternent avec les incitations à promouvoir un roman «catholique»/une «bonne» littérature à la fois didactique et distrayante. Consciente du fait qu'elle doit accomplir un effort pour canaliser le flot d'imprimés et de romans qui échappe à son contrôle, l'Institution ecclésiastique manifeste un certain opportunisme et met en place des stratégies de neutralisation et de récupération de la littérature dite récréative.

Cet opportunisme est double. Il consiste d'une part à s'appuyer sur des valeurs sûres, sur des oeuvres et des auteurs dont la réputation d'orthodoxie est largement acquise. Cela suppose l'importation du genre et la traduction d'un nombre très important d'oeuvres françaises, italiennes et allemandes considérées comme une référence en matière de bonnes lectures. D'autre part, l'Église incite les écrivains catholiques espagnols à produire des romans pour la bonne cause et à être présents aussi bien dans la presse que dans les collections et bibliothèques catholiques de «bonnes lectures», de «romans édifiants». Ces supports de diffusion, qu'il s'agisse de bibliothèques destinées à des lectorats différents ou des sections de littérature récréative de la presse, s'inspirent aussi des initiatives des catholiques français1.

Il n'est donc pas étonnant de voir se mettre en place une «internationale» de bons livres de «bons romans» dont un des supports est précisément un échange beaucoup plus substantiel qu'on ne le soupçonne entre maisons d'édition, libraires et presse catholiques de différents pays. Dans ce contexte, la traduction et l'adaptation d'oeuvres étrangères devient une pratique obligée et tous les auteurs catholiques de la deuxième moitié du XIXe siècle adaptent des romans à succès publiés dans D'autres pays. Cette adaptation est considérée à ce point légitime que certains écrivains comme Gabino Tejado, Pilar Sinués del Marco, Antonia Rodríguez de Ureta se contentent de réécrire des textes en les adaptant aux lectorats potentiels sans toujours prendre la peine de citer leurs sources.

Un exemple significatif de cette traduction-adaptation très libre est celui de «l'importation» en Espagne des récits et romans de Madame de Voillez. Antonia Rodríguez de Ureta, en tant que romancière catholique et auteur de manuels pédagogiques, avait acquis pour sa revue La Semana Católica (1894-1900) les droits exclusifs de traduction de certains romans édifiants français et adapte, pour un publie espagnol, le récit romanesque Edma et Marguerite ou les ruines de Chatillon d'Azergues (1842) de la célèbre romancière française. Ce roman, qui paraît en 1876 chez Subirana sous le titre Manuela y Margarita o las ruinas del Castillo, respecte de toute évidence l'argument moral: le modèle de charité chrétienne représenté par Marguerite et celui de résignation et de piété filiale incarné par Manuela. A aucun moment la romancière et traductrice espagnole ne donne des indices au lecteur quant à l'origine de cette oeuvre. Ce qui attire l'attention du lecteur catholique est l'histoire de Marguerite, victime de la révolution, et qui, retirée dans son château, répand bienfaits et bontés. Manuela (ou Edma), orpheline, après avoir subi de nombreuses épreuves, pourra enfin jouir du bonheur grâce à l'aide de Marguerite. L'intérêt pour les éditeurs est sans aucun doute le modèle de charité chrétienne représenté par Marguerite et celui de la résignation, de modestie et de piété filiale qu'incarne Manuela. Constatons que la critique élogieuse de cet ouvrage en France en 1842 souligne «l'intérêt de ce récit malgré quelques incidents dont la réunion sent évidemment le roman»2.

Ce qui semble intéresser l'éditeur espagnol qui reprend les ouvrages de Madame de Voillez est l'adaptation à un public plus diversifié que celui de la romancière française. Peu importe que le produit fini soit proposé par un écrivain espagnol du moment que ce dernier a respecté le moule et les conventions du genre édifiant.

Les incitations à s'inspirer des «bons romans» étrangers ne sont pas restées lettre morte et de 1845 à la fin du siècle, nombreux sont les écrivains catholiques espagnols à proposer des versions adaptées librement (des remakes dirions-nous aujourd'hui!) de romans français ou italiens à grand tirage.

L'éditeur et libraire Tejado ne cache pas à ses lecteurs que pour s'assurer du succès commercial et satisfaire les critères de religiosité et de morale, il a choisi de publier «une imitation libre» d'un roman à succès français déjà traduit en plusieurs langues. C'est ainsi que le roman du traditionaliste Gabino Tejado, La mujer fuerte, adaptation de l'ouvrage français La famille Morand, inaugure en 1859 la collection El amigo de la familia. Le roman de Gabino Tejado sera réédité six fois jusqu'en 1948 et constitue l'exemple par excellence, pour reprendre les termes de l'éditeur, du roman catholique «instructif et distrayant».

Ce même romancier, qui est un habitué de la traduction-adaptation de romans français, propose en 1865 dans la même collection une oeuvre intitulée Víctimas y verdugos. Cuadros de la revolución francesa, qu'il caractérise de «réélaboration très libre de l'original français qui nous à servi de texte et de guide»3.

Des 1816, cette solidarité en matière de lectures et de relais de diffusion apparaît de façon visible dans les catalogues des éditeurs espagnols où la part de la littérature «récréative» importée est prédominante. Remarquons à ce sujet que les supports de diffusion espagnols de la littérature romanesque s'inspirent des initiatives catholiques étrangères et notamment françaises. C'est le cas de l'éditeur Pedro María Olive y Cabrerizo qui diffuse des valeurs sûres comme les oeuvres de Mme. de Staël, Mme. Genlis et Mme. Cottin pour n'en citer que quelques-unes4. Plus tardivement, en 1853, l'éditeur Pons et C.a propose quelques romans généralement traduits du français et la Imprenta de las Escuelas Pías offre, de 1859 à 1861, une dizaine de romans tous importés de France et traduits par des ecclésiastiques. Jusqu'en 1865, date à laquelle s'arrête le catalogue de las Escuelas Pías, le pourcentage d'oeuvres traduites et/ou adaptées reflète explicitement la dépendance culturelle par rapport à la France.

D'autres cas illustrent l'importance de cette importation. C'est d'abord celui de l'éditeur Juan Subirana dont la Biblioteca escogida de la juventud propose en 1860 24 tomes de romans dont la plupart sont traduits du français. Ces adaptations reprennent les ouvrages d'auteurs populaires français comme Adrien Lemercier, Madame de Voillez et Monsieur de Marlés. Ce sont aussi des traductions et adaptations qu'annonce le prestigieux éditeur Antonio Pérez Dubrull dans sa collection La Familia Cristiana5. Cette collection de romans édifiants accorde une large place aux inévitables oeuvres romanesques de Mathilde Bourdon (de son vrai nom Mathilde Froment), du belge Hendrik Conscience, de Louis Veuillot et du jésuite italien Juan José Franco6, Beaucoup de ces romans étrangers furent publiés par la très cosmopolite maison d'édition El Cosmos Editorial. Cet établissement affirme sa vocation qui est la diffusion «de novelas escogidas entre las mejores que vean la luz pública en Francia, Inglaterra, Italia y Portugal». But qui semble atteint puisque, dans les années 1880, 90% des romans proposés dans la Biblioteca del Cosmos sont des traductions du français7.

La traduction et l'adaptation de cette littérature édifiante étrangère permettent aux éditeurs espagnols de pallier les insuffisances de la production nationale et reflètent le caractère intemporel d'un genre dont le principal mérite est d'être moral et instructif.

C'est ce que laisse explicitement transparaître l'éloge dans la Revista Popular de 1880 de l'ouvrage Historia de una madre o lo que puede una mujer cristiana por sus hijos, roman d'un ecclésiastique français dont l'éditeur Pons propose une traduction de la huitième réédition française. A aucun moment, l'appréciation de ce petit roman ne fait ressortir les qualités littéraires et ce qui intéresse avant tout l'éditeur ce sont les valeurs morales qu'il transmet: «le bel idéal de la femme courageuse chargée d'accomplir sa mission chrétienne en éduquant pour Dieu la famille qui est à sa charge».

Pour la plupart des écrivains catholiques qui s'engagent sur la voie de la littérature romanesque, le modèle est celui des romanciers catholiques étrangers. Ces «bons romans» étrangers sont ceux qui alimentent la production catholique édifiante dès les premières décennies du XIXe siècle. Certains noms sont incontournables et, parmi la masse substantielle d'écrivains considérés comme mineurs aujourd'hui et parfois totalement inconnus, ils constituent la référence dont s'inspirèrent nombre de romanciers catholiques. Le cardinal Wiseman, le jésuite Antonio Bresciani et le chanoine Schmid eurent d'innombrables imitateurs et les imitations ou «arreglo libre» de leurs oeuvres enrichirent les bibliothèques et lectures de nombreux catholiques du XIXe et même du XXe siècle.

Les informations fournies par des éditeurs comme Pablo Riera, Subirana, Eusebio Aguado sur les lectures proposées nous permettent d'avoir une idée des romans «orthodoxes» considérés comme des classiques du genre, et de mieux cerner ce que l'Église appelle roman «édifiant», «religieux» ou «catholique».




Le roman historique vu et revu par les catholiques

Une des formes romanesques qui connut un indiscutable succès auprès des écrivains catholiques fut le roman historique. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les rubriques accompagnant les oeuvres annoncées par les catalogues et la presse. Un énorme pourcentage d'oeuvres était défini comme historique, «narration, récit, légende ou roman historique» selon les cas. Citons pêle-mêle les titres qui apparaissent: El huérfano de los Alpes de Madame Celarier, Hipatía o los últimos esfuerzos del paganismo en Alejandría, novela histórica del siglo V, Lucía, episodio de la Historia de Siracusa, bajo el reinado de Diocleciano, de Renan de Meslin, Anisia o una virgen apóstol del siglo IV, Historia de la Conquista de Granada, d'Adrien Lemercier, Fabiola o la iglesia de las catacumbas, du cardinal Wiseman, en édition économique.

Nombreux furent ceux qui se coulèrent dans le moule du genre historique non pas poussés par la mode mais par le désir de concilier ce qui à première vue semblait si contradictoire: une certaine vérité de l'Histoire exprimée dans un discours manifesté et une fiction étroitement contrôlée, réduite à sa plus simple expression exemplaire.

Rien d'étonnant donc à ce que Tejado annonce, après la traduction et la parution du roman du cardinal Wiseman, la préparation de romans de ce genre destines à «défendre les mêmes saintes causes et à réaliser la même finalité édifiante»8. En effet, tout au long de la période qui nous intéresse, Fabiola ou l'Église des catacombes, publié à Londres en 1854, connut un succès persistant et représentait pour les éditeurs et libraires catholiques l'antidote par excellence contre les nombreuses «perversions romanesques» de l'histoire et de la littérature récréative en général. De 1860 à 1880, des réélaborations plus ou moins fidèles de ce roman furent proposées aux lecteurs. De nombreux feuilletons publiés dans la presse catholique illustrent cette dépendance par rapport à un modèle qui se répète à l'infini soit sous forme d'adaptation («arreglo libre»), soit sous la forme d'un texte hybride, à mi chemin entre la traduction et la réécriture et où les intertextes permettent à l'auteur, souvent par personnages interposés, de faire la publicité d'un roman considéré comme «exemplaire». C'est le cas d'une des oeuvres de l'écrivain traditionaliste, Modesto Hernández Villaescusa, dont le roman La venganza de un ángel (1883) met en scène une héroïne qui, pénétrée des effets bienfaisants de la lecture de Fabiola, finit par «consacrer sa virginité et la pureté de son âme à Dieu».

Quant à Josefa Pujol de Collado, productrice de «novelas por entrega» dans la presse catholique, son récit Filia luminis (1890) propose l'histoire de sainte Philomène dont les reliques avaient été découvertes dans les catacombes de Rome en 1802. Les similitudes avec Fabiola sont évidentes. José Ruiz de Ahumada, autre écrivain catholique mineur du XIXe siècle mais qui fut un collaborateur assidu de la presse religieuse, propose lui aussi une adaptation très libre de Fabiola avec son roman La virgen cristiana (1888).

Comment expliquer cette prédilection pour le genre historique? Sans aucun doute la mode du roman historique d'abord importé puis national des 1840 est un élément de réponse. L'on voit se manifester avec l'appropriation de ce genre par les écrivains catholiques l'opportunisme littéraire et idéologique que nous avons évoqué. Puisque le roman n'est en lui-même «ni bon ni mauvais», comme l'affirment de nombreux catholiques tels le Duque de Rivas, Cándido Nocedal et Antolín López Peláez, pour ne citer que les plus connus, autant utiliser les formes romanesques les plus aptes à concilier l'édification et le souci de plaire. Même des romans comme ceux d'Aurora Lista où le cadre historique est réduit à sa plus simple expression porte la mention de «histórico» entre parenthèses9. Il semble que cette dimension constitue véritablement une assurance contre les débordements de la fiction et la traditionaliste Revista Popular n'hésite pas à revendiquer la forme historique comme la plus convenable. Elle fait un éloge appuyé de romanciers peu connus mais qui se sont essayé à ce genre comme Luis de Cuenca y de Passino, responsable de la Juventud Católica de Barcelone et dont l'ouvrage publié en 1896, El Castillo de Fenelet, «histórico en su fondo, interesa principalmente por este concepto, que debiera ser en libros de su clase el fundamental y como el pie forzado»10.

Il existe des les années 1840-1850 des modèles du genre, marques déposées qui vont être source d'inspiration et d'imitation. Naturellement les romans de Walter Scott sont fréquemment cités comme exemple. Encore faut-il ne point trop surestimer la bienveillance avec laquelle ils furent accueillis par l'Église. On peut constater, objectivement, qu'ils ne sont pas aussi souvent présents qu'on pourrait le croire dans les catalogues des éditeurs et libraires catholiques du XIXe siècle. Il y à un prudent saupoudrage des romans scottiens qui, par ailleurs, ont fait, de la part des catholiques français, l'objet d'éditions expurgées et sélectionnées avec soin. Rappelons à cet égard que des oeuvres comme Waverley, Quentin Duward et L'antiquaire sont proposées aux lecteurs français de la Bibliographie Catholique dans une édition abrégée dont il à fallu «retrancher les traits les plus passionnés, les propos inconvenants»11. L'Église ne cessera de mettre en garde contre le trop grand rôle accordé à l'amour et aux passions chez Walter Scott, bien qu'il soit reconnu «comme un des plus habiles romanciers modernes».

Écrivains et critiques catholiques revendiquent -et ce comportement est significatif- «l'innocence idéologique» d'un Walter Scott. Car cet écrivain, «modèle unique en matière de roman historique», produit des textes littéraires où l'imagination, l'invention sont canalisées par le détail historique et neutralisées par la précision de la reconstitution. La reconstitution historique produit des oeuvres aussi «vraies que l'histoire elle-même», plus vraies que nature, pourrions-nous dire!12 Ce qui est particulièrement louable sont les descriptions, «fidèle reflet de la vérité historique», qui permettent une lisibilité immédiate.

Cette «segunda vista arqueológica» de Walter Scott est celle qui confère à ses romans une dimension épique: exhumation des traditions et «des annales» de son pays, apparition d'un moment particulier de l'histoire dans laquelle s'incarnent certains types et forces et concentration des événements par le biais d'une fresque qui ressuscite la grandeur nationale passée13. Mettant dans sa littérature «le drame, le dialogue, le portrait, la description et le paysage, il y fait rentrer le merveilleux et le vrai, les deux éléments de l'épopée»14.

Chez Scott, ce sont l'intention didactique et la reproductibilité d'un même modèle qui sont dignes d'être imitées. Car Walter Scott parle peu du présent et n'évoque pas dans ses oeuvres les questions sociales de l'Angleterre contemporaine. Ni le questionnement ni la mise en perspective ne trouvent leur place dans la figuration littéraire que constituent les romans scottiens. Ce qui intéresse chez ce romancier, c'est son art de présenter des conflits dans lesquels des individus incarnent fidèlement les forces auxquelles ils appartiennent. Cette valeur de totalité, inhérente à la fresque collective, délègue aux personnages une dimension beaucoup plus symbolique que dramatique.

Car c'est bien de la valeur exemplaire de l'histoire dont il s'agit, d'une histoire qui démontre et édifie et qui ne se contente pas seulement de montrer. L'héritage scottien que revendiquent des écrivains comme Luis Coloma et Navarro Villoslada est la volonté de reproduire héros et événements dans «leur vérité transcendante plus que dans leur vérité objective».

Le succès des romans historiques s'affirme au cours des dernières décennies du XIXe siècle avec ce que les catholiques ont eux-mêmes appelé le roman contre-révolutionnaire. Certaines des oeuvres très diffusées et lues après 1868 comme celles de Francisco Asís Aguilar, Pedro Salgado, Gabino Tejado ou Ceferino Suárez Bravo, pour n'en citer que quelques-uns, puisent aux sources du roman contre-révolutionnaire français et italien15. Pour ces romanciers qui s'inspirent des oeuvres étrangères les plus diffusées et qui les adaptent en les traduisant, il s'agit de dresser un tableau souvent dramatique des cataclysmes qui s'abattent sur l'Église, la religion et la papauté. Ce n'est donc pas un hasard si les romans traduits, comme ceux des jésuites italiens Bresciani et Juan Franco, évoquent la révolution de 1848 et les remous de la vie politique tant en France qu'en Italie.

Toute cette production romanesque est en quelque sorte un double du discours politique traditionaliste et catholique présent dans la presse, les déclarations ou les opuscules. L'opportunisme évoqué au début de cet article est évident: le moule du roman est souvent un prétexte pour faire passer un discours politique et religieux. De plus, tout un courant de l'historiographie officielle de l'Église converge vers une interprétation très orientée des événements passés et contemporains. L'écriture romanesque et le discours de l'historien sont au service de la stratégie défensive d'une Église qui se sent menacée par les conquêtes du libéralisme et des révolutions. L'attitude de conquête stratégique d'un terrain qu'il faut investir est constante chez les romanciers «orthodoxes» qui ont voulu donner corps à un roman édifiant et didactique. Éditeurs et libraires catholiques ont profité de cette vague montante d'une production romanesque qui à été très largement étrangère mais qui, par le biais de traductions et d'adaptations, à touché des publics divers.

Un autre cas significatif de cet opportunisme littéraire et éditorial est celui des romans publiés par le très catholique Gabino Tejado. Dans sa collection de romans édifiants destines aux familles et aux femmes de différentes classes sociales, il propose des oeuvres qui sont, la plupart du temps, des adaptations de romans étrangers. Deux «arreglos» méritent d'être mentionnés par ce qu'ils ont «d'exemplaire» en ce qui concerne la démarche de cet auteur et directeur de collection.

En 1865-1866, Gabino Tejado avait adapté et publié un roman du jésuite Bresciani, El hebreo de Verona (1857). La réélaboration ou «arreglo libérrimo» selon les termes du traducteur-romancier reflète encore une fois la dépendance des catholiques par rapport à la littérature édifiante étrangère et l'opportunisme des éditeurs qui, comme El Apostolado de la Prensa, sont prêts à évoquer les événements historiques et religieux les plus détestables pour ranimer les convictions des fidèles.

«He aquí por qué el Apostolado de la Prensa, que se propone instruir deleitando, y moralizar instruyendo, publica ahora una novela que tiene por principal argumento presentar a los fautores y sectarios de la Revolución francesa, no tales como se ha querido pintarlos, sino tales como verdaderamente eran, es decir, groseros, sin Dios, sin ley, sin respecto a ningún derecho, enemigos natos de toda virtud, perseguidores de todo género de nobleza, ebrios de sangre humana, sentinas de vicios»16.



Une version espagnole, en fait une traduction-adaptation au deuxième degré puisqu'il s'agit d'une appropriation du texte français traduit de l'italien, est proposée par Gabino Tejado qui s'inspire de ce texte pour l'élaboration d'un roman, Víctimas y verdugos. Cuadros de la revolución francesa, diffusé en 1865 dans la collection El amigo de la familia. A la fois traducteur et «adaptateur», Gabino Tejado se livre à un exercice de réécriture du roman du jésuite italien et justifie cet «arreglo» par les circonstances politico-religieuses du moment. Le titre très évocateur, Víctimas y vergudos, résume significativement le dualisme qui préside à l'organisation de la matière romanesque: c'est l'éternel combat entre les forces du Mal et du Bien et, encore une fois, la fiction n'est qu'un prétexte pour donner une leçon d'histoire et de morale.

L'auteur de Víctimas y verdugos reprend à son compte les ingrédients romanesques du roman du jésuite italien: le mythe réactionnaire de la conspiration des forces occultes, les exactions révolutionnaires, la mise en scène et la dramatisation des événements historiques. Ce roman, en évoquant les séquelles sociales et religieuses de la révolution de 1789, reprend les thèses de El hebreo de Verona: la révolution italienne de 1848 à été une nécessité providentielle qui a permis l'ultime victoire du Bien sur le Mal; battus par les troupes du général français Oudinot en 1849, les républicains de Garibaldi sont chassés d'Italie et le Pape, persécuté comme l'avait été saint Pierre par l'empereur Néron aux premiers temps du christianisme, retrouve ses états pontificaux:

«Ya veis, lectores católicos, como después del momentáneo tiempo del mal, vino el triunfo definitivo del bien. Por eso, no hay que desconfiar nunca de la Providencia, que es el ojo y el brazo derecho de Dios, que es Dios mismo, con toda su sabiduría y toda su omnipotencia, aunque se congreguen contra los buenos todos los impíos del mundo y todas las furias del infierno»17.



Dans l'adaptation romanesque de Gabino Tejado, l'évocation de l'exil du Comte de Ventmile, fuyant les dangers révolutionnaires de la France, est prétexte pour fustiger les loges franc-maçonniques étrangères responsables en grande partie du «cataclysme de 1789». Les persécutions dont ce noble est l'objet permettent au romancier de peindre des tableaux de «moeurs»: réalité sociale et politique de la France, mais aussi de l'Italie, évocation de la Belgique et, bien que l'Espagne de 1868-1869 ne soit pas mentionnée explicitement, le parallèle s'impose lorsque l'auteur, par l'intermédiaire du Comte de Ventimile, décrit avec minutie les conséquences dramatiques de la destruction des prérogatives de l'Église et des atteintes à la religion. Véritable «collage» idéologique où se mêlent discours orientés, digressions édifiantes, procédés narratifs empruntés au feuilleton, au roman «historique» ou de moeurs, cette oeuvre est entièrement asservie à la volonté d'illustrer une thèse. Peu importe la cohérence romanesque, c'est la finalité édifiante qui prime.

Le nombre élevé d'éditions d'un roman dont les seuls mérites semblent être l'opportunité historique et la dimension édifiante reflète l'importance de cette littérature mineure, très prolifique et certainement très diffusée. La popularisation de la littérature récréative des les années 1830-1840 est largement encouragée par le succès des collections de petits romans édifiants et de «saines lectures» proposés en France, en Italie et en Angleterre à la même période. La traduction-adaptation est donc un procédé «orthodoxe» et incontournable pour de nombreux écrivains, femmes et hommes; elle constitue à la fois un moyen de légitimation de l'écriture (surtout dans le cas de romancières) et de promotion personnelle grâce à la diffusion dans la presse, grande consommatrice de feuilletons et récits traduits et adaptés18.




Le roman de moeurs et le roman ouvrier: deux cas exemplaires en matière de traduction et d'adaptation

Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, s'affirme la production de ce que l'on pourrait appeler romans de moeurs. Elle est d'ailleurs largement redevable au modèle français. Ce sont les «études populaires» de Mathilde Bourdon, ou romans de moeurs sociales, destines à lutter contre l'influence d'une production romanesque incitatrice à «la passion et au vice» car trop libre dans la description d'un état de société et de la nature humaine. Le label roman de moeurs montre à quel point le roman est devenu, au cours du XIXe siècle, un phénomène social dont l'importance ne peut être sous-estimée.

Il s'agit «d'en dire assez sans en dire trop» et de ne plus limiter la production romanesque aux seuls romans religieux ou romans catholiques. Dans le roman de moeurs qui s'intéresse à la question sociale, à la corruption, aux villes, aux dangers de la sociabilité mixte dans le monde du travail et aux femmes toutes classes sociales confondues, l'exemplarité naturelle découlant des situations à risque renforce l'exemplarité didactique. Ces romans à thèse tentent évidemment de véhiculer les modèles vertueux de la famille croyante, du bon ouvrier, de la femme chrétienne.

Un roman qui est un modèle du genre par le nombre d'éditions et par sa finalité didactique est La mujer fuerte du même Gabino Tejado, qui s'inspire des romans de moeurs français, pour assurer le succès de sa collection de romans destines «à l'éducation» et «au divertissement honnête et utile des familles». En annonçant ce roman qui est une fois de plus la traduction libre d'un roman français, le directeur de El amigo de la familia résume en quelques mots l'intérêt des adaptations d'oeuvres étrangères:

«Es una imitación libre de la escrita recientemente en Francia con el título La Familia Morand, de la cual se han publicado ya en aquella nación dos ediciones y que corre además traducida en varias lenguas por uno y otro hemisferio. Nosotros la hemos escogido para nuestra colección porque en ella se nos da el modelo de una mujer, presentándonos el animadísimo e interesante cuadro de sus varios deberes como hija, como esposa, como madre, como doncella, como casada, como viuda, como religiosa»19.



La mujer fuerte, dont le titre est déjà en soi tout un programme, nous propose l'histoire d'une jeune aristocrate ruinée par son mari et qui, dans l'adversité, fait preuve des vertus inhérentes à la parfaite chrétienne: résignation, humilité et abnégation. Sortie vierge du couvent, elle y finira son existence après un parcours qui est une métaphore de l'héroïsme chrétien.

Dans ce roman, qui reprend sans presque rien changer péripéties et descriptions de l'oeuvre française, les recettes du genre édifiant abondent: digressions morales sur l'éducation des femmes, placées dans la bouche d'un prêtre, le Père Ambrosio; technique du contraste qui oppose la femme vertueuse Inès à la femme perdue et entretenue, symboliquement appelée Magdalena; titres de chapitres qui balisent le parcours moral de l'héroïne et résument la leçon à en tirer. Le roman s'ouvre avec le chapitre «Del claustro al siglo» et se termine avec celui qui propose la seule alternative possible: «Del siglo al claustro».

La seule originalité de ce récit qui veut être un «tableau des devoirs et obligations de la femme en tant que fille, épouse, mère» est de nous présenter des personnages féminins au statut social différent. Inès, vertueuse jusqu'au bout, est l'image de l'aristocrate aux qualités chrétiennes innées qui sait être un modèle pour sa servante et pour la courtisane Magdalena.

Gabino Tejado nous propose le portrait de la femme noble, qui à su inculquer à ses domestiques les principes de la saine morale. La servante d'Inès ne pourra se résigner à la laisser lorsque celle-ci, obligée de travailler comme couturière pour survivre, ne pourra plus lui payer ses gages:

«Sé que usted no la ha de gustar que yo la alabe; pero no puedo menos de decirla, al verla siempre tan resignada, tan caritativa, tan religiosa, ha querido Dios que yo trate de imitar a Usted... Sí señora... Usted tan rica, tan hermosa es mucho más humilde que esta pobre muchacha... y si no hubiera sido por usted la vanidad me hubiera perdido»20.



La ruine de la famille d'Inès sera l'occasion de décrire ce qui s'assimile à une descente aux enfers: existence laborieuse dans un logement pauvre de quelques pièces, travail à la tâche peu rémunéré et privations en tout genre, sans parler de la maladie de Rufino, le mari d'Inès, qui finit par succomber à la misère et à la honte.

Bien sûr cette plongée dans un univers différent n'est que le prétexte pour exalter la dignité humble et résignée de la femme chrétienne capable de tous les sacrifices que Dieu lui impose. Aucune réflexion sur le monde du travail et de ses conditions inhumaines pour la femme n'est présente dans ce roman, qui, comme tant d'autres, privilégie le sentimentalisme moral et occulte toutes les aspérités de la réalité. Ce qui compte ce sont la vertu et les apparences. Celles-ci sont sauves dans la mesure où Inès finit par retrouver un statut social qui lui correspond et choisit de vivre dans un couvent avec Magdalena repentie et convertie.

Quant à Magdalena, prostituée de luxe, ses misères humaines et sociales ne sont évoquées qu'à travers les clichés de l'époque: danseuse, pauvre et belle, elle incarne toutes les tentations auxquelles ne résiste par le mari Rufino, et sa «perdition» est un avertissement pour toutes les jeunes filles modestes qui vont chercher du travail à la ville.

La description de la ville est l'occasion pour l'auteur d'évoquer les dangers de la promiscuité: bals, tavernes et théâtres sont les espaces symboliques où l'émancipation féminine et la transgression des rôles sont les menaces les plus redoutables. De façon véritablement obsessive, l'Église ne cesse de dénoncer les méfaits du bal, mondain ou populaire, suscitant contacts et désirs. Car le XIXe est le siècle du sensualisme, encouragé par le matérialisme et le positivisme; et la recherche du plaisir, des sensations que peuvent provoquer lectures, spectacles et diversions, est profondément condamnable.

A la fin du siècle, la présence de la main-d'oeuvre féminine sur le marché du travail industriel suscite une littérature romanesque destinée à un public plus populaire: celui des travailleuses dans les villes, employées, servantes ou ouvrières. Cette préoccupation est visible dès les années 1870 mais c'est surtout après l'encyclique Rerum Novarum en 1891 que se multiplient conseils, admonestations et mises en garde aux femmes de la classe ouvrière.

Dans ce contexte social, éditeurs et libraires catholiques réservent une place toute particulière aux romans destinés à la classe ouvrière. Des ouvrages expressément écrits pour la classe ouvrière comme Historia de una familia obrera (1876) de Luis Puig y Sevall et Gracieta, la doncellita jornalera (1896) s'inspirent des romans «ouvriers» catholiques produits en France dans la deuxième moitié du siècle. Dans le prologue d'un de ces romans, Mathilde Bourdon indique la seule voie possible du bonheur aux femmes ouvrières: «l'amour et le respect des parents, l'attachement de la famille et du foyer, le sentiment de l'honneur, voilà les enseignements que nous essayons de leur offrir, mais ils dérivent tous de ce principe, sans lequel il n'existe ici bas ni moralité durable ni félicité parfaite: la piété»21. Bien que l'Église reconnaisse à contre-coeur la nécessité pour les femmes des classes sociales les plus démunies d'exercer une activité, cela doit rester une exception; le travail féminin est une situation contre-nature et comme l'avoue l'héroïne de Mathilde Bourdon dans L'ouvrière de fabrique, «les femmes ne se sentent pas faites pour cette existence en commun; l'indépendance même du travail ne leur convient pas; elles préfèreraient [...] se consacrer à ces soins domestiques, à ces humbles labeurs dont l'amour est l'unique salaire»22.

Véritable «remake» du roman de Mathilde Bourdon, Gracieta, la doncellita jornalera propose l'itinéraire vertueux d'une jeune fille de la classe ouvrière, obligée de travailler dans une usine de textile. L'auteur anonyme du roman, qui est semble-t-il un ecclésiastique, ne s'est pas donné la peine de changer le nom de certains personnages et décrit, en les adaptant à un public espagnol, les lieux publics, les ateliers de travail et les salles de bal où règnent la corruption et les mauvaises passions.

Gracieta doit résister héroïquement à l'atmosphère dégradante de l'atelier où elle travaille: «conversations impies, disputes scandaleuses, chansons obscènes, blasphèmes» et sollicitations amoureuses du contremaître Julio sont un véritable calvaire pour l'héroïne qui réussit à rester pure. Son amour «à la sainte pureté» et sa foi la protègent, presque miraculeusement apprend-on, des méfaits des diversions auxquelles s'adonnent les classes populaires. Un tableau terrifiant est présenté aux lectrices des bals et fêtes de carnaval dans lesquels la classe ouvrière perd son argent et son honneur. Hermance, la compagne d'usine de Gracieta, qui dépense ses économies les jours de fête pour se divertir, finit par mourir misérable et tuberculeuse dans un hôpital.

Les traductions libres constituent un procédé efficace dans la mesure où les romans français publiés dans un contexte d'industrialisation et d'émergence de la classe ouvrière plus précoce sont un moule où il suffit de se glisser tout en l'adaptant à la situation politique et sociale espagnole.

Cet opportunisme à la fois idéologique et littéraire est flagrant dans le cas d'une autre oeuvre de Nicolás Pardo Pimentel, El jornalero cristiano, publié par la Imprenta de Tejado en 1862. Comme le reconnaît l'auteur, il s'agit d'une adaptation d'un fait réel divulgué dans la presse française sous forme de récit.

La littérature moralisante ne semble donc pas avoir de frontières et il est intéressant de constater que, malgré tous les anathèmes lancés contre la France, nation perverse par définition, l'on n'hésite pas à faire appel à des valeurs moralement sûres et stratégiquement utiles.

Tous ces romans traduits, «arrangés» et adaptes aux circonstances sociales et culturelles du moment sont des classiques du genre et les nombreuses rééditions dont ils firent l'objet, aussi bien en Espagne que dans d'autres pays, nous renseignent sur le type de lectures proposées aux lectorats du XIXe siècle. Ils constituent aussi un espace privilégié de réflexion sur les enjeux idéologiques de la traduction et sur la réception des oeuvres littéraires traduites en général.





 
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