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«Le mythe de la fin est aussi le mythe de la vie». Entretien avec Homero Aridjis (Mexico D. F., juin-juillet 2012)

Laurence Pagacz





Puisque chaque catastrophe comporte sa part de lumière,
à Aníbal Salazar Anglada
.



Mexico D. F.1, la mégapole de l'apocalypse quotidienne2, mondialement connue pour sa violence et sa pollution, est aussi le lieu où les mythes préhispaniques deviennent réalité. Quelle ville était mieux indiquée pour un entretien sur les catastrophes? J'ai donc rencontré à plusieurs reprises l'auteur mexicain Homero Aridjis fin juin et début juillet 2012. Les discussions, longues et intenses, ponctuées des cris d'oiseaux babillards et des allées et venues du chien friand de carottes, se sont déroulées à son domicile à Mexico D. F., véritable petit musée d'art.

Personnalité multiple et active, Homero Aridjis (né en 1940) est tout à la fois poète, romancier, dramaturge, essayiste, ambassadeur, docteur honoris causa de l'Université d'Indiana et président-fondateur du groupe écologiste dit des Cent qui reçut le prix Global 500 du programme des Nations-Unies. Il reçut également divers prix littéraires, dont le prix Roger Caillois en 1997 pour l'ensemble de son œuvre, traduite en plus de dix langues. Près de la moitié de celle-ci, poésie, romans, théâtre et essais confondus, permet de prendre le pouls de préoccupations écologistes contemporaines, qu'il mêle à un travail à la fois historique et poétique sur les racines mexicaines et les mythologies précolombiennes. La catastrophe, plus particulièrement sous la forme de la fin des temps, y trouve une résonance particulière et invite à la réflexion sur le monde présent et ses dérives.


Généalogies de la catastrophe chez Aridjis

-Laurence Pagacz (T à T): Vous racontez souvent l'épisode de vos dix ans3 où vous vous êtes ouvert le ventre par accident avec un fusil de chasse. Après trois semaines à l'hôpital à osciller entre la vie et la mort, vous vous êtes promis de devenir écrivain si vous en sortiez vivant. Ce récit paraît répondre à une sorte de schéma apocalyptique de mort-résurrection, et je pense également à Borges qui, en 1938, s'est ouvert le front avec une fenêtre, son destin d'écrivain se révélant ainsi à lui. Cela fait-il partie de votre mythologie personnelle d'écrivain?

Homero Aridjis (H. A.): L'accident a été crucial pour moi. Ce fut comme une mort et une résurrection. Plus que récurrent, il est obsessionnel parce que, curieusement, des années après, je m'en rappelle comme si c'était hier. Ce fut une sorte de... presque de traumatisme, au sens où tout à coup l'enfant que j'étais avant l'accident, le footballeur, est mort et un autre a ressuscité. Cela ressemble à la naissance du mythe du héros: le chaman subit une sorte de traumatisme qui le met en danger de mort. Une expérience proche de la mort. Cela ressemble en effet à ce qui est arrivé à Borges, mais aussi à saint Jean de la Croix, dont on dit qu'il tomba dans un puits, et qu'il fut sur le point de mourir. Cela fait partie de ces expériences qui changent la vie d'un individu. Ça a changé ma vie.

-(T à T): Les circonstances de l'accident étaient-elles donc si particulières?

(H. A.): Tout indiquait que j'allais mourir. J'ai eu trente-deux perforations dans le ventre avec un fusil, et en plus, je n'ai pas eu de secours médicaux: huit heures ont passé, et il n'y avait pas de médecin, il n'y avait pas d'hôpital, il n'y avait rien. Ce fut vraiment miraculeux. Dans l'hôpital où mon père me conduisit finalement, par chance exerçait l'un des meilleurs médecins de la région; ç'aurait pu être un passant, un inepte, et je mourais. Ainsi, c'est une série de circonstances qui déterminent la survie d'un homme; comme celle de mon père4 qui a lutté en 1922 contre les Turcs. Il s'est sauvé du massacre des Grecs et des Arméniens, en partant de Smyrne en septembre 1922. L'autre jour, j'étais en Grèce, j'ai rencontré un consul grec, qui m'a dit: «Votre père en a réchappé par miracle, parce que des centaines de milliers n'ont pas été sauvés». Donc, parfois, c'est comme...

-(T à T): ...des généalogies.

(H. A.): Des généalogies de destinées qui font dire: «Que se serait-il passé si mon père ne s'en était pas sorti?», eh bien... Et puis, ma mère aussi: elle a grandi au Mexique, durant la période très violente que fut la Révolution mexicaine5. Elle était enfant. Métisse. Quand arrivaient les révolutionnaires au village, ils volaient toujours des femmes. Ils ne se contentaient pas de les violer, ils les enlevaient. Il y eut un moment que ma mère considérait comme très critique dans sa vie. Elle avait, je crois, quelque chose comme dix ans; les révolutionnaires la voient dans la rue, et un des bandits à cheval veut la soulever et l'enlever. Alors ma mère court, pour se sauver. Ils ne l'ont pas tuée et ne l'ont pas violée. Il y a donc une chaîne de circonstances, puisque mes parents eux-mêmes ont survécu à une expérience proche de la mort, spécialement mon père, en Asie Mineure. Il y eut ensuite la découverte de la lecture, quand mon père m'apporta les livres6 à l'hôpital. Tout cela est, pour l'épopée ou la légende personnelle, très spécial. Parce que mes frères aussi ont été sur le point de mourir -l'un a eu la typhoïde-, ce sont des choses qui sont arrivées à toute la famille; mais ce qui m'est arrivé à moi était très étrange. Ce sont des moments de destin, non?, qui changent la vie.




La double origine de la catastrophe

-(T à T): Donc, l'origine de votre intérêt pour la catastrophe et l'apocalypse, vous la situez à ce moment-là, ou plus tard?

(H. A.): Deux choses me firent prendre conscience de la destruction. La première fut comment la Seconde Guerre mondiale se termina, avec les bombes nucléaires sur Hiroshima, Nagasaki, les expériences nucléaires à Álamo Gordo, au Nouveau-Mexique, quand Oppenheimer voit le premier essai et le décrit comme un monstre, comme si c'était le démon. Ce fut pour moi très traumatisant, une image très forte. Et de fait, quand j'ai vécu à New York7, j'avais des rêves, presque des craintes que tous ces édifices s'effondrent d'un coup. Il m'est arrivé une chose curieuse quand, en 2000, Gorbatchev nous remit, à mon épouse et à moi, le prix du millénaire du leadership de l'écologie; à la réception, l'unique conversation que j'ai eue avec Gorbatchev fut... Je lui ai dit que j'avais peur de me sentir comme un animal, une victime collatérale, ignorante de ce qui se passait. Il me regarda et me dit: «Moi aussi. En Union Soviétique, moi aussi». [Rires] C'est pour cela que j'ai écrit El último Adán8 [Le Dernier Adam], parce que la possibilité d'une destruction m'a toujours beaucoup perturbé; savoir qu'aujourd'hui, bien que la Guerre froide soit terminée, le monde est rempli d'arsenaux nucléaires, ceux des pays alliés, maintenant ceux du Pakistan, de l'Inde, d'Israël... Et puis la Chine, la Russie, la France, l'Angleterre, les États-Unis, sans doute la Turquie. À tout moment, il peut y avoir une catastrophe. Cependant, mon obsession pour l'apocalypse, précisément en lien avec mon activisme écologiste, est plutôt due à une sorte d'apocalypse écologique, la conclusion étant que l'apocalypse est l'œuvre de l'homme et non de Dieu: voir que des espèces animales, végétales, des groupes indigènes disparaissent; que les forêts, les animaux, les fleurs, les rivières, les lacs meurent, que toute cette mort biologique est en train d'arriver. Je le vois, je le vois. Par conséquent, il y a une présence très forte tant de l'apocalypse provoquée par la guerre que de l'apocalypse écologique, graduelle.

-(T à T): Voilà pourquoi dans votre œuvre, au moins en prose, on voit plutôt des dystopies; c'est-à-dire que les utopies du XXe siècle -le progrès constant, l'individualisme, etc.-, poussées à l'extrême, deviennent des dystopies. Pensez-vous que notre monde occidentalisé terminera ainsi? Qu'est-ce qui remplacera les utopies mortes?

(H. A.): C'est la grande inconnue parce que, comme je l'avais dit dans El último Adán, l'apocalypse sera l'œuvre de l'homme et non de Dieu. Donc, pour moi, les deux grandes menaces qu'il y a pour la vie sont le nucléaire et la destruction écologique, c'est-à-dire la pollution des océans, de l'eau, la disparition des espèces. Il arrive un moment irréversible. Nous savons que quand les océans mourront de pollution, la vie sur terre mourra, car nous ne pourrons pas vivre sans eau. La mort des océans sera la mort de la terre. C'est prévisible, tout ce qui vient du réchauffement global. Mais la menace, oui, foudroyante, des armes nucléaires qui continuent à être produites et à se propager, c'est une chose dont presque personne ne parle, mais qui est là.




Mexico D. F., ville de l'apocalypse quotidienne

-(T à T): L'apocalypse écologique est très claire dans La leyenda de los soles [La Légende des Soleils]9 et dans ¿En quién piensas cuando haces el amor?10 [À qui penses-tu quand tu fais l'amour?]: vous décrivez une ville sans eau, sans nature, sans oiseaux, avec un trafic impossible et une foule engloutissante. Vous la situez en 2027, mais il est évident que vous désignez le Mexico D. F. d'aujourd'hui.

(H. A.): Quand j'avais plus d'énergie -aujourd'hui je n'en ai plus autant car la ville est épuisante, parfois ce sont des voyages d'une heure, deux heures, et on revient pollué-, j'allais dans des lieux de ce type, pour voir des décharges, des zones écologiquement malmenées. À la fin des années 80, avec le Groupe des Cent, j'étais très souvent en contact avec des fleuves pollués, des décharges, des gens qui avaient des maladies de la peau, toute cette ambiance de détérioration écologique, dans les environs du D. F., à Ciudad Netzahualcóyotl. L'expérience de la multitude est très forte dans le D. F. C'est celle de la mégapole, on prend le métro, et on se retrouve face à ces multitudes; la foule devient hallucinante, et puis, cet océan de voitures. Dans Sicarios11 [Sicaires], je vois les voitures comme des cafards mécaniques, une invasion de cafards, c'est hallucinant. Les voitures viennent d'ici, de là, de tous côtés, ce sont des voitures agressives, c'est un trafic agressif qui te prend tout entier, qui est bruyant; ce n'est pas seulement la quantité de voitures, mais l'agressivité des automobilistes, parce qu'ils conduisent ainsi, frénétiquement, agressivement, ils ne respectent rien. Ils sont comme fous.

-(T à T): Mexico termine détruit par les tremblements de terre, comme dans la légende12.

(H. A.): J'étais obnubilé par ces monstres du crépuscule, les tzitzimime, qui ressemblent aux démons chrétiens. Puis, le cycle de la légende des soleils, selon laquelle nous vivrions sous le Cinquième Soleil, qui mourra de tremblements de terre. Je l'ai situé en 2027 parce qu'il y avait un rite préhispanique appelé «feu nouveau» selon lequel, tous les 52 ans, le monde s'achevait et un autre commençait. En 2027, c'est le début d'un nouveau monde, et, justement, ce livre était le portrait d'un Mexico qui était en train d'apparaître, c'est-à-dire que le passé et le futur convergeaient dans le présent. C'était un Mexico qui venait du futur, mais enraciné dans le passé, et qu'on voyait ici et maintenant.

-(T à T): La moitié de votre œuvre, au moins, tous genres confondus, traite de l'apocalypse, ou d'une catastrophe. Pourtant, cette catastrophe ultime est presque un soulagement dans la mesure où elle met fin à un monde où l'apocalypse est quotidienne. Le Mexico de 2027 est le reflet altéré du Mexico d'aujourd'hui. Cette catastrophe finale balayant Mexico serait-elle une sorte de purification?

(H. A.): En ce qui concerne l'apocalypse écologique, il y a une phrase d'un mystique flamand, qui s'appelait Jan de Ruysbroek13. Ce fut une occasion d'échange avec Michaux14, parce que j'étais un des seuls qui connaissait Ruysbroek, et lui le connaissait. Ruysbroek ne parle pas de pollution, mais dit que l'apocalypse ne serait peut-être pas autre chose que la restauration des éléments dans leur état originel; que l'eau redeviendra eau, l'air, air, la terre, terre. Dans mon dernier roman, Los perros del fin del mundo15[Les Chiens de la fin du monde], je reviens sur ce thème, mais je le développe dans le sens où l'inframonde (ou l'enfer) et le supramonde16 mexicains, où nous vivons maintenant, sont identiques. L'enfer préhispanique est dehors. À Ciudad Juárez17, dans tous ces lieux, les dieux du sacrifice humain sont à la fois en haut et en bas. Il n'y a pas de différence entre le supramonde et l'inframonde.




La campagne mexicaine, paradis perdu

-(T à T): Pourquoi vivez-vous à Mexico D. F. si c'est si horrible? Pourquoi ne vivez-vous pas à la campagne?

(H. A.): Parce que la campagne est pire.

-(T à T): Pire! Dans quel sens?

(H. A.): Je suis tombé amoureux du village de Contepec, dans l'état de Michoacán18. Le problème est que, pour quelqu'un comme moi, il est plus dangereux de vivre hors de la ville que dans la ville. Parce que, par exemple, comme j'ai été défenseur des papillons monarques, j'ai dénoncé les coupeurs d'arbres, je vais à mon village et les gens me reconnaissent. Ce qui, à Mexico, donne lieu à une polémique dans les journaux, devient physique au village, presque primitif. Ici, ils ne me connaissent pas, ils ne savent pas où je vis... On est protégé par l'anonymat. Le village est très beau, mais quand j'arrive, c'est du pur conflit: l'eau manque, on a coupé les arbres, on a fait ceci, on a tué quelqu'un; tous les conflits du village viennent à moi.

-(T à T): Le mythe du héros continue, non?

(H. A.): Oui, du héros, mais aussi du gestionnaire, et je ne peux pas... Cela use, cela use beaucoup. Par exemple, j'ai un ami, Francisco Toledo, le peintre, qui vit à Oaxaca, c'est mon contemporain. Les gens passent chez lui comme à un bureau de plaintes, parce que c'est quelqu'un de sensible, qui répond, qui s'implique, qui ne va pas fermer la porte en disant: «Je ne te connais pas, ne me dérange pas». Je ne suis pas comme beaucoup d'écrivains européens qui s'isolent du monde. Par exemple, les Anglais disent: «I am private». Ce mot sacré des Anglais, privacy. Beaucoup d'écrivains ferment la porte et disent: «Private». Je ne suis pas comme ça. Si quelqu'un pleure à la porte, je vais voir ce qui se passe, ou s'il y a une injustice; et je ne peux pas vivre comme ça.

-(T à T): Mais la campagne vous plaît, n'est-ce pas?

(H. A.): Oui, la campagne mexicaine me plaît beaucoup. C'est une campagne qui n'est pas comme la campagne européenne. C'est plus «campagne». Plus beau. Parce que c'est plus naturel. C'est presque un pléonasme de dire plus naturel; c'est plus à l'état vierge. C'est beau. Tu montes la colline et il y a des arbres, des rochers, et c'est magnifique, paradisiaque. Par contre, c'est plus primitif. Tu es toi, face à la colline. Les journaux n'arrivent pas. Maintenant tu peux les voir sur Internet, mais avant, pas un journal n'arrivait. Tu dépends d'une télévision horrible, mais c'est ton unique source d'information. Et puis, ta vie est très limitée. Maintenant il y a plus de commerce, tout le monde conduit: c'est un monde plus mécanisé qui ne m'intéresse pas, car je préfère l'idyllique. Le monde globalisé est déjà présent dans les villages. Le bruit que tu as à New York, tu peux l'avoir au village. Les paysans, les Mexicains rentrent pour Noël -car dans l'état de Michoacán, beaucoup émigrent aux Etats-Unis- dans leurs énormes voitures, ils ont des sonos comme les Noirs à New York. Et puis commencent l'alcool et les drogues, car beaucoup de ces garçons arrivent, ils voient les filles du village, en font leur copine, au bout d'un moment la fille est ivre, ils lui donnent de la drogue, et ils sont ainsi enlacés, à faire l'amour sur la place. Ce sont des choses qui n'arrivaient pas avant, mais ils rapportent la vie de Los Angeles, ou du Texas; toutes les habitudes, ils les rapportent au village. C'est donc une transformation sociale qui leur enlève leur innocence, ou plutôt leur ingénuité... Toute cette vie un peu plus innocente des villages se perd.




Écrire le Mexico D. F. spectral

-(T à T): Dans La Légende des Soleils et ¿En quién piensas cuando haces el amor? qui se déroulent dans la ville surpeuplée de Mexico en 2027, le motif de la foule revient sans cesse, avec ceci de troublant qu'elle semble composée d'organismes vivants qui ne seraient déjà plus des êtres humains, ou alors des êtres humains spectraux, vidés de leur substance, presque déjà morts, et cela m'a fait penser à Diario de sueños19 [Journal de rêves] où vous décrivez les spectateurs de la salle de cinéma de votre père comme des fantômes qui regardent d'autres fantômes qui sont les acteurs morts. Pouvons-nous relier cela à la culture anthropologique mexicaine selon laquelle les morts reviennent à la vie20?

(H. A.): À cause de mon intérêt pour l'archéologie mexicaine, j'ai toujours dit que j'étais le fils de deux mythologies, la mexicaine et la grecque, la grecque qui a visage humain, et la mexicaine qui est presque la mythologie de la mort. Quand ils ont découvert le Templo Mayor, la nouvelle section, ce disque de la lune démembrée qui s'appelle Coyolxauhqui, je suis allé la voir, ils étaient en train de la restaurer. Mais ces crânes, horribles, qui ont un couteau qui entre par la nuque et sort par le nez, ou par la bouche, et les yeux immenses, sont des choses terrifiantes. Il y a là la présence, surtout dans ce pays, dans la ville de Mexico, de ces cultures fantasmatiques. Dans la ville de Mexico, le centre est un centre chargé d'esprits: par exemple, une nuit, plusieurs nuits, je me promenais dans ces vieilles rues décrépies, et soudain je sens des frissons, comme si des fantômes passaient, mais des fantômes peu tranquilles, des fantômes sacrificateurs, des esprits, mais violents, de sang, d'horreur. Cette zone de la ville de Mexico, du Mexico ancien, est un Mexico fantasmatique. Et c'est un Mexico continu: c'est le Mexico ancien, avec des temples, des édifices coloniaux, et le Mexico moderne, mais rempli de «survivances d'un monde magique». La ville de Mexico est très chargée d'esprits, et de mort. C'est une ville très forte.

-(T à T): Comment configurez-vous cette réalité fantasmatique dans vos œuvres?

(H. A.): Dans certains poèmes de Diario de sueños, je dis que la violence à Mexico a commencé avec les dieux. C'est comme si les prêtres du sacrifice humain étaient revenus comme sicaires. Le visage mexicain même -surtout dans la zone centrale, ce sont des visages mexicains, indigènes- est celui du Mexique ancien; le Mexique ancien est dans les traits des gens. Je sens la présence du Mexique ancien dans le Mexique actuel. Il y a des villes qui n'ont presque pas de mémoire, qui sont tellement soignées qu'elles effacent le passé. Si on est aux États-Unis, à New York, à Los Angeles, le monde actuel domine. Ce sont des villes sans mémoire, qui sont neuves. Ici, non. Le Mexicain est rempli de ce passé. Dans le livre que je viens de publier21, le personnage arrive à l'inframonde, conduit par un chien, un xolo. C'est un chien préhispanique. Selon Bernardino de Sahagún, quand le maître meurt, le chien prend l'esprit du mort, du maître, dans sa gueule, et l'emporte à travers le fleuve de la mort jusqu'au Mictlán, qui est l'autre monde mexicain. C'est un chien de couleur marron, sans poils. C'est un chien semi-spectral.

-(T à T): Et dans La Légende des Soleils, vous remplacez des personnes par des dieux préhispaniques.

(H. A.): Quand j'ai écrit La Légende des Soleils, c'était un temps postérieur à la découverte du Templo Mayor. Beaucoup de scènes qui se passent là, je les ai vécues. J'ai donné des noms de dieux préhispaniques à beaucoup de politiciens de cette époque, au président, au chef de la police. Et puis, il y avait des bandes qui séquestraient des femmes, des cocaïnomanes, des tueurs en série, qui ravageaient la ville. Comme aujourd'hui, mais c'était le début. C'était une sorte de Mexico très sinistre où le passé préhispanique se combinait pour moi avec le Mexico actuel. Prenons par exemple Tezcatlipoca, le chef de la police: il y a eu un chef de la police très sinistre dans la ville de Mexico, Negro Durazo22. De policier, il est devenu criminel. Là commença un type de roman qui avait une réalité actuelle, mais aussi historique, que j'ai déguisée avec des noms supposés et d'autres choses pour que les personnages réels ne s'identifient pas ou ne se découvrent pas; c'est le même procédé pour La Santa Muerte23 [La Sainte Mort], oùles personnages sont réels et vivent. J'ai donc tenté de les déguiser, de les rendre comme réels, mais pas réels. J'appelais cela du réalisme fantastique, dans le sens où la réalité devient fantaisie.

-(T à T): La figure de Tezcatlipoca est très importante dans cette œuvre et dans d'autres.

(H. A.): Parmi le panthéon mexicain, c'est l'un des dieux qui m'a le plus intrigué. J'ai écrit des poèmes sur lui, parce qu'il était comme abstrait. Il se matérialisait fantasmatiquement, et il était aussi une figure abstraite qui est comme le mal qui flotte. Il est partout. Les dieux mexicains m'horrifiaient un peu, parce que c'était des dieux du sacrifice humain, terribles. Une des raisons pour lesquelles Tezcatlipoca m'a fasciné au début est qu'il pouvait voir par un trou de sa main, et qu'on l'appelait le «dieu du miroir fumant». Cet attribut de ce dieu insaisissable, indéchiffrable, m'a beaucoup intéressé, car c'est quelque chose qu'on ne peut pas comprendre. C'est une espèce de Méphistophélès préhispanique, mais plus abstrait, moins identifiable. Il est aussi comme le dieu des nahuales, ceux qui se convertissent en animal, qui changent de forme. Et Tezcatlipoca est un peu l'homme par excellence qui se transforme en un autre. Le monde magique mexicain est aussi très double. Ils ont par exemple ces figures qui ont d'un côté un visage, de l'autre un crâne. Ils sont comme... la vie-la mort.

-(T à T): Revenons un instant à la dialectique ville/campagne. La campagne vous plaît, même si vous ne pouvez pas y vivre, pour les raisons que vous m'avez expliquées. Mais pourquoi, si le village est si idyllique, écrire tant de littérature urbaine, surtout sur Mexico D. F.?

(H. A.): Parce que j'y vis. Et la ville de Mexico est une planète. Dans la ville de Mexico, je l'ai appris avec La Légende des Soleils, je vis dans un quartier isolé, hors du centre, mais ce qui se passe dans le métro, dans le centre de la ville, dans beaucoup d'endroits, c'est un autre monde. Comme je le dis dans La Légende des Soleils et dans ¿En quién...?, je vis dans le futur, je marche dans le futur; parfois, je vois des villes européennes qui sont en arrière dans l'Histoire. J'ai vécu six ans à La Haye, et la dernière fois que j'y suis retourné, la ville n'avait pas changé. C'était une espèce de vertige cosmique, parce que j'ai été là-bas dans les années 70, et je reviens maintenant et c'est exactement pareil, la même rue, les mêmes rues vides, il ne se passe rien, les gens marchent de la même manière. Dans mon esprit, à Mexico, des siècles auraient passé, et là, elle est exactement la même, le film est arrêté à la même scène. Mais dans la ville de Mexico, on vit dans le futur, c'est l'Histoire qui arrive. C'est une ville visuelle, dynamique, imprévisible, tu rencontres des personnes des plus variées. C'est une ville qui n'est jamais pareille. C'est une ville qui t'épuise. Mais d'un autre côté elle ne t'ennuie jamais.

-(T à T): C'est le mouvement perpétuel.

(H. A.): C'est le mouvement perpétuel, tout à fait. C'est une ville dynamique. Et avec les gens aussi: c'est une démographie hallucinante parce qu'il y a tant de gens, partout, et différents, différents. Mexico est toujours différente.




Activisme écologique et littérature

-(T à T): Les préoccupations écologiques sont très présentes dans votre œuvre. Vous dites qu'à partir de 1985, c'est-à-dire la date à laquelle vous avez fondé le Groupe des Cent, votre poésie change et passe de contemplative à plus active. Donc, d'un côté, pour vous, poésie et écologie vont ensemble. Mais d'un autre côté, vous critiquez, à diverses occasions, la poésie activiste, puisque vous considérez qu'une chose est la poésie et une autre la propagande. Ne pensez-vous pas que la poésie n'a pas besoin de justifications, qu'elle est inutile, et qu'en cela réside sa beauté?

(H. A.): J'ai grandi comme poète dans les années 60, et alors la poésie de propagande politique était un fléau. Je ne sais pas, il me semble que l'écologie pour moi naît d'une espèce de relation poétique avec la nature.

-(T à T): Oui, mais l'écologie est aussi une idéologie.

(H. A.): Non, l'écologie pour moi est différente de celle des écologistes européens. Par exemple, j'ai rencontré des écologistes anglais, ou allemands; les Français ont un activisme très rhétorique: tout à coup, quelqu'un dit: «Le roman est mort!» Ça me paraît infantile. Je suis un écologiste à l'état sauvage au sens où je n'ai pas appliqué les théories à l'écologie, mais bien l'expérience personnelle. Beaucoup d'écologistes européens sont des politiques, appartiennent à des partis; je pense à Petra Kelly24, par exemple, et aux Anglais, aux Américains, etc. Dans les autres pays européens il n'y a presque pas d'écologie: en Espagne, en Italie, au Portugal, et dans beaucoup de pays d'Amérique latine non plus. Ce qui me différenciait de beaucoup d'amis écologistes européens est que, pour eux, les lieux où il y avait des problèmes écologiques graves étaient loin: en Afrique, au Brésil, ailleurs. Et ici, ils étaient de première main. C'était presque sortir dans la rue, comme une guerre personnelle, frontale. Pour moi, il n'y avait pas de théorie. Souvent des journalistes nord-américains, parfois européens, me questionnent: «Mais vous n'êtes pas scientifique?» Alors je dis: «Non, mais je suis écologiste, parce que j'ai grandi dans la nature, la nature est en moi, c'est presque une mystique». C'est une vie. Ce sont les formes de mon monde poétique et philosophique. L'écologie, c'est cela: les éléments, les quatre éléments présocratiques grecs, l'eau, l'air, le feu et la terre. Parménide... Quand je me suis mis à l'écologie, je m'y suis mis par amour de la nature, et aussi par la mystique. Mais également avec une certaine intelligence car quand je me penchais sur un problème, j'étudiais. Cela fit qu'on me considérait comme un activiste politique. J'étais sur la liste noire. On me coupait le téléphone chaque semaine. Mes livres ne circulaient pas à Mexico.

-(T à T): Vous faisiez donc de l'activisme aussi à travers votre œuvre littéraire?

(H. A.): À travers mon œuvre littéraire et mes articles.

-(T à T): Mais alors, si votre activisme passe aussi à travers votre œuvre, n'est-ce pas une sorte de propagande?

(H. A.): Non, je ne fais pas de propagande au sens de faire de la propagande pour un parti politique, pour un produit.

-(T à T): Alors, disons, ne serait-ce pas mettre les textes au service d'une idéologie?

(H. A.): Non, pour moi c'est plus mystique, plus religieux, comme un mouvement de conscience. C'est-à-dire que je pense qu'il faut conscientiser à travers les idées, mais ce n'est pas de la propagande.

-(T à T): Non, non... Mais alors, disons, mettre les textes au service d'une idéologie.

(H. A.): Oui, mais pas d'un parti. C'est l'une des choses qui caractérise le Groupe des Cent depuis le début, en 1985. Un jour, Porfirio Muñoz Ledo, qui travaillait avec Cuauhtémoc Cárdenas pour fonder le PRD25, m'a dit: «Pourquoi ne ferions-nous pas du Groupe des Cent un parti politique?» Je lui ai dit que non, parce que le Groupe des Cent est un mouvement de société civile, sans ambition de pouvoir. Nous avons simplement des causes. C'est ce qui nous différencie, les causes. Par exemple, l'une de nos causes est de défendre la tortue marine, mais d'une manière concrète.

-(T à T): Vous considérez donc que la littérature, ou votre littérature, peut être au service d'une cause?

(H. A.): Non, pas vraiment, je considère plutôt que ce sont des thèmes. Comme je les ai vécus, ils se sont mis dans mon œuvre. Ce n'est pas intentionnel, ils sont devenus des histoires. Par exemple, j'ai été cinq ans dans la campagne de défense de la baleine grise, avec le sanctuaire de la lagune San Ignacio. Et seulement quand nous avons gagné en l'an 2000, en mars 2000, j'ai pu écrire un poème, «El ojo de la ballena»26 [«L'Œil de la baleine»]. Avant, je ne pouvais pas. J'écrivais des textes plus ou moins militants, de défense. Mais je ne pouvais pas écrire sur la baleine. C'était comme si l'inspiration d'un poème était différente d'un texte que j'écrivais comme une attaque, une défense, une argumentation. Par exemple, j'ai écrit quelque chose comme trente articles sur le papillon monarque, très concrets, très directs. Mais des poèmes sur le papillon monarque, j'en ai écrit deux ainsi qu'un roman, qui est comme un roman de formation, mais intégré à ma vie, parce que je viens de cette région27. D'une autre manière que réaliste ou argumentative, c'est très difficile.

-(T à T): Ne pensez-vous pas qu'avec une œuvre clairement liée à l'écologie, vous succombez à la mode, qui avant était d'écrire des œuvres de gauche, et aujourd'hui, clairement, est d'écrire des œuvres écologistes?

(H. A.): Pour moi, ça n'a pas été une mode, ç'a plutôt été le contraire. Par exemple, le groupe littéraire à Mexico m'a attaqué28. J'ai eu deux maîtres, l'un littéraire, l'autre environnementaliste. Parfois, comme environnementaliste, on me mentionnait dans le New York Times, on me voyait dans des programmes de télévision. Les gens me connaissaient. Beaucoup de collègues littéraires me détestaient, m'attaquaient, me méprisaient pour cela: «C'est un apocalypsiste, un catastrophiste, il est fou». Ce sont comme deux carrières parallèles. Effectivement, ma littérature a beaucoup souffert durant les temps d'activisme écologique, parce que, quand on publiait un livre, la promotion était négligée. Le gouvernement boycottait mes livres. Personne ne me mentionnait comme écrivain ni comme poète. Les représailles pour mon activisme écologique ne visaient justement pas mon activisme écologique mais mon œuvre littéraire. Et plusieurs fois je disais, en citant ce vers de William Butler Yeats29: «Avec les rêves commencent les responsabilités», «In dreams begin responsabilities».




Chaque catastrophe a sa part de lumière

-(T à T): La fin catastrophique de La Légende des Soleils et de ¿En quién piensas cuando haces el amor? laisse entrevoir une nouvelle ère, celle du Sixième Soleil, celui de la Nature, et celle du Premier Soleil, avec les géants, puisque les personnages semblent recommencer l'humanité. Peut-on relier cela au sens original du mot «apocalypse» qui est «révélation»?

(H. A.): En cela se mêlent mon intérêt pour l'apocalypse de Jean de Patmos, de la tradition judéo-chrétienne, qui fut celle de l'Europe, pendant tout le Moyen Âge, et mon intérêt pour l'autre concept au Mexique, qui est aussi le concept de la destruction de l'ère dans laquelle nous vivons. Dans le monde judéo-chrétien, c'est la destruction, le jugement final, mais c'est aussi quand le mal est vaincu, que Satan est enchaîné pour mille ans et que vient le règne millénaire. La conception mexicaine est plus tellurique, plus cosmique. C'est comme la construction de mondes et la destruction de mondes. Ce sont des ères solaires. Le jour où un soleil naît est le jour de sa mort, c'est comme un serpent qui se mord la queue. Il y a eu des soleils, nous sommes dans le Cinquième Soleil qui sera détruit par des tremblements de terre. Cela m'intéresse beaucoup, également du point de vue réaliste, parce que j'ai grandi dans une ville comme celle-ci, et dans un pays où il y a des tremblements de terre. Quand je suis arrivé pour la première fois à la ville de Mexico pour y vivre, un samedi dans la nuit, il y eut un tremblement de terre, et moi, je n'en avais jamais vécu, mais j'étais dans une maison d'hôtes, seul, il était une heure du matin, par la fenêtre j'ai vu que le ciel s'électrifiait, devenait tout blanc, comme électrique. Cela m'a beaucoup impressionné, et puis le mouvement tellurique a commencé. Je suis resté à regarder, fasciné, et le lendemain j'ai su qu'à Acapulco des hôtels étaient tombés, qu'à Mexico... quelque chose s'était passé. Et le dernier que j'ai vécu, ce fut ici, en 1985, dans cette maison. Je ne me suis pas levé, j'étais au lit, et ça a commencé à trembler, et moi, j'étais presque sans peur, fasciné.

-(T à T): La catastrophe implique-t-elle pour vous une part de lumière et d'espérance?

(H. A.): Oui, bien sûr, il y a beaucoup de foi en moi, au sens d'une volonté de vivre. Je crois en Dieu, mais sans religion; je crois au bien et à l'amour. Et à la vie. Et à la nature, parce qu'elle fait partie de l'amour, de la bonté, de la vie. Tout est plein de vie, d'être: et l'être, c'est Dieu, source de la vie, qui est en tout, sans visage, sans corps.

-(T à T): Je pense au tremblement de terre final de ¿En quién piensas cuando haces el amor? qui se passe dans un jardin, avec des roses, où la protagoniste mange une pomme, comme au début du roman. Et les oiseaux qui commencent à chanter à la fin.

(H. A.): Quand j'étais enfant, ma mère avait des oiseaux, nous avions un petit jardin dans le village. Les oiseaux me réveillaient. La présence des oiseaux était une naissance, un jour nouveau. C'est pour ça que, dans le livre, quand le séisme commence, et pendant toute la fin, tous les oiseaux se mettent à chanter.

-(T à T): C'est une résurrection aussi.

(H. A.): Oui, c'est une résurrection.

-(T à T): Dans ces dystopies telluriques, ce qui sauve finalement les personnages sont la nature, la relation avec la nature, mais aussi l'art. Comment pensez-vous que l'art peut sauver le monde et la nature?

(H. A.): Pour moi, l'art, c'est la spiritualité. Par exemple, dans Los perros del fin del mundo, à la fin apparaît l'arbre de la vie, qui est un arbre qui me fascine. Il se nomme la ceiba, et il pousse beaucoup dans le Chiapas et le Yucatán, ce sont des arbres du monde maya, les arbres sacrés. Cet arbre est prodigieux parce qu'il a ses racines dans l'inframonde. Et il pousse sur la terre et dans le ciel, le firmament. Il a donc les trois niveaux: le souterrain -l'inframonde-, la superficie et le ciel. Et là il se ramifie. Il a la vie à tous les niveaux. Le mythe dit que si cet arbre est coupé, le firmament -car c'est l'arbre qui soutient le ciel-, le firmament tombera sur nous, autrement dit, ce sera la fin du monde. Cet arbre pousse dans le monde de la mort, il donne la vie, sort de ces profondeurs jusqu'à la surface, jusqu'au ciel. Et il est plein d'oiseaux aussi. Le mythe de la fin est aussi le mythe de la vie. C'est un arbre-mère. Et il me fascine parce que c'est de là que vient la résurrection, à travers la nature aussi. La terre est vivante pour moi, l'arbre est comme une image de la terre. De ces profondeurs, la vie naît à nouveau.



Propos recueillis et traduits de l'espagnol par Laurence Pagacz.







 
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