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ArribaAbajo La langue des chiens extrait

Serge Pey


Poète.
Né en 1950 à Toulouse.
Père, anarchiste catalan,
exilé républicain en 1939,
interné au camp d’Argelès.
Mère occitane.

Mon père ne parlait pas. Il respirait un mélange de câbles, de poutres et de marteaux, de français, d’espagnol, d’argot de chantier. Il n’aimait ni l’allemand ni l’anglais, qui étaient pour lui la langue commune des ennemis, des bourgeois et des boîtes à conserve. Les premiers, car ils avaient été des barbares qui avaient brûlé tous les hommes du village dans l’église, et les seconds, parce qu’ils avaient électrifié Sacco et Vanzetti puis qu’ils pendaient encore les noirs dans les arbres avec des croix de feu.

«La chiotte» c’était sa voiture parce qu’elle était sale et qu’elle ressemblait à un WC et que cela faisait rire ma mère.

Le «bastrous» c’était l’imbécile heureux.

Dans le quartier nous étions les seuls à avoir peur de la Guilla qui prenait des allures de dragon et de loup garou et qui n’était -je le sus plus tard- que le renard dans la langue de la grande montagne. Beaucoup d’autres mots faisaient pâlir la famille du côté de ma mère lorsqu’il jurait.

Il était interdit, à l’intérieur et hors les murs de notre maison, de prononcer les injures de mon père. Lui seul avait le privilège du blasphème.

De l’autre côté de la frontière, on avait lu dans le journal qu’on allait en prison pour des injures et que la garde civile faisait la chasse aux contrevenants comme des criminels de Dieu.

À certaines périodes de l’année mon père redoublait ses jurons et semblait les proférer pour ceux qui ne le pouvaient plus, ou si ce n’est à voix basse, dans les geôles humides et sinistres des prisons de Gerona ou de Burgos. Résonnaient alors comme un chapelet de terre et de cailloux les «¡Me cago en Dios!» et autres «¡Me cago en la hostia!», et surtout l’injure suprême qui nous faisait tous trembler de joie, car ma mère se bouchait les oreilles en riant: «¡Me cago en la puta madre de Dios!». Mon père faisait suivre cette série d’injures, proférées dans une seule respiration, de l’éternel point d’exclamation, prononcé du fond de la gorge avec la force d’une basse de chorale, «¡Me cago en sus muertos!».

Mon père plaçait toujours une majuscule à la dernière lettre du dernier mot de chaque phrase. Ainsi il retournait le monde. «Me cago en sus muertos» était le premier souffle ultime de son étonnement.

Il y avait des rites et des codes. Des règlements de hors la-loi.

Lorsque nous entendions les trois injures reprises dans une même coulée d’air et de salive, on se cachait et on disparaissait jusqu’à l’attente du prochain «¡Me cago en sus muertos!» qui calmait la litanie comme un point de ponctuation définitif.

Lorsque les trois injures étaient entrecoupées chacune par un silence, le signal était différent, on se précipitait tous pour voir ce qui était arrivé ou ce que mon père avait découvert: un serpent, une fuite dans le mur, une pièce de monnaie, un vieux couteau. Mon père alors, reprenant son souffle, se rinçait la gorge avec une dernière injure qu’il adressait au même destinataire divin «¡Me cago en la puta madre que te parió!».

À la Bourse du travail il y avait un buste de Jaurès. Les Espagnols qui fréquentaient la salle de réunion avaient une vénération pieuse pour cet homme qui s’était battu contre la guerre et qui était mort sous les balles d’un assassin qui portait le nom prédestiné de Vilain. Les Espagnols avaient vengé sa mort dans les îles, en pleine guerre civile et c’est avec un respect ému qu’ils prononçaient son nom.

Dans ma ville le buste de Jaurès se trouvait dans une grande salle au fond tendue de noir, avec des chaises de fer plié. Un drapeau rouge et un drapeau tricolore entouraient son buste.

Jaurès dans son profil de plâtre semblait garder l’entrée de la scène où se tenaient les réunions publiques. Le plafond du local était soutenu par des poteaux en bois qui depuis ont été remplacés par des colonnes de ciment.

Une immense poutre partageait la salle en deux à l’endroit exactement où officiait le buste silencieux et barbu du grand homme. En français les Espagnols confondaient les ou, les u et les o. De la poutre à l’apôtre la passerelle était facile, et j’entendis parler de Jaurès pour la première fois comme l’homme de la «poutre» de la paix et l’on ne savait jamais si ceux qui parlaient de lui, désignaient la poutre de fer qui traversait la salle ou le héros assassiné de la première guerre.

De poutre à apôtre, de toutes les manières, Jaurès tenait bien son rôle, et lorsque chaque fois j’aperçois son buste dans les places publiques, aujourd’hui encore, je vois grandir au-dessus de lui une poutre invisible qui me fait revenir à la Maison du peuple de l’autre côté du fleuve, où se tenait notre maison de réfugié.

Par transpiration et solidarité nous avions appris par coeur les injures de notre père. À chaque fois que les nouvelles arrivaient de l’autre côté il s’asseyait devant la porte de la maison et fumait longuement sans parier. Parfois un «compañero» venait le rejoindre le soir et il tenait alors avec lui d’étranges conciliabules sous la lampe, devant l’éternelle cafetière d’étain et le journal déplié.

Le matin, le compañero partait en secret avec un sac vert rempli de livres, et mon père en l’embrassant lui disait doucement l’éternel:

«¡que te vaya bien Cabrón!».

L’écho est l’arme des enfants.

Avec mon frère, nous passions le pont au-dessus du torrent, puis nous prenions ensuite à côté du châtaignier, en suivant le chemin jusqu’à la crête. Nous laissions nos vélos, au dernier village de la vallée, qui pressait ses maisons de pierre autour d’un puits, auquel était attaché un âne immortel aux oreilles blanches.

Au bout du chemin derrière la chapelle une faille s’ouvrait sur l’autre versant.

De cet endroit nous attendions le vent et la fumée qui montait d’un poste de la garde civile qui se blottissait entre les rochers de l’autre côté de la frontière. Ensemble, mais tout tremblants d’inconnu, nous confions à la nuit nos insultes en jetant des cailloux avec nos frondes de chambre à air de bicyclettes rouges:

«¡Me cago en su Dios!».

Il nous semblait que les injures tournaient comme des formules de sorcier que nous lancions contre les soldats qui gardaient la photo de mon père parmi celles des condamnés à mort. Et la vallée retentissait du tambour des échos, peut-être jusqu’à la capitale du royaume, derrière les marbres et les retables d’or des églises fascistes et des chapelets qui garrottaient les justes:

«¡Me cagooo en su Diooos!».

Les échos qui faisaient rouler la montagne réveillaient en nous de nouveaux courages hystériques et insoupçonnés. Puis ensemble, en nous tenant la main comme des trompettes de Jéricho qui devaient faire tomber les murs invisibles du désespoir on hurlait encore par rafale de gorge:

«¡Hijos de puta! ¡Me cago en la puta madre que les parió! ¡Me cago en sus muertos!».

Nous nous attendions à chaque instant à une riposte d’arme automatique, à un coup de pistolet, peut-être à une grenade, et l’on se cachait derrière les rochers qui battaient comme nos coeurs où l’écho venait nous prendre. Nous ne lancions nos salves de malédictions qu’une seule fois, et jamais nous ne répétions notre courage. Nous roulions ensuite sur nous-mêmes de l’autre côté du talus. La chemise déchirée, les genoux en sang, nous avions peur de notre voix. Nous courions alors ventre à terre vers la maison du berger juste derrière la fontaine. Nous courions pour rattraper nos bouches en ayant eu peur trop tard de nos pauvres mots:

«Muertos... muertos... tos... tos... Muertos... muertos... tos... tos... tos...».

Ce soir la voix revient, je l’entends. C’est mon frère tout seul qui fait résonner la montagne.

Maintenant l’écho gifle le pont, effleure le lointain un instant dans la vallée, puis glisse sur le grand rocher et rebondit à mes pieds comme une pierre.

Ma bouche est uniquement une oreille qui voit et qui répond comme un oeil qui aurait vu l’avenir: «Muertos... muertos... uertos... uertos...».