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Le voyage d'aller retour de Marivaux en Espagne ou Comment L'Héritier de village devint Extravagant

Nathalie Bittoun-Debruyne





Le 4 novembre 1772, Ramón de la Cruz faisait représenter son sainete El heredero loco1 par la troupe d'Eusebio Ribera. C'est donc sur les planches du théâtre madrilène de la Cruz que L'Héritier de Village2 de Marivaux allait se retrouver en Espagne3, et ceci 47 ans après sa création à Paris sur la scène du Théâtre-Italien4, création qui, d'ailleurs, fut très froidement accueillie.

Selon son habitude quand il s'agissait de ses sainetes, Ramón de la Cruz avait traduit et adapté la petite pièce de Marivaux sans en citer l'auteur tout en en remaniant le texte à sa guise5. Outre l'époque que nous travaillons -ce XVIIIe siècle si friand de traductions et de belles infidèles-, de multiples raisons expliquent son procédé: l'accommodation d'un texte à un sous-genre réglé et traditionnel comme le sainete, la demande du public, les exigences des comédiens, la censure qu'il fallait esquiver et, bien sûr, sa propre verve et son idéologie6. Tous ces facteurs agissaient en même temps, de sorte que la pièce qui sortait en Espagne pouvait tout aussi bien rappeler de très près le texte original comme s'en éloigner presque tout à fait; ainsi, dans le cas de Marivaux, nous trouvons chez Ramón de la Cruz une adaptation assez fidèle de L'École des mères avec El viejo burlado, un éloignement certain pour le Triomphe de Plutus qui devient El triunfo del interés et, comme nous allons le constater, une distance bien éloquente pour L'Héritier de village7.

En fait, si Ramón de la Cruz reprend et suit assez fidèlement l'argument principal de la comédie en un acte de Marivaux, il ne suit de près que trois scènes des quinze du texte-source et, qui plus est, sans même en respecter l'ordre8; il complète son sainete de détails ou de répliques qu'il grappille de-ci de-là, en fonction des informations ou de l'humour qui s'y trouve. Précisons aussi que la comédie en prose se retrouve versifiée sous la forme la plus propre du sainete, c'est-à-dire, le romance octosilábico. Ainsi donc, il nous est permis de nous demander ce que devient L'Héritier de village sous la plume de l'écrivain espagnol.

La pièce originale nous présente l'enrichissement subit d'un paysan grâce à un héritage et les conséquences qui en découlent pour toute la famille; accompagné d'Arlequin -qui le dupe- et qu'il a engagé comme laquais, Blaise revient de Paris bien nanti et persuade sa femme Claudine de la nécessité de changer totalement leur façon de vivre pour s'adapter désormais à la nouvelle classe sociale à laquelle il pense accéder grâce à ses rentes. Dans le jargon paysan propre à Marivaux, il explique à sa femme comment sont les nouveaux usages de la Cour, et insiste particulièrement sur la «nouvelle vartu», cet honneur qui n'a plus rien a voir avec ce qu'elle imaginait jusqu'alors, même pour une femme mariée:

BLAISE.-   Eh morgué! tu ne m'entends point; c'est que je veux dire qu'il ne faut faire semblant de rian, qu'il faut se conduire à l'aise, avoir une vartu négligente, se parmettre un maintien commode, qui ne soit point malhonnête, qui ne soit point honnête non plus; de ça qui va comme il peut; entendre tout, repartir à tout, badiner de tout.

CLAUDINE.-   Savoir queu badinage on me fera.

BLAISE.-   Tians, par exemple, prends que je ne sois pas ton homme, et que t'es la femme d'un autre; je te connais, je vians à toi; et je batifole dans le discours; je te dis que t'es agriable, que je veux être ton amoureux, que je te conseille de m'aimer, que c'est le plaisir, que c'est la mode: Madame par-ci, Madame par-là; vous êtes trop belle; [...] que repars-tu à ça?

CLAUDINE.-   Ce que je repars, Blaise? mais vraiment, je te repousse dans l'estomac, d'abord.

BLAISE.-   Bon!

CLAUDINE.-   Puis après, je vais à reculons:

BLAISE.-   Courage!

CLAUDINE-   Ensuite je devians rouge, et je te dis pour qui tu me prends; je t'appelle un impartinant, un vaurian: Ne m'attaque jamais, ce fais-je, en te montrant les poings, ne vians pas envars moi, car je ne sis pas aisiée, vois-tu bian! il n'y a rien à faire ici pour toi, vat'en, tu n'es qu'un bélître.

BLAISE-   Nous v'là tout juste; v'là comme ça se pratique dans noute village; cet honneur-là, qui est tout d'une pièce, est fait pour les champs; mais à la ville, ça ne vaut pas le diable, tu passerais pour un je ne sais qui.


(sc. II, p. 557-558)                


En effet, Claudine n'est pas au courant, mais elle ne tardera pas à comprendre et à vouloir appliquer son «devoir de Madame» grâce à

la vartu du biau monde [qui] n'est point hargneuse; c'est une vartu douce que la politesse a boutée à se faire à tout; alle est folichonne, alle a le mot pour rire, sans façon, point considérante; alle ne donne rian, mais ce qu'on li vole, alle ne court pas après.


(sc. II, p. 558)                


De même, leurs enfants Colin et Colette sont tout prêts à se conduire comme des jeunes gens de la Cour et suivent pour cela les leçons d'un Arlequin railleur qui adopte bien vite l'habit d'un précepteur pour donner des leçons de savoir-vivre à toute la famille.

Leur folie des grandeurs ne s'arrête pas là: quand le Chevalier et Madame Damis, deux cousins nobles dont le blason réclame un sérieux coup de peinture dorée, prétendent épouser Colette et Colin, le mariage est pratiquement conclu. Cependant, un courrier urgent vient informer la famille: le maltôtier à qui Blaise avait confié son capital a fait banqueroute et s'est enfui à l'étranger avec tout l'argent qu'il devait administrer, c'est la ruine. Adieu fortune, prétentions et belles noces: très grossièrement, les deux cousins les quittent sur-le-champ et Arlequin va en faire de même après avoir touché ses gages. Ce à quoi les paysans concluent:

B.-   Femme, à quoi penses-tu?

C.-   Je pense que velà bian des équipages de chus, et des casaques de reste.

B.-   Et moi, je pense qu'il y a encore du vin dans le pot et que j'allons le boire. Allons, enfants, marchez.  (À ARLEQUIN.)  Venez boire itou, vous; bon voyage après, et pis, adieu le biau monde.


(sc. XV, p. 578)                


Nous trouvons dans la petite pièce9 de Marivaux plusieurs satires visant certains défauts que ce moraliste attaquait aussi dans ses Journaux: la vie parisienne et ses frivolités, l'hypocrisie, la vénalité, la fausseté des relations entre les hommes et les femmes de «bon ton», etc. Il touche d'ailleurs de très près une question qui marquait l'époque: la réfutation de l'amour entre époux et, par contre, l'apologie de la galanterie extraconjugale10. Enfin, il remet en cause la tradition qui veut voir se réfugier à la campagne l'honnêteté et la rigueur car, selon Patrice Pavis, Marivaux

se moquait [...] des vertus bourgeoises et villageoises des paysans; il les voyait fondre au soleil de l'ascension sociale11.


En effet, personne n'est à l'abri des conséquences d'un brusque déclassement... Et ce sont précisément tous ces ingrédients qui ont dû susciter l'attention de Ramón de la Cruz: son public pouvait aussi apprécier une telle caricature s'il savait l'adapter aux circonstances de son propre pays. Comment s'y est-il pris?

Il fallait tout d'abord composer des personnages susceptibles d'être incarnés par les acteurs pour qui il écrivait, des personnages qui s'inscriraient dans la tradition du sainete tel que le public l'attendait, mais aussi tel que Cruz luimême était en train de le transformer: ainsi, l'humour du sainétiste s'éloigne de plus en plus de l'entremés consacré pour se rapprocher de la comédie de moeurs contemporaine. De là, toute une galerie de nouveaux personnages, certes rapidement architextualisés -le genre l'exigeait-, mais «fidèles» caricatures de la société madrilène de la seconde moitié du XVIIIe; d'une part, ceux qui représentaient les nouveaux usages principalement importés de France: abbés de cour, coquettes, cortejos, petimetres et petimetras, professionnels français, authentiques ou pas (coiffeurs, perruquiers, cuisiniers...), afrancesados ou «gallomaniaques»; de l'autre, ceux qui incarnaient l'Espagne traditionnelle et jalouse de son authenticité: majos et majas, ouvriers et artisans du peuple, ainsi que toutes sortes de personnages de bon sens, sages et modérés, facilement reconnaissables à leurs discours moralisants et à leurs blâmes -implicites ou non- dirigés contre la nouvelle mode et ses exigences12. Il était aisé de tous les identifier, non seulement par leurs discours, mais aussi par leurs costumes et leurs gestes. D'autre part, il était impensable que l'action ait eu lieu ailleurs qu'en Espagne, voire même beaucoup plus loin que Madrid et sa province.

Ainsi, Cruz a totalement transformé l'espace, le temps et les références sociales et économiques. Tous les détails concrets du sainete sont purement espagnols et madrilènes: le village près de Paris devient «una villa cerca de Madrid»; les sols et les francs deviennent des reales et des pesos, et ainsi de suite... L'origine de la pièce a donc complètement disparu: plus aucun détail ne permet de la rapprocher de la civilisation où elle est née, c'est-à-dire, de la France; le public la reÇut donc comme un produit nettement espagnol et même castizo, ce qui est déjà, en effet, une première ironie...

Ainsi, Biaise est devenu le payo Diego et sa femme, la paya Marica; cependant, à part quelques déformations comiques et populaires (monopodio pour monopolio; tisul pour tisú,...), Cruz a négligé de reprendre pour eux une langue paysanne comme l'avait fait Marivaux13, tandis qu'il leur a conservé leur personnalité et leur attitude. Les altérations qui sont pour nous les plus intéressantes se trouvent dans la caractérisation des autres personnages: l'Arlequin de Marivaux14 se transforme en Perico, caractérisé par Cruz comme un «lacayo petimetre francés» et donc, bien loin du personnage original. Au théâtre, les petimetres représentaient ces personnages parfois déclassés qui singeaient les belles manières adoptées par les classes supérieures, ne vivaient que pour la mode et les diversions coûteuses, et se faisaient remarquer par leur dédain envers la tradition et les coutumes propres de leur pays15: efféminés et ridicules, ils étaient souvent la cible d'un humour machiste et chauvin.

Arlequin et Perico se moquent tous deux de Blaise et de sa famille, embrassent leur folie et prétendent en tirer un maximum de profit: cependant le farceur masqué est devenu un laquais petimetre16 maniéré et faux qui, de plus, se voit affublé de l'adjectif francés. Ce rôle avait été confié à l'acteur Soriano, connu parce qu'il «imitait très bien les Français»17: il est fort probable que cette didascalie ait été écrite pour lui faire incarner un pícaro madrilène capable d'imiter un Français «à la mode» et d'impressionner un balourd comme Diego.

D'autre part, le Chevalier de la pièce est le premier rôle de gascon fanfarrón -dans la tradition du miles gloriosus- écrit par Marivaux18 et, donc, un personnage éminemment masculin. Or, Cruz le peint aussi en petimetre sous le nom de don Teodoro et le fait jouer par une femme, l'actrice Josefa Figueras, de manière à en accentuer encore plus l'aspect efféminé et ridicule19. Il était difficile de retourner encore plus le personnage! Logiquement, doña Rosa -ici, sa soeur, pour éviter peut-être une lecture un peu trop libre...- sera aussi une petimetra.

Face à cette galerie de créatures dérisoires et condamnables (en fonction de l'idéologie de l'auteur et de son public), se dressent d'autres êtres qui, eux, représentent le bon sens et l'attitude considérée convenable. Si Colette, comme ses parents, veut changer de vie, devenir une coquette et faire un beau mariage, Blasa -la fille de Diego et Marica-, elle, n'attache aucune importance à l'héritage et préfère y renoncer si cela doit l'empêcher d'épouser celui qu'elle aime. Sa caractérisation présente d'ailleurs des traits qui la rapprochent du prototype de la maja, directement opposée à la petimetra. Son attitude en devient alors d'autant plus éloquente, puisqu'elle s'érige en tant que revendication de l'Espagne authentique et des valeurs séculaires. Son frère Cosme, par contre, suit le personnage de Colin et adopte les nouvelles valeurs sans ciller.

Et c'est à partir de Blasa que Cruz s'est éloigné de Marivaux et a créé un nouveau personnage, Juan Lorenzo, le fiancé de Blasa qui, lui non plus, ne veut rien savoir des nouvelles manies de Diego et Marica. L'entêtement de Diego à vouloir marier sa fille à don Teodoro fait intervenir une deuxième création de Ramón de la Cruz, le deus ex machina du sainete, Julián. Cet homme d'une certaine culture (c'est l'escribano de la Municipalité) veut favoriser l'union de Blasa et Juan Lorenzo: puisque Diego ne veut rien entendre, c'est lui qui se chargera d'écrire la fameuse lettre annonçant sa ruine au couple de paysans. Mais voilà, contrairement à ce qui se passait chez Marivaux, une fois que les petimetres ont révélé leurs vrais sentiments et sont partis, quand Juan Lorenzo a réaffirmé son amour désintéressé envers Blasa et quand Diego et Marica font amende honorable en reconnaissant leurs torts, Julián leur apprend que la lettre est un faux. Les voilà à la fois riches et raisonnables... selon Ramón de la Cruz20.

Chez Marivaux, Blaise acceptait d'assez bon gré son rapide revers de fortune et se remettait sans discussion dans le milieu d'où il s'était échappé par hasard, sans plus prétendre au déclassement: une bonne bouteille de vin suffisait à le consoler. Chez Cruz, plus optimiste -mais tout aussi conservateur-, Diego garde son argent tout en apprenant à rester à sa place21. Dans les deux cas, la morale est en effet la même, car pour ces hommes du XVIIIe, le déclassement est à proscrire:

La felicidad va ligada a la clase y se alcanza cuando el individuo se mantiene en el nivel que a la suya corresponde. [...] Se trata [...] de contener las pretensiones de ascensión, de mesurar las aspiraciones [...]22.


Chez les deux auteurs aussi, la satire visait les nouveaux usages extraconjugaux exposés par Blaise: ce n'était pas la première fois, ni la dernière, que Cruz critiquait le cortejo et il avait trouvé dans la scène II de Marivaux une exposition idéale de ce thème23: sa traduction d'une haute fidélité en est la preuve. Cependant, si avec Marivaux, presque tout le monde était ridicule, il n'en va pas de même avec Cruz qui, en s'éloignant ainsi de la pièce originale, a créé les personnages «raisonnables» (Blasa, Juan Lorenzo, Julián), qui équilibrent la pièce et servent de référence au public. Face à la pédagogie critique, amère et un peu pessimiste de Marivaux, la pédagogie plus burlesque et compatissante de Cruz, qui se refuse à laisser ses personnages dans la misère.

Nous avons ici un exemple intéressant de traduction typique de l'époque: il s'agit en réalité d'une adaptation qui n'existe qu'en fonction des références du pays de réception, où tous les éléments étrangers ont été éliminés ou substitués par d'autres éléments propres de la culture d'accueil. L'adaptateur n'a pas hésité à effectuer des changements, voire même à tergiverser une partie de la pièce originale en fonction de la structure de la société de réception et de ses particularités: dans le cas de Ramón de la Cruz, étant donné sa connaissance du français, il ne peut s'agir en aucun cas d'ignorance ou de problème linguistique, mais d'une conscience profonde de son travail de créateur en fonction d'un auditoire précis et dans un but précis24; il a revendiqué ce travail face à ses détracteurs qui l'avaient accusé de s'être borné à traduire:

No me «he limitado á traducir» y quando he traducido no me he limitado «á varias farsas Francesas particularmente de Moliere, como el Jorge Dandin, el Matrimonio por fuerza, Pourcegnac»... [sic]. De otros Poëtas Franceses é italianos he tomado los argumentos, escenas y pensamientos que me han agradado, y los he adaptado al Teatro Español como me ha parecido.


(Op. cit., I, p. LVII)                


Presque cent ans après la création du sainete, en 1865, l'hispaniste Antoine de Latour25 publie un volume26 dans lequel, après une introduction enflammée sur l'Espagne, le contexte théâtral du XVIIIe espagnol, Ramón de la Cruz et son oeuvre27, se trouvent traduits plusieurs sainetes de notre auteur et, parmi ceux-ci, nous avons précisément retrouvé El heredero loco sous le titre de L'Héritier Extravagant...28 Latour, qui n'a pas détecté l'origine marivaudienne de la pièce, s'appuie sur son goût personnel pour justifier son choix des sainetes: «J'ai traduit ceux qui m'ont semblé les meilleurs [...]» (Intr. cit., p. 22).

Après les avoir présentés, il invite de possibles traducteurs à continuer sa tâche en leur suggérant d'autres titres qui mériteraient une version française:

Je regrette d'être obligé de me borner; mais si le public prenait goût à ces petits drames où la vérité du détail couvre si bien la nudité de l'action, je prendrais la liberté de désigner [certaines oeuvres] aux traducteurs qui ont du loisir [...].


(Intr. cit. pp. 29-30)29                


Il s'agit ici d'une traduction, et non pas d'une adaptation: nous nous trouvons dans la deuxième moitié du XIXe siècle et, à ce niveau, les choses ont commencé à changer. Non seulement les traducteurs se veulent fidèles mais, comme le fait Antoine de Latour sous l'incontournable influence du Romantisme, ils prétendent garder au texte toute sa saveur originale et ses connotations particulières. Ainsi, il affirme dans son Introduction:

je suis de ceux qui mettent au-dessus de tout en littérature le sentiment national et l'inspiration propre [...].


(Intr. cit., p. 5)                


D'autre part, il faut aussi adscrire sa rigueur à sa facette de philologue, d'hispaniste et d'érudit. Il ne s'agit plus d'adapter une pièce à un auditoire dont les expectatives sont bien précises, mais de soumettre un texte à la lecture d'un public qui le reçoit d'ores et déjà comme une traduction venant d'un genre particulier, de faire connaître un auteur et son oeuvre dans leur contexte. Nous nous trouvons donc dans «un bourg voisin de Madrid» et les personnages ont gardé leurs noms originaux; voilà de nouveau Diego, Marica, Cosme et Blasa, ainsi que tous ceux qui les accompagnaient en 1772. À partir de l'édition d'Agustín Durán30, Latour a remis en prose le romance octosilábico de Ramón de la Cruz: son audace s'arrête là, car il s'agit, en effet, d'une traduction très fidèle et assez bonne31. Il déchiffre pratiquement sans problèmes le texte original, maintient les équivoques et l'humour qui s'y trouvent et, surtout, insiste clairement sur la couleur locale. Il s'y prend en gardant les noms des personnages intacts et en ne changeant ni la localisation géographique ni les détails de civilisation (Pedro se vante de savoir écrire et parler l'espagnol; il est question de «réaux» et de «doublons», ...). Plus encore, pour marquer clairement son texte du sceau hispanique, il laisse certains mots en espagnol32: don (p. 59, 74, 75), doña (p. 59, 73), ayuntamiento (p. 60), novio (p. 60, 72), ay (p. 60), señora (p. 65)33, madama (p. 69, 72)34, hidalgo (p. 75)35.

D'autre part, il garde ou traduit astucieusement les mots ou les expressions par lesquels Cruz satirisait les nouveaux usages:

lacayo petimetre francés laquais à la française (p. 62)
en la corte à Madrid (p. 62)
la manufactura del señorío la manigance de la seigneurie (p. 64)
despejo air déluré (p. 67)
cortejo maîtresse (p.70)

Enfin, il faut signaler que, malgré certaines maladresses dues à des interférences ou, peut-être, à un zèle excessif vis-à-vis de la langue-source, nous avons trouvé d'innombrables exemples d'excellentes traductions d'expressions figées ou de répliques équivalentes.

Ainsi, donc, voilà le périple parcouru par le texte de Marivaux; nous sommes partis de L'Héritier de village et nous sommes arrivés à L'Héritier extravagant en passant par El heredero loco, et ceci à travers deux types de traduction totalement opposés. Selon la terminologie de Meschonnic, nous nous trouvons bel et bien face à un cas d'annexion en premier lieu et face à un cas de décentrement en second lieu36; l'un a sciemment caché le texte-source, sa culture et ses connotations, l'autre a cherché à les montrer le mieux possible: les époques, les circonstances et les personnalités respectives des traducteurs nous expliquent leur choix. D'abord, le XVIIIe espagnol, le théâtre de consommation, la pression du public, la notion encore confuse et mal respectée du droit d'auteur, la distance par rapport à l'étranger, plus perçu comme une menace ou une influence à éviter que comme un modèle à suivre...37 Ensuite, le XIXe, la marque du Romantisme à travers l'Espagne fascinante, la traduction en tant que plaisir, divulgation, connaissance de l'Autre, la récupération des sources populaires et des divertissements lointains...

Pour nous, depuis le XXe siècle des communications, de la traduction «automatique» et de l'intelligence artificielle, une grande ironie, un sourire de l'histoire littéraire, un sujet de réflexion.





 
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