Selecciona una palabra y presiona la tecla d para obtener su definición.
Indice

Souvenirs de «La Divine Comédie» dans «El Señor Presidente»

Claire Pailler

Le «Lasciate ogni speranza» de Dante pourrait s'adresser à chacun des lecteurs de El Señor Presidente, tant la richesse et la diversité du texte rend illusoire toute tentative d'interprétation exhaustive. Précisément, ce sont les traces sensibles d'une lecture attentive de la Divine Comédie et ses réminiscences que nous nous proposons de relever dans ces notes. Un ensemble cohérent d'indices, en effet, renvoie manifestement au poème de Dante, essentiellement à «l'Enfer»; nous ajouterons que cette référence n'est pas seulement littéraire, mais qu'elle exprime aussi le projet idéal d'une jeunesse enthousiaste et généreuse.

On sait que M. Á. Asturias exposa à mainte reprise sa vision du dictateur comme un être mythique, affinant peu à peu son propos jusqu'à l'expression plus élaborée et définitive de 1967: «El Señor Presidente como mito»1, et que cette conception persistante apparaissait déjà dans le titre même que portait l'un des premiers manuscrits: Tohil2. L'être infernal auquel renvoie le nom de Tohil, divinité principale et sanglante du Popol Vuh, désigne à l'évidence les fortes racines autochtones et le «gisement mental» indigène d'une histoire et d'un pays qui sont ceux du Président Manuel Estrada Cabrera et du «Gran Lengua» Miguel Ángel Asturias. Cependant, cette référence porteuse d'identité nationale ne s'est pas imposée de prime abord; l'auteur lui-même nous invite à retrouver dans son oeuvre une autre référence universelle, marquée elle aussi du sceau infernal: «Yo soy más dantista que petrarquista. A mi novela Señor Presidente hubo un tiempo que pensé titularla Malevolge, el último círculo del infierno del Dante»3. Si l'inspiration ou la parenté sont ainsi clairement affirmées, leurs limites sont également claires: El Señor Presidente n'est ni un plagiat ni un calque de la Divine Comédie; il conviendrait bien plutôt de parler de réminiscence, ou encore d'imitatio, au sens de la Renaissance, comme libre adaptation d'un modèle connu et reconnaissable4.

Dans cette hypothèse, la structure même de l'oeuvre, sa chronologie, les citations littérales, les épisodes identiques nous apparaissent comme des repères, témoignages d'une intention première, souterraine d'abord, puis disparue.

La tri-partition du roman, comparable à la division ternaire de la Divine Comédie ne suffit pas, à première vue, pour établir une ressemblance. On remarquera seulement que, de la même façon que chacune des trois parties du poème de Dante s'achève sur le mot «stelle», chacune des parties du roman d'Asturias se termine (ou se terminait) par une allusion à la lumière ou à son antithèse les ténèbres:

  • «No se veían ni las manos» (Cap. XI, Primera Parte).
  • «Llevando en los lomos tesoros de luz» (Cap. XXVII, Segunda Parte).
  • Le cas de la Troisième Partie, dont la phrase finale est aussi celle du roman, montre curieusement quelle a pu être l'intention première du romancier et son travail de ré-écriture. Le manuscrit Tohil, en effet, se terminait par une phrase qui unissait explicitement le firmament et l'enfer: «... a su espalda las estrellas en cielo de azur y a sus pies cinco volcancitos de cascajo y piedra...»5. Les éditions suivantes ajoutent à ce paragraphe la dernière vision, porteuse d'espoir, du retour de l'étudiant et la litanie d'intercession «por las benditas ánimas del Purgatorio...». La résonance dantesque de ce dernier mot est à son tour difficilement contestable.

La tri-partition du roman est déterminée par sa chronologie -ou «cronologización», «en que tanto se han detenido los estudios», selon le mot d'un autre «estudioso»6. Les commentaires considèrent généralement «la dimension del tiempo inmóvil aparentemente signado por lo eterno», attribuant «la significativa determinación temporal» des dates à «la intención de definir un clima que, de una sucesión dinámica y superpuesta de hechos, se prolonga en una atmósfera inmóvil»7. Pour compléter cette analyse parfaitement suggestive, Giuseppe Bellini signale la double origine de cette notion du temps, «quizá tomada, como sostiene Menton, de la experiencia cubista, pero, con mayor seguridad, del mundo maya»8. D'autres éléments, cependant, attirent notre attention. Tout d'abord, le mois explicitement nommé, et il est le seul à apparaître dans le roman: «abril». On peut y voir un souvenir précis, attesté, historique, comme prémonition de ce mois d'avril 1920 qui vit l'écroulement de la dictature d'Estrada Cabrera: l'allusion ne serait guère autre chose qu'un clin d'oeil anecdotique dans l'économie générale du texte. Il nous semble plus intéressant de considérer ces indications temporelles dans leur ensemble: Première Partie, trois jours d'avril; Deuxième Partie, les quatre jours d'avril suivants; Troisième Partie, une durée indéterminée, d'un temps qui s'étire interminablement, autrement dit: un temps éternel, mais non pas immobile, puisque «pasan» et s'accumulent «semanas, meses y años» qui débouchent sur des points de suspension. Le temps se répète «ad vitam aeternam», comme se répètent les tourments toujours renouvelés des damnés.

On se rappellera alors que, de même que, dans El Señor Presidente, le temps fini débouche sur l'éternité de la dictature, la Divine Comédie inscrit un temps déterminé dans la durée infinie, avec le voyage du poète, daté très précisément et accompagné de constantes références temporelles9, dans les parages des supplices infinis dans un lieu éternel. On remarquera aussi que Dante occupe les trois jours saints, du jeudi 7 au samedi 9 avril 1300, pour sa descente en Enfer, que le parcours du Purgatoire (deuxième Partie de la Divine Comédie) prend quatre jours, du dimanche de Pâques 10 avril au mercredi 13, et que l'ascension au Paradis (troisième Partie) a lieu «hors du temps» chronométrique. Peut-il s'agir d'une coïncidence?

Dans le cours même du roman, un certain nombre d'épisodes, d'images ou de métaphores semblent également procéder d'un souvenir de la Divine Comédie. Nous laissons de côté quelques éléments dont le rôle n'est guère que d'évoquer une atmosphère, comme le Luzbel de la jitanjáfora des premières lignes, à la fonction euphonique, comme le «Diablo de los Oncemil Cuernos» (cap. IV), ou celui qui «escupía arañas» (cap. XXV). De même pour la coïncidence, évidente et banale, entre l'atmosphère de ténèbres traversées parfois d'éclats de lumière, du roman et l'obscurité également obsédante du poème10. Nous ne nous arrêterons pas, non plus, sur la ressemblance existant entre les cris des prisonnières de la «Casa Nueva»: «Rompían, de repente, gritos desesperados... Blasfemaban..., insultaban..., maldecían...» (cap. XVI), et les nombreuses allusions aux pleurs et aux blasphèmes des réprouvés11.

De façon plus précise, certains supplices évoqués par Dante éveillent un écho familier dans les visions du Guatémaltèque: ainsi le «bosque de árboles de orejas que [...] se revolvían como agitadas por el huracán» (cap. VI) rappelle le bois bruissant des gémissements des damnés transformés en buissons du septième Cercle infernal12; ainsi le Mayor Farfán «alquilaba una pieza redonda en el quinto infierno» (cap. XXV): le nombre ordinal «quinto» peut renvoyer à l'expression populaire et vigoureuse qui désigne un lieu éloigné, mais l'ensemble «quinto infierno», aux accents indubitablement dantesques, suggère le cinquième Cercle qui est, effectivement, le seul où apparaisse une tour avec des portes, susceptible par conséquent, d'évoquer un édifice comportant des chambres13, et qui est la demeure des colériques, trait de caractère aisément applicable au major Farfán; ainsi la crainte prémonitoire de Camila sur le chemin de la fête au Palais utilise des images tirées du dernier Cercle de l'Enfer: «Como si la arrastraran a la muerte por un camino o engaño de camino, que de un lado limitaba el abismo hambriento y de otro, el ala de Lucifer extendida como una roca en las tinieblas» (cap. XXXV)14; de même, enfin, le «despeñadero de basuras» où s'enfonce et se vautre le Pelele (cap. III et IV) rappelle la seconde «bolgia» du huitième Cercle, cette fosse dont les murs sont recouverts d'une croûte de moisissure et au fond de laquelle les damnés sont plongés dans le fumier15; tout comme les réprouvés, les prisonniers des prisons présidentielles croupissent dans leurs excréments, plongés dans un abîme sans fond, et dans ces deux cas l'emploi du mot «despeñadero» introduit une image clairement dantesque de chute sans fin: «La hedentina de los excrementos removidos [...] le hacía perder la cabeza y rodaba [...] por los despeñaderos infernales de la desesperación» (cap. XXIX)16.

Le trait le plus important, cependant, car il parcourt le roman tout entier en le marquant de son rythme obsédant, est à nos yeux la sentence «Lasciate ogni speranza voi ch'entrate!» (Chant III, v. 9) -le vers sans doute le plus connu de la Commedia. Sa formule funeste, reconnaissable à travers toutes les variantes, sert aussi bien à préfigurer et à accompagner le destin particulier d'un personnage -essentiellement celui de la figure centrale, Miguel Cara de Ángel-, qu'à énoncer la règle fondamentale d'un système politique. Elle s'applique d'abord à Niña Fedina, par la bouche de l'Auditor: «No tenga esperanza...» (cap. XVII); puis comme une constatation, elle provoque la compassion de Cara de Ángel pour Camila: «¡Pobrecita! [...] ¡Qué despertar sin esperanza!» et, quelques lignes plus loin, elle se projette, de façon fantasmagorique et prémonitoire, sur la destinée de ce même personnage: «Llevadle a la barca de... -el Sueño dudó- ... los enamorados que habiendo perdido la esperanza de amar ellos...» (cap. XXI).

La perspective s'élargit lorsqu'il s'agit de caractériser l'ensemble de la vie politique du pays: «No hay esperanzas de libertad, mis amigos; estamos condenados a soportarlo hasta que Dios quiera» (cap. XXVIII). Cette phrase prend enfin son sens plein lorsqu'elle apparaît comme l'expression d'une règle formelle, instaurée par l'arbitraire du Señor Presidente, dans la remarque insistante proférée par son agent dévoué l'Auditor: «No hay que dar esperanzas. ¿Cuándo entenderás que no hay que dar esperanzas? En mi casa, lo primero, lo que todos debemos saber, hasta el gato, es que no se dan esperanzas de ninguna especie a nadie. En estos puestos se mantiene uno porque hace lo que le ordenan y la regla de conducta del Señor Presidente es no dar esperanzas» (cap. XXXIII). La dernière apparition de la formule, dans les dernières pages du roman, montre clairement sa double portée, car elle s'applique finalement autant au destin particulier du personnage Cara de Angel qu'à cette métaphore du pays tout entier que sont les geôles présidentielles: «El prisionero del diecisiete le preguntó qué delito había cometido contra el Señor Presidente para estar allí donde acaba toda esperanza humana» (cap. XLI).

L'examen comparé de ces points précis nous incite à conclure que les ressemblances ne sont pas dues à de fortuites coïncidences, mais à des références au poème de Dante. Il ne s'agit pas d'un démarquage, ni d'une reproduction systématique, mais bien de souvenirs et d'imprégnation, comme il en naît d'une lecture, nés de la mémoire des passages marquants de l'oeuvre, et aussi de détails et d'images qui ont frappé plus particulièrement l'esprit du lecteur.

Nous voudrions à présent, encore que de façon moins assurée, suivre quelques traces encore de l'influence de la Divine Comédie. Dans l'évocation désolée de l'Enfer du Señor Presidente, le lecteur entrevoit, cependant, une sortie possible et comme un espoir de lumière17, celle-là même qui accompagne le pèlerin du poème. Si le Seigneur du désespoir, maître du lieu de la «mort éternelle», est bien nommé: Luzbel, Lucifer, Satán ou Satanás, le chemin de l'espoir et de la «vraie vie» s'ouvre par la médiation de la Femme: autant que Béatrice, Marie, Vierge et Mère. Dans le roman on constate que, lors de deux épisodes graves qui, dans les deux cas, renvoient à l'agonie et à une mort prochaine, les deux femmes innocentes -Fedina la mère et Camille la vierge et future mère- apparaissent dans un contexte nettement religieux qui les assimile à Marie; le transfert est réalisé au moyen d'une prière mariale facilement identifiable. Pour Fedina, le romancier a recours à la prière de saint Bernard de Clair-vaux et aux litanies des agonisants: «Se dejó caer y con los brazos, que fue sintiendo muy largos, muy largos, abarcó la tierra helada, todas las tierras heladas, de todos los presos, de todos los que injustamente sufren persecución por la justicia, de los agonizantes y caminantes... Y ya foe de decir la letanía... Ora pro nobis...» (cap. XVI). Dans le cas de Camila, dont le rôle de salvatrice est plus complexe, l'intégration est plus subtile, car d'une part elle est évoquée par le détour du «color de sus pupilas» qui renvoie explicitement à l'«espérance», en même temps qu'elle s'insère dans le Salve Regina avec lequel elle finit par se confondre: «Las aguas de sus ojos... misericordiosos y después de este destierro... en sus pupilas color de alitas de esperanza... nuestra, Dios te salve, a ti llamamos los desterrados...» (cap. XXVI). De fait ces deux femmes, même marquées et mutilées par la malignité ambiante, ont pu d'une certaine façon surpasser les forces du mal, et, à la fin du roman, elles accèdent à ce qui peut ressembler à la paix, à l'écart de ce monde aux valeurs inversés et subverties18.

L'image de la Femme est donc projetée comme le premier recours pour affirmer, face à des valeurs dégradées porteuses de mort, un projet de vie et d'espoir. Si la figure de Béatrice est, chez Dante, d'ordre théologique, le romancier se situe, dans son temps, sur le plan politique et social19; on voit poindre dans son récit un écho des préoccupations qui étaient celles du jeune Asturias alors que, en 1922, il collaborait à la fondation de la Universidad Popular de Guatemala, rédigeait «Los mendigos políticos» et préparait sa thèse de sociologie, El problema social del indio, qu'il devait soutenir en 1923. Il affirme son idéologie constructive, telle qu'elle se manifeste dans les conférences prononcées à la Universidad Popular et dans les articles réunis sous le titre expressif de La arquitectura de la vida nueva20: expression d'une «época ambiciosa e idealista»21 qui espérait édifier une nouvelle société, ouverte et fondée sur la justice et l'amour. Dans une patrie à construire, Asturias souligne avec insistance le rôle de cet élément fondamental qui manque précisément à l'Enfer: l'amour, dans une acception très proche de l'agapè chrétienne. Nous en trouverons comme un résumé et une illustration dans une strophe de l'hymne que Miguel Ángel Asturias avait écrit en l'honneur de la Universidad Popular:

El amor, el trabajo y la idea

del hogar, el taller y la escuela

significan, ¡Oh Patria!, tu nombre22.



On remarquera que ces principes constitutifs de la Patrie sont tous rigoureusement absents de ce monde inversé qui est celui du Señor Presidente. De même que l'enfer est un abîme où sont exposés les vices et les maux, El Señor Presidente est une image négative d'une société idéale gouvernée par l'amour, où la femme-mère est le noyau de la vie nouvelle: «Si, como se dice, la historia de la mujer es el amor, de esta historia el capítulo del niño es el más bello y por eso como programa de vida de una mujer cabal propuse dentro del amor y la conveniencia de la especie: la maternidad en todos sus aspectos, desde el pensamiento hasta la educación del hijo»23. Même si l'expression et la pensée elle-même peuvent paraître maladroites, on sait que l'auteur trouva durant les années de l'exil parisien les conditions nécessaires pour mûrir et s'affirmer24.

On jugera peut-être que, dans notre poursuite de l'espérance, nous nous sommes éloignés de la lecture de Dante. Il nous semble cependant que cette incursion dans des textes contemporains de l'élaboration et de la maturation de El Señor Presidente, rarement rappelés ou cités, contribue à illustrer les réactions du jeune romancier devant le texte impressionnant de la Divine Comédie. Le roman reflète visiblement une lecture personnelle, avec ses limites mais aussi ses richesses, dans le choix arbitraire de certains passages. A la matière historique fécondée par cette première rencontre s'est ajoutée, se développant et prenant peu à peu, son sens plein, la matière autochtone. L'utilisation des thèmes principaux et de souvenirs privilégiés du poème sert au romancier, qui associe dans une même visée les cercles de l'abîme luciférien et les «muchos lugares de tormento de Xibalbá». En enrichissant et en marquant la vision occidentale de la référence au dieu sanglant des Mayas, Tohil, un travail d'écriture complexe a pu créer le monde doublement infernal du Señor Presidente.

Indice