Scène
II
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ILDARE,
JACQUES. JACQUES entre par al grande porte du
fond, qu'il ouvre à clef, et qu'il referme sitôt
entré. Lorsqu'il voit ILDARE, il ressent une
contrariété vite changée en fureur. Le
dialogue de cette scène doit être saccadé,
haletant, mystérieux, pendant que JACQUES pousse ILDARE vers la porte à
droite.
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JACQUES.- Qui va là? Mère, que
faites-vous ici? Pourquoi êtes-vous venue?
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ILDARE.- Je suis entrée par la porte de
la chapelle.
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JACQUES.- Où avez-vous trouvé les
clefs?
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ILDARE.- Je les ai prises dans la huche...; je
ne croyais pas faire quelque chose de mal... Il fallait
préparer la chapelle, car demain dom Fortunato viendra dire
sa messe pour l'âme de madame, et...
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JACQUES.- Malédiction sur dom Fortunato!
Allez-vous en, ma mère... ou je serai damné!
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ILDARE.- Jacques, mon gars, la paix, dis, donc!
Je m'en vais... Lorsque notre jeune seigneur arrivera,
préviens-moi: je cours ranimer le feu, pour le souper.
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JACQUES.- (Avec une expression
terrible.) le jeune maître ne viendra pas! Si
vous allez raconter de tels mensonges, je me jetterai dans le
fleuve, la tête la première!
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ILDARE.- Suffit, mon Dieu! On sait se taire! Je
ne soufflerai mot, ni de lui, ni de ceux qui l'accompagneront.
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JACQUES.-
(S'embrouillant.) Encore! Personne,
personne avec lui!
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ILDARE.- Jacquot, mon coeur, je suis très
vieille, je suis née avant toi, on connaît la vie...
Je vois bien, peut être, la table a deux couverts...,
n'est-ce pas? (JACQUES tâche de cacher la table
avec son corps.) Est-ce que j'irais trahir mon jeune
maître? On m'arracherait la langue, que je ne le trahirais
point! Je l'ai nourri! Ensuite... je l'aime presque plus que je
t'aime, toi, Jacques!
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JACQUES.- Et c'est juste, mère.
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-17- |
ILDARE.- Et ce n'est pas Ildare qui irait
raconter comme quoi notre seigneur arrive ce soir, escorté
d'un chef carliste.
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JACQUES.- (Saisissant
l'explication.) Par le fait, mère... c'est le
général carliste qui vient... Il se cachait dans la
Ville aux Camélias, il est en sûreté s'il ne
quitte pas le Portugal... Mais, si on le pince ici, on le
fusillera... et notre maître avec.
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ILDARE.- Dieu nous préserve! Je serai
muette! (Puérilement.) Je
voudrais bien voir le général... II doit être
beau, avec de grosses moustaches...?
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JACQUES.-
(Menaçant.) Au diable!
(Il la pousse.) Sortez! Taisez-vous!
Et gare... ma mère! (Il la fait passer par la
porte à droite, qu'il referme à
clé.)
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Scène
V
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MARTIN DE
TRAVA, IRÈNE
D'OURENTE, JACQUES.
-18-
JACQUES ouvre.
IRÈNE D'OURENTE
paraît, en élégant costume de voyage,
voilée. JACQUES
porte la lanterne et un petit sac en cuir. MARTIN DE TRAVA lui fait signe, il
dépose le sac et se retire. IRÈNE D'OURENTE avance,
souriante. MARTIN DE TRAVA
ferme la porte à clef, se retourne et presse IRÈNE D'OURENTE fortement dans
ses bras.
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IRÈNE D'OURENTE.- Oh! Pitié! Tu
m'étouffes! Que tu es fort!
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MARTIN DE TRAVA.- Je crois rêver... Cela
t'étonne?
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IRÈNE D'OURENTE.- Laisse-moi...
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MARTIN DE TRAVA.- Tu es fâchée?
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IRÈNE D'OURENTE.- Mais non... Seulement,
regarde ... j'ai mes bottines trempées, ce bord de ma robe
plein de fange... en quittant la barque, j'ai failli tomber
à l'eau.
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MARTIN DE TRAVA.- Ce maladroit de Jacques! Je
lui avais bien expliqué...
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IRÈNE D'OURENTE.- Non, ce n'est pas sa
faute. J'ai voulu sauter, j'ai glissé...Jacques est fort
sympathique.
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MARTIN DE TRAVA.- Assieds-toi, je vais
sécher tes petites bottines moi-même...
(IRÈNE
D'OURENTE s'assied et enlève sa voilette et son
chapeau. MARTIN DE TRAVA,
à genoux, sèche avec son mouchoir, avec des
précautions infinies, les bottes d'IRÈNE D'OURENTE en lui mettant
un cousin sous les pieds. IRÈNE D'OURENTE rit, d'une
façon coquette. En finissant ce jeu scénique,
MARTIN DE TRAVA reste
agenouillé devant IRÈNE D'OURENTE,
tendrement.) Voyons... parle-moi, Irène...
dis-moi comment tu as réussi à arranger ce voyage.
(II se lève et s'assied près
d'IRÈNE
D'OURENTE.)
|
IRÈNE D'OURENTE.- Mieux que je n'osais
espérer... J'ai passé des journées à
faire des combinaisons... Martin...C'était fort amusant...
Déjouer la curiosité! J'aime assez cela.
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MARTIN DE TRAVA.- Je croyais que tu aimais
être ensemble, être libre...
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IRÈNE D'OURENTE.- On voit bien que tu
n'es pas assujetti à la tyrannie mondaine... II y a du
plaisir à tromper les tyrans. Mon tyran, cette fois, je l'ai
trompé proprement... Sais-tu ce qui m'a été
utile pour mystifier les curieux? Que tu sois inconnu, qu'on ignore
que je te connais, que même ton existence soit
ignorée.
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MARTIN DE TRAVA.- Tu n'as pas voulu que je
fréquente...
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IRÈNE D'OURENTE.- Oh! Mille fois non!
Nous nous sommes rencontrés la première fois... T'en
souviens-tu? À une fête de village, tout près
d'ici, chez mes bonnes tantes, les vicomtesses d'Ourente...
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MARTIN DE TRAVA.- Oh! Ce jour-là! II a
changé toute ma vie.
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IRÈNE D'OURENTE.- Tu as voulu me suivre
à Lisbonne... Je t'ai dit: ne tâche pas de faire
partie de mon entourage mondain... Du reste, ce n'était pas
chose facile: on n'aime pas les nouveaux visages.
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MARTIN DE TRAVA.- Est-ce que dans ce cercle il y
a de meilleurs gentilshommes que moi?
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IRÈNE D'OURENTE.- Mes excuses à
l'hidalgo espagnol! J'ai bien vu, en entrant, à la
clarté douteuse de la lanterne de ton page de vieux
écussons sur la porte.
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MARTIN DE TRAVA.- Assez...! Irène, j'ai
respecté tes désirs, et malgré
-19-
l'impatience d'un amour... dont tu ignores la violence, j'ai
évité de te compromettre, je me suis contenté
d'entrevues furtives dans quelque parc public...
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IRÈNE D'OURENTE.- Où il n'avait
pas de public du tout... voilà mon art, chéri... Oh!
Je prends mes précautions... avant de venir, figure-toi que
j'ai brûlé toutes tes lettres. On ne sait
jamais...
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MARTIN DE TRAVA.- (Se reculant un
peu.) Pourquoi cacher une vérité si
vraie, notre grand amour, Irène?
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IRÈNE D'OURENTE.- Enfant que tu es! La
vérité, c'est une cartouche explosive.
(Avec une volubilité gracieuse, flattant et
calmant MARTIN DE
TRAVA.) Écoute, nous avons eu de la
veine... Mon voyage s'expliquera de la façon la plus simple.
Je viens tout bonnement passer une semaine chez mes vieilles
tantes, dans le manoir d'Ourente, près de ma soeur, ma
petite Anna, que j'aime tant... Je veux la voir, l'embrasser... A
Lisbonne on connaît la date de mon départ, mais on ne
fait pas attention à celle de mon arrivée ici.
J'escamote une journée, et demain soir, je tombe à
Ourente... Devines-tu la joie de la soeur Anna?
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MARTIN DE TRAVA.- Par la haute fenêtre de
ma tour, je vois les toits d'Ourente, les grands arbres... Tu sais,
Irène... je vais souvent chez tes tantes. Je vais pour voir
ta soeur. Je la regarde dans une extase. Elle te ressemble d'une si
étonnante façon!
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Plaisantant.) Comment? Si tu allais
tomber amoureux d'Anita? C'est un ange la fillette, n'est-ce pas?
Je compte bientôt la délivrer, l'enlever à ses
duègnes, la présenter dans le beau monde... Enfin,
nous disons que mon escapade a été bien
machinée... J'ai même laissé à Lisbonne
ma femme de chambre française, en alléguant que les
bonnes tantes ne peuvent pas la supporter...
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MARTIN DE TRAVA.- Je rêvais de venir dans
le même train que toi...
|
IRÈNE D'OURENTE.- En voilà une
idée! Tu te serais approché... II y aurait toujours
quelqu'un pour remarquer... Jamais! J'ai fait encore quelque chose
de très machiavélique... Je te raconterai cela...
Lorsque nous serons à table. (Elle indique du
doigt la table servie.)
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MARTIN DE TRAVA.- Oh! Quelle tête sera la
mienne! Ma pauvre Irène! Tu dois tomber de fatigue et de
faim, et je ne songe pas même à t'offrir...
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IRÈNE D'OURENTE.- Depuis l'embranchement,
ou l'on déjeune, je n'ai rien pris...
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MARTIN DE TRAVA.-
(Tendrement.) Viens, mon amour, viens,
je te sers... Je veux te voir ici, sous mon toit, chez nous,
goûter mon pain... Ce moment est unique, Irène...
Assieds-toi... Tu es bien, dis? Je te sers.
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IRÈNE D'OURENTE.- Assieds-toi aussi,
Martin... Soupons ensemble... Jacques nous servira.
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MARTIN DE TRAVA.- Un autre ici?
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IRÈNE D'OURENTE.- Ah! Un chien
fidèle... Je prends mes précautions, mais j'ai
confiance en Jacques, vois-tu.
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-20- |
MARTIN DE TRAVA.- Tu as raison.
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IRÈNE D'OURENTE.- Appelle Jacques.
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Scène
VI
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IRÈNE
D'OURENTE, MARTIN DE
TRAVA, JACQUES.
MARTIN DE TRAVA a ouvert
la porte. JACQUES qui la
gardait, entre.
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MARTIN DE TRAVA.- Tu vas nous servir, Jacques...
(JACQUES
referme la porte et sert.)
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IRÈNE D'OURENTE.- Ma foi, j'avais grand
besoin de prendre quelque chose... À présent, je
comprends que j'étais affamée.
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MARTIN DE TRAVA.- Des mets froids, parce qu'il
ne fallait pas mettre ma vieille nourrice dans la confidence...
elle doit ignorer que je suis ici... Irène, tu
m'excuses?
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IRÈNE D'OURENTE.- C'est très bon!
(MARTIN DE
TRAVA verse du champagne, elle offre le verre à
MARTIN DE TRAVA pour qu'il
en goûte.) A moi, à présent...
Écoute, voilà mon idée, digne d'un Machiavel,
il me semble... J'ai cherché un soupirant aimable, et je
l'ai persuadé de m'accompagner... jusqu'à
l'embranchement.
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MARTIN DE TRAVA.-
(Surpris.) Un ... soupirant?
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IRÈNE D'OURENTE.- Un
indifférent... n'aurait pas voulu, je pense.
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MARTIN DE TRAVA.-
(Énervé.) Je ne
comprends pas... (IRÈNE D'OURENTE lui verse du
champagne. Pendant toute cette scène et celle qui suit,
à mesure que MARTIN DE
TRAVA s'exalte, IRÈNE D'OURENTE tâche de
le distraire en le faisant boire; elle boit elle- même, et
tous deux, sans s'enivrer, sont un peu sous l'influence de la
boisson. C'est une manie, il ne faut pas
exagérer.)
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IRÈNE D'OURENTE.- Tu ne comprends
pas?
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MARTIN DE TRAVA.- Mais non... ce soupirant...
cette complaisance...
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IRÈNE D'OURENTE.- Tu ne peux pas te
rendre compte, c'est notre façon de vivre... Une femme qui
va dans le monde, qui n'est pas affreuse, a toujours des
postillons... j'ai pris le premier venu, le comté de
Portalégre, je l'ai prié de m'escorter... Si on jase
sur ce voyage, on songera à Portalégre, pas à
toi...
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MARTIN DE TRAVA.- Irène! Quel abîme
entre ta façon de vivre et la mienne! Dieu veuille que nos
coeurs soient plus semblables!
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IRÈNE D'OURENTE.- Comment, tu ne trouves
pas que c'est joliment machiné? En descendant du train, j'ai
pris la route d'Ourente: on pouvait m'espionner, qui sait! Le soir
venu, je me suis glissée jusqu'au bord du fleuve... J'ai
fait le signal... Et me voici!
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MARTIN DE TRAVA.- Irène... assez
parlé d'artifices, de tromperies... Je sens que tout cela
m'est antipathique... (Il congédie
JACQUES d'un
signe.) Je fais sortir Jacques, parce que je veux
que nous soyons seuls... seuls! Pour te parler du fond de mon
âme... C'est la première fois... Dans les parcs de
Lisbonne, nous craignions... Ici, Irène... (Un
silence. Il se lève.) Que tu es belle! Le
plaisir de cette escapade. Tu l'as nommée ainsi colore ton
visage, embrase ton regard... Tu es belle à faire
rêver des paradis... à celui... à celui qui ne
t'aimera pas comme je t'aime! Lève ton verre,
Irène... Je vais boire à ta beauté, à
-21- ta
bonté, car tu as daigné visiter mon vieux manoir...
(IRÈNE
D'OURENTE boit.) Et cela fait, permets-moi de
t'offrir Jacques pour escorte... II t'accompagnera chez tes tantes,
tu dois passer là ce qui reste de la nuit.
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Étonnée.) Comment? Tu
dis?
|
MARTIN DE TRAVA.- C'est
préférable, pour moi, pour toi, que nous nous
quittions, Irène. Nous parlerions de bonheur... mais le
bonheur serait absent. Je souffre depuis ton arrivée; je te
ferais souffrir. Tu parles de mensonges, et moi, je sentais que la
suprême vérité, c'est un amour profond.
Éloigne-toi, pardonne-moi... et oublie cet
épisode.
|
IRÈNE D'OURENTE.-
(S'approchant, le câlinant.)
Allons, donc, c'est clair comme l'eau... tu t'es fâché
à cause de Portalégre... (Elle lui
offre du champagne.) Que c'est divertissant, un
jaloux! Et quelle logique! Ce pauvre Portalégre nous sert de
paravent; tu m'attends ici... et c'est toi qui se plaint! Toi qui
me fait une scène!
|
MARTIN DE TRAVA.- Ce n'est pas de la jalousie,
au moins, ce n'est pas de la jalousie comme tu l'entends... C'est
une autre chose... Depuis que tu es ici, je sens que demain,
comprends-tu? Demain... je ne te laisserai pas partir... Des
minutes, des heures... c'est une goutte d'eau... J'ai soif, et
quelle soif!
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Doucement.) Martin, que veux-tu? Nous
avons quelques heures de bonheur... Ne les gâte pas...
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MARTIN DE TRAVA.- Crois-moi, ne reste pas ici...
Si tu restes, je t'empêcherai de retourner à ce monde
de mensonges où je n'ai pas de place. Tu ne sais pas que
j'adore, surtout, les choses réelles, sincères, que
je hais la feinte, que je voudrais crier ce qui est, toujours!
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IRÈNE D'OURENTE.- De la folie pure.
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MARTIN DE TRAVA.- De l'amour, crois-moi...
Seulement, je suis loyal, et je te congédie.
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IRÈNE D'OURENTE.- Ce n'est pas
sérieux... Martin, mon bien aimé, tu laisses s'enfuir
ce moment, le seul qui nous appartenait... Des exigences, des
histoires!
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MARTIN DE TRAVA.- J'ai cherché en toi la
vérité... Si je te le demandais...?
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IRÈNE D'OURENTE.- Allons, quelque
caprice...
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MARTIN DE TRAVA.- M'aimes-tu? Irène,
m'aimes-tu? Pense à ta réponse.
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IRÈNE D'OURENTE.- Serais-je ici si je ne
t'aimais pas?
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MARTIN DE TRAVA.- Peut-être, le goût
de l'escapade... C'est toi qui l'as nommé ainsi... Elle a
distrait ton ennui, peut-être...
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IRÈNE D'OURENTE.- Tu es discourtois,
ingrat... C'est juste, je dois m'en aller (Elle se
lève pour prendre son chapeau.)
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MARTIN DE TRAVA.- Non, attends, écoute...
Un instant!
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IRÈNE D'OURENTE.- Voyons! Je ne sais pas
ce que tu veux de moi.
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MARTIN DE TRAVA.- Je veux que tu saches que ceci
est quelque chose de très gave, que c'est notre avenir.
Prenons ma vie, en échange de la tienne. Je suis
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orphelin, je suis libre. Je vendrai mes terres, ce manoir où
je suis né, où mes parents ont vécu; je
vendrai ces meubles, qui ont appartenu à ma mère. Tu
n'as pas d'enfant, tu es ici, donc tu n'as pas d'autres
tendresses... Nous chercherons un refuge où nous serons
inconnus ... où tu seras mienne, car moi, obscur provincial,
je le serai partout... Et nous irons ensemble, toujours,
jusqu'à la fin... Et ce sera la béatitude... Veux-tu,
Irène, ma sainte, ma très douce, ma divine...?
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Moqueuse, contrariée.) Allons!
Le champagne t'a grisé... Rien que cela? C'est tout ce que
tu as à me proposer, Martin? Une femme mariée
à un pair du royaume de Portugal, à un personnage
politique, à un diplomate, disparaît ainsi,
s'évapore? Vois-tu cela? Et puis, j'ai d'autres tendresses:
j'ai ma sueur, que je dois protéger, conduire dans le monde.
Si je faisais un esclandre, elle en souffrirait, elle trouverait
difficilement un mariage convenable... Décidément, tu
veux me laisser un mauvais souvenir de cette courte nuit
d'été... Tu demandes des choses inouïes.
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MARTIN DE TRAVA.- Tu as menti en
prononçant le mot amour.
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IRÈNE D'OURENTE.- Je n'ai pas menti...
Seulement, l'amour n'est pas éternel. Crois-tu le
contraire?
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MARTIN DE TRAVA.- Et si tu crois que l'amour
n'est pas éternel pourquoi être venue ici, ici
où ma mère a passé sa vie?
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Conciliante.) Ma croyance, la tienne,
n'y font rien... L'essentiel c'est que les choses arrivent,
malgré nous. Aimes-tu la vérité? Eh bien,
grand enfant... la vérité, c'est que le vin, n'est
pas inépuisable dans les verres, ni l'amour dans
l'âme.
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MARTIN DE TRAVA.- Oh! Laisse-moi,
Irène... Si tu savais...! Je crois que je te hais... Tu
vois, je suis bien malheureux.
|
IRÈNE D'OURENTE.-
(Câline.) Non, ce n'est pas de
la haine...; c'est de l'amour encore.. Regarde...
(Elle l'entraîne vers le
balcon.) Comme c'est beau! La lune vient de se
lever, elle se reflète dans le fleuve, on dirait un
décor d'opéra... Regarde, avant que le charme soit
évanoui... avant le matin... car tout ce qui est si beau
passe vite!
|
MARTIN DE TRAVA.- (Se
dégageant.) Laisse-moi, je te dis... Ton
expérience me fait horreur... Serais-tu capable de continuer
à répondre la franche vérité?
|
IRÈNE D'OURENTE.- Je ne sais pas... La
vérité, c'est du poison, Martin... Bois cette
liqueur, c'est de l'écume légère
(Elle lui présente le verre, MARTIN DE TRAVA le rejette, il se
brise.)
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MARTIN DE TRAVA.- Du poison aussi.. c'est toi
qui l'as empoisonné... Je refuse... (Il
s'assied accablé.)
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IRÈNE D'OURENTE.-
(Fâchée.) Et bien,
finissons... Je m'en vais... Fort ridicule tout ceci, et humiliant
pour moi. Si on le -23- savait
à Lisbonne... Heureusement, on ne le saura pas. Pourtant, je
le sais, je me trouve assez comique... Dieu merci, je quitterai le
Portugal bientôt: la carrière de mon mari l'exige,
nous irons en Angleterre. .. Donc, pas de raccommodement, l'heure
était fugace, elle est passée (Elle
prend son manteau.)
|
MARTIN DE TRAVA.- (La prenant par
la taille, violemment.) Un seul mot... Suis-je ton
premier amant?
|
IRÈNE D'OURENTE.-
(Dédaigneusement.) Toujours la
vérité!
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MARTIN DE TRAVA.- Sans doute! Il faut que tu
saches... Un soir, à Lisbonne, tu étais dans ta loge,
radieuse, admirée... Je me cachais pour te regarder...
J'entendais ton nom, et des mots injurieux... A la sortie,
j'attendais le vaurien, je lui administrai la bastonnade, et je
pris la fuite. Ce n'était pas d'un gentilhomme, mais je ne
voulais pas de duel, ce serait te compromettre... Je craignais pour
toi... J'ai fait cela... Est-ce qu'il mentait, le
misérable?
|
IRÈNE D'OURENTE.-
(Hautaine.) Qu'est-ce qu'il
disait?
|
MARTIN DE TRAVA.- Il t'attribuait des intrigues
amoureuses... des vilenies!
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IRÈNE D'OURENTE.- Les jaloux appellent
vilenies, ce qui leur est désagréable... Les aimer
eux, c'est de la vertu: aimer un autre, c'est vilain.
|
MARTIN DE TRAVA.- Je ne suis pas un jaloux
quelconque. Je ne ressemble pas à ceux qui t'entourent. Je
t'aime, vois tu, d'une autre façon... éperdument pour
toujours... Réponds, ou je perdrai la raison... Le
calomniateur... mentait-il?
|
IRÈNE D'OURENTE.- Tes yeux ne sauraient
pas supporter la pleine lumière.
|
MARTIN DE TRAVA.- Tout de suite! Parle!
(Il serre le poing
d'Irène.)
|
IRÈNE D'OURENTE.- (Se
dégageant.) Quelle brutalité! Tu m'as
fait mal... Tu mérites cette vérité tant
souhaitée... Oui, j'ai aimé avant de te
connaître...
|
MARTIN DE TRAVA.- Continue! Continue!
|
IRÈNE D'OURENTE.- Et, qui sait?
Après, peut-être...
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MARTIN DE TRAVA.- Allons, va, ne t'arrête
pas, prononce le nom... Portalégre, sans doute,
après...?
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IRÈNE D'OURENTE.- (Hors de
soi-même.) Eh bien, si tu veux, ce sera
Portalégre... Adieu! (Elle veut
sortir.)
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MARTIN DE TRAVA.- (Faisant un bond
et l'arrêtant près de la porte.)
Irène, Irène! Tu as menti... Dis que tu as menti...
Irène, je perdrai la raison!
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IRÈNE D'OURENTE.- Tu as voulu la
vérité ... Je te l'ai offerte... La
vérité d'hier, celle de demain... C'est complet, tu
ne dois pas te plaindre...
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MARTIN DE TRAVA.- Oh! Tais-toi... Tais-toi.. Je
te ferai taire, les mots ne sortiront pas de ta bouche!
(Il saisit IRÈNE D'OURENTE, il lui met la
main sur la bouche, sur le cou; il la presse, ils luttent, ils
reculent vers le balcon; bousculant quelque meuble. IRÈNE D'OURENTE va tomber,
moitié corps dans le balcon, moitié dans la chambre.
MARTIN DE TRAVA, en la
sentant inanimée, la laisse par terre et avance dans la
chambre vers le public dans -24-
l'attitude que l'acteur jugera convenable. Puis, il revient vers le
balcon; il se penche sur le corps d'IRÈNE
D'OURENTE.)
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