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Vérité1

Drame en quatre actes


Emilia Pardo Bazán



PERSONNAGES
 

 
IRÈNE D'OURENTE,   vicomtesse de Barcelos.
ANNE D'OURENTE,   sa soeur cadette.
ILDARE,   vieille campagnarde.
JEANNE,   cuisinière.
MIETTE,   servante (presque enfant).
JACQUES,   son frère de lait.
SANG NOIR,   bandit.
LE COMTE DE PORTALÉGRE.
LE CURÉ.
LE NOTAIRE.
LE BRIGADIER DE LA GENDARMERIE.
UN DOMESTIQUE.
Gendarmes.
Servante.
Paysans.
Paysannes.
Domestiques.
 
Lieu de l'action: Frontière entre l'Espagne et le Portugal. Époque actuelle.

 




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Acte I

 
Salon dans une vieille maison de campagne. Les meubles sont fripés, dédorés, mais ils ont été d'une grande richesse. Au fond, une porte, au fond également, un grand balcon, qui permet de voir un beau paysage. À droite, une porte plus petite, qui accède à la chapelle. À gauche, encore une petite porte. À droite, en premier terme, une petite table chargée de deux couverts, servie avec un certain raffinement. Des bougies brûlent; il y a des fleurs partout.

 

Scène I

 
Au lever du rideau, personne; presque aussitôt, par la porte à droite, ILDARE, vieille   -16-   paysanne presque décrépite, qui porte le costume des paysannes galiciennes. Elle avance avec précaution, regardant curieusement et furetant.

 

ILDARE.-  Doux Jésus! Personne ici... et les bougies tout allumées! Seigneur! Des fleurs, comme pour la fête du Saint Sacrement! Mais c'est un vrai miracle! Bah  (Craintivement.)  Jacques! Jacques!  (Un silence.)  Il n'y est pas. Pourtant, ce ne sont pas les esprits, je suppose, qui ont mis des fleurs dans ces vases...  (S'approchant du paravent et remarquant la table servie.) , Notre Dame de l'Hermitage! Le couvert pour deux! Il faut que notre maître arrive ce soir, avec quelqu'un de ses amis. Comment se fait-il que mon fils ne m'en ait pas soufflé un mot? C'est moi qui dois préparer ce souper, un joli souper..., et il est déjà fort tard... j'ai recouvert tantôt le feu.



Scène II

 
ILDARE, JACQUES. JACQUES entre par al grande porte du fond, qu'il ouvre à clef, et qu'il referme sitôt entré. Lorsqu'il voit ILDARE, il ressent une contrariété vite changée en fureur. Le dialogue de cette scène doit être saccadé, haletant, mystérieux, pendant que JACQUES pousse ILDARE vers la porte à droite.

 

JACQUES.-  Qui va là? Mère, que faites-vous ici? Pourquoi êtes-vous venue?

ILDARE.-  Je suis entrée par la porte de la chapelle.

JACQUES.-  Où avez-vous trouvé les clefs?

ILDARE.-  Je les ai prises dans la huche...; je ne croyais pas faire quelque chose de mal... Il fallait préparer la chapelle, car demain dom Fortunato viendra dire sa messe pour l'âme de madame, et...

JACQUES.-  Malédiction sur dom Fortunato! Allez-vous en, ma mère... ou je serai damné!

ILDARE.-  Jacques, mon gars, la paix, dis, donc! Je m'en vais... Lorsque notre jeune seigneur arrivera, préviens-moi: je cours ranimer le feu, pour le souper.

JACQUES.-   (Avec une expression terrible.)  le jeune maître ne viendra pas! Si vous allez raconter de tels mensonges, je me jetterai dans le fleuve, la tête la première!

ILDARE.-  Suffit, mon Dieu! On sait se taire! Je ne soufflerai mot, ni de lui, ni de ceux qui l'accompagneront.

JACQUES.-   (S'embrouillant.)  Encore! Personne, personne avec lui!

ILDARE.-  Jacquot, mon coeur, je suis très vieille, je suis née avant toi, on connaît la vie... Je vois bien, peut être, la table a deux couverts..., n'est-ce pas?  (JACQUES tâche de cacher la table avec son corps.)  Est-ce que j'irais trahir mon jeune maître? On m'arracherait la langue, que je ne le trahirais point! Je l'ai nourri! Ensuite... je l'aime presque plus que je t'aime, toi, Jacques!

JACQUES.-  Et c'est juste, mère.

  -17-  

ILDARE.-  Et ce n'est pas Ildare qui irait raconter comme quoi notre seigneur arrive ce soir, escorté d'un chef carliste.

JACQUES.-   (Saisissant l'explication.)  Par le fait, mère... c'est le général carliste qui vient... Il se cachait dans la Ville aux Camélias, il est en sûreté s'il ne quitte pas le Portugal... Mais, si on le pince ici, on le fusillera... et notre maître avec.

ILDARE.-  Dieu nous préserve! Je serai muette!  (Puérilement.)  Je voudrais bien voir le général... II doit être beau, avec de grosses moustaches...?

JACQUES.-   (Menaçant.)  Au diable!  (Il la pousse.)  Sortez! Taisez-vous! Et gare... ma mère!  (Il la fait passer par la porte à droite, qu'il referme à clé.) 



Scène III

 
JACQUES, puis MARTIN.

 

JACQUES.-   (S'épongeant le front et regardant autour de soi avec effarement.)  C'est ma faute... J'aurais du cacher toutes les clés... Dieu merci, elle a supposé un chef carliste... on n'en voit plus depuis vingt ans!  (On frappe à la grande porte. JACQUES ouvre.) 

MARTIN.-   (Agité.)  Tout est prêt?

JACQUES.-  Tout.

MARTIN.-  Est-ce que l'on soupçonne mon arrivée?

JACQUES.-   (Après une courte hésitation.)  Non maître, personne.

MARTIN.-  Cours donc à la barque, muni d'une lanterne, et fait passer le fleuve à celle qui attend. Il faut qu'elle n'ait pas les pieds mouillés.

JACQUES.-  Je la porterai.

MARTIN.-  Inutile... Éclaire et guide-là. Le sol est fangeux.

JACQUES.-  Je cours.

MARTIN.-  Est-ce que l'on te verra aller?

JACQUES.-  Non. J'aurai bien souci de cacher la lumière. Les chiens n'aboient pas pour moi. C'est désert. C'est tout proche.

MARTIN.-  Dépêche-toi.  (JACQUES sort.) 



Scène IV

 
MARTIN. Il se promène, examinant anxieusement la chambre, la table, rangeant, modifiant quelque détail.

 

MARTIN.-  Sera-t-elle satisfaite? Elle est si raffinée! Ses pieds seront mouillés? Quel malheur! Jacques a fait son possible... mais ici on manque de tant de choses! Elle vit entourée de luxe... Va-t-elle se moquer de ma vieille maison? Bah! Si elle m'aime, est-ce qu'elle regardera...! Je vivrais près d'elle au fond d'une prison, et je serais si heureux!  (Il s'assied.)  On dirait qu'au lieu de la joie attendue, je ressens une tristesse profonde... Non, c'est la fièvre. J'ai de la fièvre!



Scène V

 
MARTIN DE TRAVA, IRÈNE D'OURENTE, JACQUES.   -18-   JACQUES ouvre. IRÈNE D'OURENTE paraît, en élégant costume de voyage, voilée. JACQUES porte la lanterne et un petit sac en cuir. MARTIN DE TRAVA lui fait signe, il dépose le sac et se retire. IRÈNE D'OURENTE avance, souriante. MARTIN DE TRAVA ferme la porte à clef, se retourne et presse IRÈNE D'OURENTE fortement dans ses bras.

 

IRÈNE D'OURENTE.-  Oh! Pitié! Tu m'étouffes! Que tu es fort!

MARTIN DE TRAVA.-  Je crois rêver... Cela t'étonne?

IRÈNE D'OURENTE.-  Laisse-moi...

MARTIN DE TRAVA.-  Tu es fâchée?

IRÈNE D'OURENTE.-  Mais non... Seulement, regarde ... j'ai mes bottines trempées, ce bord de ma robe plein de fange... en quittant la barque, j'ai failli tomber à l'eau.

MARTIN DE TRAVA.-  Ce maladroit de Jacques! Je lui avais bien expliqué...

IRÈNE D'OURENTE.-  Non, ce n'est pas sa faute. J'ai voulu sauter, j'ai glissé...Jacques est fort sympathique.

MARTIN DE TRAVA.-  Assieds-toi, je vais sécher tes petites bottines moi-même...  (IRÈNE D'OURENTE s'assied et enlève sa voilette et son chapeau. MARTIN DE TRAVA, à genoux, sèche avec son mouchoir, avec des précautions infinies, les bottes d'IRÈNE D'OURENTE en lui mettant un cousin sous les pieds. IRÈNE D'OURENTE rit, d'une façon coquette. En finissant ce jeu scénique, MARTIN DE TRAVA reste agenouillé devant IRÈNE D'OURENTE, tendrement.)  Voyons... parle-moi, Irène... dis-moi comment tu as réussi à arranger ce voyage.  (II se lève et s'assied près d'IRÈNE D'OURENTE.) 

IRÈNE D'OURENTE.-  Mieux que je n'osais espérer... J'ai passé des journées à faire des combinaisons... Martin...C'était fort amusant... Déjouer la curiosité! J'aime assez cela.

MARTIN DE TRAVA.-  Je croyais que tu aimais être ensemble, être libre...

IRÈNE D'OURENTE.-  On voit bien que tu n'es pas assujetti à la tyrannie mondaine... II y a du plaisir à tromper les tyrans. Mon tyran, cette fois, je l'ai trompé proprement... Sais-tu ce qui m'a été utile pour mystifier les curieux? Que tu sois inconnu, qu'on ignore que je te connais, que même ton existence soit ignorée.

MARTIN DE TRAVA.-  Tu n'as pas voulu que je fréquente...

IRÈNE D'OURENTE.-  Oh! Mille fois non! Nous nous sommes rencontrés la première fois... T'en souviens-tu? À une fête de village, tout près d'ici, chez mes bonnes tantes, les vicomtesses d'Ourente...

MARTIN DE TRAVA.-  Oh! Ce jour-là! II a changé toute ma vie.

IRÈNE D'OURENTE.-  Tu as voulu me suivre à Lisbonne... Je t'ai dit: ne tâche pas de faire partie de mon entourage mondain... Du reste, ce n'était pas chose facile: on n'aime pas les nouveaux visages.

MARTIN DE TRAVA.-  Est-ce que dans ce cercle il y a de meilleurs gentilshommes que moi?

IRÈNE D'OURENTE.-  Mes excuses à l'hidalgo espagnol! J'ai bien vu, en entrant, à la clarté douteuse de la lanterne de ton page de vieux écussons sur la porte.

MARTIN DE TRAVA.-  Assez...! Irène, j'ai respecté tes désirs, et malgré   -19-   l'impatience d'un amour... dont tu ignores la violence, j'ai évité de te compromettre, je me suis contenté d'entrevues furtives dans quelque parc public...

IRÈNE D'OURENTE.-  Où il n'avait pas de public du tout... voilà mon art, chéri... Oh! Je prends mes précautions... avant de venir, figure-toi que j'ai brûlé toutes tes lettres. On ne sait jamais...

MARTIN DE TRAVA.-   (Se reculant un peu.)  Pourquoi cacher une vérité si vraie, notre grand amour, Irène?

IRÈNE D'OURENTE.-  Enfant que tu es! La vérité, c'est une cartouche explosive.  (Avec une volubilité gracieuse, flattant et calmant MARTIN DE TRAVA.)  Écoute, nous avons eu de la veine... Mon voyage s'expliquera de la façon la plus simple. Je viens tout bonnement passer une semaine chez mes vieilles tantes, dans le manoir d'Ourente, près de ma soeur, ma petite Anna, que j'aime tant... Je veux la voir, l'embrasser... A Lisbonne on connaît la date de mon départ, mais on ne fait pas attention à celle de mon arrivée ici. J'escamote une journée, et demain soir, je tombe à Ourente... Devines-tu la joie de la soeur Anna?

MARTIN DE TRAVA.-  Par la haute fenêtre de ma tour, je vois les toits d'Ourente, les grands arbres... Tu sais, Irène... je vais souvent chez tes tantes. Je vais pour voir ta soeur. Je la regarde dans une extase. Elle te ressemble d'une si étonnante façon!

IRÈNE D'OURENTE.-   (Plaisantant.)  Comment? Si tu allais tomber amoureux d'Anita? C'est un ange la fillette, n'est-ce pas? Je compte bientôt la délivrer, l'enlever à ses duègnes, la présenter dans le beau monde... Enfin, nous disons que mon escapade a été bien machinée... J'ai même laissé à Lisbonne ma femme de chambre française, en alléguant que les bonnes tantes ne peuvent pas la supporter...

MARTIN DE TRAVA.-  Je rêvais de venir dans le même train que toi...

IRÈNE D'OURENTE.-  En voilà une idée! Tu te serais approché... II y aurait toujours quelqu'un pour remarquer... Jamais! J'ai fait encore quelque chose de très machiavélique... Je te raconterai cela... Lorsque nous serons à table.  (Elle indique du doigt la table servie.) 

MARTIN DE TRAVA.-  Oh! Quelle tête sera la mienne! Ma pauvre Irène! Tu dois tomber de fatigue et de faim, et je ne songe pas même à t'offrir...

IRÈNE D'OURENTE.-  Depuis l'embranchement, ou l'on déjeune, je n'ai rien pris...

MARTIN DE TRAVA.-   (Tendrement.)  Viens, mon amour, viens, je te sers... Je veux te voir ici, sous mon toit, chez nous, goûter mon pain... Ce moment est unique, Irène... Assieds-toi... Tu es bien, dis? Je te sers.

IRÈNE D'OURENTE.-  Assieds-toi aussi, Martin... Soupons ensemble... Jacques nous servira.

MARTIN DE TRAVA.-  Un autre ici?

IRÈNE D'OURENTE.-  Ah! Un chien fidèle... Je prends mes précautions, mais j'ai confiance en Jacques, vois-tu.

  -20-  

MARTIN DE TRAVA.-  Tu as raison.

IRÈNE D'OURENTE.-  Appelle Jacques.



Scène VI

 
IRÈNE D'OURENTE, MARTIN DE TRAVA, JACQUES. MARTIN DE TRAVA a ouvert la porte. JACQUES qui la gardait, entre.

 

MARTIN DE TRAVA.-  Tu vas nous servir, Jacques...  (JACQUES referme la porte et sert.) 

IRÈNE D'OURENTE.-  Ma foi, j'avais grand besoin de prendre quelque chose... À présent, je comprends que j'étais affamée.

MARTIN DE TRAVA.-  Des mets froids, parce qu'il ne fallait pas mettre ma vieille nourrice dans la confidence... elle doit ignorer que je suis ici... Irène, tu m'excuses?

IRÈNE D'OURENTE.-  C'est très bon!  (MARTIN DE TRAVA verse du champagne, elle offre le verre à MARTIN DE TRAVA pour qu'il en goûte.)  A moi, à présent... Écoute, voilà mon idée, digne d'un Machiavel, il me semble... J'ai cherché un soupirant aimable, et je l'ai persuadé de m'accompagner... jusqu'à l'embranchement.

MARTIN DE TRAVA.-   (Surpris.)  Un ... soupirant?

IRÈNE D'OURENTE.-  Un indifférent... n'aurait pas voulu, je pense.

MARTIN DE TRAVA.-   (Énervé.)  Je ne comprends pas...  (IRÈNE D'OURENTE lui verse du champagne. Pendant toute cette scène et celle qui suit, à mesure que MARTIN DE TRAVA s'exalte, IRÈNE D'OURENTE tâche de le distraire en le faisant boire; elle boit elle- même, et tous deux, sans s'enivrer, sont un peu sous l'influence de la boisson. C'est une manie, il ne faut pas exagérer.) 

IRÈNE D'OURENTE.-  Tu ne comprends pas?

MARTIN DE TRAVA.-  Mais non... ce soupirant... cette complaisance...

IRÈNE D'OURENTE.-  Tu ne peux pas te rendre compte, c'est notre façon de vivre... Une femme qui va dans le monde, qui n'est pas affreuse, a toujours des postillons... j'ai pris le premier venu, le comté de Portalégre, je l'ai prié de m'escorter... Si on jase sur ce voyage, on songera à Portalégre, pas à toi...

MARTIN DE TRAVA.-  Irène! Quel abîme entre ta façon de vivre et la mienne! Dieu veuille que nos coeurs soient plus semblables!

IRÈNE D'OURENTE.-  Comment, tu ne trouves pas que c'est joliment machiné? En descendant du train, j'ai pris la route d'Ourente: on pouvait m'espionner, qui sait! Le soir venu, je me suis glissée jusqu'au bord du fleuve... J'ai fait le signal... Et me voici!

MARTIN DE TRAVA.-  Irène... assez parlé d'artifices, de tromperies... Je sens que tout cela m'est antipathique...  (Il congédie JACQUES d'un signe.)  Je fais sortir Jacques, parce que je veux que nous soyons seuls... seuls! Pour te parler du fond de mon âme... C'est la première fois... Dans les parcs de Lisbonne, nous craignions... Ici, Irène...  (Un silence. Il se lève.)  Que tu es belle! Le plaisir de cette escapade. Tu l'as nommée ainsi colore ton visage, embrase ton regard... Tu es belle à faire rêver des paradis... à celui... à celui qui ne t'aimera pas comme je t'aime! Lève ton verre, Irène... Je vais boire à ta beauté, à   -21-   ta bonté, car tu as daigné visiter mon vieux manoir...  (IRÈNE D'OURENTE boit.)  Et cela fait, permets-moi de t'offrir Jacques pour escorte... II t'accompagnera chez tes tantes, tu dois passer là ce qui reste de la nuit.

IRÈNE D'OURENTE.-   (Étonnée.)  Comment? Tu dis?

MARTIN DE TRAVA.-  C'est préférable, pour moi, pour toi, que nous nous quittions, Irène. Nous parlerions de bonheur... mais le bonheur serait absent. Je souffre depuis ton arrivée; je te ferais souffrir. Tu parles de mensonges, et moi, je sentais que la suprême vérité, c'est un amour profond. Éloigne-toi, pardonne-moi... et oublie cet épisode.

IRÈNE D'OURENTE.-   (S'approchant, le câlinant.)  Allons, donc, c'est clair comme l'eau... tu t'es fâché à cause de Portalégre...  (Elle lui offre du champagne.)  Que c'est divertissant, un jaloux! Et quelle logique! Ce pauvre Portalégre nous sert de paravent; tu m'attends ici... et c'est toi qui se plaint! Toi qui me fait une scène!

MARTIN DE TRAVA.-  Ce n'est pas de la jalousie, au moins, ce n'est pas de la jalousie comme tu l'entends... C'est une autre chose... Depuis que tu es ici, je sens que demain, comprends-tu? Demain... je ne te laisserai pas partir... Des minutes, des heures... c'est une goutte d'eau... J'ai soif, et quelle soif!

IRÈNE D'OURENTE.-   (Doucement.)  Martin, que veux-tu? Nous avons quelques heures de bonheur... Ne les gâte pas...

MARTIN DE TRAVA.-  Crois-moi, ne reste pas ici... Si tu restes, je t'empêcherai de retourner à ce monde de mensonges où je n'ai pas de place. Tu ne sais pas que j'adore, surtout, les choses réelles, sincères, que je hais la feinte, que je voudrais crier ce qui est, toujours!

IRÈNE D'OURENTE.-  De la folie pure.

MARTIN DE TRAVA.-  De l'amour, crois-moi... Seulement, je suis loyal, et je te congédie.

IRÈNE D'OURENTE.-  Ce n'est pas sérieux... Martin, mon bien aimé, tu laisses s'enfuir ce moment, le seul qui nous appartenait... Des exigences, des histoires!

MARTIN DE TRAVA.-  J'ai cherché en toi la vérité... Si je te le demandais...?

IRÈNE D'OURENTE.-  Allons, quelque caprice...

MARTIN DE TRAVA.-  M'aimes-tu? Irène, m'aimes-tu? Pense à ta réponse.

IRÈNE D'OURENTE.-  Serais-je ici si je ne t'aimais pas?

MARTIN DE TRAVA.-  Peut-être, le goût de l'escapade... C'est toi qui l'as nommé ainsi... Elle a distrait ton ennui, peut-être...

IRÈNE D'OURENTE.-  Tu es discourtois, ingrat... C'est juste, je dois m'en aller  (Elle se lève pour prendre son chapeau.) 

MARTIN DE TRAVA.-  Non, attends, écoute... Un instant!

IRÈNE D'OURENTE.-  Voyons! Je ne sais pas ce que tu veux de moi.

MARTIN DE TRAVA.-  Je veux que tu saches que ceci est quelque chose de très gave, que c'est notre avenir. Prenons ma vie, en échange de la tienne. Je suis   -22-   orphelin, je suis libre. Je vendrai mes terres, ce manoir où je suis né, où mes parents ont vécu; je vendrai ces meubles, qui ont appartenu à ma mère. Tu n'as pas d'enfant, tu es ici, donc tu n'as pas d'autres tendresses... Nous chercherons un refuge où nous serons inconnus ... où tu seras mienne, car moi, obscur provincial, je le serai partout... Et nous irons ensemble, toujours, jusqu'à la fin... Et ce sera la béatitude... Veux-tu, Irène, ma sainte, ma très douce, ma divine...?

IRÈNE D'OURENTE.-   (Moqueuse, contrariée.)  Allons! Le champagne t'a grisé... Rien que cela? C'est tout ce que tu as à me proposer, Martin? Une femme mariée à un pair du royaume de Portugal, à un personnage politique, à un diplomate, disparaît ainsi, s'évapore? Vois-tu cela? Et puis, j'ai d'autres tendresses: j'ai ma sueur, que je dois protéger, conduire dans le monde. Si je faisais un esclandre, elle en souffrirait, elle trouverait difficilement un mariage convenable... Décidément, tu veux me laisser un mauvais souvenir de cette courte nuit d'été... Tu demandes des choses inouïes.

MARTIN DE TRAVA.-  Tu as menti en prononçant le mot amour.

IRÈNE D'OURENTE.-  Je n'ai pas menti... Seulement, l'amour n'est pas éternel. Crois-tu le contraire?

MARTIN DE TRAVA.-  Et si tu crois que l'amour n'est pas éternel pourquoi être venue ici, ici où ma mère a passé sa vie?

IRÈNE D'OURENTE.-   (Conciliante.)  Ma croyance, la tienne, n'y font rien... L'essentiel c'est que les choses arrivent, malgré nous. Aimes-tu la vérité? Eh bien, grand enfant... la vérité, c'est que le vin, n'est pas inépuisable dans les verres, ni l'amour dans l'âme.

MARTIN DE TRAVA.-  Oh! Laisse-moi, Irène... Si tu savais...! Je crois que je te hais... Tu vois, je suis bien malheureux.

IRÈNE D'OURENTE.-   (Câline.)  Non, ce n'est pas de la haine...; c'est de l'amour encore.. Regarde...  (Elle l'entraîne vers le balcon.)  Comme c'est beau! La lune vient de se lever, elle se reflète dans le fleuve, on dirait un décor d'opéra... Regarde, avant que le charme soit évanoui... avant le matin... car tout ce qui est si beau passe vite!

MARTIN DE TRAVA.-   (Se dégageant.)  Laisse-moi, je te dis... Ton expérience me fait horreur... Serais-tu capable de continuer à répondre la franche vérité?

IRÈNE D'OURENTE.-  Je ne sais pas... La vérité, c'est du poison, Martin... Bois cette liqueur, c'est de l'écume légère  (Elle lui présente le verre, MARTIN DE TRAVA le rejette, il se brise.) 

MARTIN DE TRAVA.-  Du poison aussi.. c'est toi qui l'as empoisonné... Je refuse...  (Il s'assied accablé.) 

IRÈNE D'OURENTE.-   (Fâchée.)  Et bien, finissons... Je m'en vais... Fort ridicule tout ceci, et humiliant pour moi. Si on le   -23-   savait à Lisbonne... Heureusement, on ne le saura pas. Pourtant, je le sais, je me trouve assez comique... Dieu merci, je quitterai le Portugal bientôt: la carrière de mon mari l'exige, nous irons en Angleterre. .. Donc, pas de raccommodement, l'heure était fugace, elle est passée  (Elle prend son manteau.) 

MARTIN DE TRAVA.-   (La prenant par la taille, violemment.)  Un seul mot... Suis-je ton premier amant?

IRÈNE D'OURENTE.-   (Dédaigneusement.)  Toujours la vérité!

MARTIN DE TRAVA.-  Sans doute! Il faut que tu saches... Un soir, à Lisbonne, tu étais dans ta loge, radieuse, admirée... Je me cachais pour te regarder... J'entendais ton nom, et des mots injurieux... A la sortie, j'attendais le vaurien, je lui administrai la bastonnade, et je pris la fuite. Ce n'était pas d'un gentilhomme, mais je ne voulais pas de duel, ce serait te compromettre... Je craignais pour toi... J'ai fait cela... Est-ce qu'il mentait, le misérable?

IRÈNE D'OURENTE.-   (Hautaine.)  Qu'est-ce qu'il disait?

MARTIN DE TRAVA.-  Il t'attribuait des intrigues amoureuses... des vilenies!

IRÈNE D'OURENTE.-  Les jaloux appellent vilenies, ce qui leur est désagréable... Les aimer eux, c'est de la vertu: aimer un autre, c'est vilain.

MARTIN DE TRAVA.-  Je ne suis pas un jaloux quelconque. Je ne ressemble pas à ceux qui t'entourent. Je t'aime, vois tu, d'une autre façon... éperdument pour toujours... Réponds, ou je perdrai la raison... Le calomniateur... mentait-il?

IRÈNE D'OURENTE.-  Tes yeux ne sauraient pas supporter la pleine lumière.

MARTIN DE TRAVA.-  Tout de suite! Parle!  (Il serre le poing d'Irène.) 

IRÈNE D'OURENTE.-   (Se dégageant.)  Quelle brutalité! Tu m'as fait mal... Tu mérites cette vérité tant souhaitée... Oui, j'ai aimé avant de te connaître...

MARTIN DE TRAVA.-  Continue! Continue!

IRÈNE D'OURENTE.-  Et, qui sait? Après, peut-être...

MARTIN DE TRAVA.-  Allons, va, ne t'arrête pas, prononce le nom... Portalégre, sans doute, après...?

IRÈNE D'OURENTE.-   (Hors de soi-même.)  Eh bien, si tu veux, ce sera Portalégre... Adieu!  (Elle veut sortir.) 

MARTIN DE TRAVA.-   (Faisant un bond et l'arrêtant près de la porte.)  Irène, Irène! Tu as menti... Dis que tu as menti... Irène, je perdrai la raison!

IRÈNE D'OURENTE.-  Tu as voulu la vérité ... Je te l'ai offerte... La vérité d'hier, celle de demain... C'est complet, tu ne dois pas te plaindre...

MARTIN DE TRAVA.-  Oh! Tais-toi... Tais-toi.. Je te ferai taire, les mots ne sortiront pas de ta bouche!  (Il saisit IRÈNE D'OURENTE, il lui met la main sur la bouche, sur le cou; il la presse, ils luttent, ils reculent vers le balcon; bousculant quelque meuble. IRÈNE D'OURENTE va tomber, moitié corps dans le balcon, moitié dans la chambre. MARTIN DE TRAVA, en la sentant inanimée, la laisse par terre et avance dans la chambre vers le public dans   -24-   l'attitude que l'acteur jugera convenable. Puis, il revient vers le balcon; il se penche sur le corps d'IRÈNE D'OURENTE.) 



Scène VII

 
MARTIN DE TRAVA; puis JACQUES.

 

MARTIN DE TRAVA.-  Irène! Comment? Elle ne répond pas? Irène... Parle, parle... Pardonne-moi... J'étais fou, j'étais hors de moi-même... Le silence est trop cruel, parle donc! Mais parle! Peut-être une syncope?  (Courant vers la porte.)  Jacques! Jacques! Au secours!

JACQUES.-   (Entrant.)  Qu'est-ce? Au secours de qui?

MARTIN DE TRAVA.-  Elle ... elle ... elle ne répond pas... Jette-lui de l'eau... Donne-lui de l'air... Mais fais donc quelque chose! Je ne suis pas... Je ne suis pas!

JACQUES.-   (S'approchant d'IRÈNE D'OURENTE, il lève la tête, il la touche, il l'examine et la laisse retomber.)  Maître... Maître... Elle n'est pas évanouie.. C'est plus terrible, c'est... c'est la mort!

MARTIN DE TRAVA.-  La mort? Impossible! Mais je n'ai pas voulu la tuer... Je ne l'ai pas tuée!

JACQUES.-  Sans vouloir... En voulant... Ma foi, vous l'avez tuée...!

MARTIN DE TRAVA.-  Moi! A elle ! Ces mains! Ces mains féroces! Je veux mourir aussi! Jacques, si tu es loyal, si tu m'aimes, tue-moi, tue-moi!

JACQUES.-  Silence, mon maître... Ne criez pas ainsi... C'est fait, elle ne ressuscitera pas bien sûr... On peut vous entendre, on vous arrêtera...

MARTIN DE TRAVA.-  Qu'on m'arrête! Irène! Irène!

JACQUES.-  A présent, c'est Jacques qui commande... Vous allez partir de suite pour Porto... Personne ne connaît votre venue. Si quelqu'un la connaît, il sera discret. Croyez-le! Le reste, je m'en charge. Vite! Bientôt il fera jour...

MARTIN DE TRAVA.-  Pour moi, ce sera la nuit sans fin...  (Il se penche sur IRÈNE D'OURENTE et l'embrasse.)  Irène, mon amour! C'est moi... moi qui t'ai tuée!

JACQUES.-  Il faut dire, au contraire, «Ce n'est pas moi! Ce n'est pas moi...!»

MARTIN DE TRAVA.-  Je ne veux pas la quitter...

JACQUES.-  Allons! Dépêchons-nous! Venez, venez...  (II prend de force MARTIN DE TRAVA et l'entraîne dehors. En sortant, JACQUES ferme la porte à clef.) 



 
 
RIDEAU
 
 


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