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ArribaAbajo Le succès d’édition de Benito Pérez Galdós essai de bibliométrie (II)

Jean-François Botrel


Universidad de Rennes Haute-Bretagne


4. Éléments d’explication

Les facteurs d’explication du succès d’édition sont à chercher, en même temps, dans et à l’extérieur de l’oeuvre, car si la démarche d’acquisition est fondamentalement déterminée par l’envie de communiquer et par la recherche du plaisir à travers le texte, il est des facteurs totalement étrangers à celui-ci dont il est impossible de ne pas tenir compte. Examinons-en quelques uns.

4.1. L’augmentation de la demande potentielle et de la demande effective. Ainsi il est évident que, de 1873 à 1973, la diminution de l’analphabétisme, l’élévation, même limitée, du niveau d’éducation et de vie, la modification des habitudes culturelles31, le développement de la lecture publique ou l’élargissement spatial du marché à l’Amérique latine, pour prendre quelques exemples, ont agi positivemente sur l’augmentation   —30→   de la demande en biens de lecture en général et ont pu avoir des conséquences sur le succès d’édition de l’oeuvre de Galdós.

On rappellera, par exemple, que pendant cette période, la population de plus de 6 ans sachant théoriquement lire et écrire est passée de moins de 25% à près de 100% ou que la population apte à lire est pratiquement quatre fois plus nombreuse en 1930 qu’en 1877. On imagine facilement les conséquences de cette évolution sur la demande potentielle, mais aussi sur sa diversification. Car, pendant ce temps, le livre est devenu proportionnellement moins cher: le salaire journalier quotidien moyen d’un ouvrier agricole permettait tout juste, vers 1885-1890, d’acquérir un volume d’Episodios nacionales à deux pesetas alors qu’en 1973 avec 250 pesetas de salaire quotidien moyen un ouvrier agricole permanent pouvait pratiquement acquérir 3 volumes de ces mêmes Episodios.

On peut aussi essayer d’estimer les conséquences de la politique en matière de lecture publique. On constatera ainsi que, s’il n’y a en 1898 aucune oeuvre de Galdós inscrite au catalogue de la Biblioteca de Buenas Lecturas de la Parroquia mayor de Santa Ana de Barcelone, pas plus qu’à celui de la Biblioteca de Señoras católicas de Madrid, en 1912, d’autres bibliothèques, comme la Biblioteca pública Arús de Barcelone, la Biblioteca popular del distrito de la Inclusa de Madrid ou la Bibliothèque du Casino de Zaragoza ont, entre 1895 et 1916, la totalité des titres de Galdós disponibles. On pourrait de la sorte faire l’inventaire des lieux publics où l’oeuvre de Galdós est ou devient accessible, avec l’élargissement du public et de la clientèle potentielle que cela suppose.

4.1.1. Le public. En effet, il n’est pas indifférent à l’évolution du succès de Galdós et de son oeuvre qu’en 1904, par exemple, Rafael Altamira, en proposant un programme de lectures aux ouvriers dans la Revista socialista, place immédiatement après l’édition pour les enfants du Quijote et de Robinson Crusoë, les Episodios nacionales et quelques romans de la première époque.

Cette invitation à lire Galdós, mise en relief par J. C. Mainer dans La Edad de plata32, est-elle un simple conseil d’un esprit éclairé qui   —31→   «veut le bien littéraire» de l’ouvrier ou bien au contraire est-elle le signe d’une évolution du public de Galdós, d’une demande d’un nouveau type? Depuis La de San Quintín, mais surtout depuis Electra, il est certain que le signe de Galdós est de plus en plus appréhendé comme progressiste... Mais ce rapprochement de Galdós avec une partie de la classe ouvrière, qui pourra éventuellemente trouver ses oeuvres dans les bibliothèques des Casas del pueblo ou des casinos, ne traduit-il pas aussi une perte d’audience dans d’autres secteurs du public petit-bourgeois libéral? Contentons-nous, pour l’instant, de formuler cette hypothèse et constatons, par contre, que le choix opéré par Altamira au sein de l’oeuvre de Galdós est bien en consonnance avec une attirance pour les Episodios et les romans de la première époque déjà bien affirmée au niveau éditorial.

4.1.2. Le public scolaire. Vingt-cinq ans plus tard, en 1929, sous Primo de Rivera donc, on trouve à nouveau une partie de l’oeuvre de Galdós parmi les lectures conseillées, cette fois officiellement: dans le Catálogo de una pequeña biblioteca de cultura para niños y maestros de las Escuelas nacionales figure, au numéro 65, l’oeuvre de Galdós intitulée La Guerra de independencia extractada para uso de los niños par Galdós lui-même, au numéro 66, La Fontana de Oro, puis Marianela (n.º 67), El audaz (n.º 68) et enfin, au n.º 69, les Episodios nacionales (23 tomes est-il «précisé»...).

Plus importants peut-être que le marché représenté par les bibliothèques des écoles nationales sont la consécration de cette partie de l’oeuvre de Galdós comme étant propre à la lecture scolaire et l’élargissement potentiel de son public, dans l’immédiat et surtout pour l’avenir. Rappelons, pour confirmer cette tendance par les chiffres, que de 1914 à 1929 la première série des Episodios voit son rythme de vente fortement augmenter et qu’entre 1929 et 1932, la maison Hernando imprime, par exemple, 13.000 exemplaires de Marianela (cf. document 10).

L’élargissement du public à d’autres âges et à d’autres classes sociales que vaut à l’oeuvre de Galdós cette reconnaissance officielle, confirmée   —32→   sous la République, s’accompagne, par ailleurs, d’une ouverture accentuée sur la clientèle hispanophone non espagnole.

4.1.3. Le public mexicain. Il est difficile de dire avec précision, pour l’instant, le poids relatif de la demande extérieure dans l’accroissement ou non du succès de Galdós; on sait cependant, par exemple, grâce à Claude Fell33, que, après la Révolution mexicaine, José Vasconcelos, alors recteur de la Universidad Nacional de Méjico, s’est engagé dans une campagne contre l’analphabétisme et que dans la circulaire numéro 4 du 30 juillet 1920 où il dresse une liste d’auteurs et de livres appropriés aux bibliothèques populaires, on trouve particulièrement recommandés «trois visionnaires dont les doctrines doivent inonder l’âme mexicaine. A savoir: Benito Pérez Galdós, Romain Rolland et León Tolstoi». Et José Vasconcelos poursuit: «Est recommandée la lecture de tous les romans et de tous les drames de Galdós, parce que Galdós est le génie littéraire de notre race de ces derniers temps; parce que ses oeuvres s’inspirent d’une vaste et généreuse conception de la vie et parce qu’on y découvre un motif qui n’est pas dans la tragédie grecque, pas plus que dans d’autres littératures: la bonté du coeur comme une forme du sublime, comme un sacrifice où s’sanéantit le sujet, mais en déversant sur le monde des torrents de grâce vivifiante et fortifiante»34. Cet enthousiasme de José Vasconcelos pour «la doctrine» de Galdós aura pour prosaïque conséquence l’achat de collections entières à Madrid, mission dont sont chargés Pedro Henríquez Ureña puis Alfonso Reyes, et en septembre 1920, les paquets sont arrivés au Mexique, à Mexico où quelques mois auparavant il avait été impossible, paraît-il, de réunir plus de cinq collections...

Toutes ces illustrations d’un même phénomène -l’élargissement et la diversification de la demande- permettent peut-être d’expliquer en partie l’évolution dans un sens positif ou à nouveau positif de certaines oeuvres de Galdós entre 1920 et 1939. Néanmoins, elles n’expliquent pas pourquoi ce sont précisément les Episodios nacionales, la première série surtout, et les romans de la première époque, d’où émerge Marianela, qui sont choisis ni pourquoi ce sont les oeuvres qui ont eu, à long terme, le plus de succès. On y reviendra.

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4.2. Le poids des facteurs matériels. On peut se demander, dans une perspective socio et même bio-bibliologique, si la longueur des romans, estimée en signes typographiques, ainsi que d’autres facteurs matériels du livre ont pu ou peuvent avoir une incidence sur le succès.

4.2.1. La longueur du texte et le succès. La longueur du texte détermine, on le sait, dans une grande mesure, le coût de production et donc le prix de vente. Dans le cas de Galdós, on a déjà remarqué que les romans à 2 pesetas, même lorsqu’ils sont, comme Gloria, en deux tomes, ont connu plus de succès que ceux à 3 pesetas; le prix d’acquisition ne serait donc pas indifférent à l’élargissement du public; le grand essor, dans les années 1880, du roman à une peseta tendrait à le confirmer.

Par ailleurs, la faible extension du texte, 430.000 signes environ par volume dans le cas des E. N., avec une certaine tendance à l’allongement dans les trois dernières séries35, peut être mise en relation avec la capacité limitée à soutenir une lecture prolongée déjà remarquée chez les lecteurs de romans par livraisons36 dont Francisco Ynduráin a souligné l’influence sur les Episodios37.

Est-ce un hasard? Doña Perfecta et Marianela qui ont respectivement 408.000 et 313.000 signes environ, ont finalement été plus vendus, et à un rythme plus soutenu, que Gloria (770.000 signes) et La Familia de León Roch (874.000 signes), même divisés en deux tomes.

Les romans à trois pesetas qui sont naturellement plus longs38, ont aussi une typographie plus serrée39. Cependant Nazarín (387.000   —34→   signes), Tristana (308.000) ou La Loca de la casa (265.000) ne semblent pas avoir bénéficié de cette relative brièveté, et si Torquemada en la Hoguera, qui est presque une nouvelle du point de vue de la longueur (130.000 signes), a davantage été vendu que les trois derniers volumes de la série des Torquemadas qui sont près de trois fois plus longs, il a cependant connu, au bout du compte, beaucoup moins de succès que Fortunata y Jacinta avec ses 2.320.000 signes (près de 600.000 signes par volume).

Il ne s’agit pas -on l’a compris- de vouloir expliquer le succès par le prix ou par le nombre de signes des volumes publiés. Simplement il faut sans doute aussi tenir compte de ces facteurs qui sont d’ailleurs bien connus des éditeurs.

Sur un point, cependant, Galdós leur donne apparemment tort: la moindre vente supposée des oeuvres en 2 tomes ou plus, signalée, le 5 mars 1909, à Unamuno par l’éditeur valencien F. Sempere40 n’affecte que très peu les romans de Galdós concernés.

4.2.2. La fragmentation en plusieurs tomes. S’agissant des Episodios Nacionales, nous avons vu que les écarts entre le rythme des premiers et des derniers volumes de chaque série étaient minimes. Il est vrai que les dix tomes étaient, au moins pour les deux premières séries, proposés à la vente par abonnement à des prix avantageux (15 pesetas les 10, au lieu de 20)41 et il semble bien que parmi ceux qui les acquéraient tome par tome, il n’y en a pas eu à renoncer en cours de lecture et d’achat plus que pour les romans par livraison.

La longueur de la série ne semble donc guère avoir joué comme élément de dissuasion, pas plus que les quatre tomes de Fortunata y Jacinta ou les trois d’Ángel Guerra qui ne se sont ni plus ni moins vendus que les autres Novelas españolas contemporáneas, même si l’on   —35→   observe une légère diminution de la vente des derniers tomes. Cela peut être une indication sur le type de public des Novelas Españolas Contemporáneas, beaucoup plus limité, on le sait, que celui des Episodios et avec un niveau de revenus qui lui permet d’être moins regardant sur le prix des livres.

4.3. La responsabilité de l’éditeur et l’incidence du système de distribution. Il ne fait pas de doute, non plus, que la politique plus ou moins dynamique et efficace suivie par les éditeurs successifs de l’oeuvre de Galdós a pu avoir des répercussions sur les ventes.

Ainsi il semble bien que Miguel Honorio de Cámara ait été, malgré les accusations de Galdós, un éditeur et un distributeur plus efficace que Galdós lui-même. Si l’on compare les inventaires de 1897 et de 1904, on observe, par exemple, qu’au moment de la séparation des deux anciens associés il y a pour toutes les oeuvres de Galdós, sauf Torquemada en la Hoguera, des exemplaires en nombre suffisant pour approvisionner immédiatement les libraires. En 1904, par contre, alors que Galdós est éditeur de ses oeuvres, sont épuisés et non réimprimés La Fontana de Oro, El Audaz, El Doctor Centeno, Tormento, La de Bringas, Lo prohibido, Miau et La Incógnita.

Dans le même ordre d’idées, la lecture des lettres adressées par Cámara à Galdós42, nous apprend, par exemple, que c’est celui-ci qui est à l’origine du fiasco éditorial des luxueux Episodios nacionales ilustrados, Cámara semblant avoir mieux saisi les caractéristiques socioéconomiques de la clientèle et du public que l’auteur lui-même et, en tout cas, les inconvénients de l’édition par fascicules quand on est une petite maison d’édition, sans véritable réseau de correspondants.

Nous avons déjà vu, par ailleurs, que le changement d’éditeur, en 1904, s’accompagne d’une baisse des rythmes de vente pendant deux ans, qui n’est peut-être d’ailleurs que la poursuite de la confirmation d’une tendance déjà amorcée.

Il faudrait d’ailleurs pouvoir apprécier le poids de la conjoncture, économique en particulier, sur le mode de satisfaction de besoins qui, dans l’Espagne de 1870 à 1960/1970 sont encore plus tertiaires que secondaires. Ainsi la crise de fin de siècle qui coïncide avec la restructuration   —36→   économique des années 1895-1905 et la transition au post-colonialisme, période troublée où se développe précisément l’expérience de la maison d’édition Obras de Pérez Galdós a-t-elle entraîné une baisse générale de la consommation de livres? Il le semblerait... Des questions du même ordre peuvent être posées à propos des années 1914-1918, par exemple.

Par ailleurs, l’absence de modernisation dans la présentation matérielle des oeuvres après 1939 pour des raisons économico-idéologiques, ou la non réédition pendant dix ans, entre 1940 et 1950, de la plupart des Novelas españolas contemporáneas ou la réédition, en 1948 seulement, de Gloria ont eu, bien évidemment, des conséquences négatives sur les rythmes de vente mais aussi sur le label Galdós, en général.

Inversement, la distribution des Episodios et des romans à deux pesetas dans le circuit des kiosques et des bibliothèques de gares après 1920, a influé très favorablement sur les ventes43.

Un autre facteur de relance du succès est la réactualisation de l’oeuvre de Galdós.

4.4. La relance des ventes par la réactualisation de l’oeuvre. On a déjà vu que le regain de succès connu par Fortunata y Jacinta en 1970 était étroitement lié à l’adaptation de ce roman au cinéma44, tout comme il est probable que la «résurrection» de Nazarín en 1968, après tant d’années d’oubli, n’est pas sans relation avec la projection en Espagne, à cette date, du film réalisé par Buñuel dix ans auparavant.

Mais déjà des romans de Galdós avaient tiré bénéfice de leur adaptation au théâtre: c’est le cas de El Abuelo qui, selon F. C. Sainz de Robles45, n’a pas plus vielli que ne l’avait déjà vieilli Galdós, et dont l’adaptation de 1903 a connu un succès immense au point, selon la même source, que «rare est la saison théâtrale où elle n’est pas mise en scène». El Abuelo a d’ailleurs, entre 1922 et 1932, été porté au cinéma par le réalisateur José Buchs46 et, significativement, c’est de El Abuelo   —37→   qu’on a lu des extraits au Premier congrès international d’études galdosiennes en 1973 à Las Palmas.

On remarquera, de même, que l’adaptation au théâtre de Marianela par les Frères Quintero a pour conséquence immédiate (à moins qu’il ne s’agisse d’une coïncidence) une nouvelle édition du roman en 1917 (5.000 exemplaires) et que, par la suite, l’adaptation cinématographique qu’en fait Benito Perojo, en 1940, coincide avec la toute première édition faite d’une oeuvre de Galdós sous le régime alors récemment instauré (2.000 en décembre 1940 et 4.000 en février 1943).

Un dernier exemple: venant après Viridiana, l’adaptation au théâtre de Misericordia, par José Luis Alonso au début de l’année 1972, a pour immédiate conséquence une élévation du rythme de vente qui se traduit par une nouvelle édition de 8.000 exemplaires en mars.

On pourrait évoquer d’autres exemples, mais tous n’ont pas eu les mêmes effets: les adaptations à la scène de El Audaz, par Benavente, de Casandra, Zaragoza, Gerona, El Amigo Manso, Realidad ou Tormento n’ont pas suffi à donner un élan particulier à ces oeuvres (l’adaptation de Zaragoza ou Gerona sont plutôt le signe du succès des romans), pas plus que le films intitulé La loca de la casa n’a fait de ce roman un best-seller, loin de là!47

4.5. Le signe idéologique de Galdós et de son oeuvre. Il y a, en effet, d’autres facteurs plus subtils, disons, moins mécaniques, qui ont joué tout au long des cinquante ans de la vie productive de l’écrivain mais aussi de l’homme public.

On doit ainsi remarquer que grâce au succès dans la réception de ses premières oeuvres, de La Fontana de Oro à La Familia de León Roch (y compris les deux premières séries d’Episodios, bien sûr), Galdós accède rapidement à la catégorie d’homme public, comme écrivain -le label littéraire Galdós- mais aussi comme signe de reconnaissance idéologique de cette fraction de la bourgeoisie, de la clase media comme on disait   —38→   alors48, libéral-progressiste, héritière de certaines valeurs de 1868. Significativement d’ailleurs, c’est le chef du Parti dit libéral, Sagasta, qui proposera à Galdós de devenir député, ce qu’il acceptera en 1886.

Au niveau littéraire puis au niveau politique, Galdós représente donc des situations et des aspirations (ses propres idées n’ont rien à voir à l’affaire): comme romancier des Novelas Españolas Contemporáneas, en particulier, il aide à une prise de conscience possible d’un groupe social qui se reconnaît dans l’homme.

Mais Galdós qui écrit, comme l’a dit Tuñón, «depuis la bourgeoisie»49, connaît les mêmes hésitations et évolutions que celle-ci devant la montée de la crise institutionnelle et de la classe ouvrière.

Le signe «historique» qui est alors attaché à Galdós et qui lui vaut depuis le début -rappelons-le- l’hostilité des secteurs catholiques et conservateurs, devient un enjeu, comme est un enjeu alors l’alliance ou non d’une partie des intellectuels et de la classe ouvrière, ainsi qu’on le voit dans le cas d’Unamuno ou de Clarín. Le message de l’écrivain importe peu désormais (il semble d’ailleurs passer de moins en moins bien ou de façon moins massive); Galdós, c’est beaucoup plus désormais le phénomène Electra qu’Electra elle-même ou les nouvelles séries d’Episodios nacionales, l’homme des prises de position en faveur de Francisco Ferrer, le président de la Conjunción republicano-socialista, une sorte de dichotomie se produisant entre l’homme public et l’écrivain dont le message littéraire n’est pas obligatoirement en phase avec l’idéologie proclamée. L’homme prend, semble-t-il, le pas sur l’écrivain, et ce qui avait pu, dans les années 1880, jouer un rôle de résonnance, peut alors dérouter: Galdós ne semble plus disposer d’une base socio-littéraire ni large ni bien définie, puisque les forces sociales au pouvoir sont plutôt globalement contraires aux idées «historiques» de Galdós, que pour la classe ouvrière, peu préoccupée malgré tout de littérature, et méfiante sinon en partie hostile au bourgeois Galdós, c’est le ralliement de l’homme   —39→   qui compte50 tandis que son ancienne base sociale et lisante se désarticule, avec l’échec de ses aspirations à prendre le pouvoir.

Si l’on suit les effets de cette dichotomie entre l’homme et l’oeuvre, on voit se perpétuer les interférences de type idéologique en particulier. On en a de multiples témoignages dans la correspondance reçue par Galdós à propos d’Electra ou après ses prises de position sur l’affaire Ferrer et la guerre du Maroc, comme dans la lettre d’un espagnol de Buenos Aires qui, le 4 novembre 1911, lui reproche «son antipatriotisme et sa trahison [...] dans l’actuel conflit de l’Espagne avec le Maroc», comme les injures ou les invitations à abandonner son siège de député, ou cette menace de mort anonyme du 2 juin 1909: «Dernier abertissement [sic]. Galdós, tu es engagé pour persécuter le Pape et l’Eglise. Moi aussi je suis engagé pour te tuer. Tu devrais être fusillé avec Ferrer»51. L’échec de l’hommage de 1914 est, sans doute, la résultante de toutes les hostilités, tiédeurs ou opportunismes qui entourent la personne, beaucoup plus que l’oeuvre de l’écrivain52.

4.6. Hypothèses pour une désaffection. Dès lors le processus de désaffection à l’égard de l’oeuvre de Galdós, qui débouche sur la «dépression» des années 1904-1914, pourrait s’expliquer de la façon suivante: au phénomène d’usure qui affecte toute oeuvre littéraire dès sa première publication, s’ajoute une perte de validité du message galdosien d’avant 1880 et une limitation de sa base réceptrice après 1880. Ce processus connaît trois temps.

Le premier, qui va de 1870 à 1880, est celui de l’amalgame fondé sur le non-choix, pour des couches sociales relativement larges (mais non toute l’Espagne comme on a voulu parfois le suggérer) dont l’avancée «glorieuse» (elle prend son départ avec la révolution de 1868) va être stoppée avec la Restauration; son combat sera désormais un combat   —40→   d’arrière-garde pour essayer de sauver quelques unes des valeurs de 68 contre une Restauration beaucoup plus répressive qu’on ne l’a dit53.

Le deuxième temps est celui de l’exclusion: elle coïncide avec la consolidation de la Monarchie grâce à l’instauration du «tour pacifique», l’adhésion de nombreux intellectuels (Galdós parmi les premiers) au système en place et l’accession de la classe ouvrière au rang de protagoniste déclaré de l’histoire. C’est alors que se «madrilénise» la production galdosienne, que son environnement historique est plus clairement délimité, en même temps que se réduit le public concerné par ses oeuvres. C’est l’époque de l’anti-épopée bourgeoise, de la description de la dissolution de la bourgeoisie et de son échec ou suicide comme classe par un Galdós déçu par tout, par la bourgeoisie, par le public et même plus tard par son expérience d’éditeur. Il commence alors, comme bien d’autres, à se réfugier dans des mondes plus idéaux, en même temps qu’il se consacre au théâtre, en partie, sans doute, pour essayer de trouver un public plus présent.

Le troisième temps est celui du déphasage, par l’autoexclusion de Galdós (dans sa création) du monde qui l’environne; c’est une période de rêve, de symbolisme et d’utopie, comme le dit Mainer54, mais aussi de radicalisation du personnage public par son militantisme qui ne coïncide pas toujours avec sa propre philosophie. Ce sont des temps propices à toute sorte de récupérations, d’hésitations de la part de Galdós et de pénibles péripéties surtout dans les dernières années de sa vie55. La validité de son oeuvre est alors encore plus limitée, même pour les trois dernières séries d’Episodios qui, théoriquement, bénéficient de l’acquis des deux premières et du moule.

Après sa mort, le signe progressiste désormais attaché à l’homme et à l’oeuvre jouera de façon contradictoire, selon les conjonctures. Il joue favorablement, par exemple, sous la Révolution mexicaine où, nous l’avons vu, Galdós est le premier élément d’une trinité littéraire complétée   —41→   par Tolstoï et Romain Rolland, et on peut aussi se demander si le relatif regain de succès rencontré par son oeuvre sous la Deuxième République n’a pas à voir avec l’avènement politique, dans une certaine mesure, des héritiers, au moins spirituels, de la bourgeoisie petite et moyenne que avait échoué dans ses visées progressistes56.

Avec la victoire des forces dites nationalistes, c’est le porte-parole de l’anti-Espagne qui ressurgit avec la dénonciation par Luis Araujo Costa du «grand pécheur des idées», des «fausses idées venue d’ambiances étrangères et antagoniques de tout ce que constituait l’âme et la grandeur de l’Espagne dans les domaines social et politique», de cette façon qu’il a eue de «s’écarter du bon chemin dans quelques unes de ses productions», quand bien même Araujo Costa lui concède qu’on ne peut nier son «excellence dans le domaine littéraire» ni son «amour exalté de l’Espagne dans les Episodios nacionales»...57 On verra, en efet, que tout le monde peut trouver son bien dans les Episodios, surtout dans la Première série; c’est la rançon de ce qu’Albert Dérozier appelle «le non-choix», «l’engagement dans le non engagement» dans une oeuvre placée sous le signe de l’histoire mais sans perspectives historiques58.

De façon significative, dans le reste de l’oeuvre de Galdós, à l’exception de Doña Perfecta, seuls les romans les plus «neutres» (Marianela, Misericordia, El Abuelo) échappent à cette sorte de purgatoire où l’idéologie dominante et l’inertie calculée de l’éditeur Hernando enferment l’auteur des Novelas españolas contemporáneas.

4.7. Hypothèses pour des permanences. Cette partie de l’oeuvre de Galdós, moins marquée historiquement et idéologiquement, garde, de par sa thématique atemporelle et universelle et sa technique romanesque, la possibilité d’être lue et reçue par tous, de façon plurielle et large.

Prenons le cas de la Première série des Episodios. Son contenu de célébration de la résistance du peuple espagnol à l’envahisseur français et le protagonisme d’Araceli, de toute évidence, a suscité l’intérêt des adultes puis des enfants d’Espagne contemporains de Galdós. Mais la   —42→   situation décrite, celle d’un peuple héros collectif d’une lutte patriotique pour l’indépendance nationale, peut être reçue partout ailleurs, à n’importe quelle époque.

En revanche, le spectacle complexe qu’offrent les quatre dernières séries plus «politiques», d’un peuple scindé selon ses idées, divisé en fractions antagoniques par de «belliqueuses idéologies», pour reprendre les termes de Ricardo Gullón59, ne peut facilement être regardé ni compris par des non-espagnols ou des espagnols d’autres générations, d’autant plus qu’il se produit une sorte de dissolution de la structure narrative dans les trois dernières séries avec le protagonisme plus diffus de Pepe García Fajardo, de Fernando Calpena ou de Tito60.

De là sans doute que la 3ème série, celle qui couvre la période de guerre civile de 1834 à 1846, soit celle qui connaisse le moins de succès. Ce qui est sûr, c’est que l’Espagne de Galdós, mais sourtout celle d’après Galdós, préfère l’image d’un peuple uni et héroïque à l’exposition objective de ses dissensions. C’est sans doute là qu’il faut chercher la profonde polysémie et partant l’universalité d’acceptation du message de la série d’Episodios dits de la Guerre d’indépendance. En voici trois preuves.

Dans les tranchées de Madrid assiégé, les combattants républicains à qui il était donné de lire les Episodios n’ont-ils pas procédé à une réactualisation consciente ou inconsciente de Gerona (Madrid) héroïquement défendue contre l’envahisseur français-franquiste parce que, comme le dit Alberti61, dans Gerona, Galdós avait fait l’histoire du futur? Il est symptomatique, en tout cas, que dans ces circonstances, la 3ème série, celle de la guerre civile 1834-1846, n’ait pas servi...

Quelque dix ans plus tard, alors que la nuit noire du Franquisme n’est pas encore finie, la lutte pour l’indépendance contre l’envahisseur est présentée aux enfants espagnols, dans Los Episodios Nacionales... narrados a los niños, comme une lecture où, «l’âme enfantine se sentira orgueilleuse de se savoir espagnole et aimera le souvenir des nobles   —43→   patriotes qui firent le sacrifice de leur vie pour nous léguer une Espagne, libre, grande, et... digne»62. Le sens du message galdosien est ici récupéré pour d’autres finalités, les anciens assiégés étant devenus les envahisseurs (rouges) et les envahisseurs, les héros (nationaux) qui résistent, en plus, à leur isolement international.

Hors de l’Espagne, la dimension patriotique et l’esprit de sacrifice qu’ils célèbrent ont valu à Zaragoza (Stalingrad?) d’être traduit en Union Soviétique et en Hongrie et à El 19 de marzo y el 2 de mayo d’être publié, à 50.000 exemplaires, à Cuba, en 1962, sous le titre significativement abrégé de El Dos de mayo, le sursaut du peuple madrilène contre l’envahisseur-occupant étant alors d’une récente actualité pour le peuple cubain avec la révolution de 1959 et l’épisode dit de la Baie des Cochons. Cette lecture d’actualité, pourra d’ailleurs avoir été prolongée avec le sens désormais historique que contribue à lui donner l’enseignement donné dans les écoles, par exemple.

Il n’est pas besoin d’insister davantage pour comprendre comment les romans de la Première série des Episodios nacionales sont parmi les plus vendus et les plus traduits des romans de Galdós, Trafalgar étant, sans conteste, le best-seller absolu pour l’Espagne (cf. document 19), au moins jusqu’en 1940.

On trouve ensuite Marianela, le roman préféré du Galdós vieillissant, puis après 1940, Misericordia, les romans à thèse de la première époque, Doña Perfecta et Gloria essentiellement, avec leur arrière-fond de fanatisme, d’hypocrisie et d’intolérance institutionnelle ou familiale et une évidente dimension dramatique susceptibles de toucher bien des lecteurs de l’Espagne du XXe siècle, même finissant. Le fait qu’ils soient des «classiques» scolaires ne peut qu’accentuer leur succès, leur succès d’édition en tout cas.




5. Succès d’édition et importance historique

Le bilan du succès de l’oeuvre de Galdós, qui est aussi le verdict des ans, peut paraître décevant: le palmarès établi dans le document 19 montre que dès les années 1930-1940, le public a majoritairement retenu de l’immense production galdosienne, un prétexte à l’expression du sentiment   —44→   national ou nationaliste (Trafalgar et la première série des Episodios nacionales et un roman sentimental (Marianela), les autres séries d’Episodios figurant, il est vrai, en bonne place ainsi que Gloria et Doña Perfecta63.

Ces choix coïncident, dit-on, avec les préférences d’un Galdós peu disert sur son propre succès non plus que sur les éventuelles influences du public sur sa création.

L’évolution ultérieure de la faveur du public n’a guère altéré la hiérarchie établie, sauf pour Misericordia et Fortunata y Jacinta, seuls «romans espagnols contemporains» à connaître un certain succès, grâce, semble-t-il, à l’appui conjoncturel du cinéma.

Dès lors peut-on suivre Galdós lorsqu’il se plaint, en 1904, de la «capricieuse demande du public»?

L’examen de cette demande, par la mesure du succès d’édition de l’oeuvre, semble bien montrer au contraire que, dans ses préférences, le public est plutôt constant et qu’il «choisit», finallement, les modèles narratifs et les thèmes romanesques les moins déroutants pour lui.

Mais l’importance historique de l’oeuvre de Galdós peut-elle être simplement mesurée á l’aune de ces choix majoritaires et avec des chiffres? Il est des oeuvres aujourd’hui caduques, ou bien oubliées, qui se pérennisent dans l’histoire qu’elles ont contribuée à faire ou qui peuvent   —45→   gagner la faveur d’un public qui dans sa majorité n’a pas été jusqu’ici en mesure de les recevoir.

Mettre en évidence, fût-ce rétrospectivement, le fossé qui existe souvent entre des modes de consommation littéraire majoritaires et l’importance historique que la critique universitaire attribue à des oeuvres peu consommées, c’est aussi s’interroger sur les moyens de combler ce fossé.

  —46→  

1. Inventaires de 1897, 1904 et 1906 (E. N.).
Exemplaires en stock le
28-05-18976415-01-1904657-05-190666
01.Trafalgar417501.874
02.La corte de Carlos IV1.9732.5151.259
03.El 19 de marzo y el 2 de mayo8757281.112
04.Bailén2.16691528
05.Napoleón en Chamartín3882.2981.194
06.Zaragoza824440766
07.Gerona2071.1582.052
08.Cádiz5957351.676
09.Juan Martín el Empecinado6278851.885
10.La batalla de los Arapiles3952.5421.424
11.El equipaje del rey José1.0152.4571.590
12.Memorias de un cortesano de 1815812.7091.784
13.La segunda casaca8602.5911.755
14.El Grande Oriente7702.4601.635
15.Siete de julio1.22054777
16.Los 100.000 hijos de San Luis1.18830720
17.El terror de 18241.18521692
18.Un voluntario realista1.266129765
19.Los apostólicos1.05323765
20.Un faccioso más y algunos frailes menos747672.3771.543
21.Zumalacárregui-2.033
22.Mendizábal1.464464
23.De Oñate a la Granja1.9491.043
24.Luchana1.369423
25.La campaña del Maestrazgo1.616700
26.La estafeta romántica-2.1011.197
27.Vergara-144
28.Montes de Oca278917
29.Los Ayacuchos116764
30.Bodas Reales2.3871.436
31.Las tormentas del 482.6831.503
32.Narváez1.8811.588
33.Los duendes de la camarilla3.084681.800
34.La revolución de julio2.128
35.O’Donnell2.426
36.Aita-Tettauen4.725
37.Carlos VI en la Rápita5.778
38.La vuelta al mundo en la Numancia12.867

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2. Inventaires de 1897, 1904 et 1906 (Novelas...).
Exemplaires en stock le
28-05-18976915-01-1904707-05-190671
01.La Fontana de Oro1.910--
02.La sombra1.82745-
03.El audaz1.984--
04.Doña Perfecta1.4151.4461.732
05.Gloria 1.ª parte1.870191.759
2.ª parte1.775181.763
06.Marianela9901.991869
07.La familia de León Roch 1.ª7931.253707
2.ª9231.261684
3.ª954--
08.La desheredada 1.ª1.816114-
2.ª1.828108-
09.El amigo Manso2.334132-
10.Doctor Centeno 1.er tomo819-4.049
2.º tomo948-3.819
11.Tormento941--
12.La de Bringas1.378--
13.Lo prohibido 1.ª1.682--
2.ª2.054--
14.Fortunata y Jacinta 1.ª2.612445302
2.ª2.801591445
3.ª3.209749606
4.ª3.402820675
15.Miau1.518--
16.La incógnita1.807--
17.Torquemada en la hoguera42.0871.845
18.Realidad3.257665472
19.Ángel Guerra 1.ª3.0919203.817
2.ª3.417981874
3.ª3.9071.2891.184
20.Tristana3.2871.028910
21.Torquemada en la Cruz2.336541434
21a.La loca de la casa2.025547389
22.Torquemada en el Purgatorio2.849787671
23.Torquemada y San Pedro2.121959861
24.Nazarín1.80254-
25.Halma2.121274184
26.Misericordia-2.3292.106
27.El abuelo-2.7071.498
28.Casandra--1.189

  —48→  

3. Inventaires de 1897 et 1906 (Théâtre).
Exemplaires en stock le
28-05-18977215-01-1904737-05-190674
01.
02.Realidad6428524
03.La loca de la casa432-845
04.Gerona---
05.La de San Quintín628--
06.Los condenados56730641
07.La voluntad402--
08.Doña Perfecta483--
09.La fiera-720637
10.Electra-106775631
11.Alma y vida-2.9162.879
12.Mariucha-19816
13.El abuelo---
14.Bárbara--2.391
15.Amor y ciencia--2.113
16.Pedro Minio---
17.Zaragoza---
18.Casandra---
19.Celia en los infiernos---
20.Alceste---
21.Sor Simona---
22.El tacaño Salomón---
23.Santa Juana de Castilla---
24.Antón Caballero---

4. Tirages d’Episodios Nacionales76.

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  —49→  

5. Tirages de Novelas77.

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  —50→  

6. Chronologie des éditions d’E. N78.

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  —51→  

7. Chronologie des éditions de Novelas79.

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  —52→  

8. Tirages cumulés d’Episodios Nacionales (1ère-2ème séries)80.

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  —53→  

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  —54→  

9. Tirages cumulés d’Episodios Nacionales (3ème-5ème séries)81.

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  —55→  

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  —56→  

10. Tirages cumulés de Novelas82.

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  —57→  

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  —58→  

11. Episodios Nacionales (1ère serie) vendus par mois (moyenne).

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12. Episodios Nacionales (2ème série) vendus par mois (moyenne).

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  —59→  

13. Episodios Nacionales (3ème serie) vendus par mois (moyenne).

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14. Episodios Nacionales (4ème série) vendus par mois (moyenne).

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  —60→  

15. Episodios Nacionales (5ème série) vendus par mois (moyenne).

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  —61→  

16. Exemplaires de novelas vendus par mois jusqu’en 1930-1940 (moyenne).

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  —62→  

17. Exemplaires de quelques novelas vendus par mois, 1897 à 1906 (moyenne).

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  —63→  

18. Evolution des ventes de 8 novelas 1897 à 1920.

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  —64→  

19. Les oeuvres à succès de Galdós (jusqu’en 1930-1940)83.

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  —65→  

20. Evolution rythme mensuel de vente des oeuvres de B. P. Galdós.

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