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Zola, un messie et un mythe pour la jeunesse germinaliste de la fin de siècle


Dolores Thion-Soriano


Université de Nantes

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En nombre de la verdad (en apariencia revolucionaria, en realidad evolución del romanticismo), luchó y consiguió imponerse el Naturalismo, del que fue apóstol y batallador siempre, mártir al principio y pontífice indiscutible, por último. Emilio Zola1.






Après quelques aventures dans la dissidence universitaire, les jeunes proches du républicanisme progressiste prônent la rébellion artistique et politique dans l'Espagne de la fin du siècle. Contrairement à l'opinion des réactionnaires, il ne s'agit pas d'une révolte éphémère et passionnelle des crises de la jeunesse.

Ces jeunes «bohémiens révolutionnaires» sont soucieux de reconstruire l'Espagne. Ils arrivent à organiser leurs efforts et à constituer un groupe d'action sociale, politique et artistique. Vers 1890, ils se font connaître sous le nom de «Agrupación Democrática y Social» et, à partir de 1897, ils prennent un nom emblématique, le groupe «Germinal». Mais, avant tout, ils se présentent comme Gente Nueva (Des hommes nouveaux). C'est un groupe éclectique d'utopistes de tous âges -«hombres de bronce, vigorosos y viriles»-2; qui partagent un esprit jeune et libéral, qui acceptent une existence «de sacrificio fecundo para el porvenir»3. Joaquín Dicenta, Ricardo Fuente, Antonio Palomero, Rafael Delorme, Ernesto Bark, Ricardo Yesares, Miguel y Alejandro Sawa, Manuel Paso, Eduardo Zamacois, Urbano González Serrano, Nicolás Salmerón y García... sont quelques-uns de ses protagonistes. Ils sont de plus en plus redécouverts par l'historiographie récente. D'autres plus célèbres comme Ramiro de Maeztu, Valle Inclán, Pio Baroja y Jacinto Benavente participent également aux entreprises germinalistes.

Malgré les différences idéologiques des membres du groupe, ils s'acharnent pour définir un programme de base. Ils trouvent un consensus pour son programme dans le mot Modernité. Un terme aussi général qu'imprécis dans toute période de crise. A leurs yeux, la République Sociale et le Socialisme Positif en politique, le Positivisme en philosophie, et le Naturalisme social en littérature sont les grands axes de cette Modernité. Ainsi, leur pensée et leur esthétique se veulent modernistes au sens large de moderne: du scientisme exacerbé, en passant par le krausisme positiviste, comme celui de González Serrano, jusqu'à l'émergence des tendances idéalistes et spiritualistes, ces «jeunes germinalistes embrassent toute perspective idéologique, sociale, politique ou esthétique, innovatrice et progressiste».

Ce vaste programme n'est point original. C'est un programme dans l'air du temps, du temps de la France pionnière, de son mythique Paris et, surtout, d'Émile Zola. Car, ces jeunes manquent d'un modèle, d'un père spirituel, voire, d'après Ricardo Fuente, d'un caudillo national qui soit leur réfèrent4:

«[...] ¡Valientes ejemplos nos habéis dado vosotros, los que estáis en el ocaso de la gloria...! Castelar nos sedujo con los relampagueos de su palabra, nos ganó por sus ideas republicanas y redentoras: fuimos suyos y nos ha traicionado haciéndonos perder la fe en los hombres y dándonos ejemplos de apostasía»5..


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Ils cherchent un maître qui leur fournisse des repères, non seulement dans le monde politique, mais aussi dans le monde des lettres où ils font leurs premiers pas. Ricardo Fuente continue de se plaindre des célébrités:

«[...] Núñez de Arce, el poeta de las huecas sonoridades, no pudo llegar a nuestros corazones, maldiciendo a Voltaire, llamándole ramera de la libertad y amenazando con el verdugo a los partidos de los radicalismos salvadores.

Campoamor, el poeta que admirábamos por sus versos, insulta la ideas que con amor guardamos en el fondo del alma al decir que la filosofía materialista sólo sirve para derribar reses en el matadero, y al preguntar con punible irreverencia qué mozo de mulas habrá revelado a Darwin la ley de la selección.

Pereda, el novelista petrificado no puede ser nuestro modelo porque es carlista, enemigo de su tiempo, rancio.

A Pérez Galdós no podemos perdonarle el haber sido diputado monárquico y empleado de la Transatlántica, no transigimos con su misticismo de última hora.

De todos los demás, con raras excepciones, se pudiera decir otro tanto. Hipócritas, reaccionarios, católicos vergonzantes, hombres que utilizan sus prestigios literarios para obtener prebendas en el campo de la política y venden su independencia de escritor por un puesto en el Consejo de Estado o por un sillón en la Academia»6.



Ce long passage de Ricardo Fuente paru dans Germinal illustre, malgré son ton emporté, les attentes des germinalistes: le républicanisme, l'anticléricalisme, l'indépendance et l'honnêteté de l'écrivain, sa place au sein de la société, ainsi que les rapports entretenus entre la littérature et la politique... Le matérialisme, le scientisme et le darwinisme dont parle Fuente sont les voies de la Modernité, rejetées par les autorités littéraires espagnoles. D'autre part, il est intéressant de remarquer le vocabulaire qui entoure ces notions. Fuente cite des «idées rédemptrices», des «radicalismes sauveurs»... C'est le vocabulaire messianique des jeunes qui se sentent trahis, abandonnés, et qui recherchent non seulement des principes et des idées structurantes, mais aussi un modèle humain auquel se référer dans cette fin de siècle chaotique et instable. Pourquoi Zola ne deviendrait-il pas ce modèle populaire, ce père mythique, ce messie que nos germinalistes n'ont pas su ou pu trouver en Espagne?

Déjà en 1876 Zola est mis sur la sellette à cause du déterminisme, du pessimisme et de la morale douteuse de ses romans, surtout de L' Assommoir. En 1877, il soulève des polémiques à l'Athénée de Madrid et dans la presse en 1882, mais le Naturalisme «méthodologique» est à la mode.

Il faudra attendre les années 90 pour que Zola devienne un mythe et qu'il représente pour les germinalistes cet espoir messianique que Fuente annonçait dans la citation précédente.

Ni l'esprit de contradiction ni les attitudes de révolte ne suffisent à justifier l'idolâtrie de la plupart des germinalistes pour Zola. Des éléments contextuels rapprochent les admirateurs et leur sujet d'admiration. Tout d'abord, il y a une distance socioculturelle et physique fortement idéalisée. Dans l'imaginaire de nos jeunes germinalistes cette distance se structure par contrastes et par oppositions: Paris mythique face à Madrid conservateur où ils sont marginaux, des bohémiens subversifs; la France historiquement révolutionnaire et culturellement hégémonique, encore proche de La Commune, face à cette Espagne, obscure et réactionnaire, qui se bat de crise en crise et qui est trop proche de 1868 et 1898, pour reprendre des dates fortement symboliques.

Ensuite, nous retrouvons une distance chronologique favorable. Dans les années 90, Zola (1840-1902) se trouve dans la maturité de sa cinquantaine, avec une carrière brillante et une réputation d'homme «moderne». Les instigateurs du groupe Germinal se trouvent entre la vingtaine et la trentaine7, et dans un contexte «naturaliste» préparé où le scientisme est encore à la mode. Pour eux qui débutent, Zola ne peut être qu'un réfèrent. D'autant plus que le profil de l'intellectuel moderne s'est modelé à son image: il est un contempteur de toute espèce de conservatisme et un réformateur   -175-   social (dans ses campagnes de 81 à 96). Il annonce la rédemption par la science, par le positivisme et le Naturalisme. Il prêche les grandes valeurs universelles, la vérité, la justice et la liberté dans des discours multiples. Il est un polygraphe brillant8, hors pair: le conteur et le romancier de notoriété internationale, l'auteur de théâtre sans succès, mais aussi le critique (de longues monographies consacrées à Sthendal, Balzac et Flaubert) et le théoricien de la littérature (dans les textes programmatiques du Roman Expérimental, 1880) et le défenseur de la peinture impressionniste (dans ses Salons 1881...). Il est également le chroniqueur parlementaire (1871), le journaliste dénonciateur et polémiste, à la fois craint et respecté. Chez lui, la plume et le scalpel deviennent un même outil.

Zola n'avait jamais exercé un enseignement direct en Espagne. Il semble qu'il ne soit venu qu'une fois pour un court séjour à San Sébastien. Rodrigo Soriano l'avait accompagné. A l'occasion, Blasco Ibáñez raconte qu'il avait envoyé un message à tous les espagnols:

«[...] digan ustedes a todos los que en España trabajan revolucionariamente, tanto de pensamiento como de acción, que estoy con ellos. Soy viejo, mi obra va a terminar, pero mi pluma y mi esfuerzo están al servicio de mis hermanos de raza»9.


Comme partout en Europe, Zola n'entretient qu'une communication épistolaire très sporadique avec Germinal10. Néanmoins, il est perçu comme un messie parce qu'il est considéré comme l'apôtre du scientisme et du naturalisme. Le discours germinaliste reprendra ces «Évangiles» du progrès pour instaurer une praxis messianique -dite aussi regeneracionista- et appeler l'humanité à la transformation du monde11. Savoir, technique, philosophie et esthétique constituent une seule bannière et, avec le groupe «Germinal», elle franchira les portes des institutions culturelles pour aller à la rencontre de l'opinion publique et pour se mettre au service du peuple. A la différence des autres «naturalistes» espagnols, nous le verrons plus tard, la plupart des germinalistes plaident pour le déterminisme, le matérialisme, le positivisme politique et une morale nouvelle de nature sociale.

Finalement, les événements historiques et sociaux dont Zola était le protagoniste renforcent son image messianique. A partir du mois de novembre 1897 et de son engagement public dans l'Affaire Dreyfus, Zola atteindra une notoriété internationale. Il est l'écrivain qui accepte le sacrifice de son existence au nom de la Vérité et de la Justice. Voici l'épreuve historique qui complète le portrait du nouvel intellectuel: un homme de convictions capable de modifier le cours de l'histoire politique et sociale grâce à la vigueur de sa plume et son militarisme.

Georges Clémenceau avait précisé ce nouveau concept d'intellectuel destiné à devenir célèbre12. Une élite issue des secteurs libéraux de la petite et moyenne bourgeoisie: -les germinalistes sont des ingénieurs, des avocats, des scientifiques, des professeurs, des universitaires, des artistes et des écrivains-, elle représente l'émergence d'un nouveau groupe social qui cherche son espace de pouvoir face aux pouvoirs traditionnels, face aux réseaux des caciques, de l'Église, de l'Armée et de la Monarchie. Ainsi, les valeurs corporatistes sont aussi importantes au sein du groupe que les valeurs universelles. Et, comme Alain Pagès le souligne, elles créent «des modes d'action collectifs qui sont nouveaux dans l'histoire et les combats idéologiques»13.

Pour nos jeunes germinalistes, l'Affaire Dreyfus sera le combat exemplaire. Les activités prosélytiques des groupes d'intellectuels deviendront à leurs yeux un enjeu essentiel dans le monde social et politique. Il est certain que le rôle que Zola a joué dans l'Affaire Dreyfus est un exemple sans précédent. Il apporte un nouveau souffle à l'image de l'homme de lettres. Il octroie un statut professionnel aux écrivains et aux journalistes qui n'avaient pas donné de dignité à leur travail et n'avaient pas légitimé leur position au sein de la société depuis la fin des mécénats. D'ailleurs, c'est dans l'Affaire Dreyfus que les écrivains et les journalistes instaurent leur rôle d'intellectuels et que leurs voix résonnent de manière efficace car on leur consentira le respect et le pouvoir. Enfin, avec J'Accuse, Zola témoigne de l'importance de l'opinion publique et de l'impact des campagnes médiatiques de la presse ainsi que des moyens littéraires dont il se servait14.

A l'image du maître français, le groupe d'intellectuels de Germinal retrouve sa légitimité dans son culte de la science et de la sociologie15. Guidé par son esprit positiviste, il assume trois   -176-   dimensions ou champs d'action pour la régénération de l'Espagne: l'intellectuel engagé ou proche du monde politique, mais aussi l'homme de terrain; l'intellectuel journaliste et écrivain porteur de vérité, et enfin, l'intellectuel littéraire qui assume un rôle historique avec le Naturalisme social. Nous retrouverons tous ces versants de l'hagiographie de Zola chez nos jeunes germinalistes, qui vont l'élever la dignité de maître à celle de messie.


Germinal l'espoir messianique

A la recherche de l'opinion publique et de leur espace d'intervention, les germinalistes choisissent le grand média de l'époque: la presse. Ils publient La Democracia Social (1890 et 1895) et Germinal (1897, 1899 et 1903). Leurs publications sont, à la fois, politiques, sociologiques et artistiques. Elles tiennent lieu de tribune et de support éditorial pour canaliser leurs voix opiniâtres, leurs projets, mais aussi leurs créations littéraires.

Ces journaux remplissent les fonctions attribuées au monde des Lettres à la fin du XIXème siècle, dans l'écriture desquelles, Emile Zola est, nous venons de le mentionner, l'un des plus grands précurseurs. Les polygraphes germinalistes vont se sentir épaulés par l'exemple de Zola qu'ils vont imiter: Zola polémiste et contempteur. Ils sont aussi attirés par le Zola idéaliste, le réformateur social et le constructeur d'utopies; mais encore, Zola, le père du Naturalisme qu'eux-mêmes, en Espagne, s'acharnent à étayer dans son versant social ou radical.

Dans la presse du groupe «Germinal», Zola fait l'objet de toutes sortes d'éloges. Non seulement ses créations littéraires, mais aussi ses activités journalistiques sont à l'origine de l'aura mythique avec laquelle il est dépeint dans la presse républicaine progressiste. Les polémiques éveillées lors de la réception de ses articles encouragent l'écriture de leurs textes. Ils sont convaincus, de même que Zola que:

«[...] c'est par la plume que la révolution pacifique se fera. Si des journaux immondes peuvent empoisonner le peuple, qu'ils nourrissent de mensonge, les journaux de lumière le guériront en disant simplement la vérité.»16



Parmi les germinalistes, c'est surtout Bark qui met en évidence le rôle messianique et social de la presse, à la fois pédagogique et dénonciatrice. Ernest Bark mènera une campagne en faveur des écrivains afin de conquérir le statut social et professionnel que Zola réclamait en France: ses arguments zélateurs des journalistes et ses donnés statistiques sont repris dans les publications germinalistes17. D'autres articles idéologiques, ainsi que des contes paraissent également. Mais, ce sont des textes repris et traduits d'autres publications18. Dans la série de Germinal parue en novembre de 190119, ils reproduisent une lettre de Zola, dans laquelle le maître français s'excuse de ne rien leur écrire pour présenter Germinal. Il avait pris comme norme de ne jamais écrire en dehors de son oeuvre «car les demandes m'arrivent de tous les côtés et je serais débordé bien vite». Après avoir présenté ses excuses, Zola leur conseille de reprendre un passage de ses ouvrages publiés.

La première revue parue sous le titre de Germinal (1897)20 est la plus célèbre de toutes les publications journalistiques du groupe. Des circonstances politiques liées à l'histoire du Parti Républicain Progressiste l'amènent à la popularité, et de même, à la querelle. Pour cette revue, les jeunes gens choisissent, comme nous le disions, le symbolique titre de Germinal, emprunté au roman de Zola21. Lorsque Zola publiait son roman en 1885, il expliquait son choix dans une lettre à J. Van Santen Kolff. Malgré les connotations mystiques et symboliques du terme Germinal, il était, pour Zola, le titre qui exprimait le mieux «la poussée d'hommes nouveaux, l'effort que les travailleurs font, même inconsciemment, pour se dégager des ténèbres si durement laborieuses où ils s'agitent encore». Il cherchait «un avril révolutionnaire, une envolée de la société caduque dans le printemps»22. En 1897, Ernest Bark expose des propos semblables quand il rappelle les propositions   -177-   émises par le groupe lorsqu'il se cherchait un nom. Les mêmes représentations sont visées. Elles sont la synthèse du rôle des nouveaux intellectuels: «literario y a la vez radical en política y resueltamente socialista»23 et leur revue, «una campana que suena a rebato en literatura, filosofía y arte», écrivait Bark. En somme, l'hebdomadaire Germinal est le symbole palingénésique de la culture et de la politique espagnoles. Selon lui, la force emblématique du titre Germinal a contribué au succès de l'entreprise journalistique parce que:

«[...] El número de elementos valiosos que reconocía la jefatura del autor de Juan José no hubiera acudido a nuestra empresa sin este nombre que desde el 1.º de Mayo de 1896 debía de ser el lema del Internacionalismo en su última y tal vez más hermosa época santificado por aquel mártir de la causa que condensaba sus postreros anhelos, su testamento a la humanidad por cuya felicidad se sacrificaba en esta palabra desde entonces sagrada ¡GERMINAL!»24.



A travers les pages de Germinal, nous découvrons le même Zola que Bark vient de nous présenter: Zola, le rédempteur de l'humanité. C'est le messie qui va sauver le peuple de la déchéance, de la dégénérescence et de la misère morale et sociale. Toutefois, cette image qu'ils nous offrent n'est pas éloignée de la vérité. Il est certain que Zola se montrait de plus en plus attiré par les théories socialistes, de Fourier à Guesde, dont il retient moins les analyses économiques et la stratégie révolutionnaire que la confiance dans la science et le progrès de la société25. D'ailleurs, il évolue vers la vision messianique de l'avenir humain que nous retrouvons chez les germinalistes, d'une part, avec l'écriture des Trois villes et des Quatre Evangiles, et, d'autre part, avec son engagement dans l'Affaire Dreyfus, où il sera l'incarnation même de Jésus dans le discours pamphlétaire du groupe Germinal.

Premièrement, les Trois Villes: Paris, Rome et Lourdes, ainsi que les Quatre Evangiles: Fécondité, Travail, Vérité et, enfin, Justice26, reprennent les valeurs essentiels du programme de Germinal. Évidemment, les idées ne sont pas propres à Zola, mais nous ne rentrerons pas dans des digressions sur leurs sources idéologiques. Seuls les choix de Zola nous intéressent ici. C'est-à-dire, la méthodologie scientifique, les principes socialistes et les grandes valeurs reprises par le maître français et retransmises par nos germinalistes pour éclairer l'opinion publique.

Idéologiquement, les germinalistes déclarent constituer un parti républicain-socialiste. Il s'intéressent à la question sociale et souhaitent se rapprocher du prolétariat. Cependant, à l'image de Zola, ils ne sont pas marxiste. Leur pensée «socialiste» -dans l'acception générique de «sociale»- est un recueil de la pensée sociale contemporaine,- provenant, surtout, du socialisme humaniste français. Ils ont été accusés, d'être des socialistes de levita, des idéalistes et des visionnaires à cause de leur détermination à prôner les grandes valeurs salutaires, à cause de leur combat pour la liberté, la vérité, la justice, le bien et la solidarité qui se fait au nom de la République et de la Démocratie Sociale27.

Le groupe Germinal, est aussi un groupe combattant qui refuse l'ordre instauré. Il met en question le régime monarchique constitutionnel. Il critique le manque de respect pour la souveraineté populaire et le suffrage universel. L'anticléricalisme devient permanent dans ses articles, tant sur le plan institutionnel que civil, puisque, pour les germinalistes, l'Eglise catholique est une force obscure qui est à l'origine de la décadence espagnole. Ils attaquent aussi la bourgeoise ultramontaine, réfractaire au rationalisme scientifique, ses codes, ses valeurs, et, en définitive, à son pouvoir.

Comme nous le disions précédemment, pour le groupe Germinal, Zola est le rédempteur qui éclaire l'humanité. Il a repéré les mécanismes internes qui gouvernent la société et son stade d'avilissement28. En tant qu'animateur de la République naturaliste, il a:

«[...] fait en politique la même besogne que nos savants ont fait en chimie et en physique, et que nos écrivains sont en train d'accomplir dans le roman, dans la critique et dans l'histoire. C'est un retour à l'homme et à la nature, à la nature considérée dans son   -178-   action, à l'homme considéré dans ses besoins et dans ses instincts. Le républicain naturaliste tient compte du milieu et des circonstances; il ne travaille pas sur une nation comme sur l'argile, car il sait qu'une nation a une vie propre, une raison d'existence, dont il faut étudier le mécanise avant de l'utiliser»29.



Chez les Germinalistes cette République est une République sociale, gouvernée par un socialisme Positif ou scientifique. De sorte qu'ils font appel aux intellectuels, détenteurs du savoir scientifique, pour gérer l'étude des mécanismes qui régissent la société espagnole, pour organiser rationnellement la réforme de l'Espagne et pour guider le peuple et pour l'instruire. Dans la presse germinaliste la sociologie, la statistique sociale, la biologie et la psychologie des peuples deviennent la panacée à tous les maux de la société. Les approches méthodologiques scientifiques sont leur garantie de succès. Comme les écrivains naturalistes ou les scientifiques, ils commencent à prendre des notes, à construire des carnets de données qui sont aux fondements des études de statistique sociale: de façon hebdomadaire, ils publient des études sur les conditions de travail des ouvriers et des artisans pris «au naturel».

Situés dans les sphères des intellectuels et malgré leur contact avec la pauvreté et la misère du peuple, (tout au moins de la taberna y el prostíbulo), les germinalistes conservent, cependant, un regard paternaliste et messianique proche de celui de Zola. A travers leur République sociale ils imaginent un monde nouveau dans lequel on discerne tous les éléments caractéristiques du messianisme anthropologique. C'est la même image de la nature et de la société que celle construite par les premiers peuples bibliques. L'harmonie, la solidarité, le bien-être et le bonheur régissent ce monde du progrès. On y respecte la justice et la paix sont respectées parce que les citoyens modernes militent pour la morale et l'éthique au quotidien. Cet imaginaire utopique ne sera bientôt plus un paradis perdu. Dès lors, grâce à la science, à la technologie et à l'éducation, ce paradis anthropocentrique deviendra une réalité universelle.

Deuxièmement, si l'assimilation Zola-Jésus était moins forte dans son versant prophétique des Trois villes et des Quatre Evangiles, c'est à travers la création de la figure du martyr que le cliché s'instaure. Cette assimilation s'est construite dans les articles de toute la presse d'esprit germinaliste à partir 1898. Dans la plupart des journaux: Germinal, Don Quijote, El País, El Progreso, Vida Nueva... tous les textes qui s'intéressent à l'Affaire Dreyfus vont créer ce type de symbole, cher au peuple espagnol30. Cette image se reproduit avec une insistance lourde de sorte que l'association de ces personnages sera fixée dans l'imagination populaire. Le procès de Zola est un acte moderne de crucifixion, le renouvellement du procès de Jésus. Dans la rhétorique journalistique, le discours reprend les symboles les plus effrayants de ces passages de l'histoire religieuse non seulement par les ressemblances thématiques, mais surtout, parce que ce sont des passages de grande force médiatique. Dans ces textes, Zola incarne le prototype de Jésus martyr. Il est vêtu de la tunique mauve, couronné d'épines, bafoué et battu. Il vit «todas las angustias de la calle de Amargura» car il a quitté le calme de son existence bourgeoise afin de défendre la vérité et la justice et de libérer son pays du césarisme, du militarisme et, dans le contexte purement espagnol, du jésuitisme31.

De plus, on retrouvera des affaires Dreyfus dans les procès ou les conflits les plus polémiques de l'histoire espagnole. A l'occasion des scandales anticléricaux d'Electra ou des incarcérations des anarchistes à Montjuich ou, plus tard, du procès de Ferrer, la presse rapprochera ces affaires nationales de la mythique Affaire Dreyfus. Les problèmes d'antisémitisme intéressent moins le groupe Germinal qui s'élèvera contre le pouvoir institutionnel des conservateurs, des caciques, de l'Eglise et de l'Armée dans tous ces événements. A l'instar de Zola, ces journalistes sont des messies qui sont prêts à:

«[...] sufrir privaciones materiales y morales, afrentas para no perder su honradez y su independencia y su integridad de corazón y de pensamiento; esta juventud ha tenido, tiene valor suficiente para aguantar a pie firme las injusticias de que es   -179-   víctima, las injurias de que es objeto, las calumnias con que se quería deshonrar su vida y el silencio cobarde con que se trata de apagar su voz»32.



La résonance auprès du public dont Zola disposait, et son caractère indépendant, lui laissent un champ d' action que nos jeunes gens n' avaient pas en Espagne. Ce qui pourrait expliquer, en partie, les critiques qu'ils reçoivent de personnages tels que Clarín, Unamuno et Azorín et leur succès réduit en comparaison de celui de leur maître.

Pour Germinal, l'Affaire Dreyfus devient la première victoire de l'intellectuel face aux pouvoirs33. En 1903, après la mort de Zola, les positions mythiques du héros sont de plus en plus glorifiées. Les hommages posthumes exaltent son esprit révolutionnaire dans le monde artistique et politique. Les germinalistes traduisent des articles emblématiques de Zola, comme, par exemple, «Lettre à la jeunesse»34. Cet appel à la jeunesse intellectuelle du Quartier Latin s'adapte parfaitement aux appels de tonalité lyrique que Germinal adresse à la Gente Nueva. De même, Barriobero imite le célèbre «J'Accuse». Tout en regrettant de ne pas avoir «la autoridad de la pluma de aquel gran francés que empujó a su pueblo hacia la revolución de las ideas mucho más gloriosa y fecunda que todas las revoluciones de la pluma», et au nom de l'Humanité, Barriobero incrimine lui aussi l'État, l'Armée et l'Eglise, tout en essayant de réveiller le peuple espagnol qui se laisse manipuler et exploiter35.




Zola, le mythe du naturalisme social

La représentation idéalisée de Zola que les intellectuels germinalistes ont édifiée du point de vue social et politique demeure artistiquement intacte. Ils sont les partisans inconditionnels de l'apôtre et du fondateur du Naturalisme socialiste. C'est le Naturalisme que la critique a appelé du troisième Zola.

La querelle entre le naturalisme spirituel ou mystique et le naturalisme, social ou positif domine dans les articles culturels et artistiques des écrits germinalistes. En mettant en question la littérature «au pouvoir» de la Gente Vieja: Pérez Galdós; Clarín, Pardo Bazán et Valera et Pereda, ils refusent leur pseudo-naturalisme. Comme alternative progressiste, ils proposent celui de la «Gente Nueva», un Naturalisme socialiste révolutionnaire, at athée et positif au service de la démocratie et du peuple36. Voici un même terme appliqué à des concepts différents. Si le premier est considéré comme une expression du idéalisme inhérent à la culture espagnole, le second sera à l'origine de la littérature sociale, perpétuée postérieurement par l'anarchisme. Quelles sont les différences irréconciliables de ces deux Naturalismes? Qu'apportent-ils de neuf au naturalisme pour que Zola devienne un mythe?

Le Naturalisme social est une force d'opposition à la littérature bourgeoise, assimilée au Naturalisme spirituel ou mystique. C'est le Naturalisme inauguré surtout par, Pérez Galdós en 1882 avec La Desheredada, Clarín, Pardo Bazán et Valera et Pereda. C'est un Naturalisme qui crée le «roman de moeurs» que nos germinalistes dénigrent à cause du «sabor prononcé de puchero casero» et de son anachronisme par rapport à la littérature internationale au sein de laquelle, la littérature espagnole est «una aldea olvidada lejos del gran camino de la vida moderna»37. En effet, ce naturalisme espagnol est l'antithèse du vrai naturalisme parce qu'il' est catholique et qu'il nie le matérialisme et le déterminisme, surtout biologique. Même s'ils reconnaissent un potentiel artistique chez la «Gente Vieja»38, ses créations sont des exemples typiques de littérature «hueca, altisonante y falsa con que nos favorecen estos escritorzuelos ricos que se editan sus libros y nos friegan en grande»39. Afin que le lecteur puisse comprendre l'opposition entre ces deux Naturalismes, il composent le texte suivant:

«¡Ya empiezan las nevadas!...

Un escritor cursi lo relataría diciendo: -Ya los montes se cubren con su manto de   -180-   armiño, en esa nieve blanca y pura como Diana, que camina, por no sabemos qué insondable secreto de Naturaleza, detrás del otoño, ¡ah! ¡Siempre el contraste ofreciéndose a los ojos del hombre! La primavera, que significa la alegría donde resulta más bullicioso el canto del alegre ruiseñor escondido en la enramada, y más intensamente el murmullo del arroyuelo que cuenta los dolores a las peñas, cubriendo los esplendorosos campos con vistosa capa verde; y el invierno, ese viejo gruñón que representa la tristeza, extendiendo su blanca y monótona cubierta... ¡Ah!...

Uno naturalista exclamaría: Llegó el tiempo de las nieves. Los ricos se empaquetarán en sus gabanes de pieles y se reirán con todas sus ganas de los pobres que no puedan llevar ni siquiera una mala capa; y estos lo permitirán... ¡La burguesía vive gracias a la delicadeza e inocencia de los pobres...!

Yo que veo con terror la llegada del invierno, denso en el alejamiento de mi abrigo, y repita la tan conocida frase: ¡Hoy no es día de hablar, sino de sentir!...»40



Parmi ces exagérations, l'écrivain prétend attirer l'attention sur l'objectivité du vrai paragraphe naturaliste. Il privilégie la dénotation -absence d'adjectifs et seulement un phrase exclamative-. Le style est clair avec des structures syntaxiques brèves et simples. Le contenu est au service de la dénonciation des iniquités sociales. Voici, donc, dans un cas pratique la conception germinaliste esthétique du naturalisme social.

Les reproches qu'adressait Ricardo Fuente à Pérez Galdós dans notre première citation deviennent les topiques reprochés par les autres germinalistes à tous ces écrivains: leur caractère réactionnaire, leur patriotisme de mauvais aloi, leurs fonctions publiques, leur «mysticisme» et leurs intérêts lucratifs sont à la base de leurs jugements exacerbés... L'optique sociopolitique qu'ils reprennent de Zola comme vérité absolue sera le critère de leurs jugements. La «Gente Vieja» a été considérée comme l'expression littéraire de la Révolution de 1868, notamment Pereda y Galdós parce que la révolution politique était sa source d'inspiration et elle s'est laissée entraîner par le courant «prostitué» de la Restauration:

«[...] Galdós, aprovechando los entusiasmos populares de la revolución para encauzarlos en el lecho nunca agotado del patriotismo populachero que hoy aclama la libertad y mañana las cadenas, y Pereda ahondando el cariño por el terruño, el sentimiento egoísta y estrecho (...y) el crítico de su Majestad de aquellas realezas literarias D. Leopoldo Alas Clarín, que les ha acompañado animándoles en la pelea y cantando su gloria».41



Curieusement, dans le prologue à la traduction d'El cura de Eduardo López Bago42 en allemand, Ernest Bark présente Pérez Galdós comme le précurseur de la transition dans la littérature espagnole à partir de 1868. Cependant, il regrette que les «étincelles radicales» de ses romans Gloria, Doña Perfecta y le drame San Quintín ne soient pas devenues une force permanente. Il faudra attendre l'anticléricalisme d'Electra pour que Galdós conquière la sympathie des germinalistes43. Le Naturalisme de Pardo Bazán, qui prétendait s'élever en «portaestandarte del Naturalismo en España», est catalogué de pseudo-naturalisme. Elle est sévèrement critiqué e à cause de son amitié avec Don Carlos, mais surtout pour son catholicisme, incompatible avec le «vrai» Naturalisme:

«[...] ¡Cuán cómico nos parece el afán de la devota Señora Pardo Bazán al querer alardear de Naturalismo, cuando el Naturalismo es ante todo y sobre todo, hijo del positivismo determinista, socialista y ateo, porque Dios sólo existe para él bajo la figura de la X desconocida! ¡Cómo ha de ser naturalista en arte quien es católica ferviente»44.



Les ripostes ne se feront pas attendre. Clarín, Unamuno et Azorín accusent les germinalistes d'être des «socialistas de levita» et de manquer de discernement parce que, comme l'écrivait   -181-   Unamuno: «creen que Germinal de Zola es una especie de Evangelio socialista, como creen los chicos de bachillerato y que son científicas las novelas de Julio Verne»45. Clarín, qui jusqu'à présent les avait oubliés, les dénigre dans La Publicidad y El Heraldo de Madrid. Dans ses articles il blâme ces matérialistes hédonistes, ces «pseudo-neurasténicos de las letras de relumbrón»46. Clarín critique leur socialisme littéraire «a lo Eugenio de Sue» qui mélange la cause des pauvres avec le mauvais goût et la morale douteuse47. Évidemment pour Ramiro de Maeztu, les attaques de Clarín contre «Germinal» sont la preuve du déclin de sa carrière:

«[...] en la novela, fracasado en el teatro, fracasado como orador, fracasado en la lucha por una posición social, ridiculizado como ateneísta y condenado por añadidura a desasnar a los chicos de un villorrio con aires de ciudad, a organizar una sociedad de bombos mutuos con Martínez Ruiz y a no remontarse en sus escritos a mayores alturas que las de defender las pesetejas de sus Paliques.

Naturalista cuando el naturalismo gusta, tolstoiano cuando Tolstoi está de moda»48.



En général, ces écrivains ne sont pas toujours intéressés par ce dernier Zola. Emilia Pardo Bazán, par exemple, dans l'hommage qu'elle rend au maître français dans sa nécrologie, montre peu de considération pour les Quatre Evangiles49. En définitive, malgré ces querelles, la distance réelle entre cette «Gente Nueva» et la «Gente Vieja» est moins abyssale que ce qu'ils présument50. Ils font preuve de vivacité, de curiosité et d'une certaine ouverture d'esprit. Ainsi, par exemple, Clarín avait traduit Travail, attiré par les mêmes valeurs humaines qu'il reprochait aux jeunes. Les «auctoritas litaeraris», comme ceux-ci les appelaient, n'ignoraient pas les tendances européennes, mais ils ne les croyaient pas valables pour l'Espagne sans une adaptation à l'idiosyncrasie nationale.

La vision mythique du Naturalisme de «Germinal» se construit sur des plans multiples: à partir de cette opposition entre les deux naturalismes que nous venons de citer, à partir des rôles nouveaux de la littérature, à partir du mythe de la science et de la technologie, mais aussi, à cause des objectifs «régénérateurs» ou messianiques propres au Républicanisme qui, finalement, amèneront le Naturalisme soit à la confusion caricaturale, soit à son propre dépassement.

Selon les germinalistes, le Naturalisme est l'art du bon sens. Pleins de véhémence, ils défendent son nouveau caractère «social». Même s'ils revendiquent le respect du Naturalisme, ils proposent une approche enthousiaste -mais également partielle- de ses fondements idéologiques et philosophiques au détriment de sa conceptualisation esthétique qui restera confuse.

Ils suivent de près les rapprochements entre la littérature et la politique que Zola professait déjà dans son Roman Expérimental51. Eduardo Zamacois érige le socialisme, le scientisme et le positivisme comme seul credo de l'avenir, il souligne le pouvoir catalyseur de la littérature dans les mouvements politiques:

«[...] la poesía excitando determinadas pasiones, el cuento describiendo un cuadro arrancado a la realidad, la novela tendeciosa, son factores que coadyuvan poderosamente al triunfo de una idea...»



Toutefois, la raison doit tempérer:

«[...] los arrebatos del sentimiento decaen pronto, los impulsos del corazón mueren si la fría razón no los sanciona, las bravías explosiones de la literatura necesitan que la ciencia las afirme; porque las obras de la imaginación son muy rápidas y el tiempo no respeta lo que el hombre hace sin contar con él»52.



Grâce aux élans rénovateurs du Naturalisme, l'art, la science et la littérature rajeunissent, «anunciándose como heraldos de una democracia vilipendiada e ignorante»53. D'orès et déjà, ils doivent «decir a hora de igual manera su palabra sobre el gran problema que preocupa a nuestra   -182-   generación y cuya solución, tal vez, llenará el siglo que viene»54. Les germinalistes soutiennent à outrance le scientisme de Zola. Sa nature infaillible est la garantie de leur vérité. Il est vécu comme une force palingénésique, comme la prophétie de leur propre «germinar». Le matérialisme, le positivisme, le scientisme et le déterminisme sont les arguments essentiels de leurs discours qui servent à mettre en question les pouvoirs (la monarchie et l'église), la bourgeoisie et la morale; à dénoncer les tares de la société, mais aussi à exalter la sociologie et à proposer des solutions «regeneracionistas». Avec l'essor socialiste, la création littéraire doit canaliser la révolte, la subversion et les nouvelles idées tout en procurant une jouissance esthétique. Cette nature essentiellement dénonciatrice et utilitariste de la littérature qu'ils conçoivent explique cette tendance militariste du naturalisme qu'ils vont précipiter vers le radicalisme.

D'après eux, le Naturalisme est l'art du bon sens. La formule: «Zola ha dicho terminantemente que sus obras no son obras de fantasía escritas para deleitar, son estudios sociológicos, reconstrucciones de la vida que están basados en documentos humanos»55 est employée pour certifier la qualité littéraire de leurs «études sociologiques». Si leur littérature est noire et de morale douteuse c'est parce qu'elle documente expérimentalement la décadence de l'homme, résultat de la sélection naturelle et de l'influence du déterminisme biologique ou de l'environnement56. Dans les deux cas, ils représentent l'homme dans son contexte, sa conduite et ses sentiments. Seulement, ils choisissent les êtres les plus déshérités de la société, peints dans des environnements pauvres et lugubres, et victimes des convulsions de la douleur, de la misère et des immondices. Ni la résignation ni la pitié ne trouveront leur place dans ces univers narratifs car elles sont les stratégies du pouvoir pour faire taire le peuple. Finalement, dans leurs narrations, les germinalistes insistent sur deux aspects: d'une part, la richesse descriptive, dans laquelle le détail fortuit est aussi important que le détail caractéristique. D'autre part, sur l'adéquation du langage aux registres. En effet, ces «tableaux sociaux», dramatiques, exigent un langage «vaillant», qui devienne -pour reprendre une expression de Bark- le cri irrésistible de la Révolution sociale57. À cause de tous ces aspects, chaque auteur du Naturalisme Social est une victime de la critique «confessionnelle» et «vertueuse». Il souffre les mêmes humiliations que le maître mythique. Un romancier «à thèse socialiste» est un messie qui a accepté la sublime mission de guider et de régénérer le peuple espagnol. Or, pour cela il se dévoue avec abnégation à vivre proscrit dans sa société.

À la différence des autres pays européens, le Naturalisme espagnol excelle dans le domaine du théâtre. D'après les germinalistes, Joaquín Dicenta est son précurseur en Espagne avec son drame Juan José. Ce premier drame socialiste est considéré comme la bannière littéraire de Germinal parce qu'il reprend «avec fidélité les principes du Naturalisme de Zola»58.

Dans le roman, Alejandro Sawa est le seul représentant du Naturalisme. Malgré la vigueur de Crimen Legal, du cri de désespoir du combattant de Declaraciones de un vencido, et le tableau lugubre dans Noche, ses ouvrages ne sont ni assez froids ni assez déchirants59 car ils sont imprégnés de romanticisme et de «costumbrismo popular».

La plupart des contes parus dans Germinal sont des textes de dénonciation sociale: l'exacerbation de la laideur et des immondices se présent sous une prétendue rigueur scientifique: des auteurs (Darwin, Taine, Haeckel, Comte, Giordano Bruno), des lois physiques et physiologiques, des expressions telles que «el reinado de la razón, «el imperio de la ciencia», «la realización de la razón del ideal» et des odes à la technologie, l'anthropologie, la géologie et la biologie peuplent leurs textes. Grâce à ces ingrédients positivistes, ils se sentent les maîtres de la vérité et proches d'un avenir utopique.

Ces espoirs progressistes seront vite dépassés car ils vont être assimilés à l'industrialisme et au capitalisme bourgeois, sans avoir été suffisamment exploités pour leur cause. De même, le Naturalisme doit à un moment quelconque dépasser ses propres concepts dont il est en quelque sorte prisonnier. «Il doit nier la rationalité de son propos légiférant, pour faire sa part à l'irrationnel, voire à la folie», comme l'expliquait Henry Mitterand60. D' une part, parce que les mécanismes propres à la création artistique avec un outil comme le langage font appel à la connaissance sensible. D'autre part,   -183-   parce qu'il fait partie du messianisme républicain qui, de même que la pensée krausiste, prône l'éducation intégrale de l'homme comme clé de la régénération.

Selon Bark, le positivisme n'est qu'une méthode qui a éclairé les sciences sociologiques, et par conséquent, il n'est pas contraire à la rationalité sentimentale inhérente à l'être humain. Par ailleurs, c'est le critère qui va être respecté quand les germinalistes vont mettre la création poétique et théâtrale au service de l'éducation et de la propagande et quand Bark va juger le théâtre de Dicenta, dans lequel, il va retrouver «el aliento de lo subjetivo y de la pasión» qui manquaient chez le maître français61. Urbano González Serrano partage cette lecture plus idéaliste du Naturalisme62.

S'agit-il de la contradiction ou du dépassement du Naturalisme social? Il semblerait que pour les Naturalistes cette ouverture vers la «rationalité sentimentale» ne soit point contradictoire, mais bien la «progresión creciente (de) los principios del naturalismo»63. Le Naturalisme de Germinal se rapprochera de l'idéalisme psychologique de Tolstoi64, mais aussi des nouvelles tendances européennes rassemblées sous la même bannière de la complexe Modernité de la fin de siècle, sans, pour autant, changer la vision idéalisée germinaliste de celui qui était mystifié et idolâtre. En effet, si le Naturalisme

«[...] est créateur d'une oeuvre qui défie les siècles, comme celle de Zola, et sans doute, celle de Clarín, c'est qu'il accepte une double loi, non dite: celle de la rhétorique narrative, avec ses structures imposés et intemporelles du récit, et celle du rêve, qui construit sur les folies psychiques et sociales d'une époque une fiction elle-même quelque peu distante»65.



Et c'est ainsi que les germinalistes le jugent aussi. Ils sont conscients que le Naturalisme est «viejo, y no es todavía antiguo». Quand les idées du Naturalisme ne seront plus connues, l'oeuvre de Zola demeurera car c'est de l'art pur, grandiose et éternel66.

Indépendants, bohémiens subversifs, les germinalistes sont, en reprenant leur propre formule, des prolétaires intellectuels qui vont imiter Zola le dénonciateur, le dissident, tout comme le journaliste et Partiste Pendant la longue période qui couvre les années 1890-1903, ils suivront l'évolution de leur modèle, accentuant eux aussi, le versant combattant social et politique des dernières années de sa vie. Pour le groupe «Germinal», l'intellectuel philosophe des Humanistes succombe sous la force emblématique, du modèle de l'intellectuel moderne que Zola représente, surtout depuis l'Affaire Dreyfus. Cet intellectuel, combattant et contempteur qui réussit à changer le cours de la politique, donc de l'histoire, devient l'image, mythique, que chaque germinaliste, voudrait incarner dans cette Espagne en crise.

Le Naturalisme social dans toutes ses composantes -esthétique, idéologique, philosophique et scientifique- es un mythe pour le groupe «Germinal» car il représente la voie d'acheminement vers le progrès, la promesse de l'avenir de la Modernité. Actuellement, il demeure comme les germinalistes l'avaient annoncé, un document historique du XIXème siècle.







 
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